Littérature
réunionnaise
<© - Sophie Hoarau et Marie-Paule Janiçon - Edition critique du Voyage à Rodrigue (1761-1762) d'Alexandre-Louis Pingré -
Mémoire de Maîtrise 1992 sous la direction du Professeur J.M. Racault.
VOYAGE A RODRIGUE
Un ciel nouveau, une vaste étendue de mer, quelques petites îles d'un aspect assez indifférent, tels ont été les objets presque uniques qui se sont présentés à ma vue dans le cours
d'un voyage d'environ huit mille lieues marines a. L'idée de ce voyage m'avait d'abord extrêmement
flatté, mais j'avais commencé à l'envisager d'un autre oeil. Des amis indiscrets, effrayés les premiers
du sort dont ils se persuadaient que j'étais menacé, s'efforçaient de me communiquer leur crainte.
Le sacrifice que je faisais du repos dont je jouissais à Paris était le moindre de ceux auxquels il
fallait me résoudre : ma liberté, ma santé, ma vie même, n'étaient point en sûreté, surtout dans les
circonstances d'une guerre générale [1] dont l'Europe et les Indes étaient également le théâtre. Je
concevais parfaitement que les discours qu'on me tenait à ce sujet étaient exagérés cependant, ils
faisaient sur moi une impression très vive. Je laisse définir aux physiciens le sentiment que
j'éprouvai alors ; je n'avais point encore connu de semblables. Toujours très résolu de remplir
l'engagement que j'avais contracté, je ressentais une répugnance involontaire à me mettre en route
: je voulais et ne voulais pas ; je ne m'étais jamais persuadé pouvoir être si contraire à moi même.
Novembre 1760
Je quittai Paris le 17 novembre 1760. Le 30 du même mois, Monsieur Thuillier [2] me
joignit à l'Orient. C'est un jeune homme très versé dans la haute géométrie et initié dans la théorie
et dans la pratique de l'astronomie. Il avait été nommé par le Roi et par l'Académie pour
m'accompagner dans mon voyage en qualité d'adjoint.
O qui complexus et gaudia quanta fuere !
Cette joie fut d'autant plus vive que je m'y attendais moins.
Je comptais faire seul le voyage, nonobstant les promesses de Son Excellence
Monseigneur le Cardinal de Luynes [3] et de Monsieur Le Monnier [4] . Je craignais que ces illustres
académiciens ne m'eussent promis plus qu'ils n'étaient en état de tenir : je me suis heureusement
trompé : M. le Comte de Saint-Florentin [5] ayant bien voulu appuyer la proposition, il fut bientôt
décidé que j'aurais un adjoint.
La Compagnie des Indes était alors occupée d'affaires trop intéressantes pour n'être pas un
peu distraite sur mon voyage, dont l'objet lui était absolument étranger. C'est à cette seule cause
que j'ai attribué quelques difficultés, quelques chicanes même, qui me furent faites à l'Orient au
sujet de mon embarquement et de ses circonstances. Je ne parle de ces difficultés que pour ajouter
qu'elles furent promptement levées, qu'elles me procurèrent les lettres les plus gracieuses de la
part de M.M. de Beaumont et de Villevault, Commissaires du Roi à la Compagnie des Indes, et que
cette Compagnie fit expédier les ordres les plus précis et les plus généraux pour qu'on me fournît,
sur mon simple récépissé, tout ce dont je pourrais avoir besoin, soit à l'Orient, soit dans les Indes. Je
n'ai point abusé de ces ordres ; je ne me suis pas même trouvé dans la nécessité d'en user.
Je devais m'embarquer sur le vaisseau de la Compagnie Le Comte d'Argenson. Ce vaisseau,
armé en guerre, est de soixante-quatre canons, il était alors chargé de marchandises du poids
d'environ mille tonneauxa. Son capitaine, M. du Fresne Marion [6] , chevalier de l'Ordre royal et
militaire de Saint-Louis, est en haute réputation d'intelligence, de prudence, de bravoure, et même,
ajoute-t-on, de bonheur. Il possède en effet toute la pratique de la navigation, talent supérieur à la
théorie la plus profonde destituée de la pratique. Il est sage, vigilant, actif, honnête homme, franc,
et sa franchise est même quelquefois analogue à la profession qu'il exerce. Ses lieutenants, M.M.
Marnière, Trévant, Croiset [7] , ses enseignes, M.M. Gaudrion, Cardonne, Thomas et Cormao ont
tous ou de l'acquis, ou d'excellentes dispositions*.
Je dois beaucoup aux politesses de tous ces messieurs. Dans leur moment de loisir, nous
nous entretenions quelquefois de navigation ; ils se faisaient un vrai plaisir de me communiquer
leurs lumières. J'avais peut-être quelques principes de théorie ; mais la vérité dont j'étais le plus
persuadé, c'est que la théorie sans pratique n'est rien en fait de navigation et que, bien loin d'aider
toujours, elle peut quelquefois se convertir en obstacle par la présomption qu'elle inspire. Je ne
doute pas même que ce sentiment, dont je faisais parade, n'ait contribué à me concilier la
bienveillance de nos officiers. Notre clergé était nombreux, surtout pour un navire marchand. A la
tête de ce clergé, je dois nommer sans doute M. Edmé Bennetat, évêque d'Eucarpie [8] , vicaire
apostolique dans les Royaumes de Tonquin et de la Cochinchine. C'était un prélat aussi respectable
par ses mœurs que par son caractère. Zélé pour la propagation de la foi dont il avait été plusieurs
fois le confesseur, sa dévotion n'avait rien de farouche : éclairé sur l'essence de la religion, il savait
allier à la piété la plus tendre une douceur toujours égale de caractère, une conversation polie et
souvent intéressante, une humeur affable et formée pour la société*.
Nous étions trois prêtres, M. Boiret, prêtre des missions étrangères, qui partait, avec beaucoup de
zèle, pour travailler à la conversion des Cochinchinois, un prêtre irlandais, aumônier du vaisseau
[9] , et moi. Il y avait de plus sur notre bord une douzaine de passagers : le désir de faire fortune
dans l'Inde, ou, si l'on veut, celui de n'être pas oisif sur terre, en avait enrôlé la plupart au service
de la Compagnie des Indes. C'était de la marchandise assez mêlée, et cela devait nécessairement
être : on en pouvait au moins tirer parti. Il n'en était presque aucun qui ne se piquât d'une exacte
probité. Si l'observation précepte de St Paul qui nous ordonne de nous supporter mutuellement
peut quelquefois contribuer au bonheur de la vie présente, c'est principalement dans une occasion
telle que celle où nous nous trouvions : le choix de la société n'était point abandonné à notre
volonté. La nécessité seule en imposait la loi. On pouvait bien se lier avec quelques-uns d'une
amitié plus particulière ; mais il fallait nous voir tous : nous étions comme une grande famille,
formée par le hasard, bornée à l'espace de quatre mois quant à sa durée, et réunie par les seuls
liens d'un intérêt commun et des mêmes périls. Les principaux de nos passagers étaient : M. le
comte de Chemillé, maintenant chevalier de St Louis, esprit très orné, cœur trop généreux, d'une
conversation polie et gracieuse, d'une société tout à fait aimable, philosophe à sa manière, parlant
de tout, sinon avec justesse, du moins avec intérêt, presque continuellement malade du mal de mer
; M. de St Jean Estoupan [10] , destiné pour commander en second à Pondichéry, homme d'un
esprit vraiment solide, parlant peu, mais toujours bien, voyant le bien, l'aimant, et étant, à ce qu'il
me paraît capable de le faire ; monsieur le chevalier de Mouy, chevalier de l'Ordre de St Louis.
L'équipage était de près de trois cents hommes, y compris les officiers et les passagers.
7 janvier
Le 7 janvier 1761, le vent commença à souffler fortement du NE ; il fut décidé que nous
partirions le lendemain. Notre vaisseau leva l'ancre, sortit du port, et se remit à l'ancre en rade de
Port-Louis.
8 janvier
Continuation de vent. Mais tout apparemment n'était pas prêt pour le départ : il est remis
au lendemain. Cependant, quelques-uns de nos passagers se sont embarqués dès aujourd'hui pour
joindre le vaisseau. Je n'ai pas été tenté de les imiter ; ces frayeurs involontaires, dont j'ai parlé
plus haut, m'ont assailli de nouveau. Je suis bien résolu à partir, mais je veux le faire le plus tard
qu'il me sera possible.
9 janvier
Le vent est tombé vers l'E et le SE, je suis atteint d'une légère attaque de goutte au pied
droit. M. Beaulieu des Péchers, lieutenant des vaisseaux au service de la Compagnie, m'a été d'un
grand secours par rapport aux préparatifs de mon voyage. Sans ses conseils, je n'aurais pas fait la
moitié des provisions nécessaires, ou je les aurais très mal faites. Tous nos effets étant embarqués
par ses soins, nous avons dîné chez lui pour la dernière fois. A 2 heures et 1/4, nous nous sommes
embarqués dans un canot et, secondés par le vent, nous avons joint notre vaisseau à 3 heures. Le
vent mollissait ; cependant, M. de la Vigne, capitaine du port, homme d'ailleurs sage et prudent,
prononce, contre l'avis de tous nos officiers, qu'il faut partir. Nous appareillons à 4 heures, ayant
2/3 environ de flots et cinglant à toutes voiles pour doubler la pointe de l'île de Grouais [11] . A 7
heures du soir, cette île nous reste à l'ESE, à la distance de 2 lieues. Ainsi nous nous estimons par
la latitude de 47° 39' au N et par 6° de longitude à l'ouest du méridien de Paris.
De là, nous faisons route à l'OSO, toutes voiles dehors. Nous avons soupé gaiement et de
très bon appétit avec du pain et du fromage. Les indigestions sont apparemment dangereuses sur
mer. Il est décidé que nous ne ferons qu'un seul repas, à 3 heures du soir. Cette précaution est
sage et même nécessaire, au moins dans une saison où les nuits sont très longues et dans des
mers où la crainte d'être découverts et poursuivis ne nous permet pas de multiplier les lumières
durant la nuit. Vers 9 heures du matin on servira à déjeuner du beurre et du fromage ; on y
ajoutera quelquefois des viandes salées, comme un jambon, un pâté, des langues, etc. Le repas de 3
heures sera abondant, mais nos jeunes officiers, tant de terre que de mer, apporteront à ce repas
un estomac affamé par une diète de 24 heures : tout disparaîtra bientôt. Nos plus longs repas
dureront au plus trois demi-quarts d'heure. Dans la suite, on accorda une once environ de pain et
un verre de vin, vers huit heures du soir, à ceux qui supportaient plus impatiemment ce jeûne
rigoureux et insolite qu'on leur faisait, disaient-ils, observer. Notre boisson ordinaire était de bon
vin de Bordeaux ; on ne le mesurait pas, mais nous étions tous réduits à une bouteille d'eau par
jour. La dose était modique. La plupart des officiers et des passagers avaient à la vérité des
provisions d'eau particulières dans des vases de terre appelés jarres. Cette eau des jarres jointe à la
ration journalière pouvait abondamment suffire à tout ; mais M. Marion, notre capitaine, nous avait
donné, à ce sujet, de telles leçons d'économie, que les plus généreux d'entre nous ne l'étaient point
assez pour prodiguer gratuitement un verre d'eau. Cette obligation de ménager l'eau a peut-être été
ce que j'ai éprouvé de plus dur durant tout le cours de mon voyage.
10 janvier
J'ai peu dormi, la goutte me tourmente encore ; mais la douleur n'est pas bien vive.
Quelques-uns de nos passagers ont payé dès cette nuit le tribut à la mer. Au jour, on découvre cinq
vaisseaux entre le S 1/4 SO et l'ESE, à la distance d'environ 2 lieues 1/2. Nous faisons route au SO
et, en cas de chasse, on fait préparer les canons. Ils sont au nombre de vingt-six, de douze livres de
balle. M. Marion prononce de plus, le bran-le-bas, c'est-à-dire qu'on fait abattre les chambres de la
plupart des passagers. Ma chambre ne devant pas être soumise à cette cérémonie, on la remplit
jusqu'au faîte de caisses et d'autres meubles de ceux qui ont été obligés de déménager. Ces
premiers vaisseaux éloignés, nous avons fait voile à l'ONO. A midi, nous comptions avoir fait, depuis
hier à 7 heures du soir, 19 lieues 1/2 en droiture au SO 1/4 O 4° O. Nous avons vu alors huit
vaisseaux qui paraissaient faire leur route sans aucun mauvais dessein. Le vent soufflait du SO et
du SSO avec assez de force : nous cinglions à toutes voiles vers l'ouest, autant que le vent nous le
permettait. A 3 heures, un vaisseau apparut venir à notre rencontre. Nous avons viré de bord et
porté entre le SE et l'ESE. A 4 heures 1/2 nous découvrons trois autres vaisseaux qui paraissaient
nous couper le chemin. Le vent persiste à nous être contraire. La situation est critique. Il n'y a que
deux partis à prendre : il faut ou regagner le port, ou se résoudre à louvoyer au travers des
croisières ennemies. M. Marion assemble son conseil ; et, de l'avis unanime de tous ceux qui le
composent, il est décidé que l'on portera à terre. Nous nous estimons à vingt lieues dans le SO 1/4
O 3° O de l'île de Grouais. Si le vent continue, il y a tout lieu d'espérer que nous nous trouverons, à
la pointe du jour, à l'ouverture du goureau [12] de cette île : on se détermine donc à faire voile pour
y relâcher*.
Si nous réussissons dans ce dessein, nous n'aurons pas perdu longtemps de vue les côtes
de France. Toutes ces circonstances m'empêchent de faire des observations de thermomètre, et les
nuages ne permettent pas d'observer autre chose.
Dimanche 10
Les vents avaient commencé à calmer dès 8 heures du soir, et ont ensuite presque
continuellement varié. Au jour, calme et folle ventea du nord, le ciel un peu couvert. Nous avons eu
connaissance de deux vaisseaux à l'OSO, d'un sloop et d'un autre vaisseau qui paraissaient tenter
différents bords. Les vents ont commencé à souffler de l'E et du NE, assez faiblement. Nous avons
pris la bordée du nord à toutes voiles, ayant deux vaisseaux derrière nous. Le temps a continué
d'être variable avec des folles ventes et des calmes. A 9 heures, le temps étant nébuleux, nous ne
voyions plus de vaisseaux. Enfin, à 10 heures, nous avons eu connaissance des étocs de Penmarc
[13] et même de la grande terre. Les petites îles les plus voisines de nous étaient à la distance de
trois lieues. A 11 heures, les vaisseaux qui nous restaient ce matin au SO paraissaient s'approcher :
ils étaient poussés par une petite fraîcheur, et nous étions en calme.
A midi nous estimions avoir fait en droiture, depuis hier à la même heure, 12 lieues et 1/4
au NE 4° 15' N ; ainsi, nous devions être par 47° 38' N à 6° 38' l'ouest de Paris. Nous étions par 60
brasses [14] d'eau, fond de vase verdâtre.
Calme depuis midi jusqu'à 2 heures : il s'est fait alors sentir une petite fraîcheur de l'ENE.
Nous avons pris la bordée du sud, avec folles ventes. A 3 heures, nous avons reconnu deux
vaisseaux dans le SSO et deux au SO, à la distance de 4 lieues. Ceux-ci couraient de manière à
nous couper le chemin : l'un paraissait grand ; on l'a jugé vaisseau de guerre, l'autre n'était qu'une
espèce de sloop. On s'est persuadé que c'était le même sloop que nous avions découvert le matin,
lequel, étant à la découverte et nous ayant aperçus, avait fait quelque signal au vaisseau de guerre.
Cette idée était d'autant mieux fondée que plusieurs d'entre nous avaient entendu, ce matin, un
coup de canon, qui semblait partir d'un côté où nous apercevions le sloop. Déjà tout l'édifice de la
brillante fortune que nos passagers se sont figurée dans les Indes, commence à s'écrouler par le
fondement. Les ennemis avaient toutes leurs voiles dehors mais ils ne pouvaient nous atteindre
avant la nuit. La providence a cependant décidé que nous échapperons à nos ennemis et que nous
partirons sans coup férir.
A 4 heures, le vent paraissait s'être fixé au NE ; il était très favorable pour nous faire
reprendre notre véritable route. Toute notre manoeuvre précédente avait convaincu l'ennemi que
notre unique dessein était de gagner la terre. Pour les confirmer dans cette idée, et pour leur
donner le change, M. Marion a fait prendre la bordée du NO. A 6 heures, la lune n'éclairant que
faiblement, nous avons commencé à faire route à l'ONO. Enfin, à 8 heures, la nuit étant fermée,
nous avons gouverné à l'OSO. C'était notre véritable route et nous pourrions ne dater que de ce soir
notre départ pour les Indes. Il est certain que si le vent de NE se fût fixé plus tôt, ces ennemis
auraient eu le temps de nous approcher et de nous faire suivre, durant la nuit, par leur sloop. Si,
au contraire, il se fut levé plus tard, les manoeuvres affectées de M. Marion n'auraient peut-être pas
été assez efficaces pour leur persuader que nous n'avions d'autre dessein que de forcer le vent pour
gagner quelque port de France.
Les embarras que nous avons eus aujourd'hui ont empêché tout exercice de religion pour
l'équipage : mais ils n'ont nui en aucune façon à celui de la table. Je n'avais plus aucun
ressentiment de goutte. Tout l'équipage était sain : les tributs dus à la mer paraissaient suspendus.
J'ai dormi assez bien, mais les nuits me paraissaient terriblement longues.
12 janvier
Le vent continuait de fraîchir. Par une suite presque nécessaire, le roulis commençait à se
faire sentir. Nos marins décidaient que la mer était assez belle. Comme moins aguerris qu'eux au
mouvement de ses vagues, nous la trouvions fort agitée. La plupart de nos passagers étaient très
incommodés ; le tribut se payait comme à l'envi. Je n'ai ressenti qu'un défaut d'appétit durant deux
ou trois jours. La mer n'a point opéré, du moins pour cette fois, sur M. Thuillier ; plusieurs ont payé
une seule fois le tribut et ont joui aussitôt d'une santé qui ne s'est point altérée le reste du voyage ;
il en est enfin qui n'en ont point été quittes pour un seul tribut : pour peu que la mer s'agitât, leur
estomac s'altérait de nouveau ; plus de trois mois de voyage ne leur avaient point accoutumés au
balancement de notre voiture. Ces différences, dira t-on, n'ont d'autre cause que la différence des
tempéraments. Cette raison, dans sa généralité, est absolument décisive mais elle ne me paraît pas
extrêmement lumineuse. J'ai vu des personnes d'une complexion délicate en apparence et d'un
estomac assez faible, se soustraire à ce tribut, tandis que d'autres, d'un tempérament robuste et
d'un estomac vigoureux n'en étaient point exempts. Si l'on connaissait avec précision ce qu'il y a
dans le tempérament humain d'analogue à cet effet, on découvrirait peut-être quelque remède,
quelque régime propre à le prévenir. Quel service ne rendrait-on pas, surtout à ces navigateurs que
vingt ans d'exercice n'ont point encore accoutumés à une profession à laquelle l'état de leurs
affaires ne leur permet pas de renoncer ? J'ai entendu quelquefois attribuer cet effet à l'air de la
mer. Je ne nie point absolument que cet air ne puisse y contribuer mais je pense que le roulis, ou
plutôt le tangagea du vaisseau, en est la principale cause. Le premier tangage que nous avons
ressenti a été comme le signal de l'incommodité de presque tous ceux qui s'embarquaient pour la
première fois. Il y avait plus de deux fois 24 heures que nous étions sur l'eau ; le roulis, assez faible
jusqu'alors, ne s'était fait sentir qu'à deux ou trois personnes de l'équipage*.
Le vent continuait de souffler fortement entre le nord et l'est. Nous avons vu le matin deux
petits vaisseaux qui nous ont laissés continuer notre route. A midi nous comptions avoir fait depuis
hier midi, 32 lieues 1/2 au SO 5° 1/2 O et être par 46° 29' de latitude nord, et 8° 29' de longitude
ouest. Temps couvert avec quelque pluie. On a rétabli les chambres abattues dans le bran-le-bas.
13 janvier
La mer est un peu houleuse et le roulis, augmentant en conséquence, fait quelquefois
rouler pêle-mêle les soldats, les matelots, les mousses qui ne sont point encore faits à l'exercice de
la mer**. Nous avons doublé vers 7 heures du matin le cap Finisterre, selon l'estime de M. Marion.
Continuation de vent et de temps. A midi nous avions fait 60 lieues 2/3 à l'O 1/4 SO 4° 1/2 S.
latitude 45° 39' N
longitude 12° 43' O
On se faisait dans le N 1/4 NO 5° O du cap de Finisterre ; distance 55 lieues.
14 janvier
Les roulis ont été encore plus forts durant la nuit la mer était houleuse. J'ai commencé
aujourd'hui à marquer les variations du thermomètre.
A 8 heures du matin il était à 9° 3/4 au-dessus du terme de la glacea. On a mis ce matin
un soldat aux fers pour cause de vol. Le temps couvert et le vent d'est continuent.
A midi nous avons compté 65 lieues 2/3, parcourues en 24 heures vers le SO 4° O ; nous
nous sommes estimés à 43° 30' de latitude N et à 16° 13' de longitude O.
Nous avons compté de ce soir le commencement de notre printemps. Le ciel en effet se
découvrait, la mer devenait moins houleuse, nous entrions dans ce que les marins appellent les
belles mers. L'air était assez tempéré ; la lune enfin, ayant passé sa première quadrature [15] , nous
permettait de nous voir après le coucher du soleil. Nous n'étions plus obligés de nous retirer dans
nos lits dès les 5 ou 6 heures du soir. L'aimable saison qui fut déclarée commencée répandit une
joie universelle dans les coeurs : la soirée fut employée à danser, chanter, rire et jouer. Nos jeunes
officiers de troupes débutèrent par une contredanse, leur exemple fut bientôt imité par les soldats,
l'exercice devint général ; on se retira tard, la nuit fut beaucoup plus courte que les précédentes.
Jeudi 15
A 7 heures du matin, thermomètre presque 10°.
Continuation de vent d'est, belle mer, temps couvert par intervalles. Nous avons eu, vers 7
heures du matin, connaissance de deux vaisseaux que nous avons évités. Le premier était dans nos
eaux, à 3 lieues 1/2 environ de distance ; il faisait la même route que nous : nous l'avons écarté en
gouvernant entre le sud et le sud-est. Le second navire n'avait que deux mâts ; il avait le vent sur
nous et courait la bordée du nord. A midi notre route estimée était de 54 lieues 3/4 au SSO 4° 45'
O
Latitude 41° 05' N
longitude 17° 55' O
A 2 heures 1/2 du soir, thermomètre à 12°.
Les danses* ont recommencé ce soir, M le Chevalier de Mouy les anime du son de son
violon. Danses, contredanses, rondes, danses bretonnes, tout cela se succède et tout l'équipage y
prend part. Notre vaisseau est devenu une grande salle de bal. Ces divertissements plaisent
beaucoup à M. Marion. La joie et l'exercice sont, dit-il, d'excellents préservatifs contre toutes les
maladies de mer.
Vendredi 16
Vents toujours vers l'E, mais faiblissant ; temps assez beau, très belle mer. Le thermomètre
vers 7 heures du matin était à 11°. A 6 heures 1/2 du matin nous avons reconnu un vaisseau vers
le SE à environ 3 lieues de distance, ce qui nous a fait détourner un peu de notre route pour
l'écarter. A midi, route estimée 35 lieues et 1/4 vers le SSO 1 degré O. On a observé la latitude par
la hauteur méridienne du soleil et on l'a trouvée de 39° 30' N ; la latitude estimée était de 39° 37' N.
la longitude 18° 50' O.
Ainsi, nous avions fait 2 lieues et 1/3 vers le sud plus que nous ne le comptions. Le vent
mollit de plus en plus ; il survient même des calmes par intervalles. Le vaisseau qui était à quatre
lieues de nous à midi, n'est plus qu'à 2 lieues 1/2 au coucher du soleil*.
Samedi 17
A une heure du matin, le vaisseau continuant de nous côtoyer et n'étant qu'à une lieue de
distance, nous avons pris jusqu'à 5 heures la bordée du nord ; ce vaisseau étant alors 3 lieues
devant nous, nous avons repris notre route. Vent toujours vers l'E, soufflant inégalement, beau
temps, belle mer. Le thermomètre, tant à 7 heures du matin qu'à 1 heure et 1/4 du soir, était à 12°
de dilatation. A midi, selon notre estime, nous n'avions fait que 10 lieues 1/3 et nous étions par la
latitude de 39° 00' N. Mais, selon l'observation de la hauteur méridienne du soleil, nous étions de
12 minutes ou de 4 lieues plus avancés vers le sud. Nous nous estimions par la longitude de 19° 08'
O.
J'ai remarqué que, tant en allant aux Indes qu'en revenant, il nous est arrivé rarement de
nous tromper en excès dans l'estime du chemin que nous avions parcouru. Au contraire, nous nous
sommes très fréquemment trompés en défaut. Nous venons d'en voir deux exemples consécutifs et
nous en rencontrerons même de plus frappants par la suite. Cependant, les noeuds de nos lochs
n'étaient distants que de 45 pieds. Je m'explique : le loch est un morceau de bois en forme de
triangle isocèle garni de plomb par sa base afin de pouvoir garder dans l'eau une situation verticale
ou perpendiculaire à l'horizon ; il est retenu par une ficelle roulée autour d'une espèce de dévidoir.
On suppose que le loch, lancé à l'eau, reste immobile, pourvu qu'on lui lâche assez de ficelle pour
qu'il ne soit pas entraîné par le mouvement du vaisseau. Ceci posé, il est facile de concevoir que,
plus on fera de chemin, plus il faudra lâcher de ficelle au loch, et réciproquement, plus on sera
obligé de lui lâcher de ficelle, plus on fera de chemin. Si, en un temps déterminé, comme par
exemple en une heure, on lui a lâché une lieue de ficelle, on conclura que le navire a fait une lieue
en une heure ; on tirera la même conclusion si en une demi-heure on a filé (c'est le terme) une
demi-lieue de ficelle, si en 1/4 d'heure on en a filé 1/4 de lieue. Dans la pratique, l'exercice du
loch ne dure qu'une demi-minute ; c'est la 120ème partie d'une heure. Ainsi, le navire va une lieue
par heure si, dans l'espace de la minute, on a filé la 120ème partie d'une lieue. La demi-minute ne
commence à se compter que lorsque le loch est hors du remous du vaisseau, c'est-à-dire hors de
l'agitation que le mouvement du vaisseau communique à l'eau la plus voisine ; le pilote tient alors à
la main un signe ou une marque qui sert de commencement aux divisions de la ficelle du loch. A
commencer de ce signe, la ficelle du loch est non seulement divisée par des noeuds en des espaces
égaux à la 120ème partie d'une lieue, mais chacun de ces espaces est encore pareillement
subdivisé en trois parties égales pour représenter des milles ou des tiers de lieue. Il suit, de là, que
la distance des noeuds doit être précisément égale à la 120ème partie d'un tiers de lieue marine.
Or, il est indubitable que le tiers d'une lieue marine contient 950 toises 1/2. Il paraît donc que la
distance des noeuds du loch devrait être de 47 pieds 1/2, et c'est en effet ce que les plus célèbres
maîtres de pilotage ont décidé et ce que quelques navigateurs réduisent en pratique. D'autres, en
plus grand nombre, prétendent que cette distance est trop grande : ils la limitent à 45 pieds et
même quelquefois au-dessous. Je n'ai point ici en vue quelques marins ignorants qui prétendent
que les mathématiciens se trompent en décidant que l'intervalle des noeuds doit naturellement être
de 47 pieds 1/2. Ce serait leur faire trop d'honneur que de s'arrêter un instant à leur répondre.
Mais il en est d'autres, et notre capitaine était de ce nombre, qui conviennent du principe. Oui,
disent-ils, il est certain que les noeuds du loch devraient être distants de 47 pieds 1/2, cela est
démontré. Cependant, l'expérience nous a convaincus que cette distance est trop grande.
Qu'objecter contre l'expérience ? Tout ce qu'il est permis de faire, c'est de discuter si cette
expérience est générale et constante. J'avoue que je la crois telle. Je sais que sous la zone torride il
y a des courants généraux qui portent de l'est à l'ouest et le loch et le vaisseau, lequel, en
conséquence se trouve avoir fait plus de chemin qu'on ne lui en attribuait. Mais ces courants n'ont
lieu, ni dans toutes les mers, ni dans toutes les directions. Or, la distance de 45 pieds entre les
noeuds nous a été plus que suffisante, soit dans la zone torride, soit dans les zones tempérées, soit
de l'est à l'ouest, soit de l'ouest à l'est, soit, enfin, dans toutes les directions les plus opposées de
notre route. On peut donner d'ailleurs une raison assez plausible de cette nécessité de diminuer la
distance naturelle des noeuds du loch. Le loch n'est pas tellement immobile qu'il ne participe en
quelque chose au mouvement du vaisseau. Qui sait d'abord jusqu'où s'étend le remous du vaisseau
? De plus, le dévidoir autour duquel est roulée la ficelle est bien mobile, il est vrai, et le pilote prend
toutes les précautions possibles pour lâcher au loch autant de ficelle qu'il lui en faut pour rester
immobile ; mais, enfin, ce dévidoir est un obstacle, le frottement même de la ficelle entre les mains
du pilote est encore un obstacle : tout cela peut attirer le loch vers le navire. Du reste c'est
principalement l'expérience qui doit décider ici. Un capitaine mathématicien m'objectera peut-être
que le loch de 47 pieds 1/2 d'intervalle entre ses noeuds lui a réussi. Je le crois sur sa parole.
C'est-à-dire, je crois que le loch était réellement divisé comme il l'avait ordonné mais le pilote,
préoccupé que l'intervalle des noeuds était trop grand, n'aura t-il pas pu, même à l'instigation des
autres officiers de l'équipage, tromper le capitaine et tenir compte, sur la table du loch, de l'erreur
présumée des divisions ? Qu'il l'ait fait une fois et que, par le résultat de quelques observations, on
se soit assuré du succès de la fraude, cela aura suffi pour l'enhardir à récidiver durant toute la suite
du voyage. Je n'attribue point ici aux marins une manoeuvre dont ils soient incapables : j'en ai vu
un exemple assez frappant durant mon retour en France*.
Dimanche 18
Le vent a un peu fraîchi vers l'E et le NE. On ne voit plus le vaisseau qui nous
accompagnait les jours précédents. La mer est assez belle, le temps est couvert par intervalles et
même avec quelque pluie.
A midi, nous avions fait depuis hier, 38 lieues 1/3 vers le S 1/4 SO 3° S.
latitude observée 36'° 56' O
latitude estimée 36° 54' N
longitude estimée 19° 23' O
Le thermomètre à 7 heures du matin était à 12° au-dessus du terme de la glace.
A 10 heures 1/2 du soir nous avons eu un petit grain avec un peu de pluie. On a amené
les perroquets. Un grain, en terme de mer, est une espèce de petite tempête qui dure peu. On voit
un nuage se former vers l'horizon : c'est l'avant coureur du grain que l'on se prépare à recevoir en
amenant une partie des voiles. Sans cette précaution, le vent qui est ordinairement violent pendant
le grain, enflant une trop grande quantité de voiles, pourrait endommager et même briser les mâts.
D'ailleurs, durant le grain, le vent saute quelquefois à l'opposite de l'endroit d'où il soufflait et fait
reculer le vaisseau au lieu de le faire avancer ; d'autres directions qu'il peut prendre tout-à-coup
pourraient, relativement à la situation actuelle des voiles, exposer le navire à de grands dangers si
toutes les voiles, actuellement larguées, lui donnaient trop de prise. Dès que le grain est passé, le
ciel est aussi beau qu'auparavant. On peut comparer aux grains ces espèces d'orages passagers que
nous éprouvons quelquefois à Paris, surtout au mois de mars, et que l'on désigne ordinairement par
le nom de giboulées.
Lundi 19
Les vents vers le NE : beau temps, belle mer, un peu de roulis cependant. Le thermomètre
à 12° 1/2, tant à 7 heures du matin qu'à 2 heures du soir.
On a commencé aujourd'hui à faire des punchs. Le punch est une liqueur très connue en
Angleterre qui fait plaisir surtout durant les chaleurs. A une pinte [16] 1/2 ou deux pintes d'eau, on
ajoute une chopine d'eau de vie, du sucre, le jus de cinq ou six citrons et on passe le tout dans un
linge ; nous n'y faisions pas plus de cérémonie. A la chopine d'eau de vie, M. de Ranger, ingénieur
au service de la Compagnie, substituait une bouteille de vin de Malaga : le punch n'en était que
meilleur.
A 8 heures du matin nous avons commencé à faire route un peu plus vers l'ouest pour
passer à environ 20 lieues à l'ouest de Madère.
A midi nous comptions avoir fait, depuis hier, 42 lieues 1/3 vers le S 1/4 SO 1° S.
latitude observée 34° 48' N
latitude estimée 34° 51' N
longitude estimée 19° 49' O
Nous avons cessé aujourd'hui de manger de la soupe grasse : nous n'avions plus de boeuf
frais.
Au coucher du soleil, l'aiguille aimantée déclinait de 14° du N à l'O.
Mardi 20
Il y a eu durant la nuit des roulis assez forts. A 11 heures du soir on a serré les
bonnettesa, n'étant pas de la prudence de courir à toutes voiles sur la terre pendant la nuit.
Au jour, vent variable entre l'E et le N, mollissant quelquefois, beau temps, belle mer ;
nous cinglons à toutes voiles. Vers 7 heures 1/2 du matin, le thermomètre était à 13° 1/2.
A midi notre route estimée était de 37 lieues 1/2 au SSO 4° 1/2 S.
latitude observée 33° 06'N
latitude estimée 33° 01'N
longitude 20° 30' O
A cette même heure, nous nous estimions à 16 lieues ONO de Madère ; mais nous ne
voyions pas cette île dont la position n'est peut-être pas encore bien déterminée ; d'ailleurs, notre
estime de longitude peut n'être pas fort exacte.
Au lever du soleil on a estimé la variation de l'aiguille de 16° et, au coucher du soleil, de
13° seulement du N à l'O.
Mercredi 21
Les vents varient entre le N et l'O, ils sont entremêlés de calmes, très beau temps belle
mer quoiqu'un peu roulante. Le thermomètre est, à 7 heures du matin, à 13° 3/4, et, à 2 heures du
soir, à 14° 3/4. A midi nous comptions avoir fait depuis hier 15 lieues au S 1/4 SO 1° 45' S.
latitude observée 32° 12' N
latitude estimée 32° 22' N
longitude 20° 39' O
Nous nous [faisions] à 15 lieues 1/2 OSO de la pointe la plus méridionale de l'île de
Madère, nous ne l'avons point vue et nous désespérons désormais de la voir.
Nous avons vu ce matin un requin.
Au coucher du soleil, variation de l'aiguille aimantée 13° NO.
Jeudi 22
Vents variables du NO au NE, entremêlés de calme ; belle mer et quelques roulis. A 9
heures, grosse pluie suivie de quelques ondées plus petites jusqu'au soir. La hauteur du
thermomètre était, à 6 heures 3/4 du matin, de 16°. Au lever du soleil, variation 14° NO.
A midi, nous avions fait, selon notre estime, 24 lieues 2/3 au S 1/4 SO, 2 degrés S.
latitude observée 31° 00' N
latitude estimée 30° 53' N
longitude estimée 20° 51' O
On a aujourd'hui gratté le vaisseau et on lui a donné un goudron : l'entretien de la
propreté dans les navires est un excellent préservatif contre les maladies de mer.
Vers 6 heures du soir, on a serré les menues voiles de crainte de rencontrer les Salvages
[17] durant la nuit. Nous n'avons eu aucune connaissance de ces îles ou rochers. Peu après, M. de
Courgivault, un de nos jeunes officiers m'a averti d'un phénomène nouveau pour moi : le sillage de
notre vaisseau paraissait enflammé. La mer, dans ces parages parait rouler des étincelles mais
ordinairement on n'en voit nulle part un aussi grand nombre que dans le sillage et le long des
bords du vaisseau. Elles sont quelquefois très nombreuses, mais fort petites, et chaque étincelle
dure peu. Leur nombre est quelquefois moindre, mais elles sont bien plus grosses et d'une plus
longue durée ; j'en ai vu qui ne s'éteignaient qu'au bout de quinze à vingt secondes, qui duraient
même presque des minutes entières. Il y a eu des jours que j'en voyais continuellement à peu près
la même quantité ; en d'autres jours, on en voyait très peu durant l'espace d'une minute ou
environ, elles paraissaient ensuite en grande abondance durant un espace de temps à peu près
égal et cette alternative de lumière et d'obscurité durait plusieurs heures. Ce phénomène nous
procurait souvent, dans la chambre du conseil, plus de clarté que Vénus n'aurait pu faire dans les
circonstances les plus favorables. Je me propose d'étudier cette espèce de phosphore que
quelques-uns prennent pour du frai de poisson [18] .
Vendredi 23
Le vent ne varie plus que du NE ou NNE et il a fraîchi ; je regarde ceci comme le
commencement des vents alizés, ou généraux. On sait qu'entre les tropiques et même quelques
degrés au delà, les vents soufflent ordinairement toute l'année du côté de l'E, prenant cependant
beaucoup du NE au N de la ligne et du SE de l'autre côté. Ce sont ces vents constants que les
marins appellent généraux et que l'on désigne plus communément par le nom de vents alizésa. Le
temps est assez beau, quoique souvent couvert ; au soir il n'y avait plus de roulis. A 6 heures 3/4
du matin, le thermomètre était à 14°. A midi nous estimions avoir fait, en 24 heures, 30 lieues et
1/3 au S 1/4 SO 1° 1/2 S.
latitude observée et estimée 29° 30' N
longitude estimée 21° 09' O
Variation au coucher du soleil 12° 30' NO
Samedi 24
Vent, mer et temps comme hier. A 6 heures du matin on a reconnu l'île de Palme, une des
Canaries ; elle nous restait à l'E, 17 à 18° au nord du monde, à la distance d'environ 15 lieues. A 7
heures on a gouverné au SSE et SE 1/4 S pour reconnaître l'île de Fer. A 8 heures, le milieu de l'île
de Palme nous restait au NE, 18° vers l'E, à 15 ou 16 lieues de distance. Le milieu de cette île nous
a paru fort élevé, sa partie septentrionale est encore plus haute, la méridionale l'est beaucoup
moins. Au sud de la partie méridionale, nous voyons des terres détachées qui nous paraissent
comme trois îlots ; quelques-uns ont cru que ce pouvait être l'île de Gomera ; mais tout bien
examiné, on s'est enfin persuadé que c'était une continuation de l'île de Palme dont cette partie se
trouvait séparée par une terre basse ; et, en effet, on a cru ensuite apercevoir la fonction de ces
espèces d'îlots ou reste de l'île. Toute l'île avec cette continuation soutenait à ma vue un arc
d'environ 4° 1/2. Au sud de l'île, j'ai cru voir, à l'aide d'une lunette de nuit, une autre terre plus
éloignée ; c'était probablement l'île de Ténériffe. Au lever du soleil, variation 13° NO. [Vers] le même
temps, hauteur du thermomètre 15° ; à 2 heures 1/2 du soir il était un degré plus haut. A midi
notre estime nous faisait plus avancer qu'hier de 33 lieues 2/3 vers le S 1° 1/2 E
latitude observée 27° 45' N
latitude estimée 27°43' N
longitude 21° 06' O
L'après-midi, on a remis le cap au SSO.
Dimanche 25
Bon vent frais du NE, beau temps, belle mer avec quelques roulis cependant. Thermomètre
15° à 7 heures du matin et 16° à 2 heures du soir. A midi, 43 lieues 1/2 de faites au SSO 2° 15' O.
latitude observée 25'° 45' N
latitude estimée 25° 46' N
longitude estimée 21° 51' O
Lundi 26
Tout comme hier, excepté que le vent devient de plus en plus fort. Thermomètre à 7 heures
du matin 17, à 2 heures du soir 18°*.
A midi nous avions fait depuis hier 43 lieues 3/4 au SSO 1° 45' O.
latitude observée 23° 54' N
latitude estimée 23° 45' N
longitude estimée 22° 51' O
Vers 5 heures du soir, nous avons quitté la zone tempérée pour entrer dans la zone
torride. C'est en quelque sorte le commencement de notre été ; notre printemps n'a pas duré
longtemps.
Au coucher du soleil variation 10° 45' NO. J'ai passé la soirée à admirer la multiplicité et
l'éclat des étoiles de l'autre hémisphère, à chercher, mais inutilement, des comètes, à parler
d'astres, etc., avec mes bons amis M.M. Croiset et Gaudrion, etc.
Mardi 27
Vents du NE à l'ENE, bon frais ; beau temps, mer un peu plus moutonneuse que les jours
précédents, belle cependant. Au lever du soleil, variation 9° 12', à son coucher 8° NO. Au lever du
soleil, thermomètre 17° 3/4, à 2 heures du soir, 19°.
Nous avons vu aujourd'hui des poissons-volants ; ce poisson n'est pas plus gros qu'un
hareng mais il est plus long à proportion de sa grosseur. On le nomme volant parce qu'en effet il se
sert de ces nageoires pour fendre l'air et pour éviter la poursuite des bonites et des dorades. Il peut
voler tant qu'il reste de l'humidité dans ses nageoires mais, dès que cette humidité cesse, le poisson
est obligé de retomber dans la mer. Il vient quelquefois donner contre les voiles et les agrès du
navire, alors il n'évite la bonite que pour devenir la proie de l'homme. Sa chair est très délicate, c'est
le meilleur des poissons que l'on puisse manger en pleine mer mais, comme c'est le hasard seul qui
le procure, on aurait tort de fonder sur lui la cuisine du vaisseau.
A midi nous avions fait 55 lieues au SSO 1° O.
latitude observée 21° 21' N
latitude estimée 21° 22' N
longitude estimée 24° 02' O
Au coucher du soleil, variation 9° 30' NO*
Mercredi 28
Continuation de temps. Au lever du soleil, la hauteur du thermomètre était de 19° et de
20° à 2 heures du soir.
Variation au lever du soleil 9° 12' NO.
Variation au coucher 8° 00'.
A midi nous avions fait en 24 heures 64 lieues et 1/3 au S 4° 1/2 O, au moins selon notre
estime.
latitude observée 18° 19' N
latitude estimée 18° 08' N
longitude estimée 24° 18' O
Voilà deux jours que nous comptions avoir fait plus de chemin que nous n'en avons
réellement parcouru avant-hier et aujourd'hui. J'ai dit sur le 17 de ce mois que ces exemples
seraient rares. Par rapport à ces deux-ci, je remarque que nous cinglions en ces deux jours avec
assez de vitesse. Avant-hier nous avions fait 44 lieues, hier 55, nous en avons fait aujourd'hui 64.
Cela confirmerait-il ce que j'ai soupçonné que, malgré la distance où l'on attend que soit le loch à
l'égard du vaisseau, avant que de commencer à compter les noeuds, ce loch cependant n'est pas
encore à l'abri de l'action du remous qui lui fait suivre en partie le mouvement du navire ? Car si
cela est, il est facile de concevoir que, plus la vitesse du navire sera grande, plus tôt le loch sortira
de la sphère d'action du remous. En ce cas, les 45 pieds de distance entre les noeuds du loch ne
suffisent pas pour mesurer la 120ème partie du tiers d'une lieue, puisque cette partie est
réellement de 47 pieds 1/2 et que la cause qui l'avait fait réduire à 45 pieds, je veux dire l'action du
remous, devient bientôt insensible. Au contraire, si le vaisseau avance peu, le loch sera bien plus
longtemps exposé à l'action du remous, la diminution d'une dix-neuvième partie sur la distance des
noeuds pourra n'être pas suffisante et l'on aura réellement fait plus d'un tiers de lieue par heure
qu'on n'aura filé de noeuds durant la demi-minute. Je sais qu'on peut rapporter aussi ces erreurs
de l'estime à plusieurs autres causes. Aussi, ce que je viens de dire n'est qu'une simple conjecture
que je soumets aux réflexions et à l'expérience des marins zélés et intelligents. S'ils trouvent cette
conjecture juste, je crois qu'elle peut être très utile pour la correction de l'estime. Je continue tous
les jours à examiner ces phosphores aquatiques dont j'ai parlé sur le 22. Ce soir, M.M. Auger, de
Courgivault, officiers de troupes de terre, et moi, nous sommes occupés à puiser de l'eau de la mer.
Soit que nous laissassions tomber le seau à l'endroit où la mer abondait le plus de ces phosphores,
soit que nous choisissions les lieux où elle en était le plus dénuée, l'eau puisée n'en présentait
aucun à nos yeux mais pour peu que nous remuassions l'eau avec la main, les phosphores
devenaient visibles. En versant l'eau lentement, et presque goutte à goutte, du seau dans la mer, il
s'échappait de temps en temps des phosphores. Enfin, j'ai réussi, quoiqu'avec peine, à en prendre
dans le creux de la main. Ils conservaient leur éclat tant qu'il restait de l'eau pour les humecter.
Desséchés, ils disparaissaient , mouillés de nouveau, ils reprenaient leur premier éclat, pourvu
cependant qu'ils n'eussent pas été tout à fait éteints. Ils m'ont paru ressembler à une glaire, autant
du moins que j'ai pu le distinguer à l'obscurité et, comme myope, je vois assez bien de nuit. Cette
consistance glaireuse n'est peut-être pas le seul motif qui pourrait faire regarder comme assez
vraisemblable l'opinion de ceux qui croient que ces phosphores sont du frai de poisson.
A 6 heures du soir nous nous estimions à 12 lieues au nord de l'île de Sel, une des îles du
Cap Vert. Pour être plus maître du vaisseau, on a diminué le nombre des voiles et l'on a gouverné
au SE 1/4 S. A 9 heures, la crainte de rencontrer quelque île a fait mettre en pannea jusqu'à 4
heures du matin. Le vent était bon mais la prudence nous défendait d'en profiter. Durant ces sept
heures, nous faisions environ notre demi-lieue par heure.
Jeudi 29
A 4 heures du matin, on a remis le cap au sud et, au jour, on a mis toutes les voiles
dehors. Vent ENE, beau temps, belle mer. Au lever du soleil, thermomètre 19° 1/2. A 4 heures du
soir, 21°.
Au lever du soleil, variation 7° 39' NO.
A midi, notre route en droiture depuis hier a été estimée de 36 lieues 2/3 au S 1/4 SE 4°
20' S.
latitude observée et estimée 16° 30' N
longitude estimée 24° 04' O
Comme nous avions passé par la latitude de l'île de Sel sans la voir et que, d'ailleurs, nous
ne découvrions aucune des îles du Cap Vert, on supposait que nous pouvions être à l'est de toutes
ces îles. Cette idée paraissait même confirmée par une observation que nous avions faite le matin
pour trouver la longitude du navire.
Dans toutes les observations que j'ai faites à cette fin en allant à Rodrigue, j'ai suivi la
méthode de M. l'abbé de la Caille [19] . Je n'entends point ici parler de cette méthode géographique
dont il est fait mention dans La Connaissance des Temps pour les années 1761 et 1762, dans
l'Exposition du Calcul astronomique, dans l'abrégé du Traité de Navigation de M. Bouguer [20] ; dans
ce dernier ouvrage, M. l'abbé de la Caille recommande cependant la méthode du calcul et je pense
que c'est en effet la plus certaine. J'entends donc ici, par la méthode de M. l'abbé de la Caille, celle
de conclure la longitude en mer par l'observation des distances de la lune, soit au soleil, soit aux
étoiles fixes et je l'appelle ainsi, non que je prétende que ce célèbre astronome en ait été
l'inventeur, mais parce qu'il l'avait adoptée d'une manière tout à fait singulière, non seulement
comme la meilleure de toutes, mais comme l'unique qui pût réussir. M. l'abbé de la Caille avait
alors plus d'expérience que moi. J'étais [avais] dans la persuasion que cette méthode était [bien] la
meilleure. En conséquence, je l'ai toujours suivie en allant aux Indes ; en revenant j'ai essayé celle
des hauteurs de la lune et des angles horaires, telle que je l'ai proposée dans l'Etat du Ciel des
années 1755, 1756 et 1757 [21] . Je mettrai le public en état de juger du succès de ces deux
méthodes. J'avertis seulement ici que M. l'abbé de la Caille exige pour sa méthode des précautions
qui ne m'ont pas toujours paru nécessaires. Elles sont au moins sujettes à des exceptions et je me
suis cru capable de décider du cas de ces exceptions.
Comme dans toutes ces observations mon but principal était de m'assurer de la bonté ou
de l'insuffisance de ces méthodes, afin d'être en état d'en rendre le compte le plus exact dont je
fusse capable, je me suis défié de mon peu d'expérience dans le maniement des instruments
astronomiques de mer. Des marins expérimentés et familiarisés depuis longtemps avec ces
instruments ont bien voulu me prêter la main. Ils faisaient les observations que je leur indiquais et
je les calculais. Lorsqu'il a été nécessaire que je m'immisçasse dans l'observation, je choisissais la
partie la plus facile et où l'erreur pouvait le moins préjudicier au résultat.
Aujourd'hui donc, vers 9 heures 1/2 du matin, M. Croiset a pris la distance des bords
orientaux du soleil et de la lune et l'a trouvée exactement de 73° 58'. En même temps, M. Gaudrion
a déterminé la hauteur du bord supérieur de la lune de 36° 10' et j'ai trouvé la hauteur du bord
inférieur du soleil de 39° 52'. Nous étions à environ 16 pieds au-dessus du niveau de la mer.
L'heure vraie de l'observation, conclue de la hauteur du soleil, est 9 heures 33 minutes
30 secondes. Le calcul ultérieur nous a mis par 22° 32' à l'ouest du méridien de Paris. Nous étions
probablement par 24° 1/2. Comme c'est ici la première de nos observations et que d'ailleurs nous
ne l'avons pas réitérée, ce qu'il est à propos de faire, je n'insisterai pas sur les deux degrés d'erreur
que je soupçonne dans ce résultat.
Vendredi 30
Dans la persuasion où l'on était que toutes les îles du Cap Vert nous restaient à l'ouest,
nous avons cinglé durant la nuit au sud à toutes voiles.
Bon vent frais de l'ENE au NE 1/4 N. Le jour nous a présenté une vue à laquelle nous ne nous
attendions pas : celle d'une terre que l'on a aussitôt reconnue pour être l'île de Saint-Yago [22] la
principale de celles du Cap vert. A 6 heures, sa pointe la plus méridionale nous restait à l'O, 2° 1/2
vers le N, à la distance de 6 ou 7 lieues et sa partie la plus septentrionale au NO 7° vers l'O. Peu
après, le milieu de l'île nous restant assez exactement au NO à la distance de 8 à 9 lieues, j'en ai
tiré une vue dont je donne ici le dessein. Cet aspect imprévu a donné lieu à bien des
raisonnements. Nous avions certainement, durant la nuit dernière, couru le plus grand risque de
périr, mais nous ne nous apercevions du danger que lorsqu'il n'existait plus. La confiance que nous
avions eue dans les cartes géographiques que l'on met entre les mains des marins, nous avait
induits en erreur. Nous avions toujours couru au sud de la boussole ou au S 1/4 SE, 3° sud du
monde, avec un vent très favorable entre l'ENE et le NNE, ces circonstances ne permettant pas de
soupçonner que nous ayons pu nous tromper bien sensiblement sur la direction de notre route. Or,
si l'on transporte cette route sur la carte pour la faire terminer au point où nous nous sommes
trouvés ce matin, elle passera près de l'île de Sel et elle traversera absolument l'île de Bona Vista.
Cependant, nous avions passé hier de jour par la latitude de ces deux îles sans en avoir la moindre
connaissance, quelque recherche que nous en eussions faite. La partie occidentale de l'île de Mai
est, selon la carte, à plus de 6 lieues à l'E de l'île de Sant-Yago. Nous devions donc avoir également
passé sur cette île peu avant le jour et cependant, il nous a été impossible de la découvrir. Cette
route de notre vaisseau qui traverse ainsi sur la carte, les îles de Bona Vista et de Mai, a fait dire à
un plaisant de notre bord que ce n'était pas sans fondement qu'on lui avait dépeint ce vaisseau
comme excellent, puisqu'il fendait les terres et les rochers avec autant de facilité que les ondes de
l'océan. Il fut décidé unanimement que ces îles étaient très mal placées sur la carte. Il ne faut
cependant pas en conclure que ce soit la faute du géographe qui a dressé cette carte : il a pu
manquer de mémoires. La seule conséquence que je prétends tirer de notre accident, est qu'il serait
nécessaire de travailler à rectifier la position de ces îles. Elles sont très fréquentées, d'autres
vaisseaux peuvent courir le même péril que nous et ne pas s'en tirer aussi heureusement. On a
l'exemple de plusieurs navires qui y ont péri.
A 6 heures 1/2 du matin, thermomètre, 19° 1/2 ; à 2 heures du soir, 21° 1/2.
A midi, chemin estimé depuis hier, 47 lieues 2/3 au S 1/4 SE 3° S, depuis 6 heures du
matin 15 lieues 2/3 en même route.
latitude observée 13° 59' N
latitude estimée 14° 01' N
longitude estimée 24° 19' O
La longitude selon la route aurait dû être moindre d'environ 36 minutes. On l'a corrigée
par celle qui est assignée dans la carte de l'île de Sant-Yago, mais celle-ci peut elle passer pour bien
déterminée ?
Samedi 31 janvier
Vent, temps et mer à peu près comme hier, excepté que le vent commence à mollir. Au
lever du soleil, thermomètre, 21°. A deux heures du soir, 22°. A midi, nous avions fait 41 lieues 2/3
au S 1/4 SE 4° S.
latitude observée 11° 51' N
latitude estimée 11° 55'
longitude estimée 24° 04' O.
Dimanche 1er février
Vent, temps et mer comme hier.
A 6 heures 1/2 du matin, thermomètre, 22°. A 2 heures du soir, 23° 3/4.
On voit beaucoup de poissons volants et quelques bonites. A midi nous comptions depuis
hier 27 lieues 2/3 au S 1/4 SE 4° 1/4 S.
latitude observée 10° 27' N
latitude estimée 10° 29' N
longitude estimée 23° 54' O
On a commencé aujourd'hui à dîner sur le pont en plein air. Le gaillard est couvert d'une
toile ou d'une espèce de tente qui nous met à couvert des ardeurs du soleil. La zone n'est
cependant encore torride que de nom. Nos étés sont plus chauds.
Au coucher du soleil, variation 7° 0' NO.
Lundi 2
Tout comme hier. Thermomètre au lever du soleil, 23°. A 2 heures ou 2 heures 1/2 du soir,
23° 3/4 .
J'avais à peine observé la hauteur du thermomètre le matin, qu'un grand bruit me fait
retourner à la galerie. Je comptais voir un poisson pris à l'hameçon. Quelle a été ma frayeur, quand
j'ai vu un pauvre petit pilotin fort aimable et très aimé, à la merci des flots ! Il était tombé des
aubans d'artimon dans la mer. Par bonheur on ne filait que deux noeuds, un mouvement plus
prompt du vaisseau lui aurait été funeste ; on lui jette une cage de poules, mais il ne peut la
joindre, on lui présente une ligne destinée à une pêche bien moins essentielle, il a la présence
d'esprit de s'en saisir et de lui faire faire deux ou trois tours autour de sa main, on lui descend une
bouée qu'il ne peut accrocher. Enfin, François Bedel, quartier maître, descend dans la mer le long
de la corde de la bouée, saisit le pauvre Derme, c'est le nom du pilotin, il le tient d'une main et de
l'autre il s'accroche à la bouée. On les a ainsi retirés tous les deux. La sensibilité de tout l'équipage
m'a fait plaisir.
Au lever du soleil, variation 6° 42' NO.
A midi 25 lieues 2/3 au S 1/4 SE 4 degrés 1/4 S.
latitude observée 9° 12' N
latitude estimée 9° 11' N
longitude estimée 23° 45' O
Eclairs le soir.
On s'occupe toujours à jouer ou à causer* et le jeu n'amuse que les acteurs ; les
conversations sont souvent intéressantes, elles roulent assez fréquemment sur nos affaires et nos
coutumes dans les Indes. Fondé ou non, ce qu'on dit affecte lorsqu'il est narré avec aisance et
enjouement. Ce soir, M. le chevalier de Mouy a prétendu nous confirmer comme témoin oculaire,
ce qu'on rapporte de la distinction des castes ou des familles indiennes, autorisée dit-on, entre les
chrétiens par une certaine espèce de missionnaires. Elle est même portée si loin, que selon M. de
Mouy, un des missionnaires qui lui servait d'aumônier ne voulut jamais consentir à manger avec lui
et avec les autres officiers, dans la crainte qu'une telle société ne le déshonorât.
On distinguait à Pondichéry les Christans Paolins et les Christans Capouches. Les premiers
tiraient leur nom de l'Eglise de Saint-Paul, desservie par les missionnaires désignés ci-dessus. Ils
méprisaient souverainement les seconds qui étaient instruits par les Capucins. On entretenait
toujours les uns et les autres (c'est toujours M. de Mouy qui parle) dans mille pratiques extérieures
sans leur donner aucune teinture des vertus chrétiennes. Aussi, leur réputation était si bien
établie que le christianisme seul était un titre pour n'être admis chez aucun maître chrétien en
qualité de domestique. Il y avait aussi dans cette partie des Indes quelques messieurs des missions
étrangères : ceux-ci sont plus estimés de M. de Mouy, ils étaient craints des autres Missionnaires
mais ils étaient absolument sans autorité.
Mardi 3
Continuation du temps, etc. Au soleil levant, hauteur du thermomètre, 23 ; à 2 heures du
soir, 25. Nous voyons des bonites, mais nous n'en prenons point. Un soldat a été convaincu
aujourd'hui d'avoir volé du beurre et de l'avoir vendu à la livre à ses camarades ; il est condamné à
passer demain par les garcettes. C'est le même soldat qui a été condamné le 14 janvier aux fers
pour avoir volé des souliers.
A midi, nous avons fait 28 lieues au S 1/4 SE 4° S.
latitude observée 7° 42' N
latitude estimée 7° 49' N
longitude estimée 23° 35' O
Eclairs le soir.
Mercredi 4
Les vents alizés nous quittent. Ils varient aujourd'hui du NNE au N et sont très faibles.
Depuis 6 heures du matin jusqu'à 8, nous avons eu calme-plat, pour me servir du terme des
marins. La mer est toujours belle et le temps gras ou brumeux.
Au lever du soleil, thermomètre à 24 ; à 2 heures du soir, presque 26. La zone torride se
fait sentir.
M. d'Eucarpie a fait à 8 heures la bénédiction des Cendres et le déjeuner qui a suivi a fait
place à l'exécution solennelle de la sentence prononcée hier contre le soldat voleur. Un exercice a
servi de préliminaire. L'exercice fini, le coupable a reçu une forte réprimande et a été conduit sur le
pont où on l'a amarré, c'est-à-dire lié sur la culasse d'un canon, comme à cheval, la face tournée
vers la mer ou vers la bouche du canon et le derrière, couvert seulement d'un caleçon de toile,
tourné en dedans du vaisseau et saillant entièrement hors de la culasse du canon. Le patient étant
bien affermi dans cette posture, on a mis à côté de lui une paire de garcettes ou de fortes courroies.
Les autres soldats, au nombre de soixante, ont été tour à tour lui en appliquer deux coups sur la
partie saillante hors du canon. Ils n'y allaient pas de main morte, étant menacés eux-mêmes de
punition s'ils ménageaient le criminel qui leur était livré. Quelque compatissant que l'on puisse
être sur l'état d'un homme qui souffre, les contorsions singulières du patient, auquel tout autre
mouvement était interdit, excitaient en nous un ris involontaire. Il me fut impossible de démentir
M. l'évêque d'Eucarpie qui m'avait assuré que je rirais à cette exécution. Un autre soldat, ayant
manqué à son sergent et ensuite à son commandant, a été condamné à passer par le même
châtiment, mais M. d'Eucarpie a demandé et obtenu sa grâce.
Un jeune requin nous a suivis longtemps. Je pense qu'on l'aurait pris si nos jeunes
officiers eussent été moins impatients.
A midi, 21 lieues 1/3 au S 1/4 SE 5° S.
latitude observée 6° 37' N
latitude estimée 6° 38' N
longitude estimée 23° 28' O
Il paraît qu'en estimant la longitude, nos marins ne tiennent aucun compte du courant
général qui emporte les eaux de l'est à l'ouest dans la zone torride. Dans l'abrégé du Nouveau
Traité de la Navigation de M. Bouguer, ce mouvement est estimé de trois lieues par jour, et je crois
cette estime assez juste. Les navigateurs devraient, je pense, y faire attention.
On a pris cette après-midi une bonite. C'est un poisson qui ressemble assez au maquereau
pour la figure de la tête et du corps, ainsi que pour les couleurs et l'éclat de sa peau. La manière de
le pêcher est assez singulière. Nous avons dit, ci-dessus, que la bonite est extrêmement friande du
poisson-volant. On entoure un haim ou un gros hameçon d'étoupes, on y fiche ou on y colle
quelques plumes de volaille et, à l'aide d'une corde, on le suspend à l'extrémité de quelque
bout-dehors, ou de quelque vergue, de manière qu'il soit un peu plus élevé que la surface de l'eau.
Une vague engloutit cet hameçon, mais bientôt il sort de la vague et suit en plein air le mouvement
du vaisseau jusqu'à ce qu'il rentre dans une autre vague. Ce jeu a quelque rapport avec les sauts
du poisson-volant. L'appât est un peu grossier, mais le raisonnement de la bonite est encore plus
grossier : elle s'imagine voir un poisson-volant devant elle, elle le suit et dès que l'haim vient à
toucher la surface de l'eau, elle se jette avidement sur lui et se trouve accrochée, au grand
contentement de celui qui a préparé le piège. Celui-ci porte sa proie au capitaine qui le fait
ordinairement récompenser de quelques pintes de vin ou d'eau de vie. Plus le capitaine se montre
libéral, plus il est assuré que la pêche deviendra abondante.
Eclairs durant la nuit*.
Jeudi 5
Au soleil levant hauteur du thermomètre 23° ; à 1 heure 1/2 du soir, 24° 2/3. Vents
variables du NNE au N 1/4 NO, presque calme. Le temps est assez beau, mais l'horizon est toujours
embrumé ; la mer est toujours belle. Il s'élève cependant une houle ou lame d'eau qui vient du SE.
A midi 19 lieues 1/3 au S 1/4 SE 3° S.
latitude observée 5° 38' N
latitude estimée 5° 40' N
longitude estimée 23° 19' O
On a pris encore aujourd'hui une bonite plus grosse que celle d'hier et l'on a mangé la
première prise à dîner. La chair de ce poisson est ferme et d'un bon goût, mais elle est sèche, sans
aucune graisse. On prétend même qu'elle altère, ainsi que la chair de la dorade.
On ne voit plus guère de phosphores aquatiques pendant la nuit. Eclairs encore le soir.
Vendredi 6
Vents variables du NNO au NNE, mollissant de plus en plus.
Temps couvert durant la nuit, assez beau le jour. Il nous vient du sud une grosse lame qui
occasionne du tangage. Vers 8 heures on voit beaucoup de poissons, mais on ne peut en prendre
parce qu'on n'avance pas.
Au jour, thermomètre à 23° 2/3 ; à 2 heures du soir, 26° 1/2.
On a pris une seule bonite, mais elle est plus grosse que les précédentes. Celle-ci, dit-on,
est une vraie bonite, les autres n'étaient que des grandes-oreilles. Au reste, je n'ai pas remarqué
beaucoup de différences entre ces deux poissons. La principale, et peut-être l'unique, consiste en
ce que la grande-oreille a les nageoires ou les pinnes de la poitrine beaucoup plus longues que
celles de la vraie bonite. On ajoute que la chair de celle-ci est beaucoup plus délicate.
A midi, route estimée à 16 lieues 2/3 au S 1/4 SE 5° E.
latitude observée 4° 47' N
latitude estimée . ..............................................................4° 50' N
longitude estimée 23° 05' O
Peu après 2 heures, orage sans éclairs, sans tonnerre, mais avec beaucoup de pluies.
On a commencé aujourd'hui une nouvelle pêche, c'est celle des requins. Celle-ci réussit
mieux dans les calmes, c'est le contraire par rapport aux bonites, aux dorades et aux thons. Le
requin est ordinairement accompagné de deux sortes de poissons, l'un est appelé son pilote, l'autre
son sucet. A ce qu'il m'a paru, le pilote du requin est un poisson de la grosseur d'un merlan de
taille médiocre, il est aussi bien que la dorade par l'éclat des couleurs dont brillent ses écailles. Le
requin est toujours précédé de deux ou trois pilotes, quelquefois davantage. Lorsque l'on jette
quelque chose au requin, les pilotes se portent vers l'endroit d'où vient le bruit et le requin les suit.
Si ce dernier est pris, les pilotes disparaissent à l'instant. Je n'en ai point vu hors de l'eau ; il ne
me paraît cependant pas impossible de les pêcher. Et, en effet, quelques-uns de l'équipage ont dit
en avoir mangé et en avoir trouvé la chair très délicate. Les sucets du requin s'attachent à sa peau
et souvent ils ne le quittent pas, même après sa prise. Ce poisson est plus connu sous le nom de
remore [23] que sous celui de sucet. On ne voit guère de requin, ni par conséquent sa compagne
fidèle la remore, qu'en temps de calme. Est-ce là ce qui avait donné lieu à l'opinion fabuleuse des
anciens que la remore arrêtait les plus gros vaisseaux ?
La pêche du requin est fort simple ; on les prend à la ligne comme d'autres poissons, mais
on conçoit que cette ligne, ainsi que l'haim qui y est attaché, doit être d'une force proportionnée à
celle de l'animal qui fait l'objet de la pêche. J'ai remarqué que les requins mordaient rarement à
l'hameçon garni de boeuf salé ; le lard est pour eux un appât bien plus séducteur*.
Le plus gros requin que nous avons pris n'excédait pas six pieds en longueur. Il y en a de
plus longs, mais leur taille ne va jamais jusqu'à quarante pieds, comme M. Trévant voulait le
persuader à l'incrédule M. Marion. La tête du requin se termine en avant comme par une espèce de
biseau circulaire, le dessous en est plat, et c'est sur ce plat qu'est posée la gueule de l'animal, à
deux ou trois pouces de l'extrémité ou du museau. Par une suite de cette configuration, le requin
ne peut rien saisir qu'il ne soit renversé sur le dos. Dans les mâchoires de requins que j'ai
examinées, j'ai remarqué uniformément cinq rangées de dents très aiguës à chaque mâchoire. Il est
vrai cependant que ces rangées ne sont pas toutes développées ; j'en ai ordinairement vu deux et
quelquefois trois qui étaient encore couchées sur le palais, quoiqu'aussi bien formées que celles qui
étaient redressées. Elles n'attendent apparemment que le temps pour se redresser de même. Je le
crois d'autant plus volontiers que, dans la gueule d'un requin, j'ai vu une quatrième rangée dont
plusieurs dents étaient déjà détachées du palais. Le requin est confondu par quelques-uns avec le
chien de mer, mais ce sont deux espèces de poissons différentes [24] .
Outre les autres manières de pêcher les poissons, il y en avait une bien plus simple,
employée par le sieur Tournier, notre grand canonnier : il lançait sur eux une fouine avec tant
d'adresse et tant de force que les harpons de la fouine s'engageaient fortement dans la chair du
poisson ; on retirait ensuite la fouine avec une corde qui la retenait. Il arrivait cependant souvent
que la fouine n'attirait avec elle que des lambeaux de chair : le poisson, en se débattant, trouvait le
moyen de se débarrasser aux dépens de quelque partie de son dos. Il y gagnait peu : on assure que
ces poissons, ainsi meurtris, ne tardent pas à devenir la proie de leurs camarades.
Deux requins nous suivaient presque depuis midi. On a pris un vers 9 heures 1/2 du soir,
on l'a traîné sur le gaillard, on l'a éventré, on lui a coupé la tête et la queue et le tout remuait
encore. La tête serrait fortement un couteau qu'on lui présentait**.
Samedi 7
Vent de nord presque calme, assez beau temps, horizon chargé ; toujours une grosse lame
du côté du sud occasionnant un fort tangage. Thermomètre au lever du soleil, 24° 1/2. A 1 heure
1/2 du soir, 26° 1/4. Au soleil levant et au soleil couchant, la variation est également de 7° 0' NO.
On continue de pêcher. Une fouine a plié sur le dos d'un marsouin, un harpon a enlevé
des morceaux de chair du ventre d'un autre. Des requins, pris à l'hameçon, et presque hissés sur
la galerie, donnent un coup de queue, rompent la corde de la ligne, retombent à la mer, et
continuent de nous suivre avec l'hameçon dans la gueule, et deux ou trois brasses de cordes qu'ils
tirent après eux.
A midi nous avons fait en 24 heures 14 lieues au SSE 4° 1/2 S.
latitude observée 4° 07' N
latitude estimée 4° 19' N
longitude estimée 22° 52' O
Selon l'observation, on a fait 4 lieues de plus au sud que selon l'estime.
Cette après-midi on a pris deux requins plus gros que les précédents, l'un mâle et l'autre
femelle. On a trouvé dans le ventre de la femelle cinq petits requins en vie. J'ai jugé, à la vue, qu'ils
pouvaient peser chacun au moins deux livres ; trois étaient femelles et deux mâles. J'ai fait ouvrir
les trois femelles devant moi, leurs matrices étaient absolument flasques et ne contenaient point de
petits requins. Pour m'en assurer davantage, j'ai prié qu'on ouvrit une matrice, on l'a fait ; il n'y
avait aucune apparence de petites formes. Je dirai demain pourquoi j'ai fait faire cette opération
dont le succès a été très conforme à mon attente.
Dimanche 8
Hier à 11 heures du soir il y a eu un grain, accompagné et suivi de pluie. Vents variables
du NE à l'ONO, presque calme. Au jour, beau temps, belle mer. Au soleil levant, thermomètre, 24° ;
à 1 heure 3/4 du soir, 27°. Variation au soleil levant, 7° 6' ; au soleil couchant, 7° 0'.
A midi nous avons fait 12 lieues 2/3 au SSE 4° 15' S.
latitude observé 3° 10' N
latitude estimée 3° 19' N
longitude estimée 22° 40' O
Il y a encore 3 lieues de plus, faites au sud, selon l'observation que selon l'estime.
Après dîner, j'ai eu l'explication d'un fait qui m'était attesté par des témoins oculaires, et
dont je ne pouvais pas cependant me laisser persuader. M. Rochel, ci-devant conseiller au Conseil
souverain du Sénégal, m'avait dit à l'Orient que, sur la côte du Sénégal, on prenait des requins, ou
si l'on veut des requines, dans la matrice desquelles on trouvait des requins vivants, portant
eux-mêmes des requins plus petits, mais déjà formés et que, dans le ventre de ceux-ci, on
distinguait déjà des embryons de pareilles espèces, et M. Rochel avait été plusieurs fois, disait-il,
témoin oculaire de ce phénomène. Le fait était singulier, il l'était même un peu trop pour que j'y
fisse une attention bien sérieuse. M. de Villars, commandant de nos soldats et fils d'un gouverneur
du Sénégal, me le rappelle quelque temps après et fut très étonné de mon extrême incrédulité. Il
avait vu le fait, vu de ses yeux me disait-il, et il ne voyait rien qui m'obligeât d'en douter un seul
moment, après ce qu'il me disait. M. de Saint-Jean était encore venu à l'appui, il avait aussi
commandé au Sénégal et son autorité me paraissait d'un grand poids à tous égards. Cependant, je
persistais à regarder ce fait comme un de ceux qu'il faut nécessairement avoir vu soi-même pour y
ajouter foi. J'ai fait part aujourd'hui à M. de Saint-Jean de la recherche que j'avais fait faire hier à
ce sujet et des réflexions dont j'avais chargé, en conséquence, l'original de ce journal. M. de
Saint-Jean m'a répondu qu'il avait observé cent fois ce phénomène et qu'il ne lui était point permis
d'en douter. Mais selon lui, ceci ne va jamais que jusqu'à la seconde génération et non pas jusqu'à
l'infini, comme il me paraissait qu'on me l'avait fait entendre. M. de Saint-Jean avait communiqué
son observation à feu M. de Réaumur qui en avait reçu le détail comme un homme d'autant plus
disposé à n'en rien croire, qu'il ne connaissait pas même le témoin. M. de Saint-Jean en appela à
une autorité plus forte aux yeux de M. de Réaumur, à celle de M. Adanson [25] , correspondant alors
et maintenant membre de l'Académie des Sciences. Ce naturaliste éclairé, incrédule d'abord, vit le
fait et se rendit, du moins selon le témoignage de M. de Saint-Jean. On ouvrit un requin femelle
d'une grosseur assez considérable : on trouva dans son ventre quatre requins de trois pieds de
long, excédant par conséquent la taille ordinaire de ces animaux lorsqu'ils sortent pour la première
fois du ventre de leur mère. Dans un de ces requins, on en trouva cinq autres petits, d'environ un
pied de long et par conséquent aussi gras à peu près que ceux que nous avons disséqués hier. Mais
M. Adanson ne convient point qu'il ait été témoin de ce fait, il n'y ajoute même actuellement
aucune foi. Il avoue seulement qu'il en a entendu parler au Sénégal. Au reste, le sentiment des
nègres au Sénégal est, selon M. de Saint-Jean, absolument unanime sur la réalité du fait, et leur
idée à ce sujet est que, ces requins, longtemps même après leur naissance, rentrent dans leur
mère. M. de Saint-Jean adopte cette idée et il la confirme par l'exemple des raiesa. C'est en effet, je
pense, le meilleur moyen d'expliquer ce fait singulier. M. Rochel, que j'ai revu depuis à Paris, m'a
non seulement confirmé tout ce qui m'avait été dit précédemment par M. de Saint-Jean, mais il m'a
de plus appris les particularités suivantes.
Il avait déjà passé vingt ans au Sénégal lorsqu'il a entendu parler pour la première fois du
fait qui nous occupe. Avant que de le croire, il a voulu en être le témoin oculaire. Devenu
garde-magasin général dans l'île de Gorée [26] , il s'est trouvé plus à portée de suivre ce phénomène.
Alors, il a non seulement été présent à la dissection de plusieurs requins femelles dans la matrice
desquelles on a trouvé des requins longs de deux ou trois pieds et pleins eux-mêmes, mais il a eu
de plus la satisfaction de voir ces requins rentrer d'eux-mêmes dans l'utérus maternel, en ressortir
lorsque l'on pressait le ventre de la mère et y entrer ensuite de nouveau ; et, parmi ces requins
qu'on a ouvert ensuite, il s'en est réellement trouvé qui étaient actuellement dans le temps de leur
gestation. M. Rochel a remarqué la même chose dans plusieurs raies avec cette différence
cependant que, ces raies, ainsi rentrantes dans la matrice maternelle, étaient petites et n'ont
jamais été trouvées pleines elles-mêmes. Au reste, cette propriété de visiter ainsi de temps en
temps l'utérus où ils ont été formés, n'est pas commune à tous les requins ; elle convient à une
espèce particulière de ces animaux. On donne à cette espèce le noM. de demoiselles ; selon M.
Marion, ses marques distinctives sont d'avoir un nombre fixe de rangées de dents, d'avoir les dents
moins aiguës et la gueule plus grande, d'être moins longs à proportion de leur grosseur, etc. En
Sénégal, on mange des petits requins tirés du ventre de leur mère, mais seulement lorsqu'ils sont
de l'espèce dont il s'agit ici. M. Marion n'a pas voulu nous faire servir du requin ; j'ai seulement
goûté, par curiosité, de celui qui était préparé pour l'équipage. Cette chair est d'un assez bon goût,
mais on la prétend malsaine et indigeste.
Comme M. Marion ne veut plus que son équipage mange de la chair de requin de peur
qu'il n'en soit incommodé et que, d'ailleurs cette pêche amuse fort notre jeunesse, on la continue
et on martyrise les requins qui ont le malheur de se laisser prendre à nos appâts séducteurs. On
crève les yeux à l'un et on le relâche après lui avoir attaché à la queue un baril vide et bien foncé ;
on pend l'autre aux barreaux de la galerie, on noye celui-ci, on en condamne un autre au supplice
de la cale, on expédie celui-là en lui tirant des balles de fusil dans la gueule*. On ne punit point le
mal qu'ils nous ont fait, mais celui qu'ils nous auraient voulu faire. A cet amusement en succéda
un autre. On trouva ainsi le moyen de passer le temps et de se consoler des calmes qui nous
persécutent.
Le soir, vers 7 heures 1/2, M. Croiset a pris la distance d'Aldébaran au bord le plus éloigné
de la lune de 62° 40'. En même temps, M. Marion a trouvé la hauteur du bord inférieur de la lune
de 19° 23'. Enfin, deux minutes trente-cinq secondes après cette observation, M. Croiset a observé
la hauteur d'Aldébaran de 73° 08' à l'occident. J'ai conclu que nous étions à 21° 18' 30" à l'ouest
du méridien de Paris. Nous serions donc de 1° 20' plus à l'est que selon l'estime du vaisseau, ce qui
ne me paraît pas vraisemblable, le courant ayant dû nous porter plutôt vers l'ouest que vers l'est.
Vers le coucher du soleil, c'est-à-dire lorsqu'il avait encore plus d'un quart d'heure à rester
sur notre horizon, nous avons vu à l'ouest une pompe ou trombe qui a duré environ 5 à 6 minutes
depuis que nous avons commencé à la voir. Elle ressemblait à un fût de [colonne] ou à un tronc
d'arbre qui sortait de l'horizon et dont le branchage se perdait dans quelques nuages élevés sur
l'horizon de deux ou trois degrés. Peu après son pied ne touchait plus à l'horizon, le haut ne
souffrant d'abord aucun changement. Le tronc se divisa ensuite en deux selon sa hauteur ou sa
longueur et, devenant plus large, il forma à droite et à gauche deux colonnes beaucoup moins
épaisses ou beaucoup moins larges que n'avait été une colonne totale, et le milieu paraissait
absolument évidé ou transparent. Nos marins disent que, quand on se trouve au lieu où ces
pompes s'élèvent, on en est quitte pour quelques gouttes de grosse pluie qui arrosent le vaisseau.
Lundi 9
Vents variables du S à l'ONO, passant par l'E et le N presque calme. Temps couvert par
intervalles et même quelque pluie. C'est aujourd'hui le jour le plus chaud de tout mon voyage. La
liqueur du thermomètre, qui au lever du soleil était à 25 1/2, étant montée vers une heure 3/4 à
28° 2/3 au-dessus de la congélation, elle passe quelquefois le 30ème degré à Paris. Au lever du
soleil, variation 7° 56' NO. A midi on ne comptait, pour les 24 heures, que 9 lieues 1/2 en droiture
vers le S 1/4 SO 3° 1/2 S.
latitude estimée 2° 42' N
longitude estimée 22° 44' O
On voit une très grande quantité de poissons : sur le tout on n'a pris qu'une dorade. Je ne
parle point des requins, la pêche va toujours bien de ce côté, malgré les précautions de M. Marion,
qui a fait disparaître les lignes et les émerillons, avec de sévères défenses de nous en prêter. On a
cependant trouvé le moyen d'en avoir de quelqu'un, mais, je pense, pour de l'argent. Le prêteur ou
le vendeur a été retranché, c'est-à-dire privé de sa ration d'eau de vie.*
Mardi 10
**Les vents soufflent successivement de tous les points du compas, mais toujours très
faiblement. Hier au soir et toute la nuit orage, beaucoup de pluie et d'éclairs, quelques coups de
tonnerre. Au jour la pluie cesse, mais le temps reste couvert. Mer assez belle, quoiqu'avec un peu
de tangage. Thermomètre à 7 heures du matin, 22° ; à 3 heures du soir, 23° et un peu plus ; je ne
crois pas qu'il soit monté plus haut aujourd'hui. Avant 3 heures il pleuvait ; à midi 8 lieues en
droiture au sud.
latitude estimée 2° 18' N
longitude 22° 44' O
La dorade prise hier a été mangée aujourd'hui à dîner. Ce poisson, superbe pour l'éclat, la
vivacité et la variété de ses couleurs, est assez bien dessiné dans le voyage de François Leguat [27] .
Il a un goût un peu plus délicat que la bonite, mais la différence est peu considérable : la chair de
l'un et de l'autre poisson est également sèche. On prend de meilleurs poissons sur les côtes de
France.
Mercredi 11
Calme entremêlé de quelques petites fraîcheurs de N 1/4 NO à l'ESE, passant par le N et
l'E. Le temps à l'orage, avec éclairs durant la nuit ; ensuite assez beau jusqu'après le coucher du
soleil. Assez belle mer.
Au lever du soleil, thermomètre, 23° 5/6 ; à 2 heures du soir, 27°. A midi nous nous
estimions avancés de 6 lieues 1/4 au S 1/4 SE 1° 45' S.
latitude observée 1° 32' N
latitude estimée 2° 00' N
longitude 22° 41' O
Vers 3 heures 1/4, entre le méridien et le vertical du soleil, nous avons vu une très belle
trombe qui paraissait être assez voisine de nous. Le bas ressemblait fort à une gerbe hydraulique,
on voyait l'eau monter. Il y avait delà au commencement de ce que je puis appeler le tronc de la
trombe, un espace d'environ un degré qui était absolument transparent. Le tronc se courbait
comme vers le soleil et se perdait dans un nuage de même couleur que la trombe, à environ 6 ou 7
degrés au-dessus de l'horizon. Peu après, l'espace entre la gerbe et le tronc a paru augmenter en
hauteur ; presque au même instant le haut du tronc s'est divisé en deux, en augmentant de
largeur et laissant voir entre les deux parties latérales comme un espace vide et transparent ; et
peu après tout le tronc s'est retiré dans le nuage qui le couronnait. La gerbe, qui diminuait en
hauteur et en force n'a disparu qu'après le tronc. Le phénomène a duré 4 ou 5 minutes au plus,
depuis que j'ai commencé à le voir.
Ce soir ma montre avançait sur le temps vrai de 1 heure 3 minutes 5 secondes, selon des
hauteurs de Sirius prises par M. Croiset. Le même M. Croiset a observé la hauteur du bord inférieur
de la lune de 44° 5' à 9 heures 9 minutes 55 secondes selon ma montre ; et à 9 heures 30 minutes
30 secondes, cette même hauteur était de 39° 7'. A 9 heures 7 minutes 32 secondes, la distance de
ß des Gémeaux au bord le plus éloigné de la lune était de 65° 35' ; à 9 heures 16 minutes 0
seconde de 65° 33' et demie ; à 9 heures 38 minutes 45 secondes de 65° 36' et demie ou 37'. Cette
dernière distance a été reprise plusieurs fois. Ces observations ne paraissent pas s'accorder
parfaitement, la dernière ne nous mettrait qu'à 19 degrés et demi à l'ouest de Paris, ce qui est trop
peu. La première, au contraire, nous éloignerait jusqu'à près de 26 degrés ; en prenant un milieu,
nous nous trouverions à 22 degrés 3/4, ce qui ne doit pas beaucoup différer de notre vraie
longitude. La seconde observation nous rejetterait encore plus à l'ouest que la première, mais on
peut attribuer le mauvais résultat de ces observations à des nuages légers qui couvraient tantôt la
lune, et tantôt les étoiles.
Jeudi 12
Vents variables du SE au SO. Aussitôt après l'observation d'hier, il y a eu un grain qui n'a
été considérable qu'en pluie ; elle a duré toute la nuit. Au lever du soleil, thermomètre, 22° 1/2 ; à
1 heure 3/4, 26° 1/2. A midi nous n'avions fait, en 24 heures, que 5 lieues 1/2 au SO 1/4 S 4° O.
Nous nous apercevons bien que ce n'est pas sans raison qu'on appelle la mer où nous nous
trouvons, mer des grains, des orages et des calmes. M. Marion ne cesse d'invoquer le vent du SE ;
ce vent nous sera contraire, mais lui seul peut mettre fin aux calmes qui ne nous quittent pas. Il
nous servira de plus à gagner les parages où nous espérons trouver des vents favorables.
latitude estimée 1° 19' N
longitude 22° 51' O
On a vu des marsouins, des thons, un oiseau nommé taillevent [28] que l'on regarde comme
un oiseau de bon augure pour le vent à venir. Il paraît en effet le soir que le vent veut fraîchir et se
fixer au SE. Il y a eu du tangage et M. Le Comte de Chemillé s'en aperçoit toujours à son estomac.
Vendredi 13
Vents variables de presque tous les points de l'horizon ; pluie presque continuelle ;
quoique nous soyons presque en calme, il y a du tangage. Au lever du soleil, thermomètre, 24° ; à 2
heures du soir, 22° seulement. La pluie a été précédée vers 6 heures 1/2 du matin d'une trombe
au sud ou quelques degrés seulement du sud à l'ouest ; elle était bien terminée, elle n'était pas
tout à fait perpendiculaire à l'horizon, mais elle se recourbait comme en arc. Vers le milieu de son
apparition elle s'est redressée et s'est ensuite recourbée, à ce que je pense, en sens contraire. Elle
a peu duré, elle est devenue transparente dans son milieu en grossissant, comme les deux
précédentes. Son pied ne paraissait pas tenir à l'horizon ; je ne voyais pas l'action de sa pompe, la
partie supérieure de son tronc était reçue dans un nuage. On a parlé d'une autre trombe, qui avait
paru avant celle-ci, mais je ne l'ai pas vue.
A midi, nous nous estimions avoir fait 18 lieues 1/3 au SO 1° 30' O.
latitude estimée 0° 42' N
longitude 23° 31' O
A 3 heures du soir, la pluie a cessé.
Entre 6 et 7 heures est arrivé du haut du grand mât un matelot ou un officier marinier,
grotesquement vêtu, qui s'est dit le courrier du bonhomme la Ligne ; il a demandé à M. Marion et
obtenu la permission nécessaire pour faire demain la ridicule cérémonie du baptême de la Ligne.
Les patentes du bonhomme la Ligne étaient datées de l'an 4 732 201 de son règne.
Samedi 14
Le vent ne quitte point le voisinage du SE, il fraîchit même vers 4 heures du matin, mais il
mollit ensuite. Petite pluie vers 7 heures, assez beau temps d'ailleurs, quoique couvert par
intervalles. Thermomètre au lever du soleil 23° 1/2, à 2 heures du soir 26° et plus.
On a fait ce matin la cérémonie du baptême de la ligne [29] . Cette cérémonie n'est pas la
même sur tous les vaisseaux, voici en peu de mots comment elle s'est pratiquée à notre égard. On
avait tendu une corde tout le long du gaillard à bâbord, le père la Ligne est descendu du haut du
grand mât avec un nombreux cortège, arrivé au gaillard, il a monté sur un cheval de carton, animé
par un matelot qui était renfermé au dedans. Sur le signal qu'il a donné, on nous a lié avec un
ruban le pouce de la main droite sur la corde tendue. Le père la Ligne est venu à chacun de nous,
nous a mis une goutte d'eau sur le front et, nous faisant poser la main gauche sur un quartier de
réduction, il nous a fait prêter le serment accoutumé que nous ne permettrions jamais que
quelqu'un passât pour la première fois la ligne équinoxiale, sans être soumis à la même cérémonie.
On a pu dire ce qu'on a voulu, le bruit du tambour nous empêchait de nous entendre. Un
soi-disant officier du bonhomme la Ligne le suivait et recueillait dans un bassin les aumônes
volontaires des nouveaux baptisés. M. Marion avait exigé qu'on ne commettrait aucune violence à
l'égard des passagers qui n'auraient pas voulu mettre au bassin, je crois cependant que tous y
contribuèrent, au prorata de leurs moyens et de leur générosité. Cette cérémonie a souvent lieu
sous les tropiques, surtout lorsque le vaisseau ne doit point passer la ligne. Les vaisseaux même y
sont soumis, la première fois qu'ils passent le tropique ou la ligne. Les matelots prétendent alors
être en droit de couper l'éperon du vaisseau s'il n'est racheté. Il est bien certain que le capitaine est
toujours le maître mais en rachetant l'éperon de son vaisseau, il est sûr de n'occasionner aucun
murmure.
Le baptême des officiers mariniers, des pilotins, des soldats, des matelots, des domestiques
et des mousses, suivit le nôtre. L'eau y fût moins épargnée. Quelques-uns de nos jeunes gens, peu
satisfaits de la tranquillité avec laquelle la cérémonie avait été célébrée, s'armèrent de seaux, se
baptisèrent d'abord réciproquement, et arrosèrent* ensuite abondamment ceux qui eurent le
malheur de se trouver à leur portée. Par bonheur il faisait chaud, ces baptêmes tenaient lieu de
bains.
Cependant le vent mollissait. M. Marion a fait mettre fin à tous les baptêmes, et la
tranquillité a été rétablie dans le vaisseau.
A midi on a estimé la route depuis hier 17 lieues 2/3 au SSO O° 20' O.
latitude observée 0° 0'
latitude estimée 0° 7' N
longitude 23° 51' O
On voit une très grande quantité de requins. La soirée est très belle. On a pris ce soir de
nuit un oiseau aquatique. Après lui avoir mis un collier de parchemin bien cousu, on lui a donné la
liberté. On écrit ordinairement en dedans et en dehors de ces colliers ce qui peut venir en pensée.
Ces oiseaux, ainsi ornés de colliers, vont quelquefois se faire prendre sur un autre vaisseau ; on
découd le collier et on lit ce qui y est écrit. Si quelques Anglais ont lu l'épigraphe anglaise que
notre aumônier, Irlandais de naissance, a fait écrire sur le collier de l'oiseau pris aujourd'hui, je
crois qu'ils n'auront fait que rire du compliment qu'on leur faisait et l'auteur n'avait pas sans doute
d'autre intention.
Nous avons commencé ce soir, M. Croiset et moi, à chercher la latitude du vaisseau par la
hauteur méridienne des étoiles. Cette pratique serait quelquefois très utile ; je m'étonne qu'elle
soit si neuve pour un grand nombre d'officiers de mer, d'autant plus qu'elle est presque aussi facile
et aussi sûre que ce qu'ils emploient tous les jours à midi, lorsque la sérénité du ciel le permet.
Au coucher du soleil, variation 3° NO.
Dimanche 15
Vents variables du SSE au NO, par l'est et le nord, presque calme ; temps assez beau,
souvent couvert et même avec pluie. Thermomètre au lever du soleil, 23° 3/4 ; à 2 heures du soir,
27° 1/2. Au soleil couchant, variation 3° 24' NO.
A midi, route estimée 12 lieues 2/3 au SSO 1° O.
latitude estimée 0° 34' S
longitude 24° 06' O
On continue la pêche des requins ; ils sont aujourd'hui si voraces qu'ils se prennent aux
hameçons destinés pour d'autres poissons. On les supplicie de toutes les manières imaginables.
Lundi 16
Continuation de calme et de folles ventes jusqu'à une heure après midi ; alors il s'élève par
un grain un vent d'ESE lequel tournant au SE fraîchit beaucoup. Il mollit ensuite en variant
jusqu'au SO 1/4 S. Temps couvert et pluie par intervalles ; la mer toujours très belle ; le soir il
s'élève une lame venant du sud. Au lever du soleil, thermomètre presque 24° ; à midi 3/4, plus
grande hauteur : 25° 3/4, à 3 heures 23°.
A midi, selon notre estime, nous n'avions fait que 2 lieues en 24 heures au S 4° 45' O.
latitude estimée 0° 40 m S
longitude 24° 07 m O
Nous avons essayé, M. Gaudrion et moi, de prendre hauteur à midi. Le soleil se montrant
entre les nuages, nous avons conclu unanimement de sa hauteur que nous étions au moins de 12
minutes plus avancés vers le sud, mais il montait peut-être encore, et alors l'erreur de notre estime
serait plus considérable.
On a pris aujourd'hui une belle bonite pesant vingt-deux livres ; cela vaut mieux que tous
les requins qui nous poursuivent et contre lesquels on continue la guerre avec vivacité.
A la nuit on a pris un oiseau semblable à celui dont il a été parlé avant-hier et on l'a
pareillement décoré d'un collier. Cet oiseau se nomme touaran. Il est de la grosseur d'une
corneille, son plumage est gris-cendré, tirant un peu sur le noir ; le cou n'est pas si noir, il a le
corps très bien configuré, ainsi que la tête, le bec a 15 à 18 lignes de long, les pattes sont garnies
de membranes ou de nageoires.
Mardi 17
Le vent se fixe vers le SE. Nous sortons enfin de cette mer des pluies, des calmes, des folles
ventes et des orages et nous retrouvons les vents alizés. Ils ne sont pas bien forts avant midi ;
après-midi ils fraîchissent. Assez beau temps avec des nuages cependant ; belle mer, quoique
moins unie que les jours précédents. Au soleil levant, variation 3° NO, thermomètre 23° 1/2, à 2
heures 1/4, 26° 1/4. A midi, nous avions fait en droiture 17 lieues 3/4 au SSO 20‘ S.
latitude observée 2° 00' S
latitude estimée 1° 30' S
longitude 24° 27' O
Notre estime est en défaut de 30 minutes ou de 10 lieues en latitude ; je ne doute pas qu'il
y ait encore plus de défaut dans la longitude.
Mercredi 18
Vents de l'ESE au SSE ; beau temps, belle mer, un peu moutonneuse cependant.
Thermomètre au lever du soleil, 24 degrés ; à 2 heures du soir 26 et un peu plus. Au soleil levant,
variation 2° 0' ; au soleil couchant, 1° 25' NO. A midi route estimée 43 lieues 1/4 au SO 2° 20' O.
latitude observée 3° 27' S
latitude estimée 3° 28' S
longitude 26° 02' O
J'avais lu quelque part que lorsqu'un navire fait route, la direction apparente du vent,
marquée par les girouettes, s'écarte d'autant plus de la véritable direction dans laquelle il souffle
réellement, que le vaisseau va plus vite, et qu'il suit une route perpendiculaire à la direction
apparente du vent. On ajoutait même que la différence entre ces deux directions du vent,
l'apparente et la vraie, pouvait aller jusqu'à 22° 1/2. La preuve que l'on donne de cette assertion est
presque géométrique ; ce qui empêche qu'elle ne le soit entièrement, c'est que l'on suppose entre
le vent et le navire une proportion de vitesse qui ne subsiste peut-être pas. Pour que la direction
vraie et la direction apparente du vent différassent de 22 degrés 1/2, il faudrait que la vitesse du
vent fut à la vitesse du vaisseau, comme cinq, ou un peu moins, est à deux ; or on ne peut douter si
un navire est susceptible d'une telle vitesse. Quoiqu'il en soit, j'ai essayé aujourd'hui d'estimer la
différence entre la direction apparente et la direction vraie du vent : il soufflait assez fraîchement
de l'ESE ; on filait 6 noeuds, c'est-à-dire que nous parcourions 2 lieues marines, ou près de 3
lieues parisiennes [30] par heure. Nous gouvernions au S 1/4 SO 4 degrés O ; ainsi, la direction du
vent était presque perpendiculaire à notre route. Il était 7 heures du soir, la lune avait environ 17
degrés 1/2 ou 18 degrés de déclinaison boréale ; elle paraissait avec éclat, mais elle était de temps
en temps cachée, au moins en partie, par des nuages forts petits et très noirs. J'ai observé
exactement la marche de ces nuages, et je me suis persuadé par la manière dont ils couvraient la
lune, dont ils la traversaient, dont enfin ils l'abandonnaient que le vent était réellement ESE, ou tel
qu'il était indiqué par nos girouettes. Je n'ai cependant point conclu de cette observation souvent
réitérée, que le vent fut en effet tel que les nuages et les girouettes le désignaient. Ce que le
mouvement du vaisseau aurait occasionné de déviation dans les [ ], la parallaxe des nuages
pouvait l'occasionner également dans la direction apparente de ces nuages.
C'était donc par d'autres expériences qu'il fallait décider la question. Lorsque le vent est
debouta ou arrière, sa direction apparente et sa direction vraie sont nécessairement la même. Si on
veut ensuite le prendre au largue ou au plus prèsb, la direction apparente doit s'écarter de la vraie.
Ainsi, si le vent n'a point réellement changé, les girouettes doivent indiquer un changement. Le
changement des girouettes doit être bien plus sensible, si après avoir serré le vent d'un côté, on
vire de bord pour le serrer de l'autre. M. Marion s'est trouvé souvent dans ces deux cas et il assure
n'avoir pas aperçu la moindre variation dans la direction des girouettes. Si cela est, comme il m'est
assez difficile d'en douter après une telle autorité, la différence entre la direction vraie et la
direction apparente du vent est trop peu sensible pour que l'on donne à ce sujet aux marins des
conseils qui pourraient les induire en erreur. Il ne sera pas cependant inutile de soumettre le fait à
de nouvelles expériences réfléchies : cette différence de direction dans le vent, insensible lorsque le
mouvement du navire est lent ou modéré, peut devenir sensible lorsque la vitesse du mouvement
devient extrême.
Je me suis encore occupé ce soir, avec M. Gaudrion, à prendre des hauteurs méridiennes
d'étoiles pour en conclure la latitude du vaisseau.
Jeudi 19
Vents du SE à l'ESE, assez bon frais, très beau temps, belle mer. Thermomètre au lever du
soleil, 24° presque ; à 2 heures du soir, 25° 1/2. Variation le matin 1° 17' ; le soir 0° 30' NO. A midi
route 41 lieues 2/3 au SO 1/4 S 4° 30' S.
latitude observée 5° 18' S
latitude estimée 5° 17' S
longitude 27° 02' O
Je persiste à croire que nous avançons plus à l'ouest que nous le croyons.
Vendredi 20
Temps et vent comme hier, excepté quelque pluie durant la nuit et ce matin. Thermomètre
au lever du soleil, 24° 1/4 ; à 2 heures du soir, 26° 1/4. Variation au coucher du soleil, 0° 19' NO.
A midi, route depuis hier, 40 lieues 2/3 au SSO 30' O.
latitude observée 7° 12' S
latitude estimée 7° 11' S
longitude 27° 50' O
Samedi 21
Continuation de temps, de vent, etc. Au lever du soleil, thermomètre, 25° ; à 2 heures du
soir, 26° 1/4. Le matin variation 0° 12' NO ; le soir 0° 26' NE. A midi, route estimée 43 lieues 2/3
au SSO 3° 45' S. La hauteur méridienne du soleil a été aujourd'hui de 88° 54' au sud. C'est la plus
grande hauteur que nous ayons observée en allant à Rodrigue.
latitude observée 9° 14' S
latitude estimée 9° 16' S
longitude 28° 33' O
Dimanche 22
Vents du SE 1/4 E à l'est ; beau temps, avec quelques nuages cependant ; mer plus belle
encore que les jours précédents. Au lever du soleil, thermomètre, 24° observé par M. Marion. A 2
heures du soir, 25° 1/2. Variation au matin 0° 49', au soir 1° 8' NE. A midi j'ai vu pour la première
fois le soleil du côté du nord. Route des 24 heures, 42 lieues au SSO 2° 20' O.
latitude observée 11° 11' S
latitude estimée 11° 09' S
longitude 29° 26' O
A midi nous avons cessé de nous éloigner à l'ouest ; ainsi, selon l'estime du vaisseau, nous
n'aurions été en longitude que presque vers 35° 1/2. Les observations que j'ai faites depuis, m'ont
persuadé que nous avons avancé d'environ 5 degrés de plus vers l'ouest et que nous devions être
aujourd'hui à environ 24° à l'ouest du méridien de Paris, ou vers 34° de longitude.
Lundi 23
Vents de l'ESE à l'ENE ; ils ont peu molli. Thermomètre au lever du soleil, 23° 3/4 par M.
Marion ; à 2 heures du soir, 27° et plus. Variation au lever du soleil, nulle. A midi, on comptait
depuis hier 29 lieues 1/4 au S 5° E.
latitude observée 12° 19' S
latitude estimée 12° 36' S
longitude 29° 28' O
Mardi 24
Vents etc. comme hier. Au lever du soleil, thermomètre, presque 24° ; à 2 heures du soir
25° 1/2. Variation ortive, 0° 28', occase 1° 8' NE.
A midi, route estimée 31 lieues 1/4 9° 1/2 est.
latitude observée 13° 58' S
latitude estimée 13° 52' S
longitude 29° 03' O
Je m'occupe les soirs à considérer et à étudier le ciel austral. M. l'abbé de la Caille m'avait
dit que cette partie du ciel, que nous ne voyons pas à Paris, est fort supérieure à celle que nous
voyons toujours, soit par rapport au nombre, soit par l'éclat des étoiles qui la tapissent. En effet,
outre un nombre considérable de belles étoiles de seconde grandeur, il y en a cinq de la première
qui ne se lèvent jamais sur notre horizon : Canopus ou le gouvernail du Navire, Achernar ou la
dernière du fleuve Eridan, le pied du Centaure, la jambe du Centaure et le pied de la Croix. De ces
cinq étoiles, les trois premières avaient toujours été reconnues pour être de la première grandeur.
M. L'abbé de la Caille est le premier qui ait rangé les deux autres dans la même classe et il a eu
raison : leur éclat égale au moins celui de plusieurs étoiles que tous les astronomes mettent au
nombre des étoiles de premier ordre. Je n'en dirai pas autant de la racine du chêne ou de la claire
des rames du navire, à laquelle M. l'abbé de la Caille a jugé à propos de faire le même honneur.
Elle ne m'a jamais paru que de la seconde grandeur ; encore ne tient-elle pas le premier rang entre
les étoiles de cette classe. J'ai soupçonné qu'elle pouvait être au nombre des étoiles dont la
grandeur varie, c'est ce que le temps seul peut nous apprendre. M. de la Nux [31] , conseiller au
conseil souverain de l'île de Bourbon et correspondant de l'Académie des Sciences, s'est proposé de
suivre les variations de cette étoile, si tant est qu'elle soit réellement du nombre des changeantes.
En février 1763, il n'y avait encore aperçu aucun accroissement de grandeur.
Mercredi 25
Vents de l'E à E 1/4 NE. Vers 6 heures du matin, il y a eu un petit grain de pluie ; le vent a
varié jusqu'au NO en passant par le nord, presque calme ; mais ce temps, par bonheur, n'a pas
duré. D'ailleurs assez beau temps et belle mer, excepté que, durant le calme, il venait du côté du
sud une lame qui occasionnait du tangage. Au lever du soleil, thermomètre observé par M. Marion
23° 1/2 ; à 2 heures du soir, 26°. Variation ortive 1° 25', occase 0° 45' NE. On a vu ce matin une
frégate, je pourrai parler plus au long de cet oiseau en un autre endroit. A midi route 31 lieues,
1/3 au S 10° vers l'est.
latitude observée 15° 26' S
latitude estimée 15° 31' S
longitude 28° 46' O
Jeudi 26
Vents toujours vers l'E 1/4 NE, assez beau temps, belle mer. Au lever du soleil,
thermomètre, 24° un peu passé ; à 2 heures du soir, 27° Variation ortive nulle ; occase 0° 56' NE, à
midi 39 lieues 1/3 au S 9° E.
Latitude observée 17° 22' S
latitude estimée 17° 21' S
longitude 28° 22' O
Vendredi 27
Vents de l'E 1/4 NE à l'E 1/4 SE. Nuages et même un peu de pluie, beau temps d'ailleurs et belle
mer. Au lever du soleil, thermomètre observé par M. Marion 24°, à 2 heures du soir, 27° 1/4. Vers 7
heures du matin, il s'est élevé tout à coup du côté du nord, une espèce de nuage ; je l'ai observé
avec une lunette à 3 verres de 16 pouces de long et de 8° de champ il ressemblait à une fumée qui
s'élevait de la mer, ou plutôt c'en était véritablement une : dense, opaque et plus étroite au
voisinage de l'horizon, elle s'épanouissait et devenait plus rare en s'écartant. J'en distinguais très
bien le mouvement : il était semblable à celui de toute autre fumée sortant d'une cheminée ou d'un
four à chaux. Il paraissait que cette fumée se jetait des deux côtés, mais plus de celui de l'ouest : de
ce côté elle se repliait même quelquefois jusqu'à l'horizon. Le phénomène pouvait avoir deux° de
hauteur et un peu plus en largeur.
On a vu ce matin des pailles-en-queue, des fous et d'autres oiseaux qui nous indiquent
que nous ne sommes pas bien éloignés de quelque terre.
A midi route 44 lieues au S 1/4 SE.
latitude observée 19° 34' S
latitude estimée 19° 32' S
longitude 27° 52' O
Samedi 28
Les vents soufflent de l'ESE au NE et mollissent. Vers 2 heures du matin, grain de grosse pluie,
beau ensuite et belle mer. Au lever du soleil, thermomètre 23° par M. Marion, à 2 heures du soir,
26° 1/2. Variation ortive 0° 15' NO ; occase 1° 27' NE. On continue de voir des cordonniers ou
taillevents, des goilettes, des pailles-en-queue et autres oiseaux. Vers 9 heures 1/2 du matin, étant
selon notre estime 27 degrés trois quarts à l'ouest du méridien de l'observatoire, en un même
instant j'ai observé la hauteur du bord inférieur du soleil de 52° 0'. M. Croiset a observé la hauteur
du bord supérieur de la lune de 55° 43', et M. Gaudrion a observé la distance des bords orientaux
de ces deux astres de 72° 25'. Chaque observateur était content de son observation. Il suit de cette
observation que nous étions alors à 34° 34' à l'ouest de Paris. L'estime du vaisseau est donc fautive
de 6° 49' en défaut ; la plus grande partie de cette erreur peut être rejetée sur les courants qui
portent toujours à l'ouest dans l'étendue de la zone torride et même au-delà.
A midi route 28 lieues et 1/3 au S 6° 15' E.
latitude observée 20° 53' S
latitude estimée 20° 58' S
longitude 27° 42' O
Dimanche 1er mars
Vents du NE à l'E 1/4 SE, très faibles, beau temps, belle mer. Au lever du soleil,
thermomètre, 23° ; à 2 heures du soir, 26°. Au soleil couchant variation 1° 55' NE. Entre 9 heures
1/4 et 10 heures 1/4 du matin, M. Gaudrion a pris cinq distances des bords orientaux du soleil et
de la lune. M. Croiset observait en même temps la hauteur du bord supérieur de la lune. L'heure de
ces observations a été connue à ma montre réglée sur plusieurs hauteurs du soleil, prises par M.
Gaudrion et par moi. Ces observations se sont assez accordées à nous mettre par 34° et 1/3 à
l'ouest de Paris et selon l'estime du vaisseau nous n'étions que par 27° 1/2. La différence est la
même qu'hier. Je n'osais faire part de ces résultats à M. Marion qui, dans le commencement de
notre traversée, avait paru douter de la possibilité du succès de telles observations et la raison de
son doute paraissait spécieuse. M. d'Après [32] , dont M. Marion avait été lieutenant, avait employé
cette méthode pour assurer la longitude de son vaisseau, et il s'était quelquefois trompé
grossièrement dans le résultat.
Pourrais-je me flatter de réussir mieux que M. d'Après ? Non certes, si les degrés de connaissances
sont ici seuls à considérer, mais il faut de plus avoir de bonnes tables ou de bonnes éphémérides
[33] . M. d'Après se servait probablement d'éphémérides calculées sur les tables de feu M. Cassini
[34] . Or, l'erreur de ces tables monte souvent jusqu'à 12, 15, 16 minutes et même plus : une telle
erreur en occasionne une de 6, 7, 8 degrés et au-delà dans la détermination de la longitude. Je me
servais des tables de M. Mayer [35] dont l'erreur n'a point encore été trouvée excéder deux minutes,
erreur qui n'en peut produire une que d'un degré dans le résultat de la longitude. D'ailleurs, en
multipliant les observations comme je compte le faire, les erreurs se compensent probablement et
en prenant un résultat mitoyen entre les résultats, on peut être assuré ; à peu de chose près de
l'erreur de l'estime que l'on a faite de la longitude du vaisseau. Au reste, lorsque j'ai fait part à M.
Marion de mon résultat, il a paru n'en être pas surpris ; de telles erreurs dans l'estime de la
longitude étant assez fréquentes. D'ailleurs les oiseaux que nous avions vus, indiquaient assez que
nous avions passé plus près des côtes du Brésil que nous ne le croyions.
A midi nous n'avions fait que 22 lieues 1/2 au sud 1/4 SE 1° E.
latitude observée 22° 00' S
latitude estimée 21° 59' S
longitude 27° 27' O
ou selon moi environ 33° 30' O
Lundi 2
Vents du SE à l'E ; il fraîchissaient un peu ; temps comme hier. Au lever du soleil,
thermomètre 24° ; à une heure 1/2 du soir, 25° 1/2. Variation le matin 1° 8', le soir 3° 0' NE*.
Au lever du soleil, thermomètre 24°, à une heure 1/2 du soir, 25°. A midi nous avions fait
28 lieues et 1/4 au sud, 1° 30' O.
latitude observée 23° 26' S
latitude estimée 23° 25' S
longitude 27° 30' O
Selon moi environ 33° 30' O
Vers 9 heures du matin, M. Gaudrion, aidé de M.M. Croiset et Thuillier, avait fait une
observation de la distance des bords orientaux de la lune et du soleil, mais il a fallu se tenir pour
cela dans une posture extrêmement gênée. M. Gaudrion doute en conséquence de la bonté de son
observation. Cette observation nous mettait par 32 degrés et quelques minutes de longitude. On a
réitéré l'observation à midi et demie, mais il a fallu tenir compte du mouvement de la montre jusque
vers une heure 1/4, la variation de la hauteur du soleil ayant été jusque là trop peu sensible pour
qu'on put en conclure l'heure avec quelque certitude. Cette seconde observation nous mettait pas
33° 21' de longitude à l'ouest de Paris.
Mardi 3
Vent E et 1/4 NE faiblissant ; le reste comme hier. Au lever du soleil thermomètre 23° 1/3
; à une heure 1/2 du soir, 26° 1/3. Variation tant au matin qu'au soir, 2° 45' NE. Vers 9 heures 20
minutes du matin M. Gaudrion a pris la distance des bords orientaux du soleil et de la lune de
39° 12'. M. Croiset a trouvé la hauteur du bord inférieur du soleil de 46° 17'. J'ai estimé celle du
bord inférieur de la lune 84° 22'. Cette observation calculée nous met par 34° 25' de longitude à
l'ouest de Paris.
On a vu aujourd'hui un alcyon.
A midi route des 24 heures, 31 lieues 1/2 au S.
Latitude observée et estimée 25° 00' S
longitude estimée 27° 30' O
selon moi environ 33° 30' O
Mercredi 4
Vents de l'ENE au N 1/4 NE, mollissant toujours. Il paraît que nous quittons les vents
alizés. On a commencé hier à substituer des voiles neuves à celles qui nous avaient fait traverser la
zone torride : on s'attend à des vents plus violents que ceux que nous avons éprouvés jusqu'à
présent. Au lever du soleil thermomètre observé par M. Marion 24 presque ; à une heure et demie
du soir 27°
A midi route 24 lieues au SSE 1° 45' S.
latitude observée 26° 13' S
latitude estimée 26° 07' S
longitude 27° 02' O
selon moi environ 33° 02' O
On a vu ce matin plusieurs baleines et un cordonnier ou taillevent.
Vers une heure 1/2 du soir il est venu un petit grain de pluie qui a fait fraîchir, mais cette
fraîcheur n'a pas duré longtemps. A 3 heures il est survenu un grain encore plus fort. L'eau que
nous buvons aujourd'hui est très mauvaise, elle est comme absolument corrompue, elle est telle,
dit-on, dans toutes les barriques. Elle se rétablit entièrement dans les jarres, or on a laissé vider
toutes les jarres de l'équipage, sans remplir, comme on fait d'ordinaire, celles qui étaient vides,
pour donner à l'eau le temps de se bonifier, durant qu'on vidait les jarres qui restaient pleines. On
nous promet de meilleure eau dans 4 ou 5 jours.
Jeudi 5
Vents du N au NE, le soir presque calme, beau temps, belle mer. Au lever du soleil,
thermomètre 23° 3/4 par M. Marion ; à 2 heures, 26°. Variation ortive 1° 30' NE.
A midi 44 lieues 1/2 au SE 5° S.
latitude observée 27° 12' S
latitude estimée 27° 09' S
longitude estimée 26° 09' O
On a pris à la fouine une petite dorade.
Le soir, éclairs, surtout sur le SO.
Vendredi 6
Vents du SSE au SO par l'E et le N, très faibles et quelquefois calmes. A 4 heures du matin
orage ; ensuite beau temps, belle mer. Avant le lever du soleil les nuages étaient singulièrement
nuancés de couleurs très vives et très agréablement diversifiées ; ils formaient un spectacle tout à
fait nouveau pour moi. J'ai remarqué plusieurs fois durant le cours de mon voyage cette variété de
couleurs dans les nuages, mais avec des nuances moins vives qu'aujourd'hui. Au lever du soleil,
thermomètre 22° et un peu plus ; à 2 heures du soir, 26° 1/2. Variation ortive 1° 10' NE.
On continue à faire les préparatifs nécessaires pour voyager dans les mers orageuses.
A midi notre route des 24 heures n'a été estimée que de 8 lieues et 1/3 au SSE 40' S.
latitude observée et estimée 27° 35' S
longitude estimée 25° 59' O
La mer aujourd'hui paraissait au moins aussi unie que nos étangs et nos rivières peuvent
l'être. A peine y apercevait-on quelques ondulations. On distinguait sur sa surface des espaces plus
unis, ou pour parler plus correctement, plus polis que le reste. Je ne puis mieux les comparer qu'à
des chemins un peu tortueux qui traverseraient une grande plaine. Ces espèces de chemins
s'étendaient hors de la portée de la vue ; ils étaient disposés comme au hasard, sans aucune
symétrie, mais toujours en largeur assez sensiblement égale. M. Marion, que j'ai consulté à ce
sujet, m'a dit qu'il avait remarqué plusieurs fois ce phénomène, mais il n'y conçoit aucune liaison
avec la constitution de l'air, passée, présente ou future. Lorsque j'ai remarqué ce phénomène, nous
avancions lentement, mais au moins nous avançions, le vent se faisait sentir. Durant la nuit il s'est
élevé une grosse lame du côté de l'ouest, ce qui occasionne un tangage assez fort. Cependant nous
sommes presque en calme. Il vient une autre petite lame du nord-est qui barre la première, le
vaisseau est ballotté par l'action de ces deux lames.
Samedi 7
Vents très faibles du NE au NO : beau temps, vers 11 heures du soir, pluie. Toujours un
peu de roulis. Au lever du soleil, thermomètre, 21° 5/6 par M. Marion ; à 2 heures du soir, 24° 3/4.
A midi, 7 lieues 3/4 au SE 1/4 S 4° S.
latitude observée et estimée 27° 55' S
longitude estimée 25° 46' O
Dimanche 8
Vents faibles du NO à l'ESE passant par l'ouest et le sud, beau temps le matin, bruine
après-midi, mer un peu houleuse. On continue les préparatifs contre les roulis futurs. Au lever du
soleil, thermomètre 22° par M. Marion. Variation ortive 1° 14' NE.
latitude observée 28° 33' S
latitude estimée 28° 35' S
longitude estimée 25° 01' O
ou selon moi 31° 00' O
* On a pris une belle bonite.
Lundi 9
Vents du SE à l'E 1/4 SE assez bon frais, temps couvert, mer très houleuse, en
conséquence le tangage est fort et beaucoup de passagers ont payé de nouveau le tribut. M.
d'Eucarpie ne se porte pas bien. Ce qui contribue encore beaucoup à notre malaise, c'est que l'on
est obligé de prendre le vent au plus près, pour ne pas nous éloigner trop de notre route. Au lever
du soleil, thermomètre observé par M. Marion 21°, à 2 heures du soir ou peu avant, 19 ° 3/4.
Presque tous ont jugé que les habillements à la légère commençaient à devenir hors saison : les
justaucorps, les surtouts, etc. reparaissaient aujourd'hui, et ce n'est pas sans raison. A midi, nous
avions fait 33 lieues par différentes routes lesquelles se sont réduites à 21 lieues 1/2 en droiture
vers le SSO 15' S.
latitude observée 29° 30' S
latitude estimée 29° 33' S
longitude estimée 25° 29' O
On a encore dîné en plein air, mais ceux qui étaient à l'ouest ou du côté opposé au vent
ont dîné fort mal à leur aise : comme le vaisseau penchait de ce côté, ils couraient risque d'être
jetés à la renverse pas le roulis qui ne diminuait pas. La plupart en conséquence ont mangé debout
: le dîner a été fort court. On a diminué le nombre des voiles à cause du mauvais temps. Les
phosphores aquatiques dont j'ai parlé ci-devant commencent à reparaître.
Mardi 10
Vents de l'E 1/4 SE à l'ENE assez frais, temps couvert, mer toujours agitée et
moutonnante, tangage très fort. Au lever du soleil, thermomètre 19° 1/2 par M. Marion, à 2 heures
du soir même hauteur. A midi 35 lieues et 1/3 en droiture au SSO 5° 15' S.
latitude estimée 31° 11' S
longitude estimée 26° 05' O
Nous avons dîné à couvert et, fort au large, le roulis, ou plutôt le tangage, fait impression
sur beaucoup d'estomacs.
Mercredi 11
Vents de l'E au NE 1/4 N, ils mollissent un peu. Le temps, couvert d'abord, s'éclaircit
ensuite, très belle soirée. Le tangage diminue, la joie renaît ; belle mer le soir. Au lever du soleil,
thermomètre 18 1/2 par M. Marion, à 2 heures du soir un peu plus de 19°. Nous avons vu une
envergure. C'est un oiseau assez semblable à celui que l'on appelle mouton du Cap ; les principales
différences sont que le mouton a le corps plus gros, les ailes moins étendues et le vol plus pesant, il
bat plus de l'aile. Il y a deux espèces de mouton, les uns sont blancs, les autres gris ; c'est un
oiseau fort gros, c'est tout ce que je peux dire.
Au jour on a augmenté le nombre des voiles. A midi [route] 35 lieues au sud 8° E.
Latitude observée 33° 11' S
latitude estimée 32° 55' S
longitude estimée 25° 48' O
selon moi environ 31° 45' O
Ce soir, vers 5 heures 1/2, M.M. Gaudrion et Croiset ont fait trois observations de la
distance des bords occidentaux du soleil et de la lune, et en même temps de la hauteur d'un des
bords du soleil, et M. Trévant a observé la hauteur du bord inférieur de la lune. Le résultat de ces
observations est que nous étions alors à 30° 28' à l'ouest du méridien de Paris. Cette observation est
marquée sur mon journal comme douteuse. Au coucher du soleil, variation 3° NE.
Jeudi 12
Vents du NNE au NNO très faibles jusqu'à midi ; ils fraîchissent ensuite un peu ; très beau
temps et très belle mer. Au lever du soleil, thermomètre 17° 3/4 par M. Marion. Vers 2 heures du
soir 20° et un peu au-delà. Variation ortive 3° 48' NE. On a vu ce matin plusieurs envergures et un
mouton du Cap : nous ne sommes pas cependant très fort voisins du cap de Bonne Espérance. Ces
oiseaux seraient-ils habitants de l'île de Saxembourg [36] laquelle, selon les cartes, doit être éloignée
de quelques cent lieues vers le nord-est ? S'ils viennent du Cap, il faut qu'ils aient fait 700 à 800
lieues au moins pour nous rendre visite. A midi route 16 lieues 1/3 au SE 4° 1/2 E.
Latitude observée 33° 49' S
latitude estimée 33° 42' S
longitude observée 25° 03' O
Selon moi environ 31° 00' O
Vers une heure, M.M. Marion, Croiset et Gaudrion, prenant en même temps la hauteur du
soleil, celle de la lune et la distance des bords occidentaux, et vu la trop grande proximité de midi,
M. Gaudrion reprenant une bonne demie heure après la hauteur du soleil pour constater avec plus
de certitude l'heure de l'observation précédente, j'ai trouvé que nous étions par la longitude
occidentale de 30° 41' et demie à l'égard du méridien de Paris.
C'est ici la dernière observation par laquelle j'ai essayé en allant aux Indes de déterminer
la longitude du vaisseau, en suivant la méthode des distances de la lune au soleil. Les
circonstances qui ont suivi notre rencontre du vaisseau le Lys m'ont dégoûté de ces observations. Je
crois pouvoir conclure de celles que j'ai faites jusqu'ici, que notre vaisseau avait été porté par les
courants et par l'erreur de l'estime, six degrés environs plus à l'ouest que nous ne l'avions estimé.
Je ne crois pas qu'on doive s'attendre à trouver ces six degrés d'erreur lorsque nous doublerons le
cap de Bonne Espérance. J'ai déjà fait remarquer que notre estime du chemin que nous parcourons
chaque jour pêche beaucoup plus souvent par défaut que par excès. On en a vu encore des
exemples hier et aujourd'hui. Comme notre route va maintenant être vers l'est, on ne pourra point
corriger journellement cette erreur, si elle continue à avoir lieu. Ce ne sera qu'au Cap que nous
pourrons nous apercevoir du chemin que nous aurons fait au-delà de notre estime. Notre route
véritable excèdera d'autant plus la route estimée, que l'erreur de six degrés, que je crois devoir
reconnaître dans notre estime actuelle de la longitude, sera réduite à une moindre quantité. Outre
la cause que je viens d'indiquer, j'en soupçonnerais encore une qui pourrait dorénavant nous
emporter vers l'est plus que nous ne pourrions l'estimer. Le courant violent de l'ouest à l'est qui se
fait sentir au sud du Cap Horn ou de l'Amérique [37] , ne pourrait-il pas étendre sa sphère d'activité
jusqu'à nous ? Qui connaît les bornes de cette sphère ? Je ne doute pas qu'elle ne s'étende au loin,
avec d'autant moins de force cependant, que d'un côté elle s'écarte plus du lieu que l'on peut
regarder comme son centre et que, de l'autre, on est plus éloigné de la direction de son
débarquement.
Vendredi 13
Vents du N au SO par l'O, assez bon frais, mais inégal ; petite pluie presque continuelle,
assez belle mer. Au lever du soleil, thermomètre 19° 1/2 par M. Marion, à 2 heures du soir 19°.
Variation ortive 1° 20' NE. A midi 37 lieues et 1/3 à l'E 1/4 SE.
latitude estimée 34° 11' S
longitude estimée 22° 51' O
Samedi 14
Vents variables du SSO à l'O 1/4 NO, frais passable et inégal ; temps couvert par
intervalles ; mer assez belle, cependant un peu agitée. Au lever du soleil, M. Marion a observé le
thermomètre 16° 1/2 ; à 2 heures du soir, 18° 1/2.
Un rhumatisme me court tout autour de la poitrine. A midi, 41 lieues à l'E, 10 degrés 1/2
S.
latitude observée 34° 42' S
latitude estimée 34° 34' S
longitude estimée 20° 25' O
variation occase 1° 20' NE
Dimanche 15
J'ai peu dormi, beaucoup sué, ce qui a presque enlevé mon rhumatisme.
Vents de l'O au SO, frais inégal. A 4 heures après midi, bon frais ; temps couvert et petite
pluie par intervalles ; belle mer, avec des roulis cependant. Thermomètre au lever du soleil par M.
Marion et à 2 heures du soir, 19°. On a vu ce matin une poule mauve. A midi route estimée 37
lieues à l'E 1/4 SE 1° S.
Latitude observée 35° 20' S
Latitude estimée 35° 06' S
Longitude estimée 18° 13' O
On a aujourd'hui agité une question : il s'agissait de décider si le séjour de la bastille
serait préférable ou non à celui de notre vaisseau. Nous nous trouvions pour la plupart beaucoup
plus libres dans un navire, que nous n'aurions cru l'être entre quatre murailles. M. le comte de
Chemillé n'imagine point au contraire de captivité plus grande que celle à laquelle il se trouve
actuellement soumis. A la Bastille, il aurait au moins la liberté du choix entre les différents états ou
manières d'être qui lui seraient permises dans un pareil séjour : il dormirait, il lirait, il réfléchirait,
il mangerait, il chanterait sans contrainte, autant qu'il le jugerait à propos, et sur le choix il ne
dépendrait que de lui-même. Ici, il ne saurait disposer des heures ; il en est qui doivent être
générales pour tout l'équipage. La retraite n'est pas praticable. Si le tangage ou le roulis n'ont pas
permis de fermer l'oeil durant la nuit, les roquesa permettent encore moins de se dédommager
durant le jour. Des réflexions suivies sont-elles compatibles avec les voix clapissantes des uns, avec
la flûte et le violon des autres, en un mot, avec le brouhaha perpétuel qui retentit sans cesse à nos
oreilles ? La lecture, bornée à très peu de livres, est d'ailleurs trop interrompue par les mêmes
causes. La promenade n'est pas plus possible que dans une vraie prison. La compagnie, quoique
supposée bonne en elle-même, peut n'être pas de notre goût ; or, tout mûrement considéré, il vaut
mieux être seul que d'être forcé à fréquenter longtemps une compagnie qui déplaît. Enfin, la santé
altérée par des mouvements continuels en tout sens, auxquels la machine n'est pas accoutumée,
ne permet pas même à l'âme de jouir du peu de bien qu'elle pourrait ou rencontrer, ou se procurer
dans un navire. Telle est l'idée, juste sur bien des articles, que M. le comte de Chemillé se forme de
notre état actuel. Je n'admettrai cependant pas la conséquence que M. le comte en tire par rapport
au degré de préférence qu'il accorde au séjour de la Bastille sur celui de notre navire. J'admets
encore moins la conséquence suivante : M. le comte combinant son malaise présent avec celui qui
lui serait occasionné par deux coups de garcettes bien appliqués de la main de chacun des 60
soldats qui forment la compagnie que nous avons à bord. Il endurerait avec plaisir ce tourment
passager de 120 coups de garcette, si cette opération pouvait le transporter à l'heure même à
Pondichéry ; et, lorsqu'il aura terminé ses affaires dans l'Inde, il serait très content si la réitération
d'une pareille cérémonie pouvait le ramener subitement en France. La proposition a effrayé
plusieurs esprits. Tout aussi bien examiné, elle n'est cependant pas si déraisonnable ; le tout est
relatif au degré de malaise que chacun de nous peut éprouver dans ce voyage. Car pour l'honneur,
il est clair qu'il serait absolument à couvert ; l'exécution de laquelle dépendrait le transport subit,
soit dans l'Inde, soit en France, ne serait qu'un remède, ou un moyen et la punition seule peut
déshonorer.
Lundi 16
Vents du SO, au S 1/4 SE, bon frais, quelques rafales de vents qui obligent à veiller sur les
voiles. Dans une de ces rafales notre bout-de-dehors de beaupré a cassé au ras du cercle. Assez
beau temps, mer houleuse et roulis assez forts depuis midi. Au lever du soleil, thermomètre 15°
1/4 par M. Marion et à 2 heures du soir, 15°. A midi route estimée 54 lieues 2/3 à l'E 4° 30' N.
latitude observée 34° 41' S
latitude estimée 34° 58' S
longitude estimée 14° 53' O
Variation occase 1° 15' NO
Mardi 17
Vents variables du SE à l'ONO par le N et l'O, presque calme, mer très houleuse ; assez beau temps.
Au lever du soleil, thermomètre observé par M. Marion 13° 1/2, à 2 heures du soir 15° 1/2. Nous
avons vu aujourd'hui beaucoup d'oiseaux : des envergures, des moutons du Cap, des goilettes, etc.
A midi route 31 lieues 2/3 à l'E 40' S.
Latitude observée 34° 43' S
latitude estimée 34° 42' S
longitude estimée 12° 57' O
Mercredi 18
Les vents du NO à l'O., ils fraîchissent surtout après midi. Temps couvert par intervalles ; la
mer s'apaise un peu. Au lever du soleil, thermomètre 15° 1/2 par M. Marion, à 2 heures du soir 18°
; à 2 heures 1/2, presque 19°. A midi, route 25 lieues 2/3 à l'ESE 3° E.
latitude observée 35° 08' S
latitude estimée 35° 09' S
longitude observée 11° 28' O
Variation au coucher du soleil 2° 15' NO
On a mis aujourd'hui un bout-de-dehors de beaupré neuf en place de celui qui s'était
cassé avant-hier.
Jeudi 19
Les vents du NO à l'O 1/4 NO mollissent un peu vers midi, ils fraîchissent ensuite de
nouveau ; beau temps avec bien des nuages cependant ; mer un peu roulante. A la messe célébrée
par M. d'Eucarpie, on a été obligé, pour la première fois, d'affermir dans leur situation les
chandeliers et la croix, et de tenir perpétuellement le calice. Au lever du soleil, thermomètre 17°
par M. Marion, à 2 heures du soir, 19°. A midi, route estimée 45 lieues 3/4 à l'ESE 5° 20' E.
latitude observée 35° 39' S
latitude estimée 35° 48' S
longitude observée 8° 47' O
Vendredi 20
Vents comme hier ; ils mollissent à midi. Assez beau temps, non sans nuages ; mer belle,
mais avec une grosse lame qui vient de l'OSO. Au lever du soleil thermomètre 16° 3/4 par M.
Marion, à 2 heures 20°. Nous entrons aujourd'hui en automne par le passage du soleil au nord de
l'équateur.
A midi route estimée [ ] lieues et 1/3 à l'E 6° 15' S.
latitude estimée 35° 53' S
longitude estimée 6° 04' O
Le dîner a été aujourd'hui servi en maigre, c'est-à-dire en légumes séchés et en morue
réservée pour ce repas. On a pareillement suspendu tous les jeux. Mais pour remédier sans doute à
l'ennui que l'inaction aurait occasionné, on a imaginé de nous divertir par une lutte de mousses. Ils
y ont consenti et s'y sont livrés avec l'ardeur la plus martiale, mais seulement après la promesse
formellement exigée, et solennellement faite, que les vaincus n'auraient pas le fouet.
Samedi 21
Vents du NO au N 1/4 NE ; petit frais, assez beau temps le matin, très beau le soir. La mer
est moins roulante. Nous avons vu hier et nous voyons encore aujourd'hui passer près du navire de
gros amas de goimon, ou algue marine à grandes feuilles. On dit que nous en verrons beaucoup
d'ici au Cap. Au lever du soleil, thermomètre 16° 1/2, à 2 heures du soir 18° 1/2, à 3 heures 18°
3/4. A midi route des 24 heures, 28 lieues 2/3 à l'E 6° S.
latitude observée 6° 13' S
latitude estimée 36° 02' S
longitude observée 4° 22' O
variation occase 6° 35' NO
Le soir j'observais les astres selon ma coutume, je cherchais des comètes sans en trouver ;
mes yeux à la fin se sont fixés sur la planète de Vénus. M. le comte de Chemillé m'a surpris dans
cette attitude, elle a échauffé sa verve poétique. Il en est sorti cette épitaphe :
Ci gît, qui chérit tant Vénus,
Qu'à Rodrigue il fut la surprendre :
De l'Astrologue in partibus,
Cher passant, respecte la cendre.
Cette épitaphe nous a fait rire. En mon particulier, je ne l'ai point regardée comme une
prophétie irréfragable d'un malheur qui m'attendait à Rodrigue.
Dimanche 22
Vents du NNO à NNE ; ils fraîchissent beaucoup surtout après midi ; beau temps, belle
mer, mais avec quelques roulis qui ont encore fait payer le tribut à M. le comte de Chemillé. Au
soleil levant, thermomètre 16° par M. Marion, à 1 heure 1/2 du soir, 17° 3/4, à 2 heures, 17° 1/2.
On continue de voir du goimon. On voit aussi des poules mauves. M. Cormao en a tiré une ce
matin, elle a pensé tomber dans le vaisseau, elle est tombée dans la mer ; aussitôt sa compagne
s'est abattue près d'elle comme pour la secourir ou pour recevoir ses derniers soupirs. Nous nous
sommes bientôt écartés de ce couple désolé et n'avons pu voir leurs tendres adieux.
Variation ortive 7° 25', occase 8° 0' NO.
A midi, route 37 lieues 2/3 à l'E 30' N.
latitude observée 36° 12' S
latitude estimé 36° 12' S
longitude estimée 1° 58' O
Lundi 23
Les vents du NNO au N 1/4 NE sont moins frais après midi qu'avant ; beau temps,
quelquefois couvert ; belle mer. Au lever du soleil, thermomètre 17° par M. Marion, à 2 heures du
soir, 18° 1/2. Variation ortive 10° 30'. Je crois que c'est trop. On voit toujours des poules mauves. A
midi route 62 lieues 1/3 E 3° 15' N.
latitude observée 36° 00' S
latitude estimée 36° 02' S
longitude observée 1° 54' O
Selon cette estime, nous aurions traversé vers minuit le méridien de Paris. Mais au 12 de
ce mois, nous étions encore d'environ 6 degrés plus à l'ouest que ne le portait notre estime. Cette
différence a dû diminuer depuis pour les raisons que j'ai déduites sur le 12 mars, mais je ne crois
pas que la diminution puisse excéder un degré. Ainsi aujourd'hui à midi, je compte que nous
sommes encore de 3 degrés environ à l'occident du méridien de Paris.
Mardi 24
Vents du NNO à l'ONO, frais assez bon ; beau temps, belle mer. Au lever du soleil,
thermomètre 17° par M. Marion, à 2 heures du soir 19°. Variation ortive 10° 30', occase 12° 20' NO.
A midi 45 lieues à l'E, 6° 45' N.
latitude observée 35° 44' S
latitude estimée 35° 45' S
longitude estimée 4° 41' E
Mercredi 25
Vent, temps et mer comme hier. Au lever du soleil, thermomètre 17°, à 2 heures du soir
18° 1/2. Nous continuons de voir des envergures et des moutons du Cap. Variation ortive 14° NO.
J'ai été présent à l'observation de cette variation et cela m'était déjà arrivé assez souvent. J'ai
remarqué que M. des Moulières, notre premier pilote, commence à observer la variation ortive
depuis le premier instant où le soleil commence à pointer au-dessus de l'horizon, et qu'il ne
discontinue pas jusqu'à ce que cet astre soit entièrement sorti. Il prend un milieu entre toutes les
différences que le balancement du vaisseau, ainsi que le déplacement du soleil peuvent
occasionner, ce qui doit donner à peu près la variation au lever du centre du soleil. L'opération est
proportionnellement la même pour la variation occase. Mais la variation ainsi trouvée n'est point
dégagée de l'effet de la réfraction, ce qui doit occasionner une erreur de 30 à 40 minutes sous une
latitude de 42 degrés ; l'erreur est d'autant moindre que l'on est plus près de l'équateur. Sous les
latitudes septentrionales, la variation occase doit paraître plus occidentale et l'ortive plus orientale
qu'elles ne le sont réellement. C'est le contraire sous les latitudes méridionales.
M. Marion a pour principe de prendre la variation lorsque le bord inférieur du soleil touche
l'horizon. Cette méthode au moins corrigerait la moitié de l'erreur. On pourrait attendre que le
soleil fut entièrement élevé au dessus de l'horizon de la moitié de son diamètre ou environ, ou bien
on pourrait l'observer depuis qu'il est entièrement sorti de l'horizon, jusqu'à ce qu'il fut élevé
au-dessus au moins de l'étendue de son diamètre, et prendre le milieu entre les différentes
déterminations que l'on observerait. Quelques marins m'ont dit avoir remarqué que la variation
ortive, soit NE, soit NO, sous quelque latitude que ce fût, était toujours plus forte que la variation
occase. Cela ne doit pas être. Si l'on a cru quelquefois l'observer ainsi, et l'on trouve en effet des
exemples dans ce journal, il faut l'attribuer, ou au défaut du compas, ou de la boussole qui est mal
centrée ou mal divisée, ou au fer trop voisin de l'aiguille aimantée, ou à quelque mauvaise méthode
de l'observateur , ou enfin à quelque autre cause accidentelle et absolument étrangère à la
direction naturelle de l'aiguille. Il m'a paru que sur le d'Argenson on apportait assez d'attention à
l'observation de la variation, si ce n'est qu'on n'évite pas avec assez de précaution le voisinage du fer
et que, comme je l'ai dit, on ne tient aucun compte de la réfraction du soleil. Au reste, il est souvent
très facile de remédier à ce second défaut si l'on a observé consécutivement deux variations, l'une
au lever, l'autre au coucher du soleil et que, durant l'intervalle de temps écoulé, la route du navire
ait été à peu près uniforme. Sans dégager ces variations de l'effet de la réfraction, il suffit de
prendre la moitié de leur somme pour avoir exactement la variation à l'heure de midi ou de minuit,
renfermée entre ces deux observations. Ceci suppose que sous les latitudes septentrionales, tout
d'ailleurs égal, on n'aura pas trouvé la variation nord-ouest ortive plus grande que l'occase ; car
l'unique parti qu'il y a à prendre dans ce cas, est de reconnaître que l'on s'est trompé dans une des
deux observations, et peut-être même dans toutes les deux.
A midi route estimée 43 lieues 1/3 à l'E 5° S.
latitude observée 35° 52' S
latitude estimée 35° 54' S
longitude estimée 7° 22' E
Jeudi 26
Vents de l'ONO à l'OSO, frais inégal ; bruine durant toute la nuit au jour assez beau
temps, belle mer. Au lever du soleil, thermomètre 17°, à 2 heures du soir, 16°. On voit encore
quelques moutons du Cap et beaucoup de poules mauves. M. de Marnière en a tué une, elle est
tombée dans la mer. A midi, route estimée, 36 lieues à l'E 7° S.
latitude observée 36° 09' S
latitude estimée 36° 05' S
longitude estimée 9° 35' E
variation occase 15° 20' NO
Vendredi 27
Vents de l'O au S 1/4 SO, assez faibles d'abord, ils fraîchissent ensuite, de manière que
vers 10 heures du matin on a filé dix noeuds et dix et demi. Cette grande fraîcheur a commencé par
un petit grain de pluie. Le ciel a été assez beau le reste du jour. La mer est fort moutonneuse, belle
d'ailleurs et sans roulis. Au lever du soleil, thermomètre 15° 1/2, à 2 heures du soir 14 ° 3/4.
Variation ortive 16° 0', occase 16° 30' NO.
Les vagues ont laissé sur le tillac un petit caillou blanc et transparent ; je l'ai conservé
quelque temps, mais je l'ai perdu depuis ainsi que bien d'autres choses plus précieuses.
A 9 heures 19 minutes 13 secondes, temps vrai, M. Gaudrion observant la hauteur du bord
inférieur du soleil de 35° 54', établit l'heure susdite. M. Croiset a trouvé la hauteur du bord
supérieur de la lune de 34° 16' à l'ouest, d'où je conclus notre longitude de 6° 44' 15° S, à l'est du
méridien de Paris. Selon l'estime du vaisseau la longitude est de 11° 40'. L'erreur de 6 degrés vers
le 12 mars est donc maintenant au-dessous de 5 degrés et peut-être au-dessous de 4 et demi. A
midi 43 lieues 1/4 à l'E 1° 35' N.
latitude observée 36° 00' S
latitude estimée 36° 05' S
longitude estimée 12° 15' E
Selon moi environ 07° 15' E
Après midi, la mer devient grosse, le vent souffle par rafales, on est obligé de diminuer les
voiles et de les veiller.
Samedi 28
Vents variables du S au SE, ils ont molli. A midi ils reprennent force, mais comme ils sont
presque contraire, on suit diverses routes et l'on présente peu de voiles au vent pour ne pas faire
beaucoup de chemin ; temps assez beau, couvert par intervalles, mer houleuse. Au lever du soleil,
thermomètre 14° observé par M. Marion, à 2 heures du soir 16 degrés 3/4.
J'ai fort mal passé la nuit. Un rhumatisme sur les deux épaules et sur presque tous les
muscles de la poitrine m'a fait beaucoup souffrir.
A midi, route 45 lieues 2/5 en droiture à l'E, 6° 45' N.
latitude observée 35° 47' S
latitude estimée 35° 43' S
longitude estimée 15° 30' E
variation occase 17° 30' NO.
A 6 heures du soir nous commençons à gouverner vers le SO c'est-à-dire que nous sommes
en bonne route pour doubler non pas le Cap de Bonne Espérance, mais le Cap Horn, à l'extrémité
méridionale de l'Amérique*.
Dimanche 29
Vents du SSE à l'E 1/4 SE : nous continuons notre route vers le Cap Horn jusqu'à 6
heures du soir que nous prenions la bordée de l'ENE. Le vent est assez frais, son seul défaut est de
venir du côté où nous voudrions aller ; le temps est assez beau, la mer houleuse ; il y a beaucoup
de tangage. Au lever du soleil, thermomètre 16° 1/2, par M. Marion, à 2 heures du soir, 18°.
J'ai passé la nuit moins mal que je ne le craignais. J'ai sué peu, mais longtemps, le
rhumatisme est plus tolérable, au moins j'ai beaucoup plus de faciliter à respirer. Par le conseil de
M. Marion, j'ai pris dans du vin blanc une petite cuillerée de drogue amère de Pondichéry. Je ne
crois pas avoir avaler de mes jours une boisson si détestable au goût : toutes nos médecines, le
kina-kina, le vin d'absinthe, etc. sont des douceurs en comparaison. M. l'abbé Murphi, notre
aumônier, clistérisé, saigné, purgé depuis peu de jours pour un mal de gorge, me tenait compagnie.
Les grimaces que nous avons fait l'un et l'autre ont fait perdre à M. d'Eucarpie la gravité épiscopale :
il a beaucoup ri à nos dépens. M. Marion attribue les effets les plus surprenants à cette drogue, du
secret de laquelle les Jésuites de Pondichéry sont, dit-il, les seuls possesseurs. On a cependant
prétendu m'en donner la recette à Bourbon. Je la transcrirai ci-dessous. Je lui pardonne son
déboire affreux, si ses effets sont aussi salutaires que M. Marion a entrepris de nous le persuader. A
midi nous avons fait 32 lieues en différentes courses, mais en droiture ces 32 lieues se réduisaient
à 12 lieues au S 1/4 SO 3° O.
latitude observée 36° 46' S
latitude estimée 36° 22' S
longitude estimée 14° 52' E
Selon moi environ 10° 00' E
Variation occase comme hier.
Je ne sais à quoi attribuer l'état où je me suis trouvé vers 7 heures : une forte sueur, une
espèce de défaillance, telle que j'en éprouve quelquefois dans les grandes chaleurs, des tranchées,
un petit étourdissement de tête, tels étaient les symptômes. Le dernier pouvait être occasionné par
le tangage, les autres dépendaient d'une cause différente. L'état où je me trouve, je veux dire celui
de navigateur en longue course, est sans doute la cause du total. Nonobstant ce malaise, si je
n'éprouve pis, je crois m'être mieux porté sur mer que je ne l'aurais fait en même saison sur terre.
Je me suis couché peu après cette espèce de crise qui n'a pas duré : je n'ai pas dormi [avant]
minuit.
Lundi 30
A minuit j'ai entendu un grand mouvement sur le gaillard ; j'ai supposé que le vent
changeait et j'ai supposé vrai : il tournait à l'est et l'on mettait le cap vers le S 1/4 SE du compas.
Ce vent d'est, très faible, a duré jusqu'à midi ; alors il a commencé à varier jusqu'à l'ouest en
passant par le nord et à 5 heures du soir il était bon frais. A 2 heures du soir on a gouverné à l'est
du compas. Temps presque toujours couvert, mer houleuse, un peu grosse le soir. Au lever du
soleil, thermomètre 18° 1/2, à 2 heures du soir 19 1/2 observé par M. Marion. Variation ortive 18°
NO.
J'ai peu dormi parce que quelques-uns de nos jeunes officiers n'étaient pas en humeur de
dormir. Lorsqu'ils veillent, il nous est défendu de fermer l'oeil. Je me porte cependant assez bien, le
rhumatisme est dissipé, l'appétit revenu. J'ai pris une seconde dose de drogue amère de
Pondichéry, M. Marion prétendant qu'il faut en prendre durant trois jours consécutifs. Aujourd'hui
cette drogue m'a relâcher ; M. Marion en a conclu que j'avais besoin d'être relâché, car cette drogue,
selon lui, est laxative et astringente selon les différents besoins de celui qui a recours à son
efficacité. La drogue amère de Pondichéry est, dit-on, connue à Paris, mais je ne sais si nos docteurs
de la très salubre faculté lui connaissaient cette propriété singulière de produire des effets
absolument opposés, mais toujours analogues aux besoins du malade. Il faut convenir que la
panacée universelle ne peut être plus efficace.
A midi 26 lieues 2/3 en différentes routes, 13 lieues 1/2 seulement en droiture au S 1/4
SE 45' E.
latitude observée et estimée 35° 26' S
longitude estimée 15° 02' E
Pluie le soir.
Mardi 31
Vents O et O 1/4 SO, bon frais, vent par rafales, temps couvert, mer très belle, à voir
s'entend. Les vagues se battent on ne peut mieux, j'ai de la peine à discontinuer de les admirer :
mirabiles elationes maxis ! Nous danserions le bon branle si nous étions obligés de serrer le vent ;
mais par bonheur il vient presque de l'arrière et aucune lame contraire ne s'oppose à notre
mouvement. Aussi, ceux que les derniers tangages et roulis avaient un peu maléficiés, se portent
beaucoup mieux aujourd'hui. Thermomètre au lever du soleil 13° 1/2 par M. Marion ; peu avant 2
heures du soir 14°. En 11 mois que j'ai passés au-delà de l'équateur, je n'ai point vu la liqueur du
thermomètre plus basse qu'aujourd'hui. On voit toujours des oiseaux.
A midi route estimée 51 lieues 1/2 vers l'ENE 4 degrés E.
latitude observée 36° 50' S
latitude estimée 36° 38' S
longitude estimée 18° 06' E
Variation occase 18° 15' NO
A 5 heures 1/2 du soir, on a sondé sans trop trouver fond à cent cinquante brasses ; on ne
voit d'ailleurs aucun signe de l'approche du Cap, si ce n'est que la mer est toujours grosse et forme
les plus jolies montagnes. Le roulis a surtout été de la première espèce. Lorsque l'on jetait la sonde
peu s'en est fallu que quelques-uns n'aient été écrasés par le roulis de quelques malles qui
n'étaient pas bien accorées. Durant la nuit, petits grains, par intervalles et beaucoup d'éclairs.
a La lieue marine d'est environ 2900 toises : le degré de latitude contient vingt de ces lieues et la
circonférence du globe terrestre en contient 7200.
[1] Guerre navale et coloniale entre l'Angleterre et la France qu'on a appelée Guerre de Sept Ans
(1756-1763).
[2] Pierre THUILLIER
[3] Paul d'Albert LUYNES (1703-1788), archevêque de Sens, fut nommé cardinal en 1756. Membre
de l'Académie Française, il fut également élu à l'Académie des Sciences en qualité de membre
honoraire. Il est l'auteur de nombreuses observations astronomiques.
[4] Pierre Charles LE MONNIER (1715-1799), astronome, membre de l'Académie des Sciences
(1741), participe à l'expédition en Laponie dirigée par Manpertuis (1736-37), dont le but était de
vérifier la thèse de l'aplatissement de la terre aux pôles.
[5] Louis PHéLYPEAUX, Comte de SAINT-FLORENTIN, Marquis de LA VRILLIèRE (1705-1777)
occupa pendant cinquante ans la charge de Secrétaire d'Etat à la maison du roi. Louis XV le
nomma ministre d'Etat en 1751.
a On sait qu'un tonneau, en terme de marine, est du poids de 2000 livres.
[6] Marc Joseph MARION-DUFRESNE naquit à St Malo le 22 mai 1724. Il commença à naviguer très
jeune ; il fut dans la Marine Royale avec brevet de lieutenant de frégate, puis fut engagé dans la
Compagnie des Indes où il mena des combats glorieux contre l'Angleterre. Il demeura quelque
temps à l'Ile de France où il s'occupa de plantations et d'affaires commerciales. En 1771,
Marion-Dufresne et son compagnon Crozet se proposèrent pour ramener dans son pays le Tahitien
Aotourou, venu en France avec Bougainville, et profitèrent de ce voyage pour tenter d'explorer des
zones australes inconnues. Après une escale au Cap, les navires descendirent vers le sud et
découvrirent le 13 janvier 1772 l'île du Prince Edouard, les îles Marion et Crozet. En mai 1772, ils
mouillèrent dans les îles de la Nouvelle-Zélande où Marion-Dufresne fut tué et mangé par les
indigènes le 12 juin 1772.
[7] Julien-Marie CROZET naquit au Port-Louis (Morbihan) le 26 novembre 1728. Il entra à 11 ans
au service de la Compagnie des Indes. Nommé enseigne surnuméraire, il passa, en 1750 sur le
Glorieux pour la campagne scientifique menée par d'Après de Mannevillette et l'abbé de la Caille.
Après plusieurs voyages dans l'océan Indien, il rentra en France en janvier 1760. Embarqué en
1761 sur le Comte d'Argenson commandé par Marion-Dufresne. Il fit ensuite campagne en Chine et
aux Indes. Et enfin participa à l'expédition chargée de ramener à Tahiti le jeune Aotourou, venu en
France avec Bougainville.
Il mourut en mer en 1780.
* Var. Ms. 1804, p. 2 : “Quelques-uns d'eux usent peut-être un peu trop du droit que certains
auteurs attribuent aux marins d'être absolument sans façon. Mais l'essentiel sur la mer est qu'un
navire soit bien conduit : le nôtre ne pouvait manquer de l'être sous de tels guides.
Les passagers étaient en grand nombre. La multitude plaît quelquefois ; je n'ose en donner mon
voyage pour exemple”.
[8] Edmé ou Edmond de BENNETAT (1713-1761), prêtre des Missions Etrangères en Indochine, où
il occupa les charges d'évêque titulaire d'Eucarpie, de vicaire apostolique du Tonquin occidental, de
coadjuteur de Cochinchine, etc., avait regagné la France après avoir été emprisonné plusieurs
années en Extrême-Orient. Comme le rapporte Pingré, il mourut sur l'itinéraire du retour à l'arrivée
à l'Ile de France. Il avait consacré l'église de Saint-Denis de l'île Bourbon en 1756.
* Var. Ms. 1804 , p. 3 : “M. de Saint Jean Estoupan destiné pour commander en second à
Pondichéry, parle peu, mais il parle toujours bien. Il a de la religion, l'esprit juste, une intelligence
assez [étendue]. Il voit et aime le bien ; et je ne doute qu'il ne soit en état de le faire. M. le Comte de
Chemillé, chevalier de l'Ordre royal et militaire de Saint-Louis, a l'esprit très orné, le coeur trop
généreux, une conversation polie et gracieuse ; sa société est tout à fait aimable. Il fait profession de
philosophie, et sa philosophie est saine à beaucoup d'égards : sa principale étude est celle de
l'homme ; il assure l'avoir commencé en s'étudiant lui-même. Il raisonne de tout, et si ses
raisonnements ne sont pas toujours également solides, ils sont du moins toujours utiles, quand ce
ne serait que pour animer la conversation. Tels étaient les principaux de nos passagers. Les autres
étaient presque tous de jeunes officiers de la Compagnie des Indes : on sait de quoi la jeunesse est
capable lorsqu'elle n'est retenue ni par le frein de la religion, ni par celui de la crainte. Il en était
cependant parmi eux qui mériteraient de justes éloges ; mais je n'entreprends point de faire un
panégyrique ; c'est notre voyage que je me propose de décrire”..
[9] Les aumôniers irlandais étaient particulièrement nombreux sur les bâtiments de la Compagnie
des Indes (un tiers environ). Un séminaire avait été créé à Nantes pour leur formation.
[10] Blaise ESTOUPAN DE SAINT-JEAN ne put occuper son poste en raison de la chute de
Pondichéry et de la capitulation de Lally-Tollendal. Il dut s'installer à l'île de France, car il apparaît
dans la liste des membres du Conseil Supérieur de l'île de 1767 à 1769.
[11] Vraisemblablement, il s'agirait de l'île de Groix, dans le Morbihan.
[12] Il s'agit vraisemblablement du coureau : canal étroit entre des rochers ou des îles et dans lequel
on peut naviguer.
* Var. Ms. 1804, p. 8 : “Tous ces embarras ne nous avaient point empêché de déjeuner et de dîner
de bon appétit. Au soir, je fis dégager ma chambre, et, m'étant glissé au milieu des meubles qui la
remplissaient, je trouvai moyen de gagner mon lit et de me coucher ; je dormis même assez bien. Il
n'en fut pas de même de ceux dont la chambre était absolument libre. Nos jeunes officiers, dont on
avait abattu les chambres, s'emparèrent de celle du conseil : ils s'y couchèrent, mais au lieu de
dormir, ils firent un sabbat qui préjudicia beaucoup au sommeil de ceux qui occupaient les
chambres voisines”.
a Lorsque le vent s'élève successivement de divers points de l'horizon sans se fixer d'aucun côté, on
dit, en terme de marine, qu'il fait des folles ventes.
[13] Penmarch est une commune à la pointe du Finistère.
[14] Une brasse est une ancienne mesure égale à cinq pieds (environ 1,60 m).
a La différence du roulis au tangage est que, dans le roulis, le balancement du vaisseau se fait de
gauche à droite et de droite à gauche, au lieu que dans le tangage, il se fait de l'arrière à l'avant et
de l'avant à l'arrière.
* Var. Ms. 1804, p. 11 : “La faiblesse de nos estomacs nous affectait cependant beaucoup moins que
le plaisir d'avoir échappé à la poursuite des insulaires ; la joie paraissait régner dans l'équipage :
chacun se félicitait avec l'éloquence qui pouvait lui être propre. J'admirai surtout celle de M. le
Chevalier de Mouy. Les Anglais passent pour extrêmement polis envers les officiers ennemis qui
sont devenus leurs prisonniers de guerre : j'en ai vu moi-même des preuves. Il s'est pu faire
cependant que quelque Anglais, moins bien élevé, ait, en quelques circonstances, dégénéré de la
vertu de ses compatriotes. M. de Mouy prétendait en pouvoir citer plusieurs exemples. En
conséquence, ses discours ne respiraient souvent que la vengeance contre les Anglais : il ne
retournait dans les Indes que pour abolir jusqu'à la mémoire même de cette odieuse nation. Cet
officier passe pour brave ; il doit en effet l'être beaucoup, s'il l'est autant d'actions que de paroles.
Je fus fort édifié du sermon qu'il nous fit après dîner sur la divine Providence qui n'avait pas permis
que nous tombassions entre les mains des ennemis du nom et de la religion des Français ; il nous
faisait admirer avec quelle intelligence ce vent favorable de nord-est nous avait été envoyé au temps
précis auquel il nous était nécessaire. Un peu plus tôt, nos ennemis auraient profité de ce vent
pour nous joindre ; un peu plus tard nous n'aurions pu faire à sa vue, les manoeuvres qui lui ont
persuadé que notre dessein était de relâcher dans quelque port. Au [début], ce raisonnement était
vrai, mais je serais [navré] que cela pût jeter un vernis d'excès de dévotion sur la réputation de M de
Mouy ; il ne se lasse pas de courir après cette gloire et je ne voudrais pas en imposer à mes
lecteurs”.
** Var. Ms.1804, p. 9 : “J'ai bien dormi et j'ai un peu plus d'appétit qu'hier”.
a Le thermomètre est gradué selon la méthode de M de Réaumur. (René Antoine FERCHAULT de
REAUMUR (1683-1757) (1730-1731) il invente le thermomètre à alcool).
[15] Position de la lune ou d'une planète au moment où sa distance angulaire par rapport au soleil
est de 90°. Les quadratures de la lune (premier et dernier quartiers). (Petit Robert)
* Var. Ms 1804, p. 15 : “Les danses ont recommencé ce soir ; M. le Chevalier de Mouy [nous]
animait du son de son violon ; les contredanses et les rondes se succédaient, lorsque, tout à coup,
le tout [est] interrompu par le son rauque d'une cornemuse villageoise. Ce son attire bientôt les
soldats et les matelots sur le gaillard, animés par cette musique qui leur était plus connue et plus
analogue que celle de l'opéra ; ils exécutent une espèce de danse bretonne extrêmement amusante.
Tout l'équipage accourt à ce spectacle, nous étions 286 ; il n'y a point assez de place pour contenir
tous les curieux : on monte sur les aubans dans les hunes, jusque sur les vergues. Les matelots se
lassent, nous leur succédons et nous essayons d'exécuter un bignou, c'est le nom qu'on donne à
cette danse rustique, mais il était facile de [nous] apercevoir que nous n'étions que de faibles
apprentis. On prit le parti d'entremêler les matelots avec nous pour nous donner le ton. Ils
accoururent peu après et l'on ne fit plus qu'une seule ronde ou plutôt un peloton serré de matelots,
de soldats et d'officiers, soit des troupes, [soit] du navire. Ce divertissement plut surtout à M
Marion : il était persuadé que la joie et l'exercice sont des préservatifs efficaces contre toutes les
maladies de mer”.
* Var. Ms . 1804, p. 16 : “Le soir, danses à l'ordinaire ; elles sont suivies de plusieurs nobles jeux
tels que celui de main chaude”.
* Var. Ms. 1804, p. 20 : “La gaieté continue toujours dans l'état major et parmi les passagers : les
contredanses du soir vont leur train. M. le Chevalier de Mouy joue tantôt du violon et tantôt il fait
l'office de maître des cérémonies. Ce qui m'a plu surtout aujourd'hui, c'est l'accord parfait de notre
violon avec la cornemuse des matelots qui se faisait entendre à deux toises au plus du violon : l'un
jouait en E si mi majeur, l'autre essayait le D la ré mineur ; l'ensemble formait une musique
inconnue à Paris, si ce n'est peut-être au commencement du printemps dans les gouttières”.
[16] Une pinte : 0,93 l.
a petites voiles qui se mettent à côté des grandes pour les élargir en quelque sorte, et donner plus
de prise au vent.
[17] Groupe d'îles qui fait partie des Canaries.
[18] En 1761, on ignore encore les propriétés photoluminescentes de certains planctons et les mers
enflammées des Tropiques étonnent beaucoup. (Mémorial de La Réunion, de 1502-1767, Australes
Editions, 1989, p. 404).
a Quelques auteurs distinguent les alizés des vents généraux. Ils donnent le nom de vents alizés
aux vents de NE qui soufflent disent-ils au nord de la ligne dans plusieurs mers et celui de vents
généraux à ceux qui soufflent du SE sur toutes les mers qui sont au sud de la ligne jusqu'au
tropique et au-delà les vents sont produits par la même cause et sont sujets aux mêmes lois. Je
crois en conséquence à propos de les désigner par le même nom. Si ceux du nord sont plus souvent
interrompus que ceux du sud, c'est qu'ils rencontrent de plus fréquents obstacles du côté des
terres.
* Var. Ms. 1804, p. 26 : “M. l'abbé de la Caille m'avait conseillé de ne point amener de domestique
avec moi. Ce conseil pouvait être bon à quelques égards, mais non pas à tous. Quoi qu'il en soit, je
l'ai suivi, et ne m'en suis pas trop bien trouvé. J'avais pris un mousse pour me servir. Il a été
aujourd'hui accusé, convaincu et puni : son crime était de m'avoir volé du linge, d'avoir escamoté à
M. Thuillier une bouteille d'eau de vie et trois bouteilles de liqueurs à M. Marie, officier de troupes
de terre. J'ai cessé de me servir de ce mousse, mais j'ai eu toutes les peines du monde à trouver
quelqu'un pour le remplacer”.
* Var. Ms. 1804, p. 27-28 : “Le vent continue de fraîchir, au grand détriment de la santé de M. le
comte de Chemillé [ ] de tout l'équipage est encore sujet au mal de mer. Si ses vomissements ne
le trahissaient, on ne saurait pas qu'il est malade, tant il prend son mal philosophiquement. Ils
nous a déduit ce soir [les raisons] qui lui dictaient cette patience, ou plutôt sa fermeté d'âme.
Epictète, présent à ce discours, [a été] reconnu le plus sage et le plus éclairé de ses disciples. Il est
vrai que dans de telles circonstances, le parti de la patience, si l'on est capable de l'embrasser, est
le meilleur à tous égards. L'impatience ne guérit pas le mal, elle ne fait que l'aigrir”.
a Le vaisseau présentait le flanc au vent, ne portait que deux voiles, tellement disposées que l'une
était enflée du côté de la proue et l'autre la poupe. En cette situation le vaisseau ne peut ni avancer
ni reculer. Il a bien quelques mouvements par le côté mais on conçoit facilement que ce mouvement
est bien peu considérable, cela s'appelle aussi, mettre en travers.
[19] Illustre astronome et géodésien, l'abbé Nicolas Louis de La Caille (1713-1762), membre de
l'Académie des Sciences dès 1741, dirigea une expédition scientifique au Cap (1750-54) qui le
conduisit également aux Mascareignes (1753). Il dressa l'inventaire du ciel austral, relevant la
position de quelque 10.000 étoiles, détermina la parallaxe lunaire, proposa une méthode de calcul
des longitudes et effectua la triangulation des côtes de l'Ile de France permettant ainsi de dresser la
première carte exacte de l'île (elle fut gravée par Belin en 1763). Son journal historique d'un voyage
fait au Cap de Bonne-Espérance (publication posthume en 1762) constitue un témoignage sur les
Mascareigne au milieu du 18è siècle.
[20] Pierre Bouguer (1698-1758), physicien, astronome, géographe et naturaliste, participa avec
Godin et La Condamine à l'expédition que l'Académie des Sciences envoya au Pérou afin de
mesurer le degré du méridien terrestre à l'équateur. La comparaison avec les résultats obtenus par
l'expédition Maupertuis en Laponie devaient permettre de vérifier l'aplatissement de la Terre aux
pôles. Egalement hydrographe et spécialiste de construction navale, Bouguer est l'auteur d'un
Nouveau traité de navigation et de pilotage (1753) auquel Pingré se réfère un peu plus loin.
[21] Premier almanach nautique qui adaptait la Connaissance des Temps, fondée en 1682, aux
besoins des calculs de mer.
[22] Orthographe ancienne de Santiago.
* Var. Ms. 1804, p. 36 : “On s'occupe toujours, ou à jouer, ou à causer. C'est ordinairement M. le
Chevalier de Mouy qui fait les frais de la conversation ; j'ai peu connu de poumons aussi
infatigables que les siens”.
* Var. Ms. 1804, p. 39 : “C'était aujourd'hui la fête de M. Gilbert de Ranger [on] l'a payée en tenant
en quelque sorte table ouverte [pour] lui : il y a eu abondance de punch, de vins, de champagne, de
liqueurs, etc”.
[23] Même confusion que Leguat. Il s'agit également ici du poisson-pilote, (Squalus carcharias).
* Var. Ms. 1804, p 41 : “M. Marion prétend que les jeunes requins sont plus difficiles à surprendre
que les vieux parce qu'ils sont moins gourmands ; mais je doute qu'il parlait sérieusement. C'était
probablement une leçon qu'il voulait donner à de jeunes requins de deux pieds qui paraissaient
plus voraces que l'on doit supposer qu'ils le soient par la suite.”
[24] Il s'agit bien d'une espèce de requin. On distingue d'ailleurs le chien de mer, ovipare, du chien
de mer à peau lisse, vivipare. Tout le développement qui suit est pure fabulation ; les nègres du
Sénégal auraient fondé leur croyance sur le mode de reproduction des vivipares.
** Var. Ms. 1804, p 43 : “Le bruit de cette prise est un [réveil] matin pour tous les passagers ; à dix
heures, nous nous trouvons sur la galerie. Nous [ne] nous étions pas encore rencontrés tant de
monde à une [telle] heure. Messieurs d'Eucarpie et de Saint-Jean seuls ne [paraissent] pas, mais ils
ne dormaient point assurément : [la] jeunesse faisait trop de bruit.
M. Marion est éveillé [en] sursaut par les cris confus de la troupe, sa première [idée] fut, ou que le
feu était au vaisseau, ou que quelqu'un fut tombé à la mer. Déjà même il se levait. Cependant, des
sons articulés lui apprennent que c'est au contraire un citoyen des eaux qui vient d'être introduit
dans le vaisseau”.
[25] Michel Adanson (1727-1808) a travaillé au Jardin du roi sous la direction de Réaumur et de
Jussieu. De 1748 à 1754, la Compagnie des Indes l'envoya au Sénégal et, en 1757, il publia une
Histoire naturelle du Sénégal. Son principal ouvrage est Famille naturelle des plantes.
a M. Adanson assure que c'est lui qui a fourni cette explication à M. de Saint-Jean.
[26] Située sur les côtes du Sénégal. Ancien comptoir français, elle a été l'un des pôles les plus
importants de la traite des Noirs de 1729 à 1731.
* Var. Ms. 1804, p. 47 : “L'exercice a duré dit-on, jusqu'à une heure ou minuit ; on a été ensuite
rendre visite aux [pêcheurs] ; on en a foulé un dans son lit ; on a persuadé [un] autre qu'un
branle-bas était [ordonné]. Vive la [liesse] pour être folle ! le temps de la sagesse dit-elle, ne viendra
que trop tôt.”
* Var. Ms. 1804, p. 48 : “En conséquence on continue à pêcher, à faire toute sorte de tintamarre, à
casser les vitres de M. d'Eucarpie, à dire qu'il n'y a qu'un prêtre qui puisse trouver mauvais qu'on
l'empêche de dormir et qu'on casse ses vitres dans un endroit où il n'y a ni verre, ni vitriers. C'était
sans doute pour trancher court à tout ce bruit que M. Marion voulait mettre fin à la pêche du
requin, il a retranché, c'est-à-dire privé de sa ration d'eau de vie celui qui avait ou prêté ou vendu de
nouvelles lignes.”
** Var. Ms. 1804, p. 48 : “J'ai très peu dormi cette nuit, [vu le sabbat] perpétuel que ceux qu'on avait
inquiétés la nuit précédente ont fait aujourd'hui pour se revenger.”
[27] Le Huguenot François Leguat participa après la révocation de l'Edit de Nantes à une mission
de renaissance aux Mascareignes en vue de l'installation d'une colonie protestante à l'île Rodrigue ;
cette expédition avait été commanditée par Henri Duquesne avec l'appui de la Compagnie
Hollandaise des Indes orientales.
A la suite de son séjour à l'île Rodrigue et à l'île Maurice (mai 1691 - mai 1695), il rédigea, sans
doute avec l'aide du protestant réfugié François Maximilien Misson, une relation intitulée Voyage et
Aventures de François Leguat et de ses compagnons en deux îles désertes des Indes orientales
(Londres et Amsterdam, 1708).
[28] ou pétrel taillevent, ou encore fouquet. Depuis 1890, on avait perdu toute trace de cet oiseau, il
a été redécouvert dans les années 1960, on l'appelle encore le pétrel Barau.
[29] Il s'agit de l'équateur. Les marins avaient pour coutume de célébrer le passage d'un hémisphère
à un autre.
* Var. Ms. 1804, p. 53, 54, 55, 56, 57.
“Je dirai seulement qu'il réclamait, comme un droit [préalable] de sa couronne la permission de
baptiser demain, à la manière accoutumée, tous ceux qui n'ont point encore traversé le centre de
son empire.
Samedi 14
[Le] vent ne quitte point le voisinage du sud-est [il fraîchit] même à 4 heures du matin, mais il
mollit ensuite ; petite pluie [vers 7] heures, assez beau temps d'ailleurs quoique [couvert] par
intervalles. Thermomètre au lever du soleil, 23 1/2 ; à 2 h. du soir, 26 et plus. On a donc fait
aujourd'hui l'impertinente cérémonie [que] l'on a jugé à propos de décorer du nom de [baptême].
Puisque j'en ai décrit hier le prélude, [cela] me permettra de décrire aujourd'hui la cérémonie
[seule] et de le faire du même ton sur lequel elle a été annoncée.
[La prière] ordinaire finie, vers huit heures et un [quart] du matin, le [courrier] du Père la Ligne est
[arrivé] comme hier botté et armé d'un fouet de [ ]. Il était, de plus, accompagné de deux
spadassins [de son] maître. Ces animaux, habitants de la ligne [équinoxiale] ressemble assez à
l'homme quant à [la] configuration extérieure de leur corps, mais non [par rapport] à sa couleur. Ils
ont la peau extrêmement [fine], colorée de diverses nuances, blanches, bleues, [ ] et noires : ces
nuances paraissent répandues [sur leur] corps, sans aucun ordre ou symétrie décidée. [Sur] leur
visage seul il paraît que la nature a [tracé] quelque espèce de régularité. Au lieu de poil [ils sont]
couverts de plumes, mais éparses ça et là, sans [qu'on] puisse en conclure que ces plumes les
rendent [plus] légers. Je ne sais s'ils sont capables de proférer [des] sons articulés : le courrier
ayant reçu son congé [on a] fait un signe par un coup de fouet ; ils ont [ensuite] pris le chemin de la
porte, en poussant un cri qui ressemblait plus au cri du singe qu'à la voix articulée de l'homme. Ils
étaient enchaînés l'un à l'autre : cette circonstance, ainsi que leurs gestes, m'auraient assez incliné
à penser qu'ils n'étaient point de l'espèce humaine si nous n'étions pas indispensablement obligés
de reconnaître une identité de nature entre nous et des créatures blanches et noires qui donnent
encore moins de signes de docilité et de raisonnement que ces animaux équatoriensa.
Le courrier remit une nouvelle lettre à M. Marion : elle contenait la liste des passagers qui devaient
être baptisés. Nous étions au nombre de 16. On afficha en même temps, au lieu le plus apparent
du vaisseau, une ordonnance de Neptune, par laquelle il nous était enjoint de nous soumettre au
baptême du Père la Ligne. Cependant nous déjeunâmes. Le déjeuner fini, le son éclatant et
harmonieux de la cornemuse annonça l'arrivée prochaine du monarque. M. de Villars fit
accompagner cet instrument par le bruit du tambour de la compagnie qu'il commande. Nous vîmes
alors s'avancer du grand hunier le cortège de son Antiquité équinoxiale. La marche commença par
quatre sergents qui descendirent par les aubans de bâbord, la hallebarde ou la pique en arrêt. Ils
furent suivis du courrier de Sa Majesté, qui montrait le chemin à douze animaux semblables à ceux
qui l'accompagnaient avant le déjeuner. Quelques-uns d'eux étaient armés de couronnes faites avec
des mâchoires de requins ; des queues enlevées à de pareils poissons pendaient majestueusement
au bas du dos de quelques-autres. Un branle général fut exécuté par tous, sur les aubans.
Cependant, le Père la Ligne paraissait au milieu d'eux et les effaçait avec autant de majesté que
l'aigle, ministre de la foudre du grand [ ] efface l'éclat de tous les habitants de l'air lorsqu'elle [ ]
les lois du Souverain du Ciel et de la Terre. [La cérémonie] finie, la marche s'est dirigée vers le [ ] à
bâbord : le poids de la personne et de [la] majesté du bonhomme la Ligne ne se remuait [pas
facilement]. Il est enfin parvenu au gaillard. [Un cheval], richement enharnaché, l'y attendait. Les
[chevaux] de ce pays ont la tête semblable à celle [de l'homme], leurs pieds ressemblent à des
cotterets, [la queue] est renfermée dans un long étui ; je ne [peux faire] la description des autres
parties : elles étaient [cachées] par un caparaçon aussi ample que celui qui [abritait] les mules de
nos Seigneurs les Eminentissimes [cardinaux] quand ils vont solennellement recevoir [la barrette]
des mains du chef de la chrétienté. [On monta] le Père la Ligne sur son cheval. Il se [promena] sur
le gaillard et donna ses ordres. Je ne [peux] me lasser d'admirer la magnificence de son
[déguisement] : un bonnet pointu, formé d'une peau de [mouton] avec sa laine et orné d'aigrettes
faites avec [ ] des plumes de toute sorte de volailles, couvrait [son auguste] chef jusqu'aux yeux :
un assortiment [ ] au bonnet revêtait le reste de sa personne. Si [la qualité] et la quantité de ses
habits paraissaient peu assorties à la température de l'air que nous [respirions], ils décelaient la
caducité du vénérable [ ] dont ils entretenaient la chaleur presque [ ]. Une barbe, digne du
général de l'ordre [ ], pendait jusqu'à sa ceinture ; un chapelet [ ] était sans doute le cordon
distinctif [de la ] plus ancienne noblesse de son Royaume. Le son [du tambour] nous priva du
plaisir d'entendre celui de sa [voix]. Mais sur ses ordres, ou nous attacha le pouce de la main droite
avec un ruban sur [ ] étendue. Le long du gaillard, le Père la Ligne, toujours à cheval, vient à
chacun de nous. Il nous fait poser la main droite sur un quartier de réductions et prêter le serment
accoutumé de ne jamais souffrir que quelqu'un passe la ligne sans avoir été soumis à la cérémonie
d'un semblable baptême ; il nous met enfin une goutte d'eau sur le front. Un de ses officiers le
suivait et recueillait dans un bassin les tributs volontaires des nouveaux baptisés. M. Marion n'avait
pas voulu permettre qu'on traitât autrement ceux des passagers qui auraient refusé de mettre au
bassin. Je crois cependant que tous contribuèrent, au prorata cependant de leurs moyens et de
leur générosité.
Le baptême des domestiques, des soldats, des pilotins et autres suivit le nôtre : l'eau y fut un peu
moins épargnée. Quelques-uns de nos jeunes gens, peu satisfaits de la tranquillité avec laquelle la
cérémonie s'était passée, s'armèrent de seaux, se baptisèrent d'abord réciproquement ; ils
arrosèrent ensuite tous ceux qui eurent le malheur de se rencontrer à leur portée. Le plus
maltraité de tous, fut M. Gardiès qui était comme l'intendant ou l'homme d'affaire de M. le comte de
Chemillé. Il craignait quelque distinction trop marquée de sa personne dans la cérémonie que l'on
préparait. Il avait donc pris le parti de n'y pas paraître : son absence fut traitée de crime de lèse -
Antiquité équinoxiale. On le cherche, on le trouve, on le traîne sur le gaillard, il fait de nécessité
vertu, il se soumet à la cérémonie. Il la croyait terminée lorsqu'il se sent atteint d'un muidi d'eau
qui change en autant de ruisseaux tous les replis de son habit. Il se retourne, il n'a pas encore
reconnu de quelle main le coup est parti, et déjà la même main l'a recouvert d'un second muid ; un
troisième [ ] n'attend pas longtemps le quatrième M. Gardiès veut s'échapper, on le [renverse] et
les muids [ ] de plus belle. Il fuit enfin et [ ] mouillé".
a Ces animaux sont des [ ] que l'on déshabille, dont on oint la [peau avec] de la graisse que l'on
barbouille [tant qu'on] peut et que l'on roule enfin [sur des] plumes de volaille.
i Ancienne unité mesure de capacité pour les grains, les liquides et diverses matières et qui
variaient selon les pays et selon les marchandises. (A Paris, le muid valait de 274 litres pour le vin).
(Petit Larousse).
[30] La lieue marine ou géographique = 5,556 km ; la lieue parisienne = 3,898 km.
a Vent debout est celui qui souffle directement de l'avant du vaisseau.
b On dit que l'on serre le vent, ou qu'on le prend au plus près, lorsque l'on gouverne le plus près
qu'il est possible de l'origine du vent, lorsque, par exemple, le vent soufflant du sud, on fait voile à
l'est-sud-est ou à l'ouest-sud-ouest.
Le plus près du vent s'estime ordinairement à 6 rhumbs de vent ou à 67 degrés et demi de l'origine
du vent. Le vent largue est celui dont la direction est perpendiculaire à la route du vaisseau, dont
l'origine est, par conséquent, à la droite ou à la gauche du navire. Si cette origine ne s'écarte que
jusqu'à 43 degrés à l'arrière, le vent ne cesse pas d'être appelé largue.
[31] Jean Baptiste François DE LANUX, dont il sera question à diverses reprises dans la suite, est un
personnage-clé de la vie intellectuelle à l'île Bourbon. Né à Paris en 1702 (?), il aurait été l'ami du
poète satirique Lagrange-Chaucel, qu'il aurait suivi dans son exil en Hollande avant de s'installer
vers 1724 à l'île Bourbon, où il devait occuper jusqu'à sa mort (1772) d'importantes fonctions
administratives : responsable de l'organisation de la traite sur la côte orientale de Madagascar, puis
commandant des quartiers de Sainte-Suzanne, Saint-Denis et Saint-Paul, enfin membre du Conseil
Supérieur de l'île.
Amateur d'astronomie et de sciences naturelles, il est élu correspondant de Réaumur par
l'Académie des Sciences en 1754 et entretient d'abondants échanges épistolaires avec Le Gentil de
la Galaisière, Jussieu, Buffon et surtout Pingré. Il se livre à des observations sur les comètes,
propose une méthode de classement des étoiles du ciel austral, s'intéresse aux "chacrelats"
(albinos) de Madagascar, aux techniques d'élevage du ver à soie, aux problèmes de croisements et
d'hybridations, etc. C'est ainsi un maçon actif : la loge de Saint-Paul, entrée en sommeil à mort,
sera réactivée par son fils avec le soutien de Pingré.
[32] Jean-Baptiste Nicolas Denis D'APRÈS DE MANNEVILLETTE (1707-1780), marin et hydrographe,
correspondant de l'Académie des Sciences (1743), puis membre de l'Académie de Marine (1752), fut
chargé d'accompagner l'abbé de la Caille au Cap afin d'en déterminer exactement la position ainsi
que celle des îles de France et de Bourbon. En 1754, il conduit une nouvelle expédition scientifique
dans l'Océan Indien pour la reconnaissance d'une route maritime inédite de l'Ile de France à l'Inde.
Il terminera sa carrière comme directeur du dépôt des cartes et plans à Lorient. Il est l'auteur du
Neptune oriental, traité de navigation dans les mers de l'Inde qui fera autorité jusqu'à la fin du 18è
siècle.
[33] Tables donnant pour chaque jour de l'année, la position des astres.
[34] Cassini : famille d'astronomes et de géodésiens français d'origine italienne. Il s'agit ici de Jean
Dominique Cassini, dit Cassini 1er (1625-1712), qui mit au point les tables du Soleil.
[35] Probablement Tobie MAYER (1723-1762), mathématicien et astronome allemand, créateur de
nouvelles méthodes de calcul permettant d'obtenir une plus grande précision dans les tables
astronomiques.
* Var. Ms. 1804, p. 68 : “Hier, on n'avait fait que boire et manger, les liqueurs, les vins d'Espagne,
les vins muscats, les punchs, [ ] s'étaient succédés sans interruption. Aussi, l'éloquence
ordinaire de M. le Chevalier de Mouy avait brillé dans tout son jour ; il n'avait jamais été si furieux
contre les Anglais. Je me suis levé aujourd'hui, à trois heures du matin, dans l'espérance de faire
quelque observation dans le ciel : je n'en ai pu faire aucune, j'ai seulement eu connaissance de
quelques étoiles nouvelles pour moi et j'ai d'ailleurs observé sur le gaillard, notre Aumônier [et]
quelques officiers, entourés de verres et de bouteilles : la fête d'hier durait encore.”
* Var. Ms. 1804, p. 72 : “M. le chevalier de Mouy nous a régalés aujourd'hui en [punch]. On prétend
que ce sera le phénomène le plus curieux de [notre route]”.
[36] Cette île n'a pu être identifiée.
[37] Il s'agit du courant des Falkland, courant marin froid associé au milieu désertique chaud.
a Boire de bonne amitié, s'échauffer un peu l'imagination, parler tous ensemble sans s'entendre,
chanter pareillement ensemble l'un en bémol, l'autre en bécarré, en un mot faire tout le bruit
possible, c'est ce qui dans le dictionnaire des marins s'appelle “faire un bon roque”.
* Var. Ms. 1804, p. 86 : “Je respecte beaucoup messieurs les médecins, mais sans être partisan de
leurs saignées et de leurs médecines trop fréquentes, je me suis ordonné aujourd'hui contre mon
rhumatisme de manger très peu, de boire beaucoup de thé et de terminer la journée par une
chopine de vin chaud avec du sucre”.
Littérature
réunionnaise
© - Sophie Hoarau et Marie-Paule Janiçon - Edition critique du Voyage à Rodrigue (1761-1762) d'Alexandre-Louis Pingré -
Mémoire de Maîtrise 1992 sous la direction du Professeur J.M. Racault.
Précédent Sommaire Suivant
Mercredi 1er avril
Je n'ai point dormi ; les roulis étaient trop forts ; vents de l'O au SO, bon frais jusqu'à
midi, le vent mollit ensuite extrêmement. La mer, d'abord aussi grosse qu'hier et peut-être plus
roulante, s'adoucit beaucoup quand nous sommes sur le banc. M. Marion est à la piste des
manches-de-velours. On a donné ce nom à un oiseau blanc dont l'extrémité des ailes est noire et
qui a le vol du canard. Dès qu'on le voit, on peut s'assurer que l'on trouvera fond. A sept heures
trois quarts du matin on a sondé et l'on a trouvé fond à 80 brasses d'eau. Il y avait beaucoup de
bomme à la ligne, c'est-à-dire que la ligne de sonde n'était point à pic, qu'elle s'écartait beaucoup
de la situation verticale. La sonde n'était point encore retirée lorsque les manches-de-velours ont
paru ; le fond indiqué par la sonde était de vase verte. Aussitôt on a fait route à l'E 1/4 SE du
compas. A midi, on a sondé une seconde fois et, à 76 brasses, on a trouvé un fond de coquillages
pourris et de corail mou commençant à se former avec beaucoup de pierres noires grosses et
petites, sans apparence de sable. A midi route 57 lieues 1/3 ENE 2° 30' E.
latitude observée.................................................................. 35° 29' S
latitude estimée................................................................... 35° 52' S
longitude estimée................................................................. 21° 26' E
Selon moi environ................................................................ 16° 30' E
En supposant que, lorsque la première sonde a été jetée, nous pouvions être déjà entrés
de 10 lieues sur le banc, M. Gaudrion conclut que suivant les cartes de M. d'Après, nous étions à
midi par la longitude de 17° 58' à l'est de Paris. Par la sortie du banc, soupçonnée le 4 avril à
minuit, M. Gaudrion a corrigé cette première correction et nous établit à midi du premier avril par
18° 30' de longitude suivant la carte de M. d'Après, et même par 19° 36' selon la carte dédiée à M.
de Maurepas [1] . Mais, premièrement, il faut mettre de côté cette dernière carte. Je m'étonne qu'il
y ait encore quelques marins qui y fasse attention ; je ne ferai point de comparaison entre
l'intelligence de M. d'Après et celle de l'auteur anonyme de la carte dédiée à M. de Maurepas. Je
supposerai même, si l'on veut, ces deux auteurs égaux en fait de connaissances géographiques ; je
dirai seulement que M. d'Après, sans avoir peut-être plus de talents, avait pour mieux réussir, les
avantages les plus réels. C'est, qu'étant le dernier en date, il pouvait profiter de plusieurs
observations postérieures à l'édition des cartes dédiés à M. de Maurepas ; c'est qu'il avait été à
portée de consulter plus de journaux ; c'est qu'il avait fréquenté ces mers par lui-même et qu'il les
avait parcourues avec une intelligence capable de saisir tout ce qui pouvait contribuer à lui en
procurer la connaissance, et avec un zèle assez actif pour surmonter tous les obstacles capables de
l'éloigner de son objet. Douter si un tel homme a plus approché du but que ceux qui ont couru
avant lui la même carrière c'est, à mon avis, douter si la géographie et la navigation sont fondées
sur des principes stables et raisonnés, ou s'il faut en abandonner la direction aux caprices du
hasard et de l'ignorance. L'estime de notre longitude aurait donc été très mal corrigée par sa
comparaison avec la situation que la carte dédiée à M. de Maurepas donne au banc des Aiguilles [2]
, sur lequel nous venions d'entrer.
En second lieu, nous nous trouvions dans une position où la carte même de M. d'Après
nous était d'un faible secours pour bien corriger notre longitude surtout par l'heure de notre sortie
du banc des Aiguilles. Si quelqu'un y pouvait réussir, c'était certainement M. Gaudrion, mais les
circonstances le contrecarraient trop. Par la latitude à laquelle nous sommes sortis de dessus le
banc, ses accortsa sur la carte de M. d'Après vont presque directement de l'ouest à l'est, ne
déclinant que peu vers le nord. De cette direction, il suit manifestement que la moindre erreur sur
la latitude doit en occasionner une très considérable sur la longitude. Or, le 4 avril à minuit, nous
n'avons pu décider à quelle latitude nous étions. Les grandes erreurs de notre estime de latitude,
tantôt au sud, comme le 1er et le 2 avril, tantôt au nord comme le 31 mars et surtout le 4 avril, ne
nous permettent pas de nous contenter d'une proportionnelle que nous pourrions prendre entre
les latitudes observées à midi le 3 et le 4 du mois. Les vents ne peuvent être la cause de ces erreurs
; ils soufflaient du même côté le 1er, le 2 et le 4. On se persuadera difficilement qu'il faille attribuer
ces différences à la marée. Pourquoi nous aurait-elle approchés de la terre le 1er et le 2, et nous en
aurait-elle écartés le 31 et le 4 ? De plus, ce que le flux a fait durant six heures, le reflux doit le
détruire durant les six heures suivantes. Je ne nie pas cependant que l'inégalité des marées n'ait
pu contribuer à ces erreurs, mais je crois que la principale cause doit en être rejetée sur des
courants dont il faudrait connaître l'étendue et la direction pour estimer avec certitude les dérives
qu'ils occasionnent. Ce sont peut-être ces longitudes, faussement déterminées sur le banc des
Aiguilles, qui ont induit plusieurs navigateurs en erreur et qui, leur persuadant qu'ils étaient plus
avancés vers l'est qu'ils ne l'étaient réellement, leur ont fait manquer les îles de France et de
Bourbon, et les ont forcés de relâcher à Madagascar. Les erreurs seront moindres lorsqu'on se
règlera sur l'entrée occidentale du banc ; mais il ne faut pas cependant s'imaginer qu'une
détermination de longitude fondée sur la première sonde soit aussi certaine que celle que l'on
établirait à la vue d'une terre parfaitement connue : personne n'a été, la sonde d'une main et la
lunette de l'autre, déterminer le gisement et tous les détours des accorts du banc. Ils sont
probablement plus irréguliers qu'ils ne sont représentés sur la carte de M. d'Après. Il y a des caps, il
y a des anses, et qui sait si ces anses et ces caps ne sont pas mouvants ? D'ailleurs, la supposition
faite que nous étions déjà avancés de 10 lieues ou de 37 minutes sur le banc, lorsque l'on a jeté la
sonde pour la première fois, est absolument gratuite ; cela pouvait être, mais il se pouvait aussi que
nous ne fissions que d'entrer. Cinq jours après avoir quitté le banc, nous avons rencontré le Lys, il
sortait du Cap. Il était plus assuré que nous de la longitude ; il se comptait environ 2 degrés à l'est,
moins que nous ne le déterminions par notre sortie du banc. Enfin, en arrivant à l'île de France,
nous nous estimions de 2° 14' [plus] orientaux que nous ne l'étions réellement.
Il paraît donc aujourd'hui, premier d'avril à midi, que nous étions environ par 16° 30' à
l'est de Paris. Je suivrai dorénavant cette détermination ; en ajoutant deux degrés à mes longitudes,
on aura celles de nos officiers et de nos pilotes.
Cette discussion a été un peu longue, je l'ai crue utile à plusieurs fins.
1°) Je fais ici le personnage d'Horacea, je suis un aveugle qui veut montrer le chemin ; les
marins seront autant de Sceva, ils décideront s'il ne m'est pas échappé quelque réflexion qui puisse
leur être utile, soit pour les empêcher de corriger mal à propos leur longitude sur le cap des
Aiguilles, soit pour les aider à la bien corriger.
2°) Je m'étais proposé d'examiner si l'on peut corriger la longitude estimée du vaisseau par
des observations de distance de la lune, ou du soleil, à des étoiles fixes. Il paraît que M.M. Marion,
Croiset et Gaudrion, etc., n'ont pas mal réussi dans ces sortes d'observations. M. Marion a trouvé
mes calculs un peu longs, il a même cru qu'ils étaient au-dessus de la portée des marins. M. Marion
ne connaît point sa capacité. Je conviens que les calculs sont longs, mais les principes sur lesquels
ils sont fondés sont clairs. Le moindre usage rendrait en peu de temps ces calculs familiers et les
ferait paraître plus facile que la division arithmétique.
Vers 5 heures 1/2 du soir, on a, selon la coutume, chanté solennellement le Te Deum.
C'est un tribut que l'on doit à Dieu, lorsque l'on a doublé le cap de Bonne-Espérance. Notre clergé
les passagers, les officiers, les soldats, les matelots, tout l'équipage chantaient de plein coeur et à
plein gosier. Les uns faisaient accorder la dernière partie d'un verset avec la première du verset
suivant déjà commencé par les autres ; celui-ci chantait à la romaine, celui-là à la parisienne, un
autre composait, tous discordaient. On ne s'accordait qu'à faire du bruit. On a sondé à 6 heures, on
a trouvé 72 brasses d'eau, fond de sable fin, roux, mêlé de blanc et gravier de même couleur.
Variation occase 20° 30' NO.
Jeudi 2
Vents de l'ouest au sud et presque calme durant huit heures ; calme absolu pendant huit
autres heures ; enfin petite fraîcheur du SE et du SE 1/4 S durant les autres huit heures. Très
beau temps ; mer assez belle avec une lame venant de l'ouest le matin, ensuite belle mer. Au lever
du soleil, thermomètre 13° 3/4 ; à 2 heures du soir, 15° 1/4. Variation ortive 21° 0' NO.
On a profité du calme pour pêcher. Les lignes n'ont pas été jetées inutilement : on a pris
quatre morues, un sabre et une sarde rouge. Le sabre est ainsi appelé de sa figure longue, peu
large et fort plate ; celui que nous avons pris avait trois pieds trois pouces de long, sur trois pouces
et demi de large. La mâchoire du sabre est armée de dents fort aiguës, une frange large d'environ 7
ou 8 lignes s'étend le long de son dos depuis la tête jusqu'à la queue. Les couleurs de ses écailles
sont d'un bel azur argenté ; elles m'ont paru plus vives que celles de la dorade.
La sarde rouge est de la grosseur et de la figure d'une forte brème, plus épaisse
cependant, ses dents sont aussi aiguës que celles du sabre. Elle en a laissé des marques bien
certaines dans le manche d'ivoire d'un couteau qu'on lui a présenté. Ses couleurs sont presque
aussi vives que celle du sabre, mais elles ne sont pas si continues. Son azur est interrompu par des
espèces de raies ou bandelettes rougeâtres tirant sur le jaune, et blanchissant même un peu. La
chair de ces deux poissons est d'un fort bon goût. Une de nos morues a saisi la main de M. Marion
et y a laissé nombre de vestiges de ses dents ; il y a eu même un doigt assez maléficié pour mériter
d'être mis en écharpe. A midi, route des 24 heures 16 lieues 1/4 (dont 14 lieues hier et 2 lieues
1/4 seulement aujourd'hui) à l'E 9° 45' S.
latitude observée.................................................................. 35° 20' S
latitude estimée................................................................... 35° 37' S
longitude............................................................................... 17° 29' E
Vendredi 3
Vents du SSE à l'OSO, petit frais, beau temps, mer belle. Thermomètre au lever du soleil
16°, à 1 heure et demie et à 2 heures du soir, 17° 1/2. M. Marion s'est levé à 5 heures et demie et a
été aussitôt faire part à M. Gaudrion d'un rêve qui l'inquiétait extrêmement depuis 3 heures. Il
s'imaginait voir un vaisseau dans nos eaux. La sensation occasionnée par ce rêve était si forte, que
M. Gaudrion a envoyé à la découverte et l'on n'a rien vu. Il est vrai que vers les 9 heures 1/2 du
matin nous avons eu connaissance d'un navire sous le vent à 2 lieues 1/2 environ de distance. Il
courait la bordée de l'ouest ; il a arboré pavillon hollandais. Nous n'avons pas jugé à propos de lui
montrer notre couleur, il a suivi tranquillement sa route. Si le navire eut été Anglais, ce qui
certainement était très possible, s'il nous eut donné la chasse, s'il nous eut pris, les oniromanciens
auraient infailliblement vu ici une certaine nature qui, par je ne sais quelle propriété, prévoit je ne
sais comment les malheurs à venir, et qui n'a point les talents d'empêcher ces mêmes malheurs. A
midi nous avions fait 18 lieues 1/3 sur différentes routes et seulement 7 lieues en droiture au SE
1/4 S 3° S.
latitude observée.................................................................. 35° 39' S
latitude estimée................................................................... 35° 38' S
longitude............................................................................... 17° 42' E
A une heure après midi on ne voyait plus le vaisseau dont nous avions eu connaissance ce
matin. Nous voyons beaucoup de manches-de-velours et autres oiseaux.
A dîner nous avions décidé qu'on ne mangeait point en France d'aussi bonne morue que
sur le banc des Aiguilles*.
Variation occase................................................................ 22° 30' NO
Samedi 4
Vents de l'O à l'ONO, frais passable, beau temps. Dès minuit la mer est devenue très
houleuse ; on a conclu que nous pourions être sur les accorts du banc et, en effet, on a filé 180
brasses de ligne sans trouver fond. Le roulis a duré tout le jour. Au lever du soleil, thermomètre 17°
1/2 ; à 1 heure 1/2 du soir 18° 1/4. Variation ortive 23° 45 minutes, occase 22° 45 minutes NO.
A midi 35 lieues 1/4 à l'E 7° S.
latitude observée.................................................................. 36° 29' S
latitude estimée.................................................................. 35° 52' S
longitude............................................................................... 19° 52' E
Dimanche 5
Vents très faibles de l'ONO, ils mollissent encore en passant au NNE. Enfin, après un
calme plat de plus de 3 heures, il se remettent vers 9 heures du soir au sud et de là à l'ouest.
Temps couvert durant la nuit et après le lever du soleil, ensuite beau temps ; mer houleuse, belle le
soir. Au lever du soleil, thermomètre 18° 2/3 ; à 2 heures du soir 19° 3/4 ; à 9 heures du soir 19°.
A midi 27 lieues à l'E 1° 15' N.
latitude observée.................................................................. 36° 03' S
latitude estimée.................................................................. 36° 27' S
longitude............................................................................... 21° 32' E
variation occase................................................................. 22° 45' NO
Lundi 6
Vents variables du SO au SE, frais inégal durant 18 heures, ensuite folles ventes. Le reste
du jour, beau temps, belle mer. Au lever du soleil thermomètre 18°, à 2 heures nous pensions à
toute autre chose qu'à faire des observations météorologiques.
Au jour, nous avons eu connaissance d'un vaisseau sous le vent à nous, dans l'ENE du
compas à la différence d'environ 3 lieues ; il courait la bordée de l'ouest. Son grand mât de hune est
plus court que le petit, d'où nous avons conclu qu'il avait souffert de quelque gros temps. A 6
heures 1/4, on a découvert du haut des mâts, un second vaisseau dans le SO ; il paraît faire même
route que l'autre. Enfin, à 6 heures 3/4, en spéculant toujours du haut des mâts, on a eu
connaissance d'un troisième vaisseau dans le SE 1/4 E. Comme nous gouvernions à l'ESE et que
dans cette route nous l'aurions rangé de très-près, nous avons arrivé à l'E et ensuite à l'ENE pour
l'éviter. Vers 10 heures ce navire a grayé ses perroquets et il a arrivé en dépendant sur nous. Nous
n'avons point douté qu'il nous chassât, nous avons arrivé au NNE et ensuite au N et le grand
branle-bas a été ordonné : les canons ont été montés, on a assigné à chacun son poste, on s'est
préparé sérieusement au combat*.
Vers le même temps, c'est-à-dire, vers 10 heures, un diable a passé près de notre vaisseau
; c'est un fort vilain poisson. A midi nous avions fait en droiture 14 lieues 1/4 à l'E 1/4 NE.
latitude observée.................................................................. 36° 07' S
latitude estimée................................................................... 35° 54' S
longitude............................................................................... 22° 23' E
Le vaisseau ennemi nous restait alors dans le SE 4° S, à la distance de 3 lieues ou 3 lieues
1/2. Plusieurs le croyaient français, nous avons su, depuis, qu'il ne l'était pas. Il continue à nous
donner la chasse. Il paraît gouverner au NNO pour tomber dans nos eaux ; peut-être aurait-il mieux
fait de gouverner de manière à nous relever toujours au même rhumb de vent. A 2 heures il est
dans le SSE, à la même distance qu'avant midi ; ainsi il ne marche pas mieux que nous. A 4 heures
nous avons gouverné au NNE. A 5 heures, le vaisseau qui nous chasse a sondé, ce qui l'a un peu
écarté. A 6 heures, il était au S 1/4 SO 3° O, distance de 4 lieues. A cette même heure, nous
trouvant en calme, nous avons sondé sans trouver fond. Variation occase 23° 15' NO.
Après le coucher du soleil, temps couvert, disposé à l'orage, éclairs et tonnerre. Nous
gouvernons au sud pour tâcher d'éviter notre chasseur et le dépasser durant la nuit. A 7 heures il a
calmé pendant 2 ou 3 minutes et le vent a sauté au SO ; grand frais ; nos mâts ont été en danger,
mais il n'y a pas eu de mal. Nous avons profité des folles ventes, qui ont duré jusqu'à 5 heures du
matin, pour nous élever dans le sud.
Mardi 7
Vents de l'OSO au NNO, très faibles, presque calme, beau temps, belle mer. Au lever du
soleil, thermomètre 18°, à 2 heures du soir, 19°. Variation ortive 23° 38 minutes, occase, 23° 58
minutes NO. A 6 heures du matin, nous avons eu connaissance de notre vaisseau chasseur dans
l'ONO, à la distance de 5 à 6 lieues. Il paraissait nous chasser encore, mais voyant l'impossibilité de
nous joindre, il a enfin pris la bordée de l'ENE. Nous gouvernons depuis 5 heures du matin au SE.
A midi, on ne voit plus ce vaisseau que du haut des mâts. Route des 24 heures, 17 lieues, mais en
droiture 5 lieues seulement au NE 1/4 E 3° 1/2 N.
latitude observée.................................................................. 34° 43' S
latitude estimée................................................................... 34° 58' S
longitude............................................................................... 22° 37' E
Vers midi, le rhumatisme dont je me plaignais il y a quelques jours, m'a ressaisi de
nouveau et m'a fait passer une très mauvaise après-midi. On a rétabli ce soir toutes les chambres
abattues dans le branle-bas. Durant la nuit, éclairs au sud et à l'ouest.
Mercredi 8
Vents de l'O au NO 1/4 O, bon frais ; le temps à grains et par rafales, ce qui nous fait
serrer nos perroquets et amener nos huniers ; mer houleuse. Au lever du soleil, thermomètre 17°, à
2 heures du soir de même. Une ample sueur a diminué la force de mon rhumatisme. A 10 heures
du matin nous avons eu connaissance d'un vaisseau au vent à nous, environ à 2 lieues de distance ;
il paraissait faire la route du SE, nous avons continué la nôtre de SE 1/4 S. A 11 heures nous lui
avons fait des signaux de reconnaissance ; il nous a fort bien répondu à 11 heures 1/4 et a
commencé à arriver sur nous. Nous avons serré le vent pour l'approcher, ses signaux ne nous
permettant pas de douter qu'il ne fût Français. Ainsi, voilà les craintes d'un nouveau branle-bas
dissipées. Le reste de mon voyage aurait probablement été plus tranquille si le vaisseau eut été
Anglais et s'il nous eut donné une chasse semblable à celle que nous avions essuyée avant-hier.
Mais la Providence en avait autrement décidé. J'avais été trop heureux jusqu'à cette fatale
rencontre. A midi nous avions fait 39 lieues au SE 1/4 E 1° 20' E.
latitude observée.................................................................. 36° 24' S
latitude estimée................................................................... 35° 46' S
longitude............................................................................... 24° 35' E
Vers midi et demi, l'autre vaisseau a arboré pavillon blanc et l'a assuré d'un coup de canon
; nous en avons fait autant, mais nous avons un peu tardé ; de plus, notre coup de canon aura pu
n'être pas entendu à cause du vent. Notre consort a eu peur, il a serré le vent au plus près pour
échapper à notre poursuite. Il s'est cependant rassuré et nous avons continué à nous approcher
jusque vers 4 heures que nous nous sommes parlés. Le vaisseau se nomme Le Lys commandé par
M. Blain des Cormiers [3] , venant du cap de Bonne Espérance ; il nous a priés de le conserver [4] .
Nous avons aussitôt fait route à l'ESE et, pour nous régler à la marche du Lys, nous avons diminué
nos voiles, car d'ailleurs nous avons sur lui un avantage considérable de marche.
Variation occase................................................................ 24° 30' NO
Jeudi 9
Vents variables du NNO à l'OSO bon frais, temps assez couvert, graînasses et pluie par
intervalles, mer houleuse d'abord, assez belle le soir. Thermomètre au lever du soleil 17° 1/4, à 2
heures du soir 20°. Cette seconde observation est de M. Marion. Mon rhumatisme s'est encore une
fois dissipé.
A 8 heures du matin nous avons parlé au Lys, nous lui avons représenté qu'il nous faisait
perdre beaucoup de chemin et que nous avions ordre de nous rendre le plus tôt qu'il nous était
possible à l'île de France, que d'ailleurs il nous restait peu d'eau, qu'en conséquence nous allions
continuer notre route. Le Lys nous a répondu qu'il était indigent et qu'il faisait de l'eau, qu'en
conséquence il nous sommait de l'attendre et de le conserver jusqu'au premier beau temps, qu'alors
il nous donnerait de l'eau et ce dont nous pourrions avoir besoin. Il a donc fallu faire servir à petites
voiles. A midi, 49 lieues ou seulement 49 et 2/3 en droiture à l'E 6° 30' S.
latitude observée.................................................................. 36° 14' S
latitude estimée................................................................... 36° 39' S
longitude............................................................................... 24° 45' E
variation occase................................................................. 24° 45' NO
Le Lys nous suit comme il peut. Nous sommes forcés de nous restreindre à nos deux
huniers, encore a-t-il fallu les amener sur le ton. Nonobstant le retardement occasionné par le Lys,
je vois ce vaisseau avec plaisir. Quoique nous ne puissions nous entretenir, notre solitude me
semble diminuée de moitié. Je regarde les habitants du Lys avec ma lunette de nuit et je vois que
nous ne sommes pas les seuls habitants du globe terrestre. Je m'en doutais bien néanmoins sans
cela.
La carcasse du Lys est beaucoup moins volumineuse que celle de notre navire. Le soir j'ai
vu un éclair dans le SSO.
Vendredi 10
Vents variables de l'ONO au SO, bon frais. Il y a eu durant la nuit des grains de pluie, des
grains de vents et roulis majeurs, aussi ai-je peu dormi car les roulis font toujours rouler quelque
chose aux environs de ma chambre. Après midi, il y a encore quelques graînasses et mer houleuse.
Au lever du soleil, thermomètre 15° 1/4 par M. Marion ; à 2 heures du soir, 15°. Hier, à 9 heures du
soir, le Lys était loin derrière nous, nous avons serré le grand hunier et nous avons gouverné sous
le seul petit hunier, amené même fort bas jusqu'à midi. Nous aurions pu faire au moins nos 80
lieues dans les 24 heures et, grâce au Lys, nous n'en avons fait que 55 et 2/3 à l'E 1/4 NE.
latitude observée.................................................................. 35° 50' S
latitude estimée................................................................... 35° 41' S
longitude............................................................................... 30° 54' E
A minuit on avait mis une lumière au fanal de poupe pour garder le Lys. A midi il est
encore une lieue derrière nous. Il paraît que les grains de la nuit ont fait tort à la voile de son grand
hunier puisque nous l'avons vu, ce matin, en enverguer une nouvelle. Il nous paraît qu'en général
ils sont assez mal en voilure et en cordages. A envisager les choses sous une certaine face, nous
devons leur avoir obligation du retard qu'ils nous occasionnent. Nous ouvrons le canal de
Mozambique, et nous entrons en conséquence dans une mer sujette aux orages, aux tonnerres, aux
grains, aux folles ventes, etc. Lorsque le vent dans un grain saute tout d'un coup à l'avant du
vaisseau, la mâture et la voilure sont en danger si l'on n'est pas assez actif pour virer bientôt de
bord, de manière que les voiles se trouvent enflées en avant. Or, ne gouvernant que sous une seule
voile, ou plutôt sous un quart de voile, nous n'avons, à ce qu'il paraît, rien à craindre de ces sautes
de vent ; un tour de main arrêtera l'effort du vent et nous le rendra favorable.
Le Lys occasionne déjà des disputes dans notre société. Ces jours passés, il a été fait des
paris que notre vaisseau arriverait à l'île de France le premier ou le 2 mai au plus tard. On ne
s'attendait pas à rencontrer un remora tel que le Lys. La circonstance doit-elle influer sur l'état des
paris et des gageures ? Je pense qu'elle doit les annuler et je ne suis pas le seul de cet avis.
M. Le Comte de Chemillé n'est pas bien, il avait gagné une fluxion à la nuit blanche que le
branle-bas lui avait fait passer ; les roulis survenus depuis ont fait empirer le mal.
Après midi nous allons sous la misaine et les deux huniers, obligés quelquefois de carguer
la misaine. Au soir, le Lys nous a rejoints.
Variation occase................................................................ 25° 00' NO
Samedi 11
Vents du SO au NO, mollissant considérablement, assez beau temps, mer houleuse. Au
lever du soleil, thermomètre 15° observé par M. Marion, à 2 heures du soir, 17° 1/4, variation ortive
25° 25 minutes NO.
A 9 heures 3/4 du matin, nous avons mis en panne et mis notre canot à la mer. M.
Gaudrion est parti pour le Lys et le canot a ramené M. Bricourt, officier du Lys, avec un bon quartier
de boeuf et un présent de raisins, de pommes et de poires pour M. Marion. Nous avons appris que
le Lys était le dernier de six vaisseaux envoyés au cap de Bonne-Espérance pour charger des vivres.
De ces six vaisseaux, una était reparti le 14 février, quatreb le 28 du même mois et le Lys
seulement le 28 de mars pour retourner à l'île de France. Le Lys avait été chassé par un vaisseau
qui leur a paru anglais et sans doute par le même qui nous a donné la chasse le 6 de ce mois. Ils
faisaient un peu d'eau, mais leur plus grand mal était la crainte d'en faire davantage et le défaut de
bons cordages, etc. On n'avait point encore reçu de nouvelles de la prise de Pondichéry [5] . M.
Croiset s'est embarqué dans le canot il a rapporté et vers midi deux moutons du Cap vivants, deux
feuilletés sans doute de vin du Cap, et quelques fruits ; il est reparti aussitôt pour le Lys, pour aller,
disait-il, chercher le reste. A midi nous comptions 39 lieues à l'E 1/4 NE 5° N.
latitude observée.................................................................. 35° 12' S
latitude estimée................................................................... 35° 16' S
longitude............................................................................... 32° 12' E
ou selon nos officiers et nos pilotes..................................... 35° 12' E
Mais, comme je l'ai dit ci-dessus, l'estime du Lys était très approchante de la mienne. Peu
avant 4 heures du soir, M.M. Croiset et Gaudrion sont revenus avec une lettre de M. Blain, qui
demande compagnie à M. Marion. Comme cette conserve ne manquera pas de nous retarder, il
paraît que, pour se dédommager de ce retardement, on pense à dépasser l'île Rodrigue sans m'y
descendre. Au moins M. Gaudrion m'a-t-il dit qu'il ne savait pas si l'on pourrait s'arrêter à Rodrigue,
que M. Blain, comme plus ancien que M. Marion, se trouvait le commandant, qu'on craignait que
Pondichéry ne fut mis, et que les Anglais ne bloquassent actuellement l'île de France. M. l'Evêque
d'Eucarpie a prouvé, parlant à M. Marion, que cette dernière idée était hors de toute vraisemblance
en cette saison, et M. Marion n'en est pas disconvenu. D'autres m'ont dit qu'il était essentiel que le
Lys portât au plus tôt à l'île de France les provisions de bouche dont il était chargé : ce n'était
certainement point une raison à m'alléguer. Le Lys n'était-il pas précédé immédiatement de cinq
autres vaisseaux chargés de provisions semblables ? Je prends du temps pour me déterminer sur
ce que j'ai à faire dans cette circonstance.
A quatre heures nous nous sommes remis en route, mais il fait presque calme. J'ai mangé
ce soir une pomme du Cap, je l'ai trouvée fort bonne ; pour le goût, elle approchait plus du capendu
que d'aucune autre pomme que je connaisse, étant cependant d'un goût plus fin et plus relevé. J'ai
aussi goûté à des confitures du Cap. C'était une espèce de gelée de poires ou plutôt une confiture
pâteuse, assez bonne, mais inférieure à la plupart de nos confitures.
Dimanche 12
Vents variables, très mous, de l'O au NO, jusqu'à midi ; ensuite petit frais du NE à l'ENE.
Temps couvert par intervalles, mer houleuse le matin, plus tranquille le soir. Au lever du soleil,
thermomètre 16° 1/2, à 2 heures du soir 19°. Variation ortive 25° 40' NO. J'ai peu dormi ; je
ressens encore quelque atteinte de rhumatisme. Je n'en suis pas étonné, j'ai fait assez de mauvais
sang hier. Je n'avais point mis dans mon marché que je ferais le voyage des Indes pour être à la
merci des caprices du sieur Blain des Cormiers. Je croyais même alors avoir autant de sujet de me
plaindre de M. Marion. Etait-ce par crainte qu'il ne daignait me faire aucune part des volontés du
sieur Blain, ni de ce qu'il pensait ou faisait lui-même pour en empêcher l'effet ; ou était-ce parce
qu'il me regardait comme un homme sans conséquence et indigne de la moindre attention ? A 11
heures du matin il a envoyé M. de Marnière à bord du Lys, je n'ai su que le lendemain l'objet de ce
message. M. de Marnière devait faire les plus grands efforts pour engager M. Blain à nous laisser
aller seuls. Vains efforts ! Le parti de M. Blain était pris. Requis de donner ses ordres par écrit, il l'a
fait, et M. de Marnière est venu rapporter la réponse.
Ce matin, M. Marion m'a fait présent d'un grapillon de raisin muscat du Cap. Ce raisin est
fort gros, très charnu, à petits pépins, pas tout à fait rond, approchant pour la forme d'une
ellipsoïde ou d'un sphéroïde allongé. Le goût en est très délicat ; le raisin européen dont il
approche le plus pour le goût est celui de Malvoisie. M. Marion n'en avait que deux grappes ; il a
fallu divisé en grappillons. A ce petit présent il a joint un biscuit du Cap que j'ai trouvé fort bon,
une pomme et cinq poires ; une de ces poires était monstrueuse pour la grosseur, ressemblant
assez pour la forme à nos bons-chrétiens d'hiver, mais plus vertes. Toutes ne sont bonnes qu'à
mettre en compote.
A midi, nous n'estimions avoir fait durant les 24 heures, que 9 lieues 1/4 à l'E 7° 55' N.
latitude observée.................................................................. 35° 10' S
latitude estimée................................................................... 35° 08' S
longitude............................................................................... 33° 46' E
A dîner nous avons mangé du boeuf africain ; il avait la chair blanche, mais il m'a paru
d'ailleurs aussi bon que le nôtre. M. Blain nous avait aussi envoyé de la moutarde du Cap : elle n'a
presque point de goût.
On ignorait sur le Lys que M. le Gentil fut parti pour Pondichéry sur la Sylphide ; on nous
avait assuré qu'il était encore à l'île de France. Ne doutant donc point que M. le Gentil n'observât le
passage de Vénus à l'île de France, l'observation que j'aurais pu y faire du même phénomène
paraissait n'être plus d'aucune importance. Il fallait que j'arrivasse à temps à Rodrigue, ou mon
voyage devenait entièrement inutile. J'ai appréhendé, et je pense avec raison, qu'on me reprochât
d'avoir négligé quelques-uns des moyens qui pouvaient me conduire à mon but. Dans cette idée, j'ai
imaginé de sommer M. Marion de me descendre à Rodrigue, comme j'étais persuadé qu'il en avait
l'ordre et comme il avait toujours été résolu de le faire jusqu'alors. Je rapporterai ci-dessous l'acte
de ma sommation. Signé de M. Thuillier et de moi, il était adressé à M. Marion et à tous les autres
officiers de l'état-major du vaisseau. Je l'ai présenté à M. Marion aujourd'hui 12 avril après dîner ;
cet officier y a fait aussitôt au bas une réponse qui n'était rien moins que catégorique. Il garde le
tout, pour le faire copier, disait-il, et me le remettre ensuite. M. de Marnière, appelé seul en conseil
par un trait de pénétration assez singulier, a trouvé que notre acte était une pièce d'éloquence, et
me fait espérer pareillement sa réponse. M. Marion m'a dit d'une vive voix qu'il n'avait d'autre ordre
à mon sujet qu'une lettre de la Compagnie par laquelle il lui était enjoint, il est vrai, de nous
remettre à Rodrigue, mais qu'on ajoutait : sauf les cas où cette disposition pourrait porter quelque
préjudice notable au vaisseau, ce dont on se référait à sa prudence. M. Marion ne prétendait point
être dans le cas de l'exception, mais il avait les ordres de M. Blain, auquel il était de son devoir
d'obéir, comme à son ancien ; il me montra même une partie de la lettre de ce nouveau
commandant. M. Blain le priait de nous faire ses excuses ; il nous conjurait de ne lui point
attribuer ce contretemps, mais plutôt à un aveugle hasard qui nous avait fait rencontrer le Lys. Je
ne pus m'empêcher de demander à M. de Marnière, qui riait, s'il trouvait encore ici quelque pièce
d'éloquence. J'avoue cependant que l'originalité de l'excuse m'aurait peut-être excité à rire
moi-même dans toute autre circonstance. M. Blain s'était cependant fort modéré dans cette lettre,
répondant de vive voix à M. de Marnière qui lui représentait que nous nous plaindrions si l'on ne
nous descendait pas à Rodrigue. Il y a, dit-il, un moyen efficace de les empêcher de se plaindre :
qu'on les jette à la mer, ils ne se plaindront pas ! Je tiens ce fait d'un de nos passagers qui était
présent et que je juge incapable d'en imposer. M. Marion n'a point ici reconnu la supériorité du
sieur Blain : nous n'avons point été jetés à la mer. D'ailleurs, la conversation entre M. Marion, M.
de Marnière et moi s'est passée, comme je le désirais, avec politesse et sans aigreur. Je les ai priés
de regarder notre démarche comme une démarche de nécessité, dictée par le seul désir de nous
mettre en règle ; ils ont semblé le prendre sur ce ton. Mais, me trouvant peu après sur la galerie
avec M. Thuillier, M. Marion est venu l'apostropher d'une manière tout à fait indécente, parce
qu'elle était méprisante. Je ne parle de ceci que pour que l'on puisse entendre le sens d'une partie
de la réponse de M. Marion à notre sommation. La médisance et la calomnie ont, à ce qu'on dit, fixé
leur séjour le plus favori dans les petites villes ou, en général, dans les petits lieux. Or, notre
vaisseau était un lieu fort petit ; je m'étais déjà aperçu que la calomnie voyageait avec nous,
escortée d'un nombreux cortège d'autres vices. On avait fait à M. Marion de faux rapports contre M.
Thuillier et probablement ces faux rapports avaient été, ou faits, ou réchauffés récemment. M.
Marion n'avait pas, apparemment, eu le temps d'approfondir ces rapports ; ils lui paraissaient
fondés sur des autorités qu'il respectait, sa vivacité l'a emporté pour ce moment. Quelques jours
après, mieux instruit, il a donné un cours libre à l'équité qui dirige ordinairement ses jugements et
ses démarches.
Lundi 13
Vents du NE, ils mollissent jusqu'à midi en tournant au NO ; après un calme d'environ
trois heures, ils fraîchissent un peu en retournant au NE. Temps couvert, belle mer et fort douce.
J'ai bien dormi et je me porte très bien. Au lever du soleil, thermomètre 18° 1/2, à 2 heures du soir
19° 1/4. Variation ortive 26° 40 minutes, occase 26° NO. A déjeuner M. Trévant m'a donné une
poire du Cap ; elle était fondante et d'une eau assez bonne, peau verte assez longuette, pierreuse.
Nous en avons de semblables en Europe, mais j'en ignore le nom.
M. Marion m'a fait une violente sortie ce matin, m'accusant d'avoir abusé de sa confiance
dans l'acte que je lui avais présenté hier, ce qui, disait-il, n'était point d'un galant homme. Je
n'aurais certainement pas deviné le sujet de son mécontentement, si je ne l'avais appris de
lui-même. Je suis fort éloigné de condamner les caractères trop vifs : je me ferais le procès à
moi-même. La vivacité de M. Marion s'est trouvée, par l'événement, comme le prélude d'une amitié
plus forte que celle qui nous avait unis jusqu'alors*. J'ai écouté tranquillement M. Marion et j'ai
compris que deux phrases de ma sommation lui déplaisaient ; c'est ce que je n'avais certainement
ni pu, ni dû prévoir, mais le mal n'était pas sans remède. Je lui ai donc offert de refaire l'acte et de
le lui représenter sans les deux phrases qui le choquaient si vivement, l'assurant en même temps
que, si j'eusse pu deviner le mécontentement que ces deux phrases lui occasionnaient, je le lui
aurais absolument épargné. La proposition était trop raisonnable pour n'être pas acceptée. A midi,
route estimée 24 lieues 2/3 à l'E 8° 30' S.
latitude estimée .................................................................. 35° 21' S
longitude............................................................................... 37° 16' E
Copie de l'acte présenté à M. Marion.
A Messieurs du Fresne-Marion, capitaine et autres officiers de l'Etat-Major du vaisseau Le
Comte d'Argenson.
Messieurs,
Nous, soussignés, envoyés par le roi et par l'Académie Royale des Sciences à l'île de
Rodrigue, pour y faire des observations de mathématique et de physique, instruits des ordres qu'il a
plu au Roi de faire donner à ce sujet, par le contrôleur-général de ses finances, persuadés que ces
ordres vous sont parvenus par le canal de messieurs les Syndics et Directeurs de la Compagnie des
Indes, informés même par les témoignages réitérés de plusieurs des Messieurs les Directeurs de la
Compagnie que le plan de la Compagnie était que nous fussions en l'île de Rodrigue, avant votre
arrivée en celle de France, plan que vous nous avez toujours paru disposés à suivre, jusqu'à la
rencontre du vaisseau le Lys, nous ne pouvons nous permettre d'être tranquilles au sujet des bruits
qui se sont répandus depuis deux jours dans le vaisseau. Vous êtes, dit-on, résolu à changer le plan
de votre route et à nous mener directement à l'île de France, dont il est très probable que nous ne
pourrions être transportés à temps, c'est-à-dire avant la fin de mai à celle de Rodrigue. D'abord,
nous n'avons ajouté aucune foi à ces bruits : une réflexion juste autoriserait certainement notre
incrédulité. Nous ne pourrions nous regarder comme assez étrangers dans cette affaire, encore
moins comme assez au-dessous de tout égard, pour qu'on ne nous eût donné aucune
connaissance, du moins générale, des raisons qui pouvaient autoriser de nouveaux arrangements,
contraires à ceux qui avaient été précédemment déterminés. Cependant ces bruits s'accréditent, et
nous ne pouvons plus nous dissimuler qu'ils sont appuyés sur quelque fondement de
vraisemblance. En gardant un plus long silence, nous croirions manquer aux plus saints de nos
devoirs envers le Roi qui nous a honorés de ses ordres et qui, de sa bouche sacrée, a daigné
témoigner à l'un de nous la part qu'il prenait à la réussite de nos observations ; envers l'Académie
qui nous a accordé sa confiance au sujet d'une observation qu'elle juge aussi importante que
délicate ; envers la patrie dont nous ne craignons pas d'avancer que la gloire est intéressée au
succès de notre voyage ; envers l'Europe entière qui, prévenue de notre mission, a les yeux attentifs
sur la manière dont nous nous acquitterons de son objet. Nous ne répondrons pas sans doute des
impossibilités, mais il faut qu'elles soient réelles, et notre devoir est de les constater, autant qu'il
est en nous, pour nous mettre à couvert de tout reproche.
A ces causes, nous vous sommons, messieurs, par le présent acte duquel nous conservons
copie, pour en faire tel usage que nous aviserons bon être, de suivre le plan de route que vous vous
étiez proposé jusqu'à la rencontre du vaisseau le Lys, afin que nous puissions débarquer à temps à
l'île de Rodrigue. Nous protestons formellement contre tous les arrangements que vous pourriez
prendre et contre l'exécution de ceux que vous auriez déjà pris avec les officiers du Lys, en tant que
ces arrangements, fondés peut-être d'ailleurs sur des faits hasardés, et sur des conjectures hors de
vraisemblance, seraient contraires aux intérêts de notre commission, et aux ordres respectables
dont nous sommes, vous et nous, respectivement chargés. Enfin, nous nous croyons autorisés à
vous demander une réponse claire, catégorique et par écrit à notre sommation présente ou, en cas
de refus, acte de notre protestation et de votre refus.
Fait à bord du vaisseau le Comte d'Argenson, le treizième jour du mois d'avril 1761, signé
Alex Gui Pingré, chanoine régulier de l'Académie royale des Sciences. Thuillier.
Telle était, à deux phrases près, notre pièce d'éloquence selon M. de Marnière. Nous
l'avons présentée avant dîner.
A dîner on a encore mangé du boeuf d'Afrique, des carottes, des choux du même pays. Au
moins M. Blain ne nous était pas inutile en tout.
Mardi 14
Vents variables du NE au NO, frais passable, beau temps, belle mer. Au lever du soleil, hauteur du
thermomètre observée par M. Marion, 19° ; elle n'a point été marquée après midi. Vers 11 heures
1/2 du soir, d'autres bruits me tiennent les yeux ouverts, le soldat qui avait passé le 4 février par
les garcettes a été surpris dans la grande chambre. On a présumé qu'il voulait forcer quelque malle
; la présomption n'ayant pas pu être convertie en conviction, visite faite de son sac, il a été renvoyé.
Il a été aussitôt se cacher, on l'a retrouvé et mis aux fers. Cette espèce de problème a duré quelques
temps, au grand déplaisir de ceux dont elle interrompait le sommeil. M. Marion m'a remis ce matin
la réponse suivante.
Réponse à la première sommation, présentée à M. du Fresne Marion et à M.M. les officiers,
le 13 avril 1761, par M. Alexandre Guy Pingré, chanoine régulier de l'Académie Royale des
Sciences, et Thuillier.
Si messieurs les académiciens, dénommés ci-dessus, avaient voulu observer que nous
entretenons la latitude de 35 à 36 degrés et que je m'estime, ce jour, par la longitude de 37 à 38
degrés, suivant le méridien de Paris, ils se seraient épargné la peine de me sommer de les conduire
directement à Rodrigue. Je crois être, jusqu'à présent, dans la route ordinaire.
Je suis les ordres que j'ai reçus de M.M. les syndics et directeurs de la Compagnie des
Indes. Je m'y conformerai toujours autant qu'il me sera possible, sauf à moi à en rendre compte à
M. le gouverneur de l'île de France et à messieurs du Conseil. J'ajouterai en outre que le hasard
m'ayant fait rencontrer le Lys, vaisseau de la Compagnie, commandé par M. Blain des Cormiers
auquel je me reconnais subordonné, je lui ai fait part de mes ordres concernant les dits sieurs. En
conséquence, messieurs les académiciens peuvent s'adresser au dit sieur commandant.
Comme par la dite sommation les sieurs Pingré et Thuillier, l'un de l'Académie des Sciences
reconnu, et l'autre de ce qu'il plaira à Dieu, ont sommé M.M. les officiers de mon état-major de
répondre à la dite sommation, je déclare la leur avoir communiquée ainsi que la réponse que j'y
fais, afin qu'ils puissent répondre ce qu'ils jugeront à propos.
Fait à bord du vaisseau le Comte d'Argenson, le 13 du mois d'avril 1761. Signé du Fresne
Marion.
Je n'analyserai point cette réponse ; les réflexions qu'elles pourraient occasionner se
présentant trop naturellement à l'esprit. Il ne faut pas un haut degré d'intelligence, pour concevoir
qu'elle n'était point faite pour me satisfaire. Je ne qualifierai pas non plus la manière dont M.
Thuillier y était traité ; j'ajouterai seulement à ce que j'ai dit plus haut, que M. Marion avait raison
de parler ainsi, si les faits qui lui avaient été rapportés eussent été aussi vrais qu'ils étaient faux.
Quant aux autres articles de la réponse, j'ai pris la liberté d'en représenter de vive voix à M. Marion
le faible, j'oserais même presque dire, le ridicule. Cette représentation a donné lieu à une nouvelle
réponse verbale absolument satisfaisante. En voici le précis : M. Marion a fait presque l'impossible
pour se libérer de la compagnie de M. Blain ; il s'est efforcé de prouver que les raisons sur
lesquelles est appuyée la demande de M. Blain sont, ou insuffisantes, ou peu fondées. Nonobstant
les représentations les plus fortes, M. Blain persiste à exiger que nous le conservions. Il parle
comme ayant autorité, il somme de son côté et il a écrit qu'il se chargeait de toutes les suites
vis-à-vis M. le gouverneur de l'île de France et vis-à-vis la Compagnie. Cependant M. Marion ne
désespère pas de nous descendre directement à Rodrigue ; il est vrai qu'il n'ira pas si loin à l'est
qu'il se le proposait, mais en cas que nous manquions Rodrigue, il garantit que nous arriverons à
l'île de France entre le premier et le 5 mai, qu'il y aura tout le temps nécessaire pour nous mener à
Rodrigue, la traversée n'étant que de huit jours, que si M. le gouverneur de l'île de France n'a point
de commodité pour nous y envoyer, il lui demandera lui-même cette commission et s'en acquittera
à notre satisfaction. Je doute qu'on ait jamais été de l'île de France à Rodrigue en huit jours, si ce
n'est dans la saison des vents variables où nous n'étions pas alors. J'ai été satisfait des autres
parties de la réponse de M. Marion ; j'ai été pleinement convaincu de la vérité de quelques-unes,
dès le jour même. Quant aux autres, j'ai cru pouvoir m'en rapporter à sa probité. Je l'ai fréquenté
durant cinq mois, la sincérité m'a paru former un des principaux traits de son caractère.
A Midi, route estimée 27 lieues à l'E 4° S.
latitude observée.................................................................. 35° 34' S
latitude estimée................................................................... 35° 27' S
longitude............................................................................... 36° 55' E
variation occase ..................................................................... 26° NO
Mercredi 15
Vent NO, bon frais jusqu'à 4 heures du soir qu' il mollit en passant à l'ONO ; temps couvert
d'abord, assez beau ensuite, grain vers 3 heures du soir, mer assez belle avec une lame du SO. Au
lever du soleil et à 2 heures du soir, hauteur du thermomètre, 20°.
J'ai déjeuné très bien et de fort bonne amitié avec M. Marion, avec du vin blanc du Cap. Je
ne parle pas ici de ce fameux vin de Constance, près du Cap, que les marchands de vin de Paris
savent si bien imiter ; celui dont il s'agit ici est un assez petit vin qui m'a paru analogue à celui de
Chablis, si ce n'est qu'il lui est beaucoup inférieur en force. Ce petit vin du Cap me plaisait assez,
c'est sans doute parce que l'homme aime naturellement à versifier.
A midi, route estimée 44 lieues à l'E 3° N.
latitude observée.................................................................. 35° 35' S
latitude estimée................................................................... 35° 27' S
longitude............................................................................... 39° 37' E
Variation occase 25° 45' NO ; roulis le soir.
Jeudi 16
Vents variables du SSE au NE, frais passable, temps couvert et petite pluie assez
continuelle ; mer un peu houleuse. Le vent contraire nous fait suivre différentes bordées. Dans des
circonstances semblables, dit M. Trévant, les Portugais prendraient au moins leur Saint-Antoine [6] ,
si même ils ne lui donnaient point la cale. Au lever du soleil, thermomètre 17°, à 1 heure du soir
18° ou très peu plus.
A midi, route estimée 31 lieues 2/3 ou simplement 27° en droiture au NE 1° 30' E.
latitude estimée................................................................... 34° 40' S
longitude............................................................................... 40° 49' E
Vendredi 17
Vents du NNE au N 1/4 NE, bon frais ; assez beau temps et mer assez belle. Au lever du
soleil, thermomètre 19° ; à 2 heures du soir 19° 3/4. A midi, route 24 lieues et 1/3 ou, en droiture,
20 lieues au SE 1/4 E 2° S.
latitude observée.................................................................. 35° 28' S
latitude estimée................................................................... 35° 14' S
longitude............................................................................... 41° 49' E
variation occase ..................................................................... 25° NO
La charrette mal attelée (c'est le nom que nous avons donné au Lys) suit, comme elle peut,
notre chaise de poste ; de peur d'aller trop vite, elle a serré ses perroquets.
Samedi 18
Vents du N au NNE, bon frais à 2 heures du soir ; ils mollissent en passant à l'ouest et
ensuite au sud. Temps couvert avec pluie, mer assez belle jusqu'à 2 heures du soir qu'elle devient
dure et houleuse. La liqueur du thermomètre a été observée à 20°, tant au lever du soleil par M.
Marion, qu'à 2 heures du soir par moi.
Le tangage est assez fort parce que nous sommes obligés d'attendre le Lys sans pouvoir
user de tous nos avantages. Nous aurions dû faire aujourd'hui 70 lieues et, à midi, nous n'en avons
fait, en 24 heures, que 46 à l'E 1° 45' S.
latitude estimée................................................................... 35° 32' S
longitude............................................................................... 44° 38' E
A 2 heures 1/2 du soir, une saute de vent à l'ouest a été suivie d'orages, de fortes pluies,
d'éclairs et de tonnerre.
M. l'Evêque d'Eucarpie est dans tous les remèdes : il est attaqué de la maladie dont il est
mort quelques jours après son arrivée à l'île de France. C'était un épanchement de bile, occasionné
peut-être en partie par l'ennui qui ne l'a guère quitté depuis notre départ. Comme il n'a été
sérieusement malade que les 7 ou 8 derniers jours de notre traversée, on pouvait présumer que la
maladie n'aurait pas été mortelle si nous n'eussions pas rencontré le Lys. Si cela est, cette fâcheuse
rencontre m'aura été moins fatale qu'à ce respectable prélat.
Dimanche 19
Les vents fraîchissent du S au SE, ils mollissent ensuite en passant à l'ESE et de là au NO.
Temps presque toujours couvert et pluie fine ; la mer, dure d'abord, s'adoucit ensuite. Au lever du
soleil, hauteur du thermomètre 17° ; à 2 heures, 18° 1/4.
Durant la messe on a mis la flamme rouge pour avertir ceux du Lys, qui n'ont point
d'aumônier de s'unir, s'ils le jugeaient à propos, à nos prières. Après la messe, j'ai déjeuné en
bonne compagnie chez M. de Saint-Jean, et je me suis aperçu que je n'étais pas le seul mécontent
de la rencontre du Lys. De quoi se sont-ils avisés de vouloir notre compagnie ? Nous nous serions
bien passés de la leur. A midi, route estimée 28 lieues ou en droiture, 26 lieues 1/3 au NE 1/4 E
3° N.
latitude observée.................................................................. 34° 50' S
latitude estimée................................................................... 34° 45' S
longitude .............................................................................. 45° 56' E
Le Lys nous a approchés vers 5 heures ; nous nous sommes fait des compliments.
Lundi 20
Les vents du N au NO 1/4 O, mous d'abord, fraîchissent à une heure et demie du matin,
sans que nous en puissions profiter. Temps presque toujours couvert et brouillard, mer tranquille.
Thermomètre au lever du soleil 19°, à une heure et demie, 19° 1/2.
Le Lys nous a quittés cette nuit. Nous avons d'abord gouverné sous deux huniers pour
l'attendre. A 3 heures du matin il a tiré un coup de canon, on lui a répondu par un coup semblable,
et par plusieurs coups de fusil, et l'on a mis en panne pour l'attendre*.
A midi, route 15 lieues 1/4 ou en droiture 13 lieues 3/4 au NE 2° 45' E.
latitude observée douteuse.................................................. 34° 28' S
latitude estimée................................................................... 34° 22' S
longitude............................................................................... 26° 33' E
A midi et demi, M. de Cardonne est parti dans le canot pour le Lys. M. Marion demande
des vivres frais, vu le tort que le Lys nous occasionne et le nombre de nos malades (ce qui se monte,
je pense, à sept, dont un seul est attaqué dangereusement du scorbut). A 3 heures, M. de
Cardonne est revenu avec des moutons, des canards, des oies, des poules, des poulets, des
chapons, des cochons, etc. Il a aussi prié M. Blain de forcer de voiles ; je doute que cette prière ait
son effet, mais, pour des animaux, nous n'en manquerons pas, le Lys en est plein. Leur principal
logement est dans la chambre du vaisseau, aussi l'air y est-il tellement infecté qu'il y a beaucoup
plus de malades qu'ici, quoique nous soyons en mer depuis un bien plus long temps. M. Blain
marque que son vaisseau fait 12 à 14 pouces d'eau par heure et qu'il a 25 malades sur les cadres. Il
attribue leurs maladies à l'eau faite à l'île de France, où, dit-il, les puits n'avaient point été carénés,
et où il était entré de l'eau de mer. Cela peut-être : M. Blain nous a envoyé de son eau, plusieurs
en ont été incommodés, et nous sommes résolus, en conséquence, de nous tenir à l'eau de France.
Je crois cependant que ces incommodités se sont bornées sur notre bord à des dévoiements**.
Après l'arrivée de M. de Carbonne on s'est remis en route. Au soir, on a trouvé un
cancrelat dans la chambre du Conseil. Cet animal nous est sans doute venu du Lys ; j'en parlerai
probablement ailleurs.
Mardi 21
Vents du NO à l'O, frais inégal ; beau temps avec brumes et nuages, belle mer.
Thermomètre au lever du soleil 18° 1/3, à 2 heures du soir 18 degrés 1/2.
Le Lys nous a fait aujourd'hui signal de cochon. M. Blain avait promis hier que, lorsqu'il
ferait tuer sur son bord un mouton ou un cochon, il ferait en même temps un signal qui nous
donnant avis de l'exécution, nous inviterait à en envoyer chercher notre part si nous le jugions à
propos. Mais nous avons assez de cette viande ; nous aurions mieux aimé que M. Blain eut fait faire
signal de boeuf.
On a aujourd'hui amarré sur un canon et passé par les garcettes deux soldats qui avaient
battu leur sergent ; à terre ils n'en auraient peut-être pas été quittes à si bon marché.
A midi 24 lieues 1/2 à l'E 4° 30' N.
latitude observée.................................................................. 34° 10' S
latitude estimée................................................................... 34° 16' S
longitude............................................................................... 48° 02' E
Au soir on voyait dans l'eau quelques corps lumineux en très petit nombre, gros et d'un
éclat permanent ; on a dit que c'étaient des galères [7] . J'ai, depuis, ramassé quelques-unes de ces
galères à Bourbon, sur le rivage. Je croyais d'abord voir sur le sable des tranches minces de raves ou
d'autres légumes semblables ; je vois avec étonnement que ce sont des corps entiers, de la grandeur
d'une pièce de douze sous, mais plus minces, exactement ronds. On y distinguait une
circonférence plus remplie que l'intérieur et comme des rayons qui tendaient du centre à la
circonférence, le tout assez transparent. On m'a dit pareillement que c'étaient des galères. Cette
espèce d'animal pourrait trouver sa place dans la classe d'animaux où l'on range les orties de mer.
Mercredi 22
Vents de l'O au SSO, bon frais, beau temps, belle mer. Au lever du soleil thermomètre
observé par M. Marion 17°, à 2 heures du soir 18° 1/2. Variation ortive 24° 30', occase 23° 30' NO.
On a rechangé aujourd'hui la voile du grand hunier, pour enverguer celle des belles mers. A midi
30 lieues 1/3 à l'E 5° 30' N.
latitude observée.................................................................. 33° 54' S
latitude estimée................................................................... 34° 01' S
longitude............................................................................... 49° 51' E
Jeudi 23
Vents du SSO à l'O, frais passable, beau temps, belle mer. Thermomètre 16° 3/4, soit au
lever du soleil, observé par M. Marion, soit à 2 heures du soir. A midi 40 lieues 1/3 à l'E 6° N.
latitude observée.................................................................. 33° 41' S
latitude estimée................................................................... 33° 41' S
longitude............................................................................... 52° 17' E
variation occase 22° 30'
Vendredi 24
Vents variables du SO à l'ONO, petit frais et presque calme ; le temps couvert par
intervalles, belle mer. Thermomètre au lever du soleil 16°, à 2 heures du soir, 18° 1/6. Variation
ortive 22° 15 minutes, occase 21° 50 minutes NO. A midi, 24 lieues 1/3 à l'E 6° 15' N.
latitude observée.................................................................. 33° 28' S
latitude estimée................................................................... 33° 33' S
longitude............................................................................... 53° 44' E
Samedi 25
Vents très variables du NO au NE ; presque calme ; vers 8 heures du soir les vents
commencent à fraîchir ; temps couvert, la mer un peu roulante. Au lever du soleil, thermomètre 18°
observé par M. Marion, à 3 heures du soir, 19°. On a oublié de le regarder plus tôt. A midi 14 lieues
1/3 à l'ENE 4° E.
latitude observée.................................................................. 33° 05' S
latitude estimée................................................................... 33° 15' S
longitude............................................................................... 54° 33' E
Dimanche 26
Vents du N au NNE, assez bon frais, beau temps, belle mer. Au lever du soleil,
thermomètre 18° 1/3, à 2 heures du soir 20° 1/2. A midi, 33 lieues à l'E 1/4 NE 2° 30' N.
latitude observée.................................................................. 32° 54' S
latitude estimée................................................................... 32° 41' S
longitude............................................................................... 56° 28' E
Variation ortive 22° 15', occase 20° 13' NO.
Le Lys nous a souhaité le bonsoir et il nous a ordonné de gouverner au NE aussitôt que le
vent le permettra. A 7 heures 1/2 du soir, notre bout-de-dehors de beaupré s'est cassé, non par
accident, mais par vétusté.
Lundi 27
Vents du nord, bon frais sans que nous en puissions profiter à cause du Lys** qui est sous
basses voiles ; beau temps, grainasses le soir, mer assez belle avec un tangage assez fort.
Thermomètre au lever du soleil, 20° par M. Marion, à 2 heures du soir, 21°. Variation ortive 21° 25'
NO.
Nous avons souhaité le bonjour au Lys. D'abord M. le commandant ne voulait pas
répondre, nous l'avons accosté de si près qu'il a enfin appréhendé que l'ancienne carcasse du Lys
n'éclatât contre notre vaisseau. Il nous a crié plusieurs fois d'arrivera, son navire, disait-il, ne
gouvernant pas bien. Comme nous tardions à exécuter l'ordre de M. le commandant, il s'est
lui-même séparé de nous pour prendre les derrières où il se tient scrupuleusement.
A midi 32 lieues à l'ENE 1° E.
latitude observée.................................................................. 32° 20' S
latitude estimée................................................................... 32° 19' S
longitude............................................................................... 58° 15' E
Vers 10 heures 1/2 du soir, grain assez fort du NNO au NO, grande pluie et quelques
éclairs ; le ciel était très noir ; on a vu des aigrettes électriques [8] à l'extrémité des trois mâts,
au-dessus des girouettes, et une quatrième à l'extrémité de bâbord de la vergue du grand
perroquet. Ce phénomène a duré environ six minutes, il a reparu un quart d'heure après, par un
temps presque serein, avec force éclairs. Cette seconde fois, il n'a duré que deux minutes.
Mardi 28
Vents variables du NNE au NO ; temps à l'orage ; mer houleuse. Thermomètre au lever du
soleil 20° par M. Marion, à 2 heures du soir 20° 1/4. A midi 23 lieues 2/3 à l'E 1/4 NE 1° 45' N.
latitude observée.................................................................. 32° 04' S
latitude estimée................................................................... 32° 01' S
longitude............................................................................... 59° 37' E
variation occase................................................................. 18° 20' NO
Après dîner, il y a eu une scène fâcheuse entre deux de nos jeunes officiers ; l'un d'eux
prétendait avoir déjà été humilié par l'autre, et personne, quelque peu de titres qu'il puisse avoir
pour se relever, n'aime à être humilié. Ils se sont pris aujourd'hui de paroles, et des paroles on en
est venu aux corps, non pas cependant aux coups d'épée, mais aux coups de poing seulement. M.
Marion est survenu par hasard et les a trouvé accrochés aux cheveux l'un de l'autre ; il a jugé à
propos de les mettre tous les deux aux arrêts dans leur chambre. Deux sentinelles veillent aux
portes pour empêcher les deux prisonniers de sortir ; tout doit rester en cet état jusqu'à notre
arrivée à l'île de France. On assure que M. Marion n'a prononcé cet arrêt qu'à la prière d'un des
deux combattants, lequel se trouve ainsi libéré de la crainte qu'il aurait eu que l'autre ne lui
présentât, en quelque coin du navire, la pointe d'une épée meurtrière. A notre arrivée à l'île de
France, un des deux restera aux arrêts sur le vaisseau, jusqu'à ce que l'autre soit parti pour
Bourbon. Et c'est ce qui a réellement été exécuté depuis.
Mercredi 29
Vents du NO à l'O, assez bon frais ; quelques grainasses, mer assez belle. Thermomètre au lever du
soleil 19°, vers 2 heures du soir grain de pluie assez abondant, peu après le grain, thermomètre 20°
1/2**.A midi, 22 lieues au NNE 20° 45' N.
latitude observée....................................................................... 31° 02' S
latitude estimée........................................................................ 31° 02' S
longitude.................................................................................... 60° 05' E
variation occase...................................................................... 17° 08' NO
Jeudi 30
Vents de l'O au SO, bon frais, beau temps, mer un peu houleuse. Thermomètre au lever du soleil
19°, à 2 heures du soir 20°. Variations ortive 17° 15', occase 15° 30' NO. A midi, route 51 lieues au
N 5° 45' E.
latitude observée....................................................................... 28° 32' S
latitude estimée........................................................................ 28° 30' S
longitude.................................................................................... 60° 22' E
* Le scorbut fait des progrès ; une vingtaine de nos gens en sont attaqués. L'air de terre les
rétablira bientôt.
Vendredi 1er mai
Le vent comme hier ; vers le soir il tourne au SSO et au S, beau temps, mer un peu
houleuse. Thermomètre au lever du soleil, 19° 1/2, à deux heures du soir, 20° 2/3. Variation ortive
15° 30', occase 14° 30' NO.
A midi, 44 lieues au N 4° 15' O.
latitude observée.................................................................. 26° 22' S
latitude estimée................................................................... 26° 21' S
longitude............................................................................... 60° 11' E
J'ai dit plus haut, que selon nos officiers et nos pilotes, nous étions de deux degrés plus à
l'est et, par conséquent, notre longitude à midi était, selon eux, de 62° 11' à l'est de Paris et, par
conséquent, d'un degré 1/3 plus orientale que l'île Rodrigue.
Durant la nuit, quelques grainasses de pluie.
Samedi 2
Vents du SSO au SSE, bon frais, beau temps, mer un peu houleuse d'abord, assez belle
ensuite. Au lever du soleil, thermomètre observé par M. Marion, 19° 3/4, à 2 heures du soir, 21°.
Variation ortive, 14° 30', occase 12° 25' NO.
Nous retrouvons aujourd'hui les vents alizés ; nous gouvernons vers le nord de la boussole. On a
pris ce rhumb hier, vers midi, parce que M. Blain signifiait clairement que telle était sa volonté.
Mais comme ce rhumb, suivant notre estime, nous fera manquer Rodrigue, M. Marion a pris le parti
d'envoyer aujourd'hui M. Trévant à bord du Lys, pour faire une dernière tentative sur l'esprit du
sieur Blain des Cormiers. M. Marion écrit au sieur Blain qu'il doit regarder comme intimés à lui les
ordres de la Compagnie qui nous concernent, et que M. Marion lui envoie. Il lui représente que le
retardement causé par notre reconnaissance de l'île Rodrigue ne peut occasionner aucun mauvais
effet, et qu'en conséquence il lui semble naturel de nous procurer la facilité la plus grande
d'exécuter les ordres que le roi nous a donnés. M. Marion se flattait que sa lettre ferait effet. M. de
Saint-Jean aurait été d'avis que je l'eusse accompagnée d'une missive de ma part, mais il me l'a dit
trop tard. Il m'a représenté M. Blain comme fort traitable, même vis-à-vis des sciences. Je le veux
bien croire ; j'aurai désiré le savoir plus tôt car il n'était plus temps d'écrire quand j'ai parlé à M. de
Saint-Jean. Au reste, je suis au moins assuré de n'avoir pas compromis l'astronomie, vis-à-vis d'un
homme accusé d'avoir dit qu'il fallait jeter les astronomes à la mer. Tout ce que j'ai pu faire a été de
prier M. Trévant de suppléer de vive voix à ce que je ne pouvais écrire. J'ai même porté à M. Trévant
la santé du sieur Blain à rouge bord. Enfin, j'ai fait offrir au dit sieur Blain de retoucher ses
aiguilles de boussoles, vu qu'il s'était [plaint] du dérangement de ses compas, et qu'il avait fait prier
M. Marion de lui en communiquer un bon, ce que M. Marion ne jugeait pas à propos de le faire. Et
en effet, nous précédons toujours le Lys, un compas lui est inutile, il n'a qu'à nous suivre.
M. Trévant est revenu vers 11 heures 1/2 environ et a rapporté la réponse de M. Blain. Le
sieur commandant n'a certainement fait cette réponse sans avoir préalablement conçu la plus
haute idée de l'autorité qu'il possédait alors. Il ne s'était en effet jamais trouvé dans une telle passe
; il dépendait de lui d'anéantir d'un coup de plume toutes les dispositions que l'Académie avait
faites pour tirer du passage de Vénus la plus grande utilité possible, et d'annuler les ordres qu'il
avait plu au plus grand comme au plus aimé des rois, de donner en conséquence. Un autre
peut-être se serait contenté de se contempler dans ce haut degré d'autorité, et n'aurait pas osé
faire tout ce qu'il pouvait, mais le sieur Blain n'était pas pour rester en si bon chemin ; il a voulu
montrer qu'il était aussi hardi que puissant. Il prend le haut ton et décide souverainement qu'il ne
faut pas s'arrêter à Rodrigue, quand même on reconnaîtrait cette île. Il me fait faire cependant des
compliments par M. Trévant ; il me remercie d'ailleurs de mon offre, ayant, dit-il, une pierre avec
laquelle il touche parfaitement les aiguilles. Depuis mon arrivé à l'île de France, j'ai entendu
souvent parler du sieur Blain. On l'a toujours blasonné en de tels termes, que je n'ai pu que me
féliciter de n'avoir pas fait vis-à-vis de lui plus d'avances.
A midi 37 lieues 3/4 au N 1/4 NO 2° 30' O.
latitude observée.................................................................. 24° 33' S
latitude estimée................................................................... 24° 32' S
longitude............................................................................... 59° 41' E
Dimanche 3
Vents du SSE à l'E 1/4 SE, bon frais, beau temps, non sans nuages, belle mer.
Thermomètre au lever du soleil, 21° 1/4, à 2 heures du soir, 22°. Variation ortive 13° 45' NO.
Nous avons repassé cette nuit le tropique du Capricorne et nous sommes rentrés dans la
zone torride.
Nous approchons de Rodrigue et cependant, de par notre souverain commandant, nous n'y
relâcherons pas cette fois-ci.
On a vu aujourd'hui plusieurs pailles-en-queue ; ce sont des habitants de Rodrigue. Ils
sont sans doute repartis pour donner avis de notre arrivée à l'île de France. On a voulu me
persuader que l'apparition de ces oiseaux en cette dernière île, était un pronostic certain de
l'arrivée prochaine de quelque vaisseau.
A midi, route 54 lieues au N 1/4 NO 3° O.
latitude observée.................................................................. 22° 12' S
latitude estimée................................................................... 21° 56' S
longitude............................................................................... 58° 59' E
Le Lys qui nous avait assez bien suivi la nuit dernière toutes, ses voiles hautes, ne va plus
si bien*. Nous avons perdu beaucoup de temps à l'attendre.
Lundi 4
Vents du SE à l'E 1/4 SE, bon frais, le temps gris, la mer houleuse. Au lever du soleil,
thermomètre 22 degrés et plus, à 2 heures du soir, presque 23.
A 7 heures du matin, étant selon l'estime de nos officiers et nos pilotes à 7 ou 8 lieues,
mais selon la réalité à environ 45 lieues de Rodrigue, sur un signal fait de notre commandant, nous
avons mis cette île en arrière de nous et nous avons gouverné à peu près à l'ouest du monde. Une
demi-heure après, M. Marion a désiré que la variation, qui avait été manquée ce matin, fût observée
par l'azimut du soleil. Cette méthode, trop peu familière aux marins, est assez facile dans la
pratique dans la théorie elle est plus sûre que la méthode ordinaire. M. Des Moulières trouva avec
le compas que le centre du soleil déviait de 82 degrés et demi du nord du compas vers l'est et, en
même temps, M. Gaudrion déterminait la hauteur apparente du bord inférieur du soleil sur
l'horizon, de 10° 22'. J'en ai conclu que l'aiguille variait de 13° 59' du nord à l'ouest, ce qui nous
mettait manifestement entre l'île Rodrigue et l'île de France, mais beaucoup plus près de cette
dernière que nous ne l'étions réellement. Vers 5 heures du soir, une opération semblable réduisait
la variation à 12° NO, ce qui nous établissait encore entre les deux îles, mais trop près de l'île
Rodrigue. Ces deux variations auraient dû être au matin de 12° 40', au soir de 13° 20' ou environ.
L'erreur ne vient certainement point de la méthode. Viendrait-elle de l'attraction du fer qui entre
dans la construction du vaisseau, ou bien ne pourrait-on pas la rejeter sur les compas qui ne
seraient pas bien rentrés, qui seraient mal divisés, dont les pinnules ne seraient pas exactement
posées ? Quelques-unes de ces causes expliqueraient assez bien pourquoi ces messieurs trouvent
ordinairement la variation ortive au NO plus grande que l'occase, sous quelque latitude que ce soit.
Il est vrai qu'on n'en pourrait dire autant de la variation du nord à l'est, mais celle-ci s'observe
beaucoup plus rarement que l'autre ; un très petit nombre d'exemples que l'on peut rapporter à
des causes différentes ne peut servir à établir un fait général. Au lever du soleil, la variation avait
été observée de 14° 30' et, à son coucher, de 10° 54' NO, par la méthode ordinaire. L'erreur, comme
on voit, était bien plus considérable que par la méthode des azimuts.
On continue de voir des pailles-en-queue.
A midi, route estimée 53 lieues 1/3, mais en droiture, 46 lieues seulement au NNO 3° 45'
O.
latitude observée.................................................................. 20° 14' S
latitude estimée................................................................... 20° 08' S
longitude............................................................................... 57° 54' E
Mardi 5
Vents de l'E à l'ESE, frais inégal, assez beau temps, grand roulis durant la nuit. Au lever
du soleil, thermomètre 22° 2/3, à 2 heures du soir 24° et même un peu plus. Variation ortive, à la
volée entre les nuages, 13° 25' NO.
Nous voyons une grande quantité d'oiseaux, ce qui fait conjecturer que nous verrons terre
aujourd'hui. A midi, 39 lieues à l'ouest.
latitude observée.................................................................. 20° 23' S
latitude estimée................................................................... 20° 14' S
longitude............................................................................... 55° 52' E
Un peu avant 4 heures du soir, on a eu connaissance de terre. C'était l'île de France qui
n'était plus distante de nous que de 10 lieues en droiture. Nous avons aussitôt arboré pavillon
blanc, pour avertir ceux du Lys de notre découverte ; au bout d'un bon quart d'heure, ils ont conçu
que nous ne nous trompions pas. Ils ont pareillement arboré un pavillon qui pouvait avoir été jadis
blanc. La nuit dernière, ils avaient retardé notre marche par la crainte de rencontrer terre ; et la
terre qu'ils craignaient, ou qu'ils feignaient de craindre, était principalement l'île de Rodrigue, dont
la latitude avait pu augmenter d'un demi-degré depuis qu'ils ne l'avaient reconnuea. Maintenant
qu'il ne s'agissait plus de l'île odieuse de Rodrigue, il fallait avoir les ordres de notre vénérable
commandant sur la manière d'attaquer l'île de France. Il nous avait voulu faire accroire, comme je
l'ai dit plus haut, que les ennemis pouvaient être déjà devant cette île, que l'on était convenu de
signaux ordonnés au port du SE par le moyen desquels on apprendrait s'il n'y avait point de
danger à relâcher dans le port du NOb, qu'il fallait donc consulter ces signaux, etc. J'avais, en
conséquence, par le conseil de M. Marion, préparé une lettre pour M. Desforges, gouverneur de
l'île, qui devait être incessamment averti de notre arrivée par un canot que M. Marion aurait mis à
la mer. Mais, par un hasard plus heureux que celui qui nous avait fait rencontrer le Lys, il n'est pas
venu dans l'idée de M. Blain que cette visite du port du SE, en me retardant peut-être de huit à dix
jours, pouvait m'empêcher absolument de me rendre à Rodrigue assez à temps pour y observer le
passage de Vénus. Il est donc décidé que nous attaquerons l'île à l'ordinaire par le nord et, par
conséquent, que nous mouillerons demain. Ainsi, suivant la permission de M. Blain, nous
gouvernons au nord depuis 5 heures du soir.
Mercredi 6
Vents comme hier, beau temps, belle mer. Thermomètre au lever du soleil, 22° 3/4.
Variation ortive 15° 30' NO. A 2 heures 3/4 du matin, ne nous faisant plus qu'à 2 lieues de l'île
Ronde, le Lys a fait signal de virer de bord et nous avons tant viré et reviré, qu'à 9 heures du matin
nous n'étions plus qu'à 3/4 de lieues de l'île Ronde. Route estimée depuis hier midi, 28 lieues, ou
en droiture seulement 11 lieues 3/4.
Latitude estimée et réelle ....................................................... 19° 56' S
Longitude estimée par les officiers.......................................... 57° 28' E
Selon moi................................................................................... 55° 28' E
Longitude réelle......................................................................... 55° 14' E
Il arrive souvent qu'abordant à l'île de France ainsi qu'aux îles de Rodrigue et de Bourbon,
on se croit plus à l'est qu'on y est réellement ; et cela doit être ainsi, lorsque l'on a été longtemps
dans la région des vents alizés, le cour naturel de l'eau ne tendant pas moins vers l'ouest que celui
de l'air. Nous n'étions pas dans ce cas ; il n'y avait que 3 ou 4 jours que nous étions rentrés dans la
zone des vents alizés. Je crois donc que les 2 degrés 14 minutes d'erreur dans l'estime de nos
officiers et de nos pilotes sur notre longitude doivent être attribués principalement à l'erreur de la
correction faite sur le banc des Aiguilles. Voyez ce que j'en ai dit sur le premier avril.
De l'île Ronde, nous avons fait 7 lieues à l'ouest pour gagner le Coin-de-Mire où on avait
arboré un pavillon blanc dès avant 9 heures pour avertir le gouvernement de l'arrivée de deux
vaisseaux. Nous avons pareillement arboré le pavillon blanc de poupe, et nous l'avons assuré d'un
coup de canon. Nos passagers sont occupés à se faire décroter, décrasser, friser, poudrer,
calamistrer, etc. La joie règne universellement dans l'équipage. La vue de la terre semble redonner
des forces, même au pauvre évêque d'Eucarpie. Nos scorbutiques, au nombre de trente ou environ,
ont vraisemblablement ville gagnée. A onze heures et quart, étant fort près du Coin-de-Mire, nous
avons gouverné au SO 1/4 O pour aller vers la pointe aux Canonniers qui est à 3 lieues de distance
du Coin-de-Mire. Nous avons dîné à midi. A midi et un quart, étant environ à une heure et demie de
la pointe aux Canonniers, nous avons fait les signaux pour nous faire reconnaître, on y a répondu
de la dite pointe. Le Lys a pareillement fait les siens. Toute l'île de France est couverte de pavillons
blancs. Vers midi et demi nous avons vu un assez gros bâtiment sous le vent de l'île et un autre
petit, mouillé près de la pointe aux Canonniers. Le premier était la Subtile, frégate partie ce matin
pour France. Nous avons abordé le second et nous avons appris la prise de Pondichéry [9] . Quel
changement subit dans la contenance de la plupart de nos passagers ! La tristesse succède
incontinent à la joie ; ceux dont l'air était le plus fier, ont maintenant l'oeil morne et la tête
baissée. Les lazzis, les propos les plus badins, font place à une kyrielle de jurements, remède fort
inutile contre le malheur qui l'occasionne.
De la pointe des Canonniers jusqu'à l'entrée du port, il y a 4 lieues, nous avons gouverné
au SO 1/4 S. Vers une heure et demie, le pilote du port est arrivé, il nous a appris que M. le Gentil
s'était embarqué sur la Sylphide pour Pondichéry le 10 mars. Vers 3 heures, nous avons commencé
à avoir beaucoup de visites du port. A 3 heures et demie nous avons mouillé par 11 brasses d'eau,
fond de sable gris, un peu vaseux. Peu après, M. Marion est descendu à terre avec les saquets de la
Compagnie, accompagné de la plupart des officiers de terre. J'ai remis mon débarquement à
demain. On nous toue plus avant dans le port. M. Marion de retour, nous avons soupé de bon
appétit à 8 heures.
Jeudi 7
Vents de l'ESE au SE ; beau temps. Au lever du soleil, thermomètre 22.
J'ai enfin eu de la terre sous mes pieds, pour la première fois depuis le 9 janvier. A mon
débarquement, on m'a offert une chaise à porteur pour me conduire au gouvernement ; je l'ai
poliment refusée, étant bien aise de marcher un peu sur terre, et persuadé d'ailleurs que je n'étais
pas l'objet de ce compliment. Il n'en a pas été de même d'une salve d'artillerie qui a suivi ; les neuf
pièces de canon qui m'ont salué coup sur coup faisaient plus de bruit que moi. Je les ai laissé tirer
: tout ce salut était destiné pour M. l'évêque d'Eucarpie ; on m'avait pris pour lui. Ce respectable
prélat a été mis à terre un quart d'heure après et a été accueilli d'une seconde salve ; il a été logé
au gouvernement, où il a terminé sa vie quelques jours après mon départ pour Rodrigue.
Nous avons été saluer M. Des Forges Boucher [10] , gouverneur de l'île : il nous a reçus
avec toute la politesse imaginable. Il était déjà prévenu à notre sujet par M. Marion. La conduite du
sieur Blain des Cormiers lui a paru extrêmement hardie. Il y avait cependant du remède à ce mal :
la corvette La Mignonne était en état de partir, et l'on assurait qu'elle pouvait soutenir facilement le
trajet. M. Des Forges donne ses ordres pour qu'elle soit prête dans 24 heures ou dans 48 heures au
plus tard ; et il nomme, à notre sollicitation, M. Croiset pour la commander. Le reste du jour a été
occupé en visites et en promenades. Je ne me lassais pas de marcher sur terre. Nous avons dîné au
gouvernement ; on a servi du vin de Xérès durant tout le repas, et du vin de Bordeaux au dessert. Il
est inutile d'avertir que le vin de Bordeaux était alors beaucoup plus rare que celui de Xérès. La
conséquence se fait sentir d'elle-même.
J'ai été rendre le soir visite à la Mignonne. Cette corvette porte 6 canons et 34 hommes
d'équipage ; elle a 68 pieds de longueur de quille, 20 pieds de bau, et 8 pieds de tirant d'eau. Faite
en France, ainsi que la Fine, sa compagne, ces deux corvettes avaient été envoyées à l'île de France,
chargées d'équipages que l'on n'était pas, dit -on, extrêmement curieux de conserver. La Fine,
voulant virer de bord à la vue d'un vaisseau ennemi, avait été engloutie dans les flots ; la Mignonne
était arrivée heureusement au lieu de sa destination. De tels bâtiments sont excellents dans les
mers tranquilles des Indes, et surtout dans la zone des vents alizés ; mais ces vents nous étaient
contraires pour gagner Rodrigue. Il fallait s'avancer dans le sud pour retrouver les vents
inconstants, et alors, la mer, moins furieuse qu'elle ne l'est quelquefois dans le golfe de Gasgogne
et aux environs du cap de Bonne Espérance, devient cependant plus grosse et plus dangereuse que
lorsqu'elle n'est agitée que par les vents alizés. On m'a assuré que cette seule raison avait dégoûté
M. Croiset d'accepter le commandement de la Mignonne. Il nous avait témoigné qu'il nous
conduirait avec plaisir à Rodrigue, le nom seul du bâtiment destiné pour cette expédition l'a fait,
dit-on, revenir sur ses pas. Quoiqu'il en soit, il ne nous a point allégué cette raison : il s'est trouvé
aujourd'hui plus mal d'une douleur de côté dont il se plaint réellement depuis quelques jours.
Notre chirurgien major a décidé qu'il était menacé du scorbut et, en conséquence, hors d'état de
partir.
M. Robineau des Moulières est un très honnête homme, poli et modeste même jusqu'à
l'excès, fort entendu dans l'exercice de sa profession, et exact jusqu'au scrupule, d'ailleurs plein de
religion, mais sans cagotisme. Il est fils d'un capitaine des vaisseaux de la Compagnie. Le
dérangement des affaires de sa famille n'a pas permis de lui donner une éducation qui aurait
beaucoup perfectionné ses bonnes qualités. Tel qu'il est cependant, il peut se présenter partout ;
sa timide modestie est son plus grand défaut. Le même état de ses affaires l'avait réduit à l'état de
pilote ; il était premier pilote du d'Argenson, admis cependant à la table des officiers. M. Marion le
connaissait, l'aimait et l'estimait ; il cherchait les occasions de l'avancer : il m'a proposé en
conséquence de le demander, en défaut de M. Croiset, pour Capitaine de la Mignonne. Il a
fortement appuyé ma demande et, pour rendre les recommandations plus efficaces, il a offert, en
cas de succès, de fournir de son bord des vivres pour la table de la Mignonne.
M. Thuillier est retourné à terre, chargé de nos dépêches ; mais comme ces dispositions
dépendaient de plusieurs personnes, on n'a pu rien terminer ce soir. M. Thuillier est revenu,
chargé de politesses de la part de M. Des Forges, mais sans réponse positive. Nous avons soupé à
bord vers 8 heures.
Le temps a été fort chaud aujourd'hui, le ciel assez beau, mais parsemé de nuages ; il est
même tombé quelques légères gouttes d'eau.
Vendredi 8
Vents de l'E à l'ESE, temps comme hier. Au lever du soleil, thermomètre presque 22
degrés.
M. des Moulières a été nommé pour commander la Mignonne. La journée s'est passée à
rendre des visites à M. le marquis de l'Eguille commandant du port, que nous n'avions point trouvé
hier ; à M. le comte d'Estaing [11] qui était revenu glorieux de son expédition de Bancoul ; à M. Des
Forges ; à M. Mabile [12] , conseiller au Conseil souverain de l'île ; à plusieurs autres. Le sieur
Blain, que nous avons rencontré chez M. le gouverneur, paraissait avoir été vivement [tancé] ; il
s'est excusé envers nous sur la bonne intention qui l'avait porté à empêcher notre débarquement à
Rodrigue, voulant, disait-il, nous procurer à l'île de France un observatoire plus gracieux que celui
que nous prétendions chercher dans une île déserte, où nous ne trouverions ni secours, ni société.
J'ai prié M. Blain d'être persuadé que l'Académie des Sciences n'ignorait point la différence des
îles de France et de Rodrigue et que ce n'était point sans des raisons légitimes qu'elle avait préféré
la plus déserte à la plus peuplée.
Le soir, nous avons fait transporter nos principaux effets du d'Argenson sur la Mignonne
et nous avons appareillé à 7 heures et demie, gouvernant au NO, à l'ONO, à l'O, l'OSO, en
rondissant autour de l'île.
Samedi 9
Calme parfait jusqu'à 7 heures et demie du matin, que le vent a fraîchi de l'ESE ; bonne
brise d'entre l'E 1/4 SE et le SE 1/4 E ; assez belle mer. Au lever du soleil, thermomètre 21 degrés
2/3, à 2 heures du soir 23 degrés.
La petitesse de notre navire le rend nécessairement plus sensible au roulis. Les vagues
montent à l'envie sur notre pont, mais elles n'y séjournent pas ; on paie en conséquence de
nouveaux tributs à la mer et tel qui avait résisté au roulis du d'Argenson est forcé de céder à ceux
de la Mignonne. D'un autre côté, l'économie est moindre sur la Mignonne que sur le d'Argenson :
on y déjeune à 8 heures, on dîne à midi ou une heure, on soupe à 8 heures du soir et l'eau n'est
point donnée à compte.
A midi nous avions fait environ 13 lieues en circulant, et nous nous trouvions par 20° 51' S
de latitude, à 54° 28' à l'E du méridien de Paris.
Dimanche 10
Vents de l'E à l'E 1/4 SE, bon frais, forte brise, mer houleuse du sud avec quelques
grainasses vers le soir, ce qui nous force de diminuer de voiles. Au lever du soleil, thermomètre 22
degrés 2/3, à 2 heures du soir 24 degrés.
A midi, j'ai estimé notre route au S 6° 35' E, chemin 37 lieues.
Latitude observée...................................................................... 22° 33' S
Latitude estimée....................................................................... 22° 41' S
Longitude estimée..................................................................... 54° 42' E
Au lever du soleil variation 17° 35'. Nous sommes rentrés vers minuit dans la zone
tempérée australe.
Lundi 11
Vents etc. comme hier jusqu'à midi ; les vents varient ensuite du NE au SE, presque calme.
Les roulis diminuent beaucoup le soir. Au lever du soleil, thermomètre 22 degrés 2/3 ; à 3 heures
du soir, 24.
A midi, j'ai estimé la route de 28 lieues 2/3, au S 8° 15' E.
Latitude observée...................................................................... 23° 47' S
Latitude estimée....................................................................... 23° 58' S
Longitude estimée.............................................................. 54° 49' 1/2 E
Les cancrelats sont ici dans une quantité prodigieuse ; ils détruisent tout. Ces insectes
sont du genre des escarbots, presque ronds. Leur longueur est d'environ un pouce de la tête à
l'extrémité du ventre, la largeur est presque la même, ou un peu moindre ; ils sont noirs, ou du
moins d'un gris fort approchant du noir. On m'a montré une mouche que l'on regarde comme
l'ennemie mortelle du cancrelat. Je n'ai pas eu le temps de la considérer à mon aise. Elle est haut
montée sur six pattes, ses ailes paraissent à peine, son corps est fort court, je croyais voir d'abord
une mouche ordinaire dont on avait séparé le ventre et coupé les ailes près de leur racine. Lorsque
cette mouche est affamée, elle se présente, dit-on, devant un cancrelat et, par sa présence seule, le
rend immobile. Elle va ensuite lui préparer un logement dans le lieu de sa retraite ; de retour, elle
retrouve le cancrelat au lieu où elle l'a constitué en arrêt. Elle passe derrière lui et alors, le
cancrelat, devançant la mouche, marche de lui-même au lieu qui lui est destiné. Un seul cancrelat
doit sans doute suffire durant plusieurs jours à la nourriture d'une mouche si petite. Plusieurs
officiers m'ont assuré avoir vu ce manège ; quand je l'aurais vu moi-même, j'aurais je pense, encore
bien de la peine à le croire.
Au soir, temps couvert, éclairs au SO.
Mardi 12
Les vents du SE au NE et enfin à l'O. Si les vents alizés veulent déjà nous quitter, il n'y a
pas de mal ; assez bon frais ; les roulis recommencent, mer houleuse, nuit orageuse, à neuf heures
du soir grand orage jusqu'à minuit, forte pluie, beaucoup d'éclairs, avec quelques coups de
tonnerre. Obligés de carguer toutes nos voiles, nous ne laissions pas d'avancer assez bien.
Au lever du soleil, thermomètre 23 degrés, à 2 heures du soir, 22 degrés 3/4.
A midi, 18 lieues 1/2 au S 3° 36' O.
Latitude estimée....................................................................... 24° 42' S
Longitude estimée..................................................................... 54° 46' E
On a vu tous ces jours-ci beaucoup d'oiseaux, envergures, cordonniers pailles-en-queue,
etc.
Mercredi 13
Après un calme plat, le vent se remet à l'ESE et peu après il se fixe entre l'E et le NE, assez
bon frais, assez beau temps, entremêlé de quelques grains qui nous obligent à carguer nos menues
voiles, belle mer. Thermomètre au lever du soleil, 21 degrés 2/3 ; à 2 heures du soir, 21 degrés
3/4. A midi, selon mon estime, nous avions fait en 24 heures, 26 lieues 1/4 au SE 1° 40' S.
Latitude observée...................................................................... 25° 12' S
Latitude estimée ..................................................................... 25° 39' S
Longitude estimée..................................................................... 55° 45' E
Jeudi 14
Vents de l'E au NE, assez bon frais, beau temps, belle mer. Au lever du soleil, thermomètre
21 degrés, à 2 heures du soir, 21 degrés 1/2.
A midi, j'ai estimé la route 28 lieues 1/4 SE 5° 25' S.
Latitude observée...................................................................... 25° 57' S
Latitude estimée....................................................................... 26° 17' S
Longitude estimée..................................................................... 56° 45' E
Ces grandes différences entre l'estime et l'observation des latitudes viennent probablement
des fausses estimes que l'on faisait de la dérive du vaisseau : nous faisions moins de chemin au sud
que nous ne comptions en faire ; et nous verrons bientôt que nous étions beaucoup plus à l'est que
nous ne nous y estimions, nonobstant le courant qui, dans ces mers, emporte toujours vers l'ouest.
Il se pouvait faire aussi que la Mignonne était beaucoup moins volumineuse que le d'Argenson et le
remous qu'elle occasionnait dans la mer s'étendant beaucoup moins, l'intervalle de 45 pieds devînt
insuffisant entre les noeuds du loch.
Au coucher du soleil, variation observée avec doute 14° 0' NO.
Vendredi 15
Vents d'est, belle mer, beau temps jusque vers le coucher du soleil. Alors le vent mollit,
remonte un peu vers le nord, il survient des grains qui nous font diminuer de voiles. Il s'élève une
grosse lame du côté de l'est. Au lever du soleil, thermomètre 20 degrés, à 2 heures, 20 degrés 2/3.
A midi, route estimée 33 lieues 1/2 au SSE 2° 45' E.
Latitude observée ..................................................................... 27° 34' S
Latitude estimée....................................................................... 27° 28' S
Longitude estimée..................................................................... 57° 33' E
Variation ortive 16° 40' NO.
Samedi 16
Vents de l'E 1/4 NE au NNE. Mer grosse et houleuse, assez beau temps, cependant avec
quelques grains. Au lever du soleil, thermomètre 19 degrés 3/4, à 2 heures, 20 degrés.
Variation ortive 16° NO.
A midi, 31 lieues 1/2 au SE 2° 45' S.
Latitude observée...................................................................... 28° 36' S
Latitude estimée....................................................................... 28° 44' S
Longitude estimée..................................................................... 58° 45' E
Dimanche 17
Vents du NNE au NE, beau temps, assez belle mer. Il y a cependant toujours du tangage vu
la nécessité où nous sommes de serrer toujours le vent. Au lever du soleil, thermomètre 19 degrés
2/3.
A midi 39 lieues 1/4 à l'E 23' N.
Latitude observée...................................................................... 28° 19' S
Latitude estimée....................................................................... 28° 35' S
Longitude estimée..................................................................... 60° 59' E
Lundi 18
Vents variables du NNE au NE 1/4 E frais médiocre, temps presque couvert, assez beau
d'ailleurs, la mer assez belle. Thermomètre au lever du soleil, 19 degrés 1/4, à 2 heures du soir, 19
degrés 3/4.
A midi, 32 lieues à l'E 6° 20' S.
Latitude observée...................................................................... 28° 19' S
Latitude estimée....................................................................... 28° 30' S
Longitude estimée..................................................................... 62° 48' E
Variation occase 16 degrés NO, douteuse.
J'ai pris cette après-midi plusieurs hauteurs du soleil pour régler ma montre et j'ai réitéré
le 19 au matin.
Mardi 19
Vents variables du NE 1/4 E à l'ONO en mollissant beaucoup, grains fréquents, mer
houleuse.
Commencement de l'éclipse de lune à ma montre marquant minuit 31 minutes 30
secondes.
La lune, approchant de son immersion, entre dans un nuage à 1 heure 39 minutes. Selon
mon estime, l'immersion a dû arriver au plus tard à 3 heures 41 minutes.
Emersion à 3 heures 12 minutes. Deux minutes après, la lune était pour le moins aussi
éclairée qu'elle l'était lorsque je l'ai perdue de vue deux minutes environ avant l'immersion.
Je fixe donc le milieu à 2 heures 26 minutes 30 secondes. Fin de l'éclipse à 4 heures 22
minutes 30 secondes. Par mes observations d'hier au soir et d'aujourd'hui matin, ainsi que par
quelques autres faites pendant la durée même de l'éclipse, je me suis assuré que ma montre, au
temps au milieu de l'éclipse, retardait de près de 23 minutes ou de 22 minutes 52 secondes. Ainsi,
le milieu de l'éclipse a été observé sur la Mignonne à 14 heures 49 minutes 22 secondes. Ce milieu
a dû être observé à Paris, selon les tables, à 10 heures 25 minutes 18 secondes, la différence des
temps est de 4 heures 24 minutes 4 secondes ou de 66 degrés 01 minute dont nous sommes plus
orientaux que Paris.
A la fin de l'éclipse, thermomètre 19 degrés ; à 2 heures du soir même hauteur.
A midi 22 lieues à l'E, 5° 37' S.
Latitude observée...................................................................... 28° 27' S
Latitude estimée....................................................................... 28° 25' S
Longitude estimée..................................................................... 66° 20' E
Cette longitude est déduite de mon observation de l'éclipse de lune : la longitude estimée
n'était, selon moi, que de 64 degrés 2 minutes et demie ou même de 64 degrés juste, selon M. des
Moulières. La longitude estimée diffère donc de plus de deux degrés à l'ouest de la longitude
observée.
Mercredi 20
Dès hier au soir, après un calme, le vent s'était mis au SE. Aujourd'hui, vents du S 1/4 SO
à l'ESE, bon frais, belle mer, pluie la nuit ; au jour assez beau, très beau le soir ; thermomètre au
lever du soleil, 18 degrés 2/3, à 2 heures du soir, 19 degrés. A midi, 23 lieues 3/4 au N 1/4 NE 4°
E.
Latitude observée...................................................................... 27° 07' S
Latitude estimée....................................................................... 27° 18' S
Longitude estimée..................................................................... 66° 41' E
Variation occase 12° NO.
Jeudi 21
Vents alizés de l'ESE au SE, bon frais surtout le soir, beau temps, belle mer. Nous cinglons
à toutes voiles, ce que nous n'avons commencé à faire qu'hier au soir, depuis notre départ de l'île
de France. Thermomètre au lever du soleil, 17 degrés 3/4, à 2 heures, 18 degrés 2/3 ; variation
ortive 11 degrés NO, occase 11 degrés 3O minutes, douteuse. A midi 36 lieues 2/3 au N 9° E.
Latitude observée...................................................................... 25° 14' S
Latitude estimée....................................................................... 25° 21' S
Longitude estimée..................................................................... 66° 58' E
Vendredi 22
Vents de l'ESE au SE, bon frais sauf vers midi, beau temps, belle mer. Thermomètre au
lever du soleil, 19 degrés ; à deux heures après midi, 19 degrés 1/2 ; variation ortive et occase 9
degrés 40 minutes. Nous avons ce matin repassé le tropique pour la quatrième fois et nous sommes
rentrés dans la zone torride.
A midi, 44 lieues 1/3 N 1/4 NE O° 50' E.
Latitude observée...................................................................... 23° 03' S
Latitude estimée....................................................................... 23° 04' S
Longitude estimée..................................................................... 67° 27' E
Samedi 23
Vents SE, très forte brise, mer très houleuse, grains fréquents. Thermomètre au lever du
soleil, 20 degrés 3/5 ; à 2 heures 22'.
A midi, 52 lieues 2/3 au N 8° 30' E.
Latitude observée...................................................................... 20° 45' S
Latitude estimée....................................................................... 20° 27' S
Longitude estimée..................................................................... 67° 54' E
Variation occase 7 degrés 30 minutes ; au lever de la lune, de même.
Ce matin, les vagues couvrant notre pauvre petit bâtiment nous ont procuré deux petits
poissons. Le premier, auquel M. des Moulières a donné le nom de coueta, était à peine aussi gros
qu'une sardine, le dessus de la tête est relevé de couleurs aussi vives que celles de la dorade ; il
avait d'ailleurs la tête ou le mufle fort approchant, pour la figure, du bec d'un perroquet, mais plus
flasque et d'une consistance très peu solide. Son oeil (car je n'en ai vu qu'un, l'autre était ou fermé
ou crevé), son oeil, dis-je, était rouge et très vif. Cet animal respirait encore. Le corps ressemblait à
une glaire ou à une de ces espèces de nerfs qu'on trouve dans les jarrets de veau ; il était presque
blanc, nuancé sur le dos d'un gris-cendré. Je n'y ai point remarqué de nageoires. Je comptais le
conserver dans l'esprit de vin [13] ; mais je l'avais à peine vu qu'il servait déjà d'amorce à un
hameçon. Je n'ai point vu l'autre poisson.
Un poisson volant, fuyant apparemment la dent de quelque bonite, s'est jeté sur notre bord
: il était de la grosseur d'un hareng ; il a assez la figure d'un mulet. Lorsque je l'ai vu, on l'avait déjà
privé de ses ailes : ce sont deux grandes nageoires, issant de dessous de ses ouïes. On nous l'a
servi à dîner. Sa chair est blanche, elle se lève par écailles ou par lames, comme celle du merlan et
de la morue ; mais elle est plus ferme que celle du merlan et d'un goût bien supérieur à celui des
dorades, des bonites, etc. C'est réellement un fort bon poisson.
On a vu aujourd'hui des pailles-en-queue et des goilettes grises.
Dimanche 24
Vents du SE à l'ESE, forte brise, mer toujours très grosse, temps pluvieux et à grains. Ces
temps me font un peu rabattre de l'idée que nous nous étions formés à Paris de la sérénité
constante du ciel dans ces parages, idée qui cependant avait beaucoup contribué au choix de
Rodrigue pour lieu de l'observation de Vénus. Thermomètre au lever du soleil, 20 degrés ; à deux
heures du soir, 21 degrés. Variation ortive 7 degrés NO. Nous avions gouverné hier au nord,
déclinant un peu vers l'est jusqu'à six heures du soir, et déchirant de quelques degrés vers l'ouest.
A minuit, nous estimant par la latitude de Rodrigue, on a mis le cap au véritable ouest du monde.
A midi, nous avions fait 49 lieues 1/3, mais en droiture seulement 39 lieues 1/2 au N 1/4
O 1° 35' O.
Latitude observée...................................................................... 19° 48' S
Latitude estimée....................................................................... 19° 40' S
Longitude estimée..................................................................... 66° 08' E
A 7 heures du soir, nous étions encore, selon mon estime, à près de 100 lieues de
Rodrigue et, selon celle de notre capitaine, à 55 lieues. Mais l'expérience fait connaître que dans
ces mers on se trouve souvent plus à l'ouest qu'on ne le croit. La mer d'ailleurs était grosse, la lame
forte, le ciel très sombre. M. des Moulières crut que le parti le plus sage était de mettre le navire à
la cape sous la misaine. A 8 heures, l'horizon s'étant un peu éclairci, nous nous sommes remis en
route, mais avec un peu de voiles jusqu'au jour.
On a encore vu aujourd'hui beaucoup de goilettes grises ; il n'en paraît pas encore de
blanches : celles-ci, dit-on, ne s'écartent jamais plus de 50 lieues de Rodrigue.
Lundi 25
Vents de l'ESE au SE, forte brise, mer très grosse, assez beau temps. On n'a pas besoin de
laver le vaisseau, les lames le couvrent successivement, entrant par bâbord, par tribord, par l'avant,
et quelquefois même, par dessus la dunette. Au lever du soleil, thermomètre, 19 degrés 2/3 ; à 2
heures du soir, 21 degrés. Variation ortive 9 degrés NO, occase 10 degrés, douteuse.
A midi j'ai estimé la route 52 lieues 1/3 à l'O 4° 37' N.
Latitude observée...................................................................... 19° 16' S
Latitude estimée................................................................. 19° 35'1/2 S
Longitude estimée..................................................................... 63° 22' E
A 6 heures 1/2 du soir on a mis la cape pour toute la nuit.
Mardi 26
Vents du SE à l'ESE, brise toujours forte et grosse mer. A 5 heures 1/2 du matin nous
nous sommes remis en route ; beau temps. Au lever du soleil, thermomètre 19 degrés 2/3, à 2
heures du soir, 20 degrés 3/4. Variation ortive 10 degrés 30 minutes NO, occase 12 degrés 0
minute ; celle-ci est certainement trop forte. A midi, nous avions fait en 24 heures 30 lieues à
l'OSO 5° 15' O.
Latitude observée...................................................................... 19° 55' S
Latitude estimée....................................................................... 19° 40' S
Longitude estimée..................................................................... 61° 51' E
Il suivrait de ces déterminations que la pointe la plus orientale de l'île Rodrigue nous
resterait à l'O 1/4 NO, 2° 47' N, à la distance de 18 lieues.
A 2 heures et demie, nous avons eu connaissance de Rodrigue à la distance d'environ 7
lieues à l'O 1/4 NO. Nous avions fait 4 lieues depuis midi ; ainsi à midi, nous n'en étions qu'à 11
lieues au lieu de 18 ; c'est d'environ 7 lieues que le courant nous aura porté à l'ouest, depuis que
nous avons regagné les vents alizés. L'action de ce courant est ordinairement plus forte. L'estime
du vaisseau nous mettait à midi par 59 degrés 24 minutes de longitude. L'erreur était de 54 lieues.
Il est vrai que M. des Moulières avait affecté de diriger son estime de manière à se tromper en ce
sens plutôt que dans le sens opposé ; par là, il risquait moins de manquer Rodrigue ou d'échouer
sur les récifs qui environnent cette île.
La vue de Rodrigue m'a procuré plus de satisfaction que je n'en avais goûtée depuis mon
départ de France. J'ai récompensé gracieusement le matelot qui avait annoncé le premier cette
bonne nouvelle. Nous avons continué de cingler à toutes voiles vers l'île jusqu'à quatre heures du
soir ; voyant alors qu'il était impossible d'y arriver de jour, nous avons commencé à louvoyer sous
les quatres voiles majeures. Le vent a molli, la mer est moins grosse.
Mercredi 27
Vents de l'ESE au SE, ils mollissent, beau temps, souvent couvert et même avec quelque
pluie, belle mer. Au lever du soleil, thermomètre, 20 degrés, à 2 heures du soir, 22 degrés 1/3.
Variation ortive 12 degrés NO, c'est trop. A midi nous avions fait en 24 heures 20 lieues en
différents [bords] ; je les ai réduites à 10 lieues 1/4 en droiture à l'ONO 5° 38' N.
Latitude observée...................................................................... 19° 34' S
Latitude estimée................................................................ 19° 40' 1/2 S
Longitude estimée..................................................................... 61° 22' E
ou mieux.................................................................................... 61° 00' E
Calme qui nous empêche de gagner Rodrigue. Nous voyons un bâtiment dans le port : c'est
le Volant, corvette qui y a été envoyée de l'île de France pour prendre une cargaison de tortues.
Jeudi 28
Le vent de SSE nous a presque fait manquer l'île hier, en la quittant, nous l'avions saluée
d'un coup de canon et nous avions arboré pavillon blanc. Aujourd'hui nous avons de la peine à la
rejoindre. Belle mer, assez beau temps, quelque pluie cependant. Au lever du soleil, thermomètre
presque 20 degrés, à 2 heures du soir, 21 degrés.
A 8 heures, le vent passe au S 1/4 SO et nous force à nous écarter de l'île. A 10 heures, le
vent se remet au SE, et remet mon esprit qui ne s'accommodait point de ces obstacles. A 2 heures
1/2 du soir nous tirons un coup de canon qui n'est point entendu à terre. A 3 heures 1/4 nous en
tirons un autre et nous mouillons par 12 brasses. On nous a tiré du Volant trois coups de canon, le
troisième à boulet, mais pour nous intimider seulement : nous nous sommes mieux fait
reconnaître. On est venu du Volant pour nous aider à prendre du mouillage plus assuré. Enfin,
vers cinq heures et demie du soir, j'ai mis pied à terre dans l'île désirée de Rodrigue.
Je partagerai en trois parties ce que j'ai à dire de mon séjour à Rodrigue. La première, en
forme de table, contiendra les observations particulières que j'ai faites sur le thermomètre, les vents
et la constitution de l'air. A chaque jour du mois, marqué dans la première colonne, répondront
deux lignes dans les autres ; la ligne supérieure sera pour le matin, jusqu'à midi, l'inférieure pour
le soir. Les deux hauteurs de la liqueur dans le thermomètre de M. de Réaumur sont toujours
au-dessous du terme de la congélation ; celle du matin est toujours prise au lever du soleil, et celle
du soir au temps de la plus grande chaleur du jour, c'est-à-dire, ordinairement, vers deux heures.
Si quelque circonstance a empêché de les prendre à ces heures, après le chiffre qui dénote la
hauteur, on ajoutera celui de l'heure de l'observation. Les lettres m et p, ajoutées aux hauteurs,
désignent que ces hauteurs étaient un peu moins, ou un peu plus fortes qu'elles ne sont marquées.
Le signe : : dénote que la hauteur est douteuse parce que le thermomètre était exposé à quelque
reflet des rayons du soleil, ou pour quelque autre raison semblable. Dans la dernière colonne, b.t.
est l'abrégé de beau temps, tr. de très, f. br de forte brise, p.pl ou pl. ab de petite pluie ou de pluie
abondante, pl. ou n.p int. de pluie ou nuages par intervalles, t.c de temps couvert, n. de nuages, gr.
de grains, gr. fr. de grains fréquents. Lorsque dans une même ligne on trouve de suite plusieurs
signes de différentes constitutions de l'air, incompatibles l'une avec l'autre, il faut en conclure que
ces constitutions de l'air se sont succédées dans le même ordre. A cette table, je joindrai ce qui
regarde la variation de l'aiguille aimantée, l'heure et la hauteur des marées à Rodrigue. Je donnerai
ensuite une courte description de cette île, je finirai, enfin, par le récit de ce qui m'est arrivé
pendant le séjour que j'y ai fait.
[…]
J'ai observé souvent la variation de l'aiguille aimantée : en même temps que M. Thuillier
prenait au quart de cercle la hauteur du soleil, je relevais cet astre à la boussole avec toutes les
précautions qu'il m'était possible de prendre. Mes observations se sont accordées beaucoup plus
que je ne l'attendais d'un instrument de deux pouces et demi de rayon : presque toutes m'ont
indiqué la variation entre 10 degrés 35 et 10 degrés 55 minutes du N à l'O ; le très grand nombre la
limite même entre 10 degrés 40 et 10 degrés 50 minutes. Je l'établis donc de 10 degrés
45 minutes du N à l'O par 19 degrés 40 minutes 40 secondes de latitude australe et par 80 degrés
51 minutes 30 secondes de longitude.
J'ai observé souvent l'heure de la plus haute mer. Pour cela, lorsque la mer montait
encore, je marquais des repères aux endroits où ses flots venaient se briser sur une grève dont la
pente était extrêmement douce. Quelquefois même, il n'y avait aucun flot ; la mer s'enflait presque
insensiblement. Je remarquais l'heure à laquelle le bord de la mer, en descendant, atteignait ces
repères ; je jugeais que l'heure mitoyenne entre ces deux hauteurs égales était celle de la plus
haute mer. Je joins aux heures observées de la plus haute mer, celle du passage de la lune par le
méridien de Rodrigue, conclue de La Connaissance des Temps.
Le lieu où j'observais était à couvert du vent par l'île et à l'abri de l'agitation de la pleine
mer par des récifs qui s'étendent au loin ; je ne doute point, en conséquence, que l'heure de la
haute mer que je déterminerai ne soit un peu tardive, relativement à celle que l'on observerait dans
un lieu plus exposé au vent et moins isolé de la pleine mer.
Le 4 juin, pleine mer vers 2 heures et 1/4 du soir ; la lune avait passé à 1 heure 21
minutes.
Le 10, à 7 heures et 1/4 du matin, la lune avait passé sous l'horizon à 6 heures 32
minutes.
Le 13, à 10 heures et 3/4 du matin, la lune au méridien sous l'horizon à 9 h 46 minutes.
Le 3 de juillet, haute mer à 2 heures et quelques minutes ; la lune avait médié à 1 heure 5
minutes.
Le 4, peu avant 2 heures trois quarts, la lune ayant médié à 2 heures 8 minutes.
Le 5, vers 3 heures et demie, ou peu après, la lune médiant à 3 heures 5 minutes. La mer
a monté aujourd'hui un peu moins qu'hier, mais beaucoup plus qu'avant hier.
Le 6, vers 4 heures et 1/4, haute mer, la lune avait médié à 3 heures 59 minutes. La mer a
monté aussi haut que le 3 du mois, elle était cependant beaucoup plus calme.
Le 12, la lune médie sous l'horizon à 8 heures 50 minutes ; haute mer vers 10 heures et
demie.
Le 13, médiation de la lune à 9 heures 37 minutes du matin, haute mer vers 11 heures 15
minutes.
Le 14, haute mer vers 11 heures 40 minutes du matin ; la lune avait médié sous l'horizon
à 9 heures 40 minutes.
Le 15, haute mer vers midi 20 minutes, médiation de la lune à 9 heures 28 minutes.
Le 29, haute mer vers 11 heures 37 minutes ; la lune avait médié à 9 heures 36 minutes.
Le 30, la lune médie à 10 heures 41 minutes ; haute mer à midi 20 minutes.
Le 31, médiation de la lune à 11 heures 46 minutes, haute mer vers une heure.
Le 1er d'août haute mer vers 1 heure trois quarts ; la lune ayant médié à midi 47 minutes.
Le 2, la lune au méridien à 1 heure 42 minutes, haute mer vers 2 heures et demie ou peu
après. Je ne l'avais pas encore vue si haute, j'ai estimé qu'elle avait monté d'environ 4 pieds et demi
ou 5 pieds.
Le 14, la lune au méridien sous l'horizon à 10 heures 55 minutes du matin ; haute mer
vers midi 34 minutes.
Le 15, la lune au méridien à 11 heures 43 minutes ; haute mer à 1 heure ou très peu
avant. La mer a été moins haute à cette pleine lune qu'à la nouvelle lune précédente, ce qui n'est
point surprenant ; la lune nouvelle était périgée et la pleine apogée.
Le 30, la lune médie à midi 29 minutes ; haute mer vers 1 heure et demie, elle m'a paru
excéder un peu celle du deux de ce mois.
Le 5 septembre, la lune médie à 5 heures 12 minutes du soir ; haute mer vers 5 heures et
demie.
De ces observations je crois pouvoir conclure que l'établissement de Rodrigue ou l'heure
moyenne de la haute mer, après le passage de la lune au méridien, est une heure 12 minutes, au
moins le long de la côte septentrionale de cette île. La différence entre la haute et la basse mer est
au moins de cinq pieds vers le temps des équinoxes. On me l'a assuré à Rodrigue et cette assertion
m'a paru confirmée par mes observations des premiers et des derniers jours du mois d'août. Je
crois même avoir des preuves que la mer monte plus haut vers la partie orientale de l'île.
La lumière zodiacale paraît très vive à Rodrigue : je l'ai souvent jugée aussi apparente au
moins que la voie lactée ; je l'ai mesurée quelquefois à l'aide des étoiles qu'elle renfermait par son
extrémité ; elle m'a toujours paru s'étendre jusqu'à 90 et souvent jusqu'à plus de 120 degrés du
soleil.
Je n'ai remarqué aucune aurore australe, soit à Rodrigue, soit par les latitudes plus
méridionales, quoique j'en aie souvent cherchée.
[1] Le Comte de Maurepas (1701-1781), secrétaire d'Etat à la marine puis ministre d'Etat,
protecteur de grandes expéditions scientifiques, notamment celle de Bouguer et La Condamine au
Pérou et celle de Maupertuis en Laponie.
[2] “Le banc des Aiguilles occupe toute la partie méridionale de l'Afrique, dont il paraît devoir devenir
un jour le prolongement ; la plupart des cartes chargent ses bords de sondes, et laissent vers ses
açores orientaux des espaces sans brassiage, ce qui m'avait déjà fait présumer que là étaient des
endroits sans fond ; effectivement, n'ayant pas fait beaucoup de chemin, nous reconnûmes (...) que
l'eau paraissait bleue ; ce changement de couleur ne dura que pendant la soirée ; et dans la
matinée (...) l'eau était redevenue verte. (...) Le banc des Aiguilles était très fertile en mollusques.”
J.B.G.M. Bory de Saint-Vincent , Voyage dans les quatre principales îles des mers d'Afrique, F.
Buisson, Paris 1804, Tome III p. 286-287.
a les bords du banc.
a Livre I Ep. 17.
* Var. Ms. 1804, p. 96 : “M. Gardiès était seul d'un avis contraire. Il est vrai qu'il était le seul qui eut
eu le bonheur d'en voir de l'espèce de celles dont il nous a parlé, et qui se pêchent sans doute
dans la Garonne à l'embouchure du canal : une seule pèse huit cents livres ; quand elle a mordu
l'haim, il faut un cric pour la hisser à bord. M. de Villars, compatriote de M. Gardiès, n'a pas été
témoin de ce prodige : est-ce pour nous une raison suffisante de le révoquer en doute ?”
* Var Ms. 1804 p. 98 : “j'avoue que ces préparatifs n'étaient point de mon goût : je risquais
probablement le moins de tout l'équipage ; mais outre que la rencontre fortuite d'un boulet de
canon avec ma tête ou ma poitrine aurait pu rendre mon voyage inutile, je n'aurais point du tout
été content d'être témoin d'une pareille rencontre avec des têtes que depuis trois mois j'étais
accoutumé à voir tenir parfaitement leur place sur les épaules qui les portaient”.
[3] Blain des Cormiers (1708-1772, marin né à Nantes., fut nommé capitaine en 1752. Il dirigea le
Lys de janvier 1759 à septembre 1761. Il participa à l'expédition en terres australes, commandée
par Bouvet de Lozier.
[4] “Navire qui fait route, de compagnie avec un autre, le gardant, veillant sur lui, ne le perdant pas
de vue, et prêt à lui porter secours au besoin. Naviguer ainsi, défenseur et protégé d'un autre
bâtiment, c'est : aller de conserve avec lui, c'est le conserver.” (Glossaire nautique, chez Firmin
Didot frères, Paris, 1848).
a Le Moras.
b [L'Actif], le Vengeur, le Centaure et le Comte d'Artois.
[5] Cette prise est effective depuis janvier 1761.
* Var. Ms. 1804, p. 110 : “Mon salpêtre me laissa cette fois-ci tranquille”.
[6] Il s'agit de Saint-Antoine de Padoue (vers 1195-1231), né à Lisbonne, Franciscain portugais,
docteur de l'Eglise, il prêcha en Italie et en France contre les Carthares ; il est invoqué pour trouver
les objets perdus, sauver les malades et les accidentés.
* Var. Ms. 1804, p. 117 : “Je ne parle de ceci que [par] ouï-dire : comme notre charrette m'est tout à
fait [indifférente] pour ne rien dire de plus, je n'ai [donc] pris aucune part à tout ce [ ]. Je dormais
[et j'ai] continué de dormir.”
** Var. Ms. 1804, p. 120 : “ On a dit aussi que M.M. du Lys vivent dans une telle intelligence, qu'il
n'y a point de table commune ; chacun mange dans sa chambre. Cette antipathie générale, si
d'ailleurs elle est réelle, n'excluait pas cependant quelques amitiés particulières entre les officiers
subordonnés.”
[7] Holoturia physalius, décrite par J.B.G.M. Bory de Saint-Vincent, Tome III, p. 96.
** Var. Ms. 1804, p. 123 : “de notre charrette”.
a De prendre le vent plus en arrière.
[8] Phénomène lumineux qui apparaît à l'extrémité des mâts de navires ou aux filaments des
cordages et qui est dû à l'électricité atmosphérique, également connu sous le nom de feux de
Saint-Elme. (Petit Larousse). Dans la tradition antique ils représentent l'émanation des Dioscures.
** Var. Ms. 1804, p. 125 : “J'ai bien dormi ; la tranquillité [a régné] cette nuit dans la grande
chambre [de façon] inconcevable. M. Marion est bien puissant ; [en un] mot il a rétabli le calme où
régnait [généralement ] le bruit et le tumulte. Il est vrai [qu'il a gardé] nos prisonniers à son
logement dans la [grande] chambre ; il parle encore, mais son ton est [diminué] au moins de quatre
octaves.”
* Var. Ms. 1804, p. 125 : “L'Evêque d'Eucarpie est aujourd'hui fort [mal en point], sa maladie ne fait
qu'empirer jusqu'à son arrivée à l'île de France”.
* Var. Ms. 1804, p. 128 : “Ses mazettes sont apparemment fatiguées d'avoir marché.”
a Par la latitude que nous entretenions, nous pouvons tout au plus voir, mais non pas rencontrer Rodrigue.
b Le gouverneur et toute la marine résident au port du nord-ouest qui est presque le seul fréquenté.
[9] Pondichéry est en effet tombée entre les mains des Anglais en janvier 1761, après la capitulation
du Français Lally Tollendal.
[10] Antoine Marie Desforges Boucher (1715-1790) fut le premier gouverneur “créole” (il avait passé
une partie de son enfance à Bourbon, dont son père fut le gouverneur de 1723 à 1725) et le dernier
à administrer les deux îles sous le régime de la Compagnie des Indes. Ingénieur en chef des
fortifications à Bourbon, puis gouverneur intérimaire (1757), il devint en 1759 gouverneur
particulier de l'Ile de France et enfin gouverneur commandant général des deux îles jusqu'à leur
rétrocession au gouvernement royal. Il avait fait construire à Bourbon le fameux château du Gol, où
il se retira.
[11] Le Comte d'Estaing (1729-1794), fut célèbre pour ses expéditions maritimes dans les Indes
contre les Anglais. Après s'être battu aux côtés de Lally Tollendal à Pondichéry en 1761, il avait été
fait prisonnier ; en 1762 il réussit à s'évader, arma deux navires, le Condé et l'Expédition, et
remporta plusieurs victoires, notamment à Sumatra et Bancoul. Devenu amiral sous la révolution, il
fut guillotiné en 1794.
[12] Officier de la Compagnie Française des Indes, il aida également Le Gentil de La Galaisière dans
ses observations dans l'océan Indien en 1769.
a Cornet selon M. Adanson.
[13] Alcool éthylique. René Lesson (1794-1849), naturaliste français et pharmacien de marine,
détermina, dans l'article “Taxidermie” paru dans le Dictionnaire des sciences naturelles, (Levrault,
1828), une liste d'”objets nécessaires à la conservation des collections d'histoire naturelle dans les
voyages de découvertes”. On comptait, parmi ces objets “trois cents litres d'esprit de vin incolore”.
DESCRIPTION DE RODRIGUE
*Quel est le premier Européen qui a navigué vers Rodrigue ? En quel temps cette île a-t-elle
été découverte ? Ce sont deux questions qui, par bonheur, paraîtront fort peu intéressantes à mes
lecteurs. J'en ai cherché inutilement la solution. L'île de Madagascar découverte en 1492 par les
Portugais est probablement l'île Cerne dont Pline parle au 6ème livre de son Histoire n. 12. 36 ch.
31. A l'est de cette île on en rencontre trois petites disposées presque en ligne droite de l'ouest ; à
l'est, en déclinant un peu au nord entre 21 degrés 15 minutes et 19 degrés 40 minutes de latitude
méridionale. La première, nommée aujourd'hui île de Bourbon, est éloignée d'environ 125 lieues
marines [1] de la côte la plus voisine de Madagascar. Les Portugais qui l'ont découverte lui avaient,
dit-on, donné le nom de Mascareignas ; les plus anciennes cartes que j'ai consultées la nomme île
de Sainte Apollonie [2] . Les Créoles de cette île l'appellent encore assez fréquemment île Mascarin.
A 165 lieues environ de l'île de Madagascar [3] , on trouve une seconde île, nommée par
quelques anciens voyageurs, île du Cygne, par un grand nombre d'autres, Cerne ou Cirne. Ceux-ci
se persuadaient que cette petite île ne différait point de l'île Cerne dont il est fait mention dans
Pline et dans quelques autres anciens géographes. Quelques-uns enfin l'ont nommée Mascareigne,
soit qu'ils l'aient confondue avec la précédente, soit que ce soit à cette seconde île que le nom de
Mascareigne ait été primitivement appliqué. Les Hollandais y ayant abordé en 1598, [4] se
l'approprièrent et lui donnèrent le nom de Maurice en l'honneur de Maurice de Nassau, leur
stathouder . Ils l'abandonnèrent en 1712, et les Français s'y étant établis en 1721, ont substitué
aux noms qu'elle avait portés jusqu'alors, celui d'île de France ; et c'est sous ce nom qu'elle est
principalement connue aujourd'hui, quoique plusieurs navigateurs persistent encore à la désigner
par son ancien nom de Maurice [5] .
Enfin à 280 lieues environ [6] de la côte orientale de Madagascar, on trouve une troisième
île nommée Don Galopes dans plusieurs cartes gravées depuis le milieu du 16ème siècle. Cette île
est certainement la même que dans le siècle suivant on a appelé île de Diego Ruiz ou Diego Roiz ou
Diego Rodriguez ou enfin Rodrigue : c'est sous ce dernier nom qu'elle est généralement connue
depuis un assez grand nombre d'années. Comme il est difficile de rencontrer ces îles en allant
d'Europe ou d'Afrique aux Indes et qu'en revenant, il est très possible de n'en rencontrer qu'une, la
confusion que l'on peut remarquer à leur égard dans les anciennes relations de voyages ne me
paraît pas surprenante ; mais j'aurai désiré que l'auteur de la Nouvelle Collection Française des
Voyages [7] n'eût pas confondu l'île Rodrigue avec l'île Mauricea, contre l'autorité de l'original
anglais qu'il traduit ; qu'il n'eût pas décidé dans une note que c'est celle qu'on nomme aujourd'hui
île de Bourbonb ; qu'enfin sur l'autorité de quelques voyageurs peu intelligents, il ne l'eût pas
placée à 40 lieues environ à l'est de Madagascarc.
La première mention claire et expresse que je trouve de cette île sous le nom de Diego Roiz
est faite dans la relation du voyage de Davis et de Michel Borne [8] en 1605d. Je n'ai pu découvrir
quel est le Portugais qui lui a donné ce nom [9] .
A l'édition française des Voyages de Jean Hugues de Linschot [10] , imprimé à Amsterdam
en 1619, on a joint un Routier des Indes trouvé dans les papiers de Linschot, mort en 1611. On y
enseignea une route pour revenir des Indes en Europe, en reconnaissant, en chemin, l'île de Diego
Rodrigue, et cette route est attribuée à un pilote Portugais nommé Vincent Rodrigue de Lagos. Mes
recherches sur le temps où ce pilote avait voyagé ont été infructueuses. On pourrait même
remonter jusqu'au voyage de l'amiral Harmansen [11] , Hollandais, en 1601, lequel voyage fait
partie de la Collection des Voyages qui ont servi à l'établissement et aux progrès de la Compagnie
(hollandaise) des Indes Orientales. Il y est fait mention d'une île autrefois nommée Diego Rodrigueb,
il est vrai que l'auteur de la relation confond d'abord cette île avec l'île Maurice ou l'île de France,
mais il les distingue ensuite très clairementc et son témoignage peut prouver que l'île Rodrigue
portait le nom de Diego Rodriguez bien avant le commencement du 17ème siècle.
Dans un recueil intitulé Relations véritables et curieuses de l'île de Madagascar et du Brésil,
etc., à Paris 1651 in 4, on trouve une relation du voyage de François Cauche [12] , natif de Rouen,
embarqué à Dieppe le 15 janvier 1638 sur le Saint-Alexis, commandé par le Capitaine Alonse
Goubert de Dieppe. Ayant passé la ligne le 10 mai de la même année, ils arrivèrent le 25 juin
suivant à l'île de Diego Roiz, qui est à la hauteur de 20 degrés du côté du pôle antarctique, à
quarante lieues ou environ de l'île de Madagascar. La diligence que ces voyageurs avaient faite
depuis le passage de la ligne les aura peut-être induits en erreur : ils se seront crus de 250 lieues
moins avancés à l'est qu'ils ne l'étaient réellement. Ils descendirent dans l'île, leur navire restant
toujours en mer, et en signe de prise de possession, ils arborèrent les armes de France contre un
tronc d'arbre. De là nous tirâmes, disent-ils, en l'île de Mascarhene, qui en est éloignée de 30 lieues,
(il y en a bien 150), située environ deux degrés au delà du tropique du Capricorne, où nous
arborâmes aussi les armes du Roi. Après y avoir séjourné 24 heures, nous fûmes surgir en l'île de
Sainte-Apollonie qui est à un degré plus haut, tirant vers la ligne, en intention de l'habiter, mais nous
trouvâmes la place prise par des Hollandais qui y bâtissaient un fort, s'y étaient [hutés] et nommé, il
y avait longtemps, la dite île du nom du Prince Maurice. Il y a ici bien de la confusion et de
l'obscurité, mais il est clair au moins que François Cauche a eu connaissance de ces trois îles,
qu'une des trois s'était nommée île de Sainte-Apollonie, que les Français enfin ont pris possession
des îles de Rodrigue et de Bourbon dès l'an 1638. François Cauche confond l'île Maurice avec celle
de Sainte-Apollonie ou de Sainte-Apolline. Il a peut-être raison ; cependant, la plupart des cartes
gravées avant la fin du 16ème siècle nomment île de Sainte-Apolline celle des trois îles qui est la
plus voisine de Madagascar et donnent le nom de Mascareigne à la seconde. C'est peut-être par
une suite de cette confusion de noms que, même [depuis] que les trois îles sont parfaitement
connues, quelques géographes se sont obstinés à en placer une quatrième qu'ils ont nommé de
Sainte-Apollonie, entre Bourbon et Madagascar : cette quatrième île n'a jamais existé.
Rodrigue est donc une île de la mer des Indes éloignée d'environ 280 lieues de la côte
orientale de Madagascar ; elle s'étend entre 19 degrés 40 minutes et 19 degrés 46 minutes de
latitude australe, sa longitude est entre 80 degrés 44 minutes et 80 degrés 57 minutes en comptant
depuis le premier méridien. La longueur de l'île de l'est à l'ouest est de près de onze mille toises.
Sa plus grande largeur n'est que d'environ quatre mille six cents toises [13] du sud au nord. J'ai fait
mes observations dans l'enfoncement nommé de François Leguat sur la côte septentrionale de l'île,
au lieu marqué A sur le plan, par 19 degrés 40 minutes 40 secondes de latitude et 80 degrés 51
minutes 30 secondes de longitude. Le nom que porte cet enfoncement lui a été donné en mémoire
de François Leguat [14] , gentilhomme bourguignon qui, ayant quitté la France pour cause de
religion en 1689, se rendit en Hollande, où il s'embarque l'année suivante sur le navire l'Hirondelle
: il devait, conjointement avec plusieurs autres Français réfugiés, être comme la pépinière d'une
nouvelle colonie, soit à l'île de Bourbon, qu'on croyait alors abandonnée des Français, soit à celle de
Rodrigue. On les débarqua en effet à Rodrigue, au nombre de huit, le 10 mai 1691 ; ils établirent
leur séjour dans l'enfoncement susdit et ils y demeurèrent jusqu'au 31 mai 1693, qu'ennuyés de
leur solitude ils s'abandonnèrent à la mer sur une espèce de chaloupe qu'ils avaient construite à ce
dessein. Un vent un peu fort survint et fut pris par eux pour une tempête. Ils arrivèrent cependant
sains et saufs à l'île Maurice le huit du mois suivant.
Les voyages et aventures de François Leguat ont été imprimés en deux volumes in 12 à
Amsterdam en 1708. Cet ouvrage passe pour un tissu de fables ; j'en ai trouvé beaucoup moins que
je ne m'y attendais.
On trouve dans la relation de Leguat un plan de Rodrigue qui ne ressemble en rien à cette
île. Celui que je donne ici est le fruit d'un voyage que nous avons fait, M. Thuillier et moi, tout
autour de l'île. Nous avons, outre cela, parcouru plusieurs fois presque toute la côte septentrionale.
Comme la vue de M. Thuillier est plus perçante que la mienne, je lui ai laissé prendre presque tous
les angles. Les triangles que nous avons fermés autour de l'île ont été liés avec une base que nous
avons établi dans notre enfoncement de François Leguat et qui s'est trouvée de quatre cent huit
toises. Nous aurions pu multiplier les triangles plus que nous n'avons fait ; les angles auraient pu
être mesurés avec plus de précaution ; il ne nous aurait peut-être pas été aussi impossible qu'on
l'assurait de franchir les pointes des Quatre Passes. Mais, jusqu'à l'arrivée des Anglais, le temps
nous a manqué. La prise de Rodrigue nous a ensuite privés des secours nécessaires pour
perfectionner notre ouvrage. D'ailleurs, une exactitude géométrique n'était point ici requise. Quand
nos opérations se sont trouvées en défaut, j'ai eu recours à un plan de cette île qui m'a été
communiqué par M. de Puvigné [15] , commandant de l'île. J'ai reconnu que ce plan dans sa totalité
n'était point exact, qu'il était mal orienté, trop serré en certains endroits, trop étendu dans d'autres
; mais il m'a paru qu'il était assez bien détaillé et c'est dans ses détails que je l'ai principalement
consulté. Je ne donne donc pas mon plan de Rodrigue comme rigoureusement exact, mais je le
crois beaucoup plus exact que ceux que j'ai vus jusqu'ici. Je suis même persuadé qu'il fera
connaître l'île Rodrigue plus parfaitement qu'on ne connaît aucune île de la mer des Indes, si l'on
excepte la seule île de France dont M. l'abbé de la Caille a levé le plan avec tout le zèle, toutes les
précautions et tous les secours possibles.
On peut arriver à Rodrigue par deux ports, celui du nord et celui du sud. Les gros vaisseaux
de France n'approchent point ordinairement de Rodrigue : ils s'en tiennent à une lieue ou une
lieue et demie de distance vers l'est-nord-est et envoie, de là, leur chaloupe à terre. Ils craignent
l'approche des récifs qui environnent l'île et qui s'étendent en certains endroits jusqu'à une lieue et
une lieue et demie en mer. Ces récifs sont de substance de coraila et sont presque à sec durant la
basse mer, au moins vers le temps des nouvelles et pleines lunes. Le fond de la mer est même
tapissé en beaucoup d'endroits d'une pareille substance, ce qui rend l'ancrage difficile : cette
substance coupe en peu de temps les câbles, on perd ses ancres et l'on risque d'être jeté par le
courant sur le récif si l'on n'est prompt à appareiller et à s'éloigner de l'île. Il y a cependant
quelques endroits où l'on peut mouiller en sûreté sur un fond de sable. Au voisinage du grand pâté
qui semble fermer le milieu de l'entrée du port du nord, le fond n'est que de corail : il y a plus de
sable vers les trois petits pâtés qui sont à l'est du port et surtout à l'Orient de celui qui est le plus
près de la terre, à quelque distance au sud du grand pâté. Pour y arriver, il faut ranger les récifs qui
sont à l'ouest de l'île à un bon quart de lieue jusqu'à ce que l'on voie l'îlot du Large. Il faut alors
porter sur cet îlot et quand on sera au nord de la pointe des récifs qui s'avancent le plus au nord,
on rangera les pâtés ou les basses qui sont à l'est du port sans s'en approcher trop, mais en évitant
encore plus de s'approcher trop du grand pâté ou des basses qui sont au milieu de l'entrée ; on
mouillera ensuite par 10 à 12 brasses de fond. Pour sortir il faut tenir à peu près la même route
jusqu'à la susdite pointe de récifs, ce qui est facile lorsque le vent souffle du sud-est ou même de
l'est-sud-est ; mais par un vent d'est ou d'est-nord-est, la sortie serait périlleuse. Si on est pressé, il
faut chercher une issue à l'ouest du grand pâté ; il y en a une que l'on appelle Passe du Nord [16] ,
plusieurs Français la connaissent. En deux jours que les Anglais avaient demeuré à Rodrigue, ils
avaient découvert cette passe.
En dedans du port, on voit une espèce d'enfoncement ou canal qui s'avance vers la terre et
qu'on nomme le barachoi : les corvettes que l'on envoie à Rodrigue pour en rapporter des tortues,
mouillent dans ce barachoi par deux ou trois brasses d'eau en basse mer.
Comme le vent à Rodrigue souffle presque toujours de l'est et du sud-est [17] , si on a une
fois passé l'entrée du port, il est difficile de réparer cette faute, le courant qui porte à l'ouest se joint
au vent pour vous empêcher de revenir sur vos pas ; on peut alors mouiller au nord de tous les
récifs au lieu qui a été pour cet effet nommé Mouillage de la ressource. J'ai dessiné le port du nord,
la situation des récifs qui l'environnent, de ses pâtés, de son barachoi, le Mouillage de la ressource,
etc., d'après le plan de Rodrigue dont j'ai parlé plus haut. Je n'ai rien vu, je n'ai rien entendu dire
qui ait démenti ce plan, qui n'en ait au contraire confirmé l'exactitude à cet égard.
Pour ce qui regarde le port du sud, je puis dire l'avoir étudié par moi-même. Aidé ou même
dirigé par M. Glaut, officier des vaisseaux de la Compagnie, j'ai parcouru ce port dans une simple
pirogue, la sonde à la main, et nous avons conclu, l'un et l'autre, qu'il était en tout sens préférable
à celui du nord. De retour en l'île de France, j'ai cru devoir faire part à M. des Forges, gouverneur,
de ce que nous avions fait et de ce que je pensais là-dessus. M. des Forges est tombé d'accord que
ce port du sud était plus sûr que celui du nord, que les plus grands vaisseaux pouvaient y entrer,
que l'entrée en pouvait être facilement défendue aux ennemis presque sans aucune dépense, etc.
Mais, ou l'on n'avait pas examiné l'entrée du port, ou on l'avait fait trop légèrement, on s'était
persuadé qu'il était impossible d'en sortir par les vents d'entre l'est-sud-est et le sud-sud-est, vents
qui sont les plus communs de tous à Rodrigue ; et c'est cette difficulté de la sortie qui me fut
alléguée pour cause unique de ce qu'on négligeait ce port. Nous avons été, M. Glaut et moi, jusqu'à
l'entrée et nous nous sommes assurés qu'un vaisseau après s'être toué jusque là, peut sortir sans
danger, en mettant le cap à l'ouest-sud-ouest. Mais quand il faudrait même le mettre d'abord au
sud-ouest, les vents les plus communs à Rodrigue permettraient de le faire avec moins de danger
qu'on encourt en voulant quitter le port du nord par un vent d'est ou d'est-nord-est. Lorsque je
raisonnais ainsi avec M. des Forges, nous ignorions qu'une escadre anglaise de onze vaisseaux de
guerre et de quatre frégates était mouillée dans ce port et que ces vaisseaux entraient et sortaient
fort librement.
Toute la partie occidentale de l'île Rodrigue est environnée de petites îles ou îlots. J'ai pris
géométriquement la position de la plupart, j'ai donné à ces îles, ainsi qu'aux différentes parties de
la côte de Rodrigue, les noms qui étaient en usage durant mon séjour dans cette île, car ces noms
ont varié selon qu'il a plu à ceux qui commandaient à Rodrigue. L'îlot du Large a été appelé l'île aux
Fous, celui de Terre, l'île aux Diamants, l'île de Saint-Jacques a été connue sous le nom de
Sainte-Catherine, celle de Calice sous celui d'île de Sable. Les noms des autres îles ont été plus
constants. Les petites îles qui sont entre la côte de corail [18] et l'île Mombrani [19] ont été
nommées petite [île] de Mombrani, îles de la Roche, de St François, de Ste Catherine, île Mayoque,
etc. Je n'ai point marqué ces noms sur le plan tant pour éviter la confusion que par l'inutilité même
de ces dénominations.
Le terrain de Rodrigue est inégal. Il y a des plaines basses, assez vastes dans
l'enfoncement de François Leguat [20] , dans le grand enfoncement, dans la plupart des autres
enfoncements qui ont quelque étendue. La côte de corail est également basse et a à peu près
l'étendue que je lui ai donnée sur le plan. Le reste de l'île est couvert de montagnes, je doute que la
plus haute de toutes excède 100 toises [21] de hauteur perpendiculaire. Il y a pareillement des
montagnes dans l'île de Mombrani, dans celle aux Crabes et dans quelques autres.
Ces montagnes de l'île Rodrigue ont le même usage que partout ailleurs : elles servent à la
formation de plusieurs ruisseaux d'eau douce qui arrosent l'île. Je n'ai point représenté tous ces
ruisseaux sur le plan ; je n'y ai marqué que ceux de l'existence desquels j'ai eu quelque assurance.
L'eau de ces ruisseaux est bonne et saine, mais un peu minérale et, à ce qu'il m'a paru, laxative.
L'eau du ruisseau qui traverse l'enfoncement de Puvigné est saumâtre, nous n'avons pu en boire ;
heureusement le vin ne nous manquait pas encore quand nous avons été obligés de coucher dans
cet enfoncement. Ces ruisseaux, formés dans l'intérieur de l'île, serpentent entre les montagnes et
se précipitent quelquefois dans les enfoncements par des cascades naturelles, plus belles à mon
avis que toutes celles que l'art a préparées. La plus haute de toutes est probablement celle du
ruisseau qui nous fournissait habituellement notre provision d'eau, il coule dans la partie orientale
de notre enfoncement de François Leguat. Après avoir remonté ce ruisseau jusqu'à une demi-lieue
environ de notre habitation, on parvient à la cascade, l'eau s'y précipite au moins de 80 pieds. Il
faut que son mouvement soit bien lent au haut de la montagne car le talus est presque vertical et
l'eau descend presque sans quitter son lit ; la quantité de l'eau qui se précipite m'a paru être
d'environ un pied en carré. Le chemin qui mène à cette cascade est aussi peu aisé que frayé, mais
je me suis cru bien récompensé de mes peines lorsque je suis enfin parvenu à ce lieu qui m'a paru
charmant.
Au bas de la cascade, il y a un bassin où l'on trouve quelquefois, dit-on, de fort belles
anguilles. En regardant la cascade, on a à sa gauche une montagne nue, sauf quelques herbes, et
escarpée ; quelques roches menacent de tomber et tomberaient réellement en temps de dégel, mais
un dégel n'est point à craindre en un lieu inaccessible à la plus faible gelée. A droite, on voit un
spectacle dont on croirait être redevable à l'art : la montagne est presque aussi escarpée que de
l'autre côté, mais elle est couverte d'arbres qui forment le plus majestueux amphithéâtre que j'ai vu.
Les palmiers, les lataniers, les vacouas n'en font pas le plus bel ornement ; je n'aime point la
tournure de ces arbres, je leur préfère nos arbres européens les plus communs. Cependant, en cet
endroit, la hauteur de leur tige élevée perpendiculairement, leurs cimes étagées
proportionnellement, la variété qu'ils occasionnent, leur donnent un agrément que je ne leur
trouvais pas ailleurs. Ils sont entremêlés de plusieurs autres arbres qui ne cèdent point en beauté à
nos plus beaux arbres d'Europe ; je n'ai pu distinguer les espèces, à cause de l'éloignement. Vis à
vis de la cascade, d'autres arbres, la plupart lataniers et vacouas, nous cachaient le chemin
raboteux qui nous avait conduits à ce lieu de délice. J'ai remarqué que les arbres qui étaient à notre
droite étaient généralement aussi garnis de branches et de feuilles du côté de la montagne que du
côté du précipice. Il y a aussi une cascade au ruisseau de l'enfoncement de Stafforet [22] : elle est
moins haute que la précédente, son élévation n'étant que de 25 ou 30 pieds ; mais la chute de l'eau
est plus amusante, vu que l'eau jaillit de rochers en rochers par autant de cascades différentes, au
lieu que dans l'autre enfoncement, elle ne fait en quelque sorte que couler.
L'île de Rodrigue n'est ordinairement habitée que par un officier Français qui commande à
une douzaine ou une quinzaine de Noirs, dont la principale occupation est de ramasser des tortues
dans les différentes parties de l'île [23] . On rassemble ces tortues dans un parc et on les envoie à
l'île de France sur des corvettes que l'on dépêche de temps en temps pour cette cargaison. Ces
Noirs, originaires de Madagascar ou des Indes, sont la plupart esclaves de la Compagnie. Il y en a
cependant quelques-uns de libres ; les travaux de ceux-ci sont payés selon le prix dont ils sont
convenus en se louant. Il y avait outre cela à Rodrigue, lorsque j'y suis arrivé, un chirurgien et un
caporal de l'île, l'un et l'autre Européens. Le commandant peut avoir avec lui sa famille et ses
esclaves s'il en a. Telle était la colonie de Rodrigue en 1761. Lorsque le gouverneur de l'île de France
dépêchait une corvette pour charger des tortues, il envoyait en même temps une provision de riz
suffisante pour l'entretien de la colonie. Pour sa défense, M. de Puvigné avait fait élever sur le bord
de la mer une batterie de six pièces de canon de deux livres de balle ; la plupart de ces canons
avaient servi de lest à des vaisseaux français. Comme on ne conservait Rodrigue que pour profiter de
ses tortues, on ne croyait point qu'il fût nécessaire de la mettre en état de défense. On ne
s'imaginait pas qu'il viendrait dans l'esprit des Anglais d'en faire un entrepôt pour attaquer l'île de
France avec plus d'avantage.
Tous ceux qui demeuraient à Rodrigue faisaient profession d'être chrétiens ; mais chacun
l'était à sa manière : celui-ci mangeait de tout, parce que les P.P. Capucins qui l'avaient instruit, lui
avaient représenté que la distinction des viandes, usité dans son pays, n'avait pu être dictée que par
la superstition ; celui-là s'abstenait de manger du boeuf parce que sa conversion avait été opérée
par le ministère d'autres missionnaires, plus accommodants aux opinions des peuples. On appelait
ceux-ci chrétiens Paolistes comme étant baptisés par ceux qui desservaient l'église de Saint-Paul à
Pondichéry ; les autres étaient nommés chrétiens Capouches. Le culte public se réduisait à Rodrigue
à faire sonner tous les jours l'Angélus que personne ne disait ; de plus le commandant faisait faire
exactement la prière à ses esclaves par un esclave qui n'était point encore baptisé. Il n'y avait ni
Eglise, ni Chapelle, il n'y en avait même jamais eu. François Leguat et ses compagnons servaient
Dieu à leur manière, avec plus d'exactitude que ne l'ont servi les catholiques depuis qu'ils se sont
établis dans cette île. Il y a cependant à Rodrigue un cimetière béni par quelque aumônier de navire
qui aura voulu laisser ce monument du passage d'un ministre de la véritable Eglise par cette île
abandonnée. Au reste, je suis assuré que cet abandon ne doit pas être imputé aux ministres zélés
qui cultivent les terres d'ailleurs presque incultes, de Bourbon et de l'île de France, mais ces
ministres ne peuvent tout ; j'ajouterai même qu'ils ne savent pas tout. Ils m'ont dit n'avoir aucune
connaissance d'une fête Malabare qui se célèbre tous les ans avec assez de solennité à l'île de
France, le jour de la pleine lune du mois d'août. J'ai été témoin de cette célébrité à Rodrigue ; des
jeux, des danses, une musique qui m'étaient inconnus, ont fait l'âme de la fête : la musique
s'exécutait en chants qui m'ont paru très indifférents en eux-mêmes, mais ils étaient relevés par le
son d'un tambour sur lequel les doigts de nos Indiens voltigeaient avec une volubilité et une
cadence surprenante. Tous nos Noirs, chrétiens Capouches, chrétiens Paolistes, se prêtaient
également à la fête. On dit qu'elle est assez curieuse à l'île de France ; à Rodrigue la gaieté seule et
la bonne volonté l'animaient. Les moyens ne répondaient point au zèle de nos Malabares. Cette fête
doit durer quinze jours ; le premier jour est le plus solennel. J'ai appris depuis que les gentils des
Indes [24] (c'est le nom qu'on donne fort mal à propos aux idolâtres de ce pays) et les mahométans
fondaient cette solennité sur des idées absolument superstitieuses. Je crois cependant que nos
chrétiens Capucins ne prenaient part qu'au divertissement isolé de son origine ; quand ces gens-là
ont pris une fois sur leurs préjugés de manger du boeuf, il faut les regarder comme absolument
détachés des superstitions de leurs ancêtres.
J'ai dit qu'on ne conservait Rodrigue que pour en tirer des tortues ; en effet, cette espèce de
denrées est d'un grand secours pour l'hôpital de l'île de France. La tortue est un excellent remède
contre les maladies de mer ; par un effet tout contraire, l'appétit de cette chair rend quelquefois
malades ceux dont la santé ne paraissait susceptible d'aucune altération. A l'arrivée d'une corvette
chargée de tortues, les principaux de l'île de France sont subitement attaqués du mal de mer ; ils
enlèvent les trois quart de la cargaison, le reste est pour l'hôpital. Si l'on voulait sacrifier cette petite
utilité dont l'île de France est redevable à celle de Rodrigue, je crois que celle-ci pourrait procurer
des avantages plus réels et plus abondants à sa voisine ; son air est excellent, son terrain est très
bon, ses productions seraient souvent d'un très grand secours. Enfin, il est peut-être essentiel pour
la sûreté de l'île de France, que celle de Rodrigue, qui est à son vent, soit peuplée et défendue [25] .
L'air de Rodrigue est à peu près le même que celui des îles de France et de Bourbon,
c'est-à-dire qu'il est très sain. On pourrait diviser l'année en deux saisons : le printemps durerait
depuis le commencement de mars jusqu'en octobre, et même en novembre ; les trois autres mois
seraient attribués à l'été. Durant ce long printemps on était autrefois assuré d'un ciel
perpétuellement serein, ce n'est pas toujours sur l'autorité seule de François Leguat que je l'avance
; le fait m'a été certifié par tous ceux qui ont eu quelque connaissance de Rodrigue. L'année 1760
[26] a été pluvieuse ainsi que 1761 [27] ; ce changement de température est constant ; quelle en
peut être la cause ? M. de Séligny [28] officier des vaisseaux de la Compagnie, estimé généralement
aux Indes par l'étendue de ses connaissances, par la multiplicité de ses talents, par la simplicité de
ses moeurs, par nombre de machines utiles que son génie inventif a créées, est très porté à croire
que la constitution de l'air a pu être altérée par le terrible ouragan qu'on a essuyé à l'île de France
et à Rodrigue la nuit du 27 au 28 janvier 1760. On ne se souvenait pas d'en avoir éprouvé d'aussi
violent. Avant 1760, le défaut de pluie était compensé par des rosées abondantes qui fournissaient
des sucs à la terre et de l'eau à la source des ruisseaux. Dans la saison du printemps le vent souffle
toujours de l'est ou du sud-est, rarement du sud-sud-est ou de l'est-nord-est. J'ai remarqué que les
grains étaient ordinairement plus fréquents et plus violents par le vent du sud-est que par celui
d'est. Durant les trois ou quatre mois d'été, la chaleur est tolérable, les vents d'est et sud-est
soufflent le plus souvent ; mais il n'est point rare de voir le vent tourner au nord-est, au nord, au
nord-ouest. Alors la chaleur augmente et se termine, comme ici, par des orages, des pluies, des
tempêtes. On profite quelquefois de cette saison pour aller en droiture de Bourbon à l'île de France,
et de celle-ci à Rodrigue ; pendant les autres mois de l'année, il faut faire un circuit très long. Hors
le temps des chaleurs, il n'y a point de tempêtes à craindre dans cette mer ; on y éprouve
seulement quelquefois des brises extrêmement fortes, les marins les appellent brises carabinées.
Pendant les chaleurs on peut éprouver des tempêtes ; la plus violente de toutes se nomme ouragan
[29] , il semble alors que tous les vents soufflent à la fois, l'agitation de la mer ne peut se décrire, le
ciel fond en eau, les ruisseaux se débordent et remplissent des gorges où la veille on les distinguait
à peine, les arbres sont renversés, les vallées quelquefois comblées, les habitations détruites, les
vaisseaux ont peine à demeurer sur leurs ancres, plusieurs sont emportés et périssent. Quelques
auteurs parlent de l'ouragan comme d'une espèce de tribut annuel auquel cette mer est assujettie.
L'ouragan, disent-ils, passent tous les ans vers le mois de janvier ou de février. Cela peut être, mais
il faut ajouter qu'il passe souvent sans que personne s'en aperçoive, qu'aux années où il se fait
sentir, il n'est pas toujours de la même force, qu'enfin il n'étend pas également ses effets sur toute
la surface de cette mer. L'ouragan du 28 janvier 1760 a été à l'île de France d'une violence extrême.
Ce que je dis des effets de l'ouragan en général ne peut donner à mes lecteurs qu'une légère idée
de celui-ci ; il n'a pas été moins furieux à Rodrigue. Sa mémoire est gravée pour longtemps dans
l'histoire de ces deux îles par la main du ravage et de la destruction. Bourbon n'est éloignée que de
36 lieues de l'île de France [30] ; à peine se souvient-on d'y avoir éprouvé ce même ouragan ; tandis
qu'on ne pense encore qu'avec effroi à celui qu'on y a essuyé en 1751 [31] .
On ne respire point de brouillard à Rodrigue, du moins je n'en ai point aperçu le plus léger
vestige en trois mois et demi de séjour que j'ai fait dans cette île.
Le terroir de Rodrigue n'est point partout égal. La côte de Corail est ainsi appelée parce
qu'elle est réellement de substance de corail ; on suppose facilement que cette côte doit être stérile,
il y croît cependant du pourpier et de la criste-marine.
Il y a aussi des côtes de corail à l'est de l'île aux Crabes et au sud-ouest de l'île Mombrani ;
la côte orientale de Rodrigue est bordée de roches d'une semblable substance. Il y a des pierres à
chaux aux environs de l'enfoncement qui porte ce nom, ainsi qu'en haut de la montagne voisine et
probablement en d'autres endroits de l'île. Les roches de la côte septentrionale sont nommées
giraumonts : elles sont d'une couleur grise tirant sur le noir, elles m'ont paru très dures ; je n'y ai
point remarqué de vestiges décisifs de combustion. L'îlot du Large n'est qu'une roche qui paraît au
premier coup d'oeil de même matière que ces giraumonts, mais les marques de combustion sont ici
plus frappantes ; cette roche est en partie spongieuse et très friable ; je la réduisais en poussière
entre mes doigts, presque sans effort. Dans l'intérieur de l'île, il y a aussi beaucoup de pierres, le
peu que j'en ai vu est fort analogue aux giraumonts de la côte. Je n'ai rencontré aucun indice
certain de mines ; on assure qu'il y a du fer et cela me paraît très probable.
Dans plusieurs enfoncements, et principalement dans celui de François Leguat, le fond du
terroir n'est que du sable marin, jusqu'à 25 ou 30 toises environ de la côte ; un tel fond ne peut
produire que quelques mauvaises herbes. Plus loin on trouve de très bonne terre. Tous les essais de
culture faits à Rodrigue ont parfaitement réussi, soit dans les vallées, soit sur les montagnes.
Incertains quand il plairait à la providence de nous retirer de cette île, quelques-uns d'entre nous
jugèrent prudemment qu'il fallait penser à l'avenir. M. Julienne [32] fit donc défricher une certaine
quantité de terrain entre les montagnes ; on sonda le fond ; on trouva quatre pieds et demi de terre
franche, les arbres qui couvraient l'endroit furent bientôt abattus, on bêcha, on sema, vers la
mi-juillet, du blé, du riz et des pois. Le tout approchait de la maturité lorsque nous quittâmes l'île le
8 de septembre suivant. Je crois qu'on pourrait se promettre un succès égal dans toutes les parties
de l'île, excepté sur la côte de Corail ; il y aurait aussi quelques petites îles susceptibles de culture,
telle que celle de Mombrani, l'île aux Crabes, etc.
L'île Rodrigue est couverte de plantes, d'arbrisseaux et d'arbres toujours verts ; il en faut
encore excepter la côte de Corail. J'ai vu peu d'arbres sur la montagne qui domine les pointes des
Quatre Passes. Il y a à l'ouest de l'enfoncement aux huîtres, une étendue de terrain presque
desséchée. Un accident a occasionné ce dessèchement ; un Noir, soit par malice, soit par
négligence, y ayant mis le feu au mois de février 1761.
Les plantes que Rodrigue produit, la plupart lui sont naturelles, quelques-unes lui sont
étrangères ; ce sont de nouvelles richesses que M. de Puvigné lui a procurées et qu'elle fait fructifier
avec usure ; un jardin potager, avant l'arrivée des Anglais, nous fournissait abondamment des
laitues, des oignons, mille autres légumes européens. Les orangers et les citronniers étaient
chargés de fruits ; mais ici les oranges ne sont pas assez douces ; leur beauté surpasse leur bonté.
Nous n'étions point dans la saison de la maturité des ananas. Il restait encore quelques attes : ce
fruit que l'on appelle en Amérique pommes de canelle, m'a paru d'une espèce tout à fait singulière ;
je l'ai cru d'abord un fruit plutôt artificiel que naturel. Sous une écorce de couleur celadon, taillée
en façon d'artichaut naissant ou de pomme de pin fort applatie, grosse comme une pomme de
reinette, on trouve une consistance de bouillie que l'on prendrait, à la vue et au goût, pour une
crème très délicate. Cette bouillie renferme les pépins qui ressemblent fort aux pépins de l'anone
ou du coeur de boeuf, mais c'est l'unique ressemblance qui soit entre ces deux fruits. L'anone est
aussi insipide que le goût de l'atte est relevé, elle a réellement la figure d'un coeur de boeuf. Je
crois qu'on la réserve pour engraisser les cochons.
Il y a à Rodrigue beaucoup de bananiers ; les feuilles de cet arbre, ou plutôt de cette plante,
sont très longues. J'en ai vu de 7 à 8 pieds ; elles s'élèvent au-dessus du fruit qui descend comme
en forme de longues grappes : chaque grappe contiendrait bien une centaine de bananes, si toutes
mûrissaient, mais celles qui approchent de l'extrémité de la grappe parviennent rarement à leur
maturité. Ce fruit est vert avant que d'être mûr, il jaunit ensuite ; il a presque la forme d'un cervelas
de 6 à 7 pouces de long ; sa chair est pâteuse, mais d'un goût très relevé. On distingue les figues
des bananes ; je n'y ai trouvé d'autre différence que dans le goût, celui des bananes est plus
délicat, elles sont aussi plus vertes que les figues. Les figues, d'ailleurs, sont plus longues et plus
grosses que les bananes ; on les fait cuire surtout quand elles ne sont pas assez mûres. Il y a trois
espèces de bananes dans les Indes, je n'en ai connu qu'une espèce ou deux tout au plus, en y
comprenant celle à laquelle on donne le nom de figues.
M. de Puvigné avait planté près de son jardin potager deux manguiers ; ces arbres étaient
parfaitement beaux et tellement couverts de fleurs qu'on distinguait à peine les feuilles. Ces fleurs
sont ou blanches ou d'un rouge violet, les unes et les autres viennent en bouquets comme le lilas ;
leur couleur occasionne la distinction de deux espèces de manguiers, le blanc et le rouge. La
mangue est un fruit estimé aux Indes ; il est assez rond, de la grosseur d'une pomme de
fenouillette, ou même un peu plus gros ; le noyau tient fortement à la chair, il renferme une
amande en forme de fève, mais longue d'un bon pouce et grosse à proportion. On tient qu'il faut
planter cette amande aussitôt qu'on l'a ôtée du fruit si l'on veut qu'elle reproduise son espèce. Je
ne me suis pas trouvé dans le temps de la maturité des mangues : j'en ai mangé seulement de
confites à Rodrigue et d'autres à Bourbon, en compote, avant leur parfaite maturité ; celles-ci avaient
entièrement le goût de pommes de reinette préparées de même. Le manguier vient aussi gros et
aussi beau que nos plus beaux marronniers d'Inde.
Le papayer de Rodrigue et des îles voisines n'est point un arbre hermaphrodite. Il y en a de
mâles et de femelles, l'une et l'autre espèce peut élever un tronc droit jusqu'à la hauteur de 8 à 9
pieds ; une écorce, une espèce d'aubier de l'épaisseur de 2 à 3 lignes, une moelle de 4 pouces
environ de diamètre, voilà la consistance de ce tronc ; aussi je crois qu'un enfant de 9 à 10 ans le
romprait avec facilité. Le tronc vers le haut se divise assez souvent en plusieurs branches, la tête
forme en dessus une espèce de plate-forme de 4 à 5 pieds de diamètre. Cette plate-forme est
beaucoup mieux décidée dans les papayers mâles que dans les femelles. Les feuilles des uns et des
autres ressemblent assez à celles de nos figuiers : elle est cependant moins rude au tact, il n'y a
qu'une feuille à chaque branche. La plate-forme du papayer mâle se couvre de boutons et ensuite
de fleurs blanches, assez ressemblantes à celle de la tubéreuse pour la couleur, la figure, la
grandeur et même pour l'odeur. Elles ont cinq pétales, dix étamines dont cinq plus élevés que les
autres ; je n'y ai point vu de pistil, il est sans doute sur l'arbre femelle. Peu après la naissance des
fleurs, on voit les fruits se former au-dessous de la tête du papayer femelle, près du tronc ; ils
parviennent souvent à la grosseur d'une bouteille ordinaire de pinte, leur figure est assez
approchante de celle d'une poire de beurré d'Angleterre ; ils sont verts jusqu'à leur maturité, la
peau et la chair jaunissent en mûrissant. La chair peut avoir un pouce ou un pouce et demi
d'épaisseur. Le coeur, marqué de plusieurs côtes qui le divisent comme autant de capsules,
renferme un très grand nombre de graines, noires et raboteuses à l'extérieur, égalant à peine un
petit pois en grosseur. Ce fruit, mangé cru, n'est ni bon ni mauvais ; on en fait de très bonnes
confitures ; on le fait aussi frire avec succès avec le secours d'une pâte semblable à celle que l'on
emploie à Paris pour faire frire les artichauts, les salsifis, les beignets. On m'a montré à Bourbon
une papaye qui croissait au milieu des fleurs d'un papayer mâle. Cette production m'a été vantée
comme monstrueuse et je l'ai d'abord regardée comme telle ; on m'a cependant assuré depuis que
ce phénomène n'était pas fort rare ; mais ces sortes de papayes bâtardes ne prospèrent point ; celle
que j'ai vue n'excédait pas la grosseur d'une petite poire de rousselet. Quelqu'un cependant m'a
assuré à Bourbon qu'on en avait vu mûrir. Je n'ai point vu à Rodrigue l'espèce de palmier qui porte
des dattes et que pour cette raison on nomme dattier ; dans l'île de Bourbon, il vient moins haut que
les autres espèces, il a plus de branches, ses feuilles sont plus petites et plus séparées les unes des
autres. Le palmier proprement dit, ou le palmiste, est très abondant à Rodrigue ; ils en distinguent
trois espèces ; mais vu la prodigieuse hauteur de cet arbre, on n'a pu me faire voir sur quoi cette
distinction est fondée ; il est cependant nécessaire de ne point confondre ces espèces puisqu'il en
est une à laquelle on donne le nom de palmier-poison non que son chou soit un poison proprement
dit, mais parce qu'il occasionne des incommodités qui peuvent devenir dangereuses. Je n'ai point
vu de fruits à ces palmiers ; s'ils en portent, comme il y a lieu de le croire, on en fait aucun usage.
Si l'on fait une entaille de quelques pouces au tronc d'un palmier, et qu'on attache au dessous un
vase pour recevoir la liqueur qui en découlera, en peu d'heures on aura trois ou quatres pintes
d'une liqueur fort douce, qu'on nomme vin de palmiers. L'arbre ne meurt pas ; la blessure qu'on lui
a faite se consolide, on peut revenir au bout d'un certain temps exiger un nouveau tribut. Le vin de
palmiers est d'autant meilleur qu'il est plus nouveau ; au bout de trois ou quatre jours il est aigre.
Je n'ai point bu de ce vin, les palmiers étaient trop éloignés de notre habitation ; on en faisait
usage à l'habitation de M. Julienne où M. Thuillier allait souvent se régaler de cette liqueur. Au
milieu de la tête du palmier, il s'élève du coeur même de l'arbre un corps cylindrique dans presque
toute sa longueur, terminé en pointe par le haut. Sa longueur est à peu près égale à celle des
palmes, son diamètre est de 3 à 4 pouces. Ce cylindre est un rouleau de feuilles et c'est en effet la
pépinière des feuilles ou palmes qui doivent embellir la tête de l'arbre ; il s'en détache, dit-on, une
tous les ans ; on a donné à ce cylindre le nom de chou. Un palmier privé de son chou périt bientôt ;
en conséquence, comme le palmier est très haut, peu épais, d'une consistance très faible, on ne se
hasarde pas d'y monter pour couper le chou, on commence par abattre l'arbre. Le chou étant
coupé, on déroule les feuilles qui pourraient être déjà vertes, l'intérieur est absolument blanc, très
bon à manger soit cru, soit dans la soupe en guise de légumes, soit en friture, soit à la sauce
blanche, etc. On peut même le faire sécher pour le réduire en farine et en faire du pain. Ce fruit ou
ce légume est très doux et fort délicat, mais il est un peu purgatif, au moins pour les estomacs qui
n'y sont point accoutumés.
Le latanier diffère du palmier par la structure de ses palmes, qui sont plus grandes et plus
belles que celles du palmier, quoiqu'elles ne soient composées que d'une seule feuille. Des deux
côtés d'une côte, épaisse d'un pouce ou un peu plus, une feuille assez ferme se plie et se replie
comme en plusieurs feuillets ; telle est la feuille du latanier laquelle, lorsqu'elle est dépliée ou bien
ouverte, prend assez exactement la forme d'un éventail. Ces feuilles ont quelquefois 7 ou 8 pieds de
longueur : lorsqu'elles sont desséchés, on les emploie à la construction et à la couverture des cases
; quelques branches d'arbres forment la carcasse ; les feuilles de latanier entrelacées achèvent la
clôture. On n'a besoin à Rodrigue ni d'architectes, ni de maçons, ni de charpentiers pour se loger.
Les Malabares emploient les feuillets de la feuille du latanier pour écrire, un stylet sert de plume,
l'encre est inutile ; j'ai mis de cette écriture au cabinet de nôtre bibliothèque. Les dattes ou, comme
on le disait, les pommes du latanier, sont de la grosseur d'une noix dans son brou encore vert, et
ont à peu près la même figure. Le goût n'en est pas recherché ; les tortues en mangent lorsqu'elles
sont tombées ; on s'en sert aussi pour engraisser les cochons. On extrait du vin du latanier comme
du palmier ; on ne met pas non plus beaucoup de différence entre les choux de ces deux arbres.
De toutes les espèces de palmiers, le cocotier est sans contredit la plus précieuse. Il y en
avait une allée près de notre habitation, elle avait été plantée par M. de Puvigné. On sait que
lorsque le coco mûrit, il se remplit d'une eau assez agréable au goût et très rafraîchissante. Cette
eau se change ensuite en une glaire blanche qui prend de la consistance et forme enfin une
amande qui a un goût de noisette fort agréable et assez approchant de celui du chou de palmier.
On peut extraire aussi du vin de cocotier, comme on le fait des autres palmiers, son chou est aussi,
dit-on, très délicat ; mais on ménage cet arbre utile que l'extraction de son vin affaiblirait et que
l'extirpation du chou ferait périr.
On peut mettre les espèces de palmier dont j'ai fait mention jusqu'ici au nombre des arbres
fruitiers ; il n'en est pas de même du vacoua. François Leguat, ignorant son nom, lui a donné celui
de pavillon. Je n'ai vu ni palmiers, ni lataniers naissants ; j'ai vu beaucoup de vacouas sortant de
terre, ce qui me porte à croire que cette espèce de palmiers, la plus inutile de toutes, est en même
temps la plus féconde. J'avoue cependant qu'entre tous les palmiers le vacoua mérite le prix de la
beauté ; il n'est pas même entièrement inutile son branchage épais m'a quelquefois garanti de
l'ardeur du soleil et de la violence de la pluie. Le vacoua naissant pourrait être pris pour une espèce
d'aloès : ses feuilles ont alors 3 ou 4 pieds de longueur et sont armées de pointes dont j'ai
quelquefois ressenti les atteintes, en voulant vaincre l'obstacle que ces jeunes plantes opposaient à
mon chemin. L'arbre ne montre alors ni tronc, ni branches, ni racines : les unes et les autres
paraissent à mesure que l'arbre s'élève. Lorsque l'arbre est formé, à un pied et demi environ de
terre, le tronc, en descendant, se divise comme en une vingtaine de troncs plus petits, lesquels
formant un cône droit, gagnent la terre et s'y divisent probablement en plusieurs autres rameaux. A
10, 12, 15 pieds de terre, selon la grosseur et l'âge de l'arbre, le tronc se divise encore en plusieurs
branches, lesquelles se subdivisent en d'autres branches plus petites et cela avec une régularité et
une symétrie assez constantes, pour former toujours une demie sphère, dont la convexité est
tournée vers le ciel. L'extrémité de chaque petite branche porte une espèce de bouquet de feuilles :
ces bouquets ressemblent encore à des aloès, mais moins que quand la plante était encore tendre ;
les feuilles sont plus petites et les épines émoussées n'ont presque plus de force. Au milieu de
chaque bouquet il naît une espèce de grappe qui contient le fruit de l'arbre ; elle ressemble en
quelque chose à l'ananas ; les grains qui la composent sont extrêmement serrés ; en les ouvrant on
est frappé par une odeur qui est précisément celle d'un coin bien mûr, mais le goût n'est pas le
même : le fruit du vacoua est âpre et ne vaut absolument rien.
Outre ces arbres que l'on peut regarder comme fruitiers, excepté le vacoua, l'île de Rodrigue
en produit encore une infinité d'autres de différentes espèces, voici les principales. Le bois d'olive
n'a rien de commun avec nos oliviers, il porte seulement un fruit qui a quelque analogie avec nos
olives pour la figure, mais non pour l'usage, ni même pour la grosseur ; il est beaucoup plus petit.
Le bois d'olive vient très haut et forme un bel arbre, il est bon pour la charpente ; les levées de
notre chaloupe de laquelle je parlerai plus bas étaient faites de ce bois. Le tronc ressemble assez
ordinairement à plusieurs troncs réunis ensemble et recouverts de la même écorce ; mais, en le
charpentant, on se convainc qu'il n'y a réellement qu'un seul tronc non cylindrique. Les feuilles de
cet arbre m'ont offert un phénomène singulier ; lorsque l'arbre est jeune, ses feuilles sont très
longues et très étroites, en vieillissant ses feuilles s'accourcissent en devenant plus larges. La
différence était si frappante que je n'avais encore pu me persuader que ces arbres jeunes et vieux
fussent de la même espèce. Je rencontrai enfin un de ces arbres qui venait de pousser une branche
ou un gourmand nouveau : les feuilles du gourmand avaient 4, 5, et même 6 pouces de long sur 6
lignes au plus de large ; celles des vieilles branches étaient longues de 2 à trois 3 pouces, leur
largeur était de 18 lignes et de deux pouces. La feuille du bois d'olive vieux est assez ressemblante
à celle du laurier-cerise, moins longue cependant, moins épaisse et moins arrondie par le bout.
J'ai vu aussi un bois d'olive assez singulier ; on pouvait dire que son tronc avait trente pieds
d'épaisseur en un sens. Le fait est que ces arbres ont leurs racines à fleur de terre et que de ces
racines il naît quelquefois de jeunes oliviers, ainsi que de nouvelles branches naissent du tronc de
nos arbres européens. Or, ou trois de ces arbres auront tellement entrelacé leurs racines que le
tronc horizontal de ces racines paraît maintenant unique ; ou le tronc de l'arbre primitif sortant de
terre et obligé par quelque cause étrangère de s'étendre horizontalement jusqu'à la distance de
trente pieds, aura produit ensuite trois branches principales qui forment maintenant comme trois
arbres différents. Quoiqu'il en soit, qu'on se figure un tronc d'arbre, long de 30 pieds, couché
horizontalement, tenant en dessous à la terre par une infinité de racines, qu'on s'imagine ensuite
trois arbres s'élevant perpendiculairement des deux extrémités et du milieu de ce tronc couché, on
aura une idée de l'arbre ou des trois arbres dont je veux parler ; car je laisse à d'autres à décider si
cet arbre doit être regardé comme un ou comme triple.
Le Benjoin selon M. l'abbé de la Caillea, est un gros arbre qui n'a aucun rapport avec le
benjoin des Indes : il est ainsi appelé au lieu de bien-joint, parce que c'est le bois le plus liant du
pays ; il ne s'éclate jamais, il est excellent pour le charronnage. Je suis fort incliné à penser de
même. Cependant, M. Préodet, [33] officier des troupes de la Compagnie qui s'occupe à Bourbon de
l'étude des plantes et qui paraît le faire avec goût et intelligence, est persuadé que le benjoin de
Bourbon est du véritable benjoin, quoique d'une espèce différente du benjoin des Moluques. Le
benjoin de Rodrigue, qui est certainement le même que celui de Bourbon, distille une gomme qui
n'a aucun rapport avec celle du benjoin des Indes.
L'ébène n'est pas rare à Rodrigue, je n'en ai vu que de noire ; je ne doute pas qu'il n'y ait
aussi de blanche et de veinée. Les jeunes ébéniers n'ont que de l'aubier ; l'ébène, qui est le coeur
de l'arbre, ne paraît se former qu'au bout de quelques années.
Le bois puant est un bel arbre de haute futaie ; son bois est beau, ferme, bien veiné,
excellent pour la charpente et pour la construction des vaisseaux. Il a un inconvénient auquel il est
redevable de son nom : nouvellement employé, il incommode par une odeur infecte à laquelle il est
difficile de s'accoutumer.
Le corallodendrum est ainsi appelé parce que son bois imite assez la tournure des branches
de corail, par les espèces d'articulations qui donnent naissance aux branches. Il a cela de particulier
qu'il perd ses feuilles, dans un pays où les autres arbres sont toujours verts. Lorsque je l'ai vu, le 10
d'août, il n'avait point de feuilles, il était chargé de fleurs et de fruits. Cet arbre est à peu près de la
taille d'un gros pommier, moins branchu cependant ; les branches sont hérissées d'épines.
L'extrémité des branches ou tiges est de la grosseur du petit doigt, sans épines ; c'est là que naît la
fleur, en grappes ou en bouquets, comme le lilas, excepté que les grappes ne sont point divisées en
petits grappillons. Toutes les fleurs partent immédiatement de la même tige, chaque tige est
chargée de 100 ou même de 200 fleurs. La fleur peut avoir 2 pouces de long sur 8 à 10 lignes de
largeur ; elle est du genre des fleurs de pois, de belsamines, de gueules de loup ; sa couleur est
d'un beau rouge ponceau ; son pistil est entouré de dix étamines. Les fleurs sont en trop grand
nombre et trop serrées pour ne se pas gêner. Les plus voisines de la branche étaient passées et
étouffées ; les suivantes étaient dans leur plein éclat ; les dernières, à l'extrémité du bouquet,
attendaient apparemment leur tour pour éclore. Je n'en ai pas trouvé une seule dont le fruit fut
noué, sans doute les dernières seules réussissent. Le fruit est renfermé dans une silique qui, outre
la membrane extérieure, est composée de trois autres membranes assez fortes. Ce fruit ressemble
assez à nos fèves ; il est plus rond et d'une couleur rouge assez foncée. Le corallodendrum se
multiplie facilement par boutures.
Le pignon d'Inde se dépouille pareillement de ses feuilles, lorsqu'il doit se revêtir de fleurs.
Cet arbre est assez petit ; les plus haut que j'ai vus à Rodrigue ne passent pas neuf pieds, y compris
leur branchage. La fleur du pignon d'Inde est petite ; elle est soutenue, comme la rose sur cinq
feuilles assez rondes et disposées en forme d'étoiles ; elle est composée de cinq pétales d'un jaune
léger tirant sur le vert ; en dedans il y a comme dix petites feuilles que j'ai reconnues à la loupe
pour être les étamines de la fleur. J'ai cherché en vain le pistil jusqu'à ce que, ayant disséqué une
de ces fleurs, j'ai découvert que le pied des pétales est entouré de cinq petits globules d'une couleur
orangée très éclatante, et d'une consistance assez molle, j'ai regardé ces globules comme tenant
lieu de pistila. Le fruit du pignon d'Inde est renfermé dans une capsule de figure ellipsoïde : toutes
les capsules que j'ai ouvertes étaient divisées en trois loges ; chaque loge avait son amande, de
figure pareillement ellipsoïde, couverte d'une écorce de couleur gris-sale, mais d'une chair assez
blanche et d'un goût assez agréable ; mais il faut s'en défier, ce fruit purge violemment. Il est
composé de deux lobes séparés par une pellicule en membrane blanche que l'on prendrait aisément
pour une fleur, cette pellicule paraît être le germe et c'est dans elle seule, dit-on, que réside la vertu
purgative de cette amande. En ôtant cette pellicule, on peut manger l'amande sans aucun risque.
J'approchais d'un arbre que je regardais comme vivant, nonobstant une couleur qui me
paraissait différente de celle des autres arbres. Placé dessous l'arbre, j'ai été presque tenté de le
regarder comme mort. Cet arbre est le gayac, ses feuilles en-dessous ont absolument la couleur de
feuilles mortes, en-dessus elles sont vertes. Le gayac forme un arbre très haut et très beau.
J'ai vu d'autres arbres qui avaient plusieurs troncs : de leurs branches ils jettent vers la
terre des fibres ou des filaments, ces fibres ayant atteint la terre y prennent racine et forment de
nouveaux troncs, dont les branches multiplieront de même, de manière qu'un seul de ces arbres
pourrait, à la fin, composer une forêt. Un des officiers qui était avec moi à Rodrigue donnait à cet
arbre le nom de bauge. François Leguat le confond avec le paretuvier ou le paletuvier de Rochefort,
auquel on donne aussi le nom de mangle ou manglier. Je crois que c'est une des espèces de
figuiers d'Inde ou figuiers malabars dont Jean Ray [34] donne la description au 2ème volume de
son Histoire des Plantes, livre 27 Chapitre 3 page 1436. J'ai remarqué aussi une fouge ou une
lianea qui naît ordinairement dans quelque creux ou réduit du tronc des arbres et delà, envoie en
bas des filaments qui, ayant touchés la terre, deviennent troncs, enveloppent de leurs branches et
couvrent quelquefois entièrement le tronc de l'arbre où cette fouge a été produite.
Il y a tant à Rodrigue qu'à l'île de France et à Bourbon un arbrisseau que l'on peut dire être
la plus belle de toutes les ronces. A l'île de France on m'a dit qu'il s'appelait bois de senteur parce
qu'on ne peut s'en approcher sans sentir la piqûre des épines dont le bois, les feuilles et les fruits
sont hérissés. A Bourbon on le nomme cadoque. C'est absolument le même que celui qui est appelé
caretti dans le deuxième volume de l'Hortus Malabaricus [35] , inimboy au Brésil selon Maregrave,
livre [ ] chapitre 8, et le bonduc de la grande espèce par les autres naturalistes modernes. J'en ai
vu dans nos îles de la hauteur de 7 à 8 pieds. La graine du caretti de Rodrigue est plus grosse que
celle des deux autres îles, sa couleur de gris-cendré tire beaucoup plus sur le blanc, au lieu qu'à
Bourbon et à l'île de France, elle est presque verte. Enfin, à Rodrigue elle a la figure d'un ellipsoïde
aplati et dans les autres îles celle d'un ellipsoïde un peu allongé. Cette graine est un très bon
vermifuge, le bois et la racine en décoction sont un bon sudorifique. On ajoute dans nos îles que cet
arbre est un remède souverain contre la gonorrhée, même virulente. Quelques-uns étendent sa
vertu jusqu'aux autres maux vénériens. J'ai ouvert bien des fruits de bonduc, j'y ai toujours trouvé
deux graines, jamais de place pour une troisième ; je n'ai point vu l'arbrisseau en fleurs.
Ce qu'on m'a dit à Rodrigue s'appeler bois hollandais est un très petit arbre ou un arbuste
de 4 à 5 pieds de hauteur, y compris les branches ; la feuille ressemble assez à celle du pêcher, elle
est d'un vert clair et d'un aspect satisfaisant. Ces arbres forment des petites forêts très incommodes
à traverser ; leur bois, quoique petit, est très raide ; et l'on assure que les blessures qu'il pourrait
occasionner en se rompant, sont extrêmement dangereuses. Je ne l'ai vu ni en fleurs, ni en fruits.
Le bois de cannelle est un joli arbrisseau, moins haut encore que le bois hollandais ; il ne
pousse des feuilles qu'à l'extrémité de ses branches, de sorte qu'il paraîtrait comme taillé de main
d'homme : à l'extrémité de chaque branche est un bouquet de feuilles, ces feuilles sont d'un très
beau vert clair et enduites d'une espèce de gomme. Ce bois est aromatique et très bon, dit-on, pour
les bains. Au reste, cet arbrisseau ne ressemble pas plus au cannelier que le bois d'olive à l'olivier.
M. l'abbé de la Caille (Journ. Hist. p.226) parle d'un autre bois de cannelle que je n'ai pas connu.
Le buis de Rodrigue forme de fort jolis arbrisseaux ; il m'a paru d'ailleurs absolument
semblable au nôtre, excepté que le fruit de celui de Rodrigue n'a pas les espèces de pieds de
marmite qu'on remarque au nôtre. Les trois pointes qui forment ces pieds étant fort voisines et se
touchant presque vers le coeur ou l'oeil du fruit.
Il y a un autre arbrisseau très ressemblant au précédent, j'y ai même été trompé d'abord.
J'ai été surpris de la facilité avec laquelle j'en arrachais les branches. A peine ai-je eu enlevé avec le
couteau quelque partie de l'écorce, que mes doigts se sont trouvés ensanglantés ; j'ai cru être
blessé, je me suis lavé dans un ruisseau voisin, il n'y avait pas le moindre vestige de blessure. La
surpeau de ce buis, si je puis employer ce terme, couvrait une peau fort épaisse, enflée par une
espèce de gomme très gluante ; le suc de cette gomme était rouge, son odeur résineuse et très
forte. On dit que cet arbrisseau devient arbre et qu'alors ses feuilles ne ressemblent plus à celles du
buis ; on ajoute que ses fleurs ont une odeur très suave.
Rodrigue enfin produit des cannes de sucre ; des plantes de moutarde dont nous mangions les
feuilles en guise d'épinard ; du poivre ou piment et surtout du petit piment, appelé piment du diable
ou piment enragé à cause de sa force ; des patates à deux rangsa que quelques-uns appellent
patates à durand, dont les feuilles tendres appliquées par le dedans sur des plaies sont un excellent
suppuratif, ainsi que je l'ai éprouvé moi-même ; mais, appliquées par le dehors, elles sont, m'a t-on
dit, un souverain dessiccatif ; du laceron ou laiteron ; du pourpier qu'on ne regarde pas comme bien
sain, contre l'autorité de François Leguat qui en faisait beaucoup de cas ; des scolopendres dont les
feuilles ont 4 à 5 pieds de long, sur 8 à 10 de large, sans être laciniées ; des capillaires, des pavots
épineux, des chardons, du chiendent, du tabac. Un arbre assez joli dont on nous servait aussi les
feuilles en guise d'épinards sous le nom de feuilles de séné, nom qui suffisait seul pour me
dégoûter de ce ragoût, quelque persuadé que je fusse que ce n'était pas du véritable séné. Enfin
une infinité d'autres arbres, arbrisseaux, plantes et simples, entre lesquelles on assure qu'il n'y en
a que deux qui puissent passer pour dangereux ; on n'a pu me dire leur nom.
Je serais fort embarrassé de définir le premier de ces deux poisons : c'est une espèce de
tithymale qui n'a point de feuilles ou, si l'on veut, dont les feuilles sont cylindriques, longues de
deux ou trois pouces, épaisses d'une ligne [36] . Chaque feuille ou chaque tige est terminée par une
sorte de dôme surbaissé qui n'excède pas la circonférence de la tige ; au dessous de ce dôme il y a
un bourgeon qui renferme apparemment le germe de la fleur et du fruit. Le lait de cette plante
suspend l'usage des yeux s'il vient à les toucher ; et le lait de femme, ajoute-t-on, est le seul remède
que l'on connaisse pour recouvrer la vue.
L'autre plante dangereuse est un poison proprement dit ; son tronc peut être de la
grosseur du bras, il s'élève à trois ou quatre pieds de terre, il ne peut soutenir ses branches, il les
accroche, s'il peut, aux arbres et arbrisseaux voisins, sinon il les laisse tomber et ramper par terre.
Les feuilles ont assez de rapport avec celles du citronnier, excepté qu'elles sont plus arrondies par
le haut. En pilant les feuilles, l'écorce et même le bois et les racines de cet arbre, on en extrait un
suc ou un poison extrêmement prompt.
Je n'ai point vu à Rodrigue de fleur pareille à celle dont parle François Leguat [37] tome I p.
109, mais je n'ai point été par toute l'île.
Rodrigue ne produit point d'ambre ; si la mer y en a apporté et de jaune et de gris, du
temps de François Leguat, c'est par une espèce de hasard qui n'a point eu de suite. Le nom que
porte l'enfoncement des Topas tirerait-il son origine de quelques topazes qu'on aurait cru trouver ?
Encore actuellement on croit trouver des diamants dans cette île. J'ai eu quelques-uns de ces
prétendus diamants, ils se sont dissipés lors de la prise du Boutin par les Anglais. Je ne regrette
pas du tout cette perte : j'avais essayé de couper un morceau de verre avec un de ces diamants ;
l'unique succès de la tentation a été que le diamant s'est éclaté.
Lorsque je suis arrivé à Rodrigue, outre une basse-cour que M. de Puvigné s'y était procurée
laquelle consistait en poules, poulets, canards, canards d'Inde, oies, coqs d'Inde, etc., il y avait un
troupeau de boeufs, quelques moutons, des chèvres et des cabris, etc. qui trouvaient une
subsistance abondante dans les pâturages de l'île ; mais ces animaux n'en étaient point originaires,
ils y avaient été transportés de l'île de France. Les boeufs et les vaches étaient originaires du cap de
Bonne-Espérance ou de Madagascar et étaient de l'espèce de ceux qui ont une bosse sur le cou.
Outre les animaux quadrupèdes naturels à l'île Rodrigue, quelques-uns croient pouvoir
compter les rats [38] . Lorsque François Leguat y a débarqué avec ses compagnons, il y en a trouvé
une quantité prodigieuse ; il les a mis au nombre des fléaux de cette île. En effet, ces animaux
pénètrent partout, gâtent tout, volent tout et ravagent tout ; ils prenaient leur repas dans mon lit,
ils faisaient un sabbat perpétuel toutes les nuits, ils m'ont rongé des livres, des cartes
géographiques, des habits, ils m'ont enlevé beaucoup de linges. Leur quantité est telle que, dans
les ténèbres, j'en atteignais quelquefois avec un rotin qui était toujours à cet effet auprès de mon lit
; M. Thuillier en a percé à la pointe de l'épée. Pour détruire les rats on avait fait venir des chats dans
l'île ; ils se sont retirés dans les bois et sont devenus sauvages. Ils semblaient avoir fait alliance avec
les rats ; la basse-cour était le théâtre de leurs déprédations.
Nous avions quelques chiens domestiques et un makis de Madagascar assez familier ; M.
Julienne avait ramené un cheval qui est mort peu après son débarquement. Voilà les seuls animaux
quadrupèdes qui j'ai vus dans l'île, à moins qu'on ne veuille renfermer dans cette classe les tortues
de terre.
La tortue de terre n'est point un bel animal, mais il nous a été le plus utile de ceux que
nous avons trouvés à Rodrigue. En trois mois et demi que j'ai passés dans cette île, nous ne
mangions presque rien autre chose : soupe de tortue, tortues en fricassées, tortues en daube,
tortues en godiveau, oeufs de tortues, foies de tortues, tels étaient presque nos uniques ragoûts.
Cette chair m'a paru aussi bonne le dernier jour que le premier ; je n'en goûtais pas beaucoup les
oeufs ; le foie me paraissait être la partie la plus délicieuse de l'animal. Après cinq semaines de
séjour, je fus attaqué d'un flux de sang que je célai, parce que pour le guérir je comptais plus sur
moi que sur le chirurgien de l'île : la diète et le repos me rétablirent en peu de jours ; il ne m'en
resta qu'une répugnance extraordinaire et involontaire pour ce foie que j'avais tant aimé
jusqu'alors. Dois-je en conséquence le regarder comme la cause de mon indisposition ?
La graisse de la tortue est très abondante et ne se fige pas ; c'est ce qu'on appelle huile de
tortue. Cette huile n'a aucun mauvais goût, elle est très saine, nous en assaisonnions nos salades,
nous l'employions dans nos fritures et dans toutes nos sauces. Les tortues de Rodrigue ont un pied
et demi de long sur un pied environ de large, elles étaient autrefois plus grandes, mais on ne leur
donne plus le temps de croître ; lorsqu'on en trouve d'une taille plus grosse, on leur donne le nom
de Carrosses. Ces carrosses ne peuvent faire de mal à un homme éveillé, ils ont quelquefois mordu
vivement les dormeurs [39] .
Les écailles des tortues de terre nous servaient comme de paniers pour transporter des
huîtres ou autres provisions semblables. C'est presque l'unique usage qu'on puisse faire de ces
écailles. La chair de ces tortues est de la couleur de celle du mouton, elle en approche même pour
le goût.
La tortue de mer passe pour plus délicate que celle de terre ; sa chair est plus blanche, sa
graisse est verte et de plus la chair est comme environnée d'une espèce de couenne de même
couleur, ce qui paraît dégoûtant au premier aspect ; cependant cette graisse et cette couenne sont
fort estimées. Le foie de la tortue de mer est malsain ; nous n'en mangions pas à Rodrigue. Je
regarde même leur chair comme moins saine que celle des tortues de terre ; je l'ai trouvée trop
purgative. Heureusement nous en avons mangé peu, tant parce que M. de Puvigné les réservait
pour l'île de France que parce que nous n'étions pas encore dans la saison de leur ponte, cette
saison ne commençant à Rodrigue qu'en octobre ou novembre. Les tortues viennent alors à terre
pour déposer leurs oeufs dans le sable ; on les guette et lorsque l'opération est faite, on leur coupe
le chemin de la mer à l'aide d'un levier, on les renverse sur le dos ; elles ne peuvent plus se
redresser ; cette opération s'appelle retourner la tortue. En d'autres saisons, on surprend quelquefois
ces tortues dans des trous, entre les récifs, où elles attendent le retour de la marée.
Les tortues de mer sont plus grosses que celles de terre, les pattes se terminent en
nageoires, et servent à deux [usages], à nager et à marcher, si cependant des animaux aussi
pesants peuvent véritablement nager. Leur bec, si je puis me servir de ce nom, ressemble fort bien
à celui d'un perroquet.
Les chauves-souris [40] sont mises par les naturalistes au nombre des quadrupèdes. Celles
que j'ai vues à Rodrigue étaient de la grosseur d'un pigeon, mais plus longues, ;la tête ressemble
assez à celle d'un renard, le poil est roux, plus foncé sur la tête et sur le cou que sur le reste du
corps. Les ailes sont d'une couleur de gris foncé ; étendues ou éployées elles peuvent avoir chacune
un pied ou un pied et demi d'envergure. Ces chauves-souris ressemblent d'ailleurs à nos
chauves-souris européennes ; elles sont fort grasses : on m'a dit qu'à l'île de France, dans une
certaine saison de l'année, chaque chauve-souris fournissait une chopine d'huile ; mais alors elles
ne sont pas bonnes à manger, ou du moins il faut les faire préalablement dégraisser. Ce gibier ne
m'a pas paru mauvais, cependant je n'ai point trouvé qu'il méritât cette haute réputation de
délicatesse où il est en quelques pays des Indes.
La perruche me semblait beaucoup plus délicate. Je n'aurais regretté aucun gibier de
France si celui-ci eut été plus commun à Rodrigue ; mais il commence à devenir rare. Il y a encore
moins de perroquets [41] , quoiqu'il y en ait eu autrefois en assez grande quantité selon François
Leguat ; et en effet, une petite île au Sud de Rodrigue en a encore conservé le nom d'île aux
Perroquets.
Le corbigeau passe pour un très bon gibier : nous en avons poursuivi, mais sans pouvoir les
atteindre ; ainsi je n'en ai pas vu à Rodrigue de près. On connaît cet oiseau à l'île de France et à
celle de Bourbon ; le nom qu'on lui donne est apparemment nouveau, puisqu'entre mille relations
de voyages que j'ai consultées, celle de M. l'abbé de la Caille est la seule où le corbigeau soit
nommé, mais sans aucune description. J'aurai occasion de revenir à cet oiseau.
Je ne trouve aucun voyageur qui ait parlé du boeuf [42] , au moins sous ce nom. C'est un
oiseau plus gros que le canard, auquel il ressemble assez par la configuration extérieure du corps ;
son bec est très fort, à peu près aussi long que celui du canard, de figure pyramidale ou plutôt
conique, de couleur cendrée, tirant un peu sur le rouge ; la pointe, qui est un peu crochue, est
noire ; les yeux, qui prennent précisément au défaut du bec, sont beaux, noirs et gros ; le cou et le
corps sont couverts d'un duvet dont la blancheur est éblouissante ; les plumes des ailes et de la
queue sont noires ; la couleur des pattes est grise, tirant sur le noir ; les doigts ou ergots sont joints
par des membranes ou nageoires. L'animal n'est pas haut monté, son cri est fort rauque,
ressemblant en quelque chose au mugissement du boeuf. La chair est presque noire, son goût
assez approchant de celui de nos oiseaux de mer, n'est pas disgracieux. On trouvait la chair dure, il
est vrai, mais c'est qu'on ne lui donnait pas le temps de s'attendrir.
Les fous sont ainsi appelés parce qu'ils viennent imprudemment se faire prendre sur les
vaisseaux. Labat [43] remarque qu'on pourrait, sans beaucoup hasarder, donner au fou le nom de
corbeau de mer. Il a en effet quelque ressemblance avec le corbeau, mais il n'en a pas la couleur ;
son dos et ses ailes sont grises, son ventre blanchâtre. Il y a plusieurs espèces de fous sur les deux
îles aux Frégates ; ils se retirent dans des trous où ils font un bruit semblable au hurlement des
chiens. Cette espèce porte à Rodrigue le nom de fouquets, ils ont le bec plus crochu que les autres
fous.
Les cordonniers diffèrent peu des fous ; ils ont seulement le ventre plus gris. Je crois que le
touaran dont j'ai parlé sur le 16 de février n'est autre que le cordonnier. Je ne trouve aucun auteur
qui ait parlé du cordonnier, du touaran, ni même du fouquet en tant que distingué du fou. Peut-être
donne-t-on à ces oiseaux d'autres noms qui me sont inconnus. Lorsque nous avons été le 15 de
juin à l'îlot du Large, nous l'avons trouvé habité par des cordonniers qui nous ont bientôt cédé la
place, couverte de leurs oeufs et de leurs petits. Nous avons fait une provision d'oeufs presque aussi
gros que des oeufs de poule ; mais ils se sont trouvés tous trop avancés, nous n'avons pu en
manger.
Tous ces oiseaux sont ichtyophages, aussi bien que ceux dont il me reste à parler.
Les goilettes sont de l'espèce des oiseaux que les naturalistes appellent larus ; quelques
voyageurs leur ont donné le nom de goilands, d'autres celui de mouettes [44] . Il y en a de deux
espèces à Rodrigue, de blanches et de grises. Les blanches sont réellement blanches comme neiges,
le bec et les pattes rougeâtres ; il est inutile que j'avertisse que ces oiseaux pêcheurs ont des
membranes aux pattes. La goilette grise ne diffère guère de la blanche que par la couleur ; les unes
et les autres battent de l'aile en volant, crient presque continuellement, ressemblent assez pour la
grosseur et la tournure de leur corps à des pigeons.
François Leguat dit avoir trouvé des pigeons et des tourterelles à Rodrigue ; il n'y a
vraisemblablement trouvé que des goilettes grises et blanches. Quelqu'un nous avait vanté la chair
de ces oiseaux comme assez délicate ; nous avons fait une fricassée de jeunes goilettes blanches : je
ne l'ai pas trouvée bonne. Lorsque dans ces mers on aperçoit des goilettes blanches, c'est, dit-on,
un signe assuré qu'on n'est pas à 50 lieues de Rodrigue.
Les tratras sont ainsi appelés à cause de leur cri : je n'en ai vu que de très jeunes, ils
étaient couverts d'un duvet extrêmement blanc. Je n'assurerai pas cependant que cette blancheur
ne soit sujette à aucune altération [45] .
Plusieurs auteurs ont parlé de la frégate, et l'ont dépeinte assez exactement. Il est assez
étonnant qu'aucun des naturalistes que j'ai consultés n'en parle, au moins sous ce nom, qui est le
seul qui lui soit donné par les auteurs des dictionnaires les plus estimés, et par tous les
navigateurs.
La frégate est grosse comme un canard, noire sur le dos et sur les ailes, un peu moins
noire sous le ventre. Elle a les yeux noirs, le bec assez long, fort, et un peu crochu par le bout, les
jambes un peu courtes, mais grosses, les pattes armées de griffes, longues, fortes et aiguës, les ailes
très longues : déployées elles ont 7 ou 8 pieds d'envergure. Cet oiseau, peut être celui de tous qui
vole le plus haut, le plus facilement et le plus longtemps ; on conjecture, et avec assez de
fondement, qu'il vole à trois cents lieues de la terre et qu'il y revient sans s'arrêter, et c'est à cause
de l'aisance de son vol qu'on lui a donné le nom de frégate, par analogie avec le meilleur voilier de
tous les vaisseaux. Les mâles sont distingués des femelles par une membrane rouge qui leur pend
sous la gorge, à peu près comme à nos coqs d'Inde ; on prétend aussi que les femelles sont brunes
sur le dos et les ailes et grises sous le ventre. Il y a en effet des frégates de cette couleur, mais ceci
est peut-être la marque distinctive des jeunes frégates, les jeunes mâles n'ayant point encore la
membrane rouge qui doit caractériser leur sexe. La frégate vit de poissons et surtout de poissons
volants, lesquels, poursuivis par les bonites et les dorades, changent d'élément, comme je l'ai dit
plus haut, et retrouvent dans l'air des ennemis aussi irréconciliables que ceux qu'ils fuyaient dans
les eaux.
François Leguat rapporte que lorsque le fou est à la pêche, la frégate le guette et fond
ensuite sur lui quand il quitte l'eau, non pour lui faire du mal, mais pour le forcer à dégorger le
poisson dont il s'est rempli ; le fou, trop faible contre un tel assaillant, vide son jabot, et la frégate
attrape subtilement le poisson en l'air. Je n'ai point été témoin du fait, mais il m'a été confirmé par
plusieurs officiers qui ont, disent-ils, eu plusieurs fois le plaisir de ce spectacle [46] .
On attribue à la graisse de la frégate la vertu d'adoucir les douleurs de la goutte sciatique,
et même celle de la goutte, les rhumatismes, etc. Le père Labat a trouvé la chair des frégates des
Antilles assez bonne et très nourrissante. Nous avons tué de ces oiseaux à Rodrigue ; personne ne
nous a excités à manger de leur chair.
Le paille-en-queue ou paille-en-cu [47] , car on lui donne ces deux noms, a été connu, du
moins en partie, de quelques ornithologistes. Willugby [48] est celui qui en a donné une plus ample
descriptiona, mais il ne le représente pas en tout tel que je l'ai vu ; soit que l'oiseau empaillé, sur
lequel ce naturaliste faisait sa description, eut été altéré dans ses couleurs et dans la conformation
de ses parties, soit qu'il y ait plusieurs espèces de paille-en-queue. Il y en a en effet au cabinet du
Roi dont les deux grandes plumes de la queue sont blanches ; celui que j'ai vu et touché avait ces
plumes d'un beau jaune de paille, tirant même un peu sur le rouge.
M. l'abbé de la Caille dit qu'à l'île de France il y a deux espèces de paille-en-queue : l'une
dont le bec, les pattes et les pailles sont blanches, l'autre dont le bec, les pattes et les pailles sont
rouges. Il peut même y avoir encore plus de variété. Celui que j'ai vu était femelle, il n'était guère
plus gros qu'un pigeon, mais beaucoup plus long ; il avait la tête à peu près de la grosseur de celle
du pigeon, le cou plus long, le bec rouge, fort, pointu de deux pouces au plus de longueur, les
plumes des ailes, du corps et de la queue absolument blanches ; je crois cependant y avoir aperçu
quelques teintes de rouge plutôt que de noir, mais vu le peu de temps qu'il m'a été permis de
considérer l'oiseau, je ne garantirai pas cette dernière circonstance. Le paille-en-queue a
certainement une queue analogue à celle de la plupart des oiseaux ; celui que Willughby a décrit
avait apparemment perdu en chemin les plumes qui composaient sa queue, ces plumes peuvent
avoir un demi-pied de longueur, comme le dit le père Labat. Du milieu de cette queue il sort une
paille de quinze ou dix-huit pouces de long, et c'est cette paille qui donne le nom à l'oiseau. Elle est
composée de deux plumes accolées qui semblent n'en faire qu'une, j'ai cru, à la première vue, que
cette paille n'avait point de barbe, je me suis assuré depuis qu'elle en avait, mais que cette barbe
était extrêmement courte. La paille de mon paille-en-queue était, comme je l'ai dit, d'un beau jaune
tirant sur le rouge ; ses pattes étaient aussi rouges et les quatre ergots unis par une membrane de
même couleur. Le paille-en-queue a les ailes longues et fortes, moins cependant que la frégate ; on
le voit à deux ou trois cents lieues des terres, mais il peut se reposer et peut-être même dormir sur
l'eau, ce qu'on ne croit pas que la frégate puisse faire. François Leguat dit que ces oiseaux leur
faisaient à lui et à ses compagnons une plaisante guerre ; ils les surprenaient par derrière et leur
enlevaient leurs bonnets de dessus la tête ; ces bonnets étaient faits de feuilles de latanier. On m'a
confirmé ce fait à Rodrigue par quelques traits qui y étaient assez analogues. Il ne faut pas
cependant s'attendre à trouver dans les oiseaux de Rodrigue les mêmes apparences de familiarité
que François Leguat et ses camarades en ont éprouvées. Ces animaux innocents ne connaissaient
point encore les hommes ; ils ont eu depuis le temps d'apprendre à se méfier de cette race
traîtresse et meurtrière. Je reviens à mon paille-en-queue. Lorsque nous l'abordâmes, il couvait un
seul oeuf un peu plus petit qu'un seul oeuf de poule ; il ne se serait peut-être pas dérangé si nous
n'eussions pas porté la main sur lui ; il se laissa toucher, mais non pas prendre ; nous ne retînmes
que sa paille, encore le vent nous l'enleva-t-il bientôt. Le creux d'un arbre, ou plutôt d'une racine
d'arbre, constituait sans aucun apprêt le nid de cet oiseau. Nous dérangeâmes son oeuf et le
plaçâmes sur l'herbe à quelques cinq ou six toises de là ; la tendre mère voltigea longtemps
au-dessus, sans cependant le couvrir, à quelque distance que nous nous tinssions d'elle, pour lui
en faciliter l'accès. Au bout de deux heures, l'oeuf était entièrement abandonné.
J'ai donné au paille-en-queue le nom sous lequel seul il est connu de tous les navigateurs,
et qui le caractérise de manière à ne pas le méconnaître. Quelques auteurs l'ont dénommé oiseaux
des tropiques parce que, disent-ils, on en voit jamais qu'entre les deux tropiques ; j'en ai vu à 27
degrés et demi de latitude et d'ailleurs ; le paille-en-queue est-il le seul oiseau qui ne s'écarte point
de la zone torride ?
Les oiseaux pêcheurs dont j'ai parlé ne font pas leur séjour ordinaire sur l'île Rodrigue,
mais sur les îlots voisins. Ils viennent cependant rendre quelques visites à la grande terre, c'est
ainsi qu'on nommait Rodrigue, soit pour y trouver de l'eau douce, soit pour pêcher sur les basses.
Lorsque nous avions donné un coup de seine, et que nous avions choisi le poisson qu'il nous
plaisait d'emporter, la grève était bientôt couverte d'oiseaux qui venaient profiter du reste de notre
pêche. Le petit îlot du Large était habité le 15 juin par des cordonniers, un nombre prodigieux de
goilettes, tant grises que blanches, quelques cordonniers, des fous, des frégates, etc. couvraient l'île
des Cocos lorsque nous y abordâmes le 18 du même mois. Les îles aux Frégates ont été ainsi
appelées parce que les oiseaux de ce nom les ont choisies pour leur principale habitation. Il y a
aussi un grand nombre de fouquets sur ces deux îles. Le 19, à l'île de Mombrani, la multitude des
goilettes grises que notre abord intimida était telle qu'elles nous servaient exactement de parasol ;
elles voltigeaient au-dessus de nous de manière à tempérer faiblement les ardeurs du soleil. Ce fut
là que nous surprîmes un paille-en-queue sur son oeuf ; il y avait aussi quelques frégates, quelques
tratas, quelques perruches. Je n'ai point vu de nids dans toutes ces îles ; les oiseaux y posent sans
façon leurs oeufs sur le sable, ou entre des broussailles, ou sur la terre nue. Sur l'île aux Cocos, les
goilettes nous étourdissaient par leurs cris qui imitaient assez la syllabe ouai, deux ou trois fois
répétées, leurs oeufs étaient fort près de nous ; elles craignaient de s'en approcher ; quelques
mères, lasses de notre long séjour, se posaient enfin sur leurs oeufs, mais la crainte ne leur
permettait pas d'y rester longtemps. Sur l'île de Mombrani, la multitude d'oeufs et de petits était
encore plus grande ; c'était la plus belle basse-cour qu'il soit possible d'imaginer. Je n'exagère pas :
il fallait regarder attentivement à nos pieds, sans cette précaution, nous aurions écrasé à chaque
pas ou quelque oeuf ou quelque petit nouvellement éclos. J'ai cru remarquer que chaque mère ne
couvait qu'un ou deux oeufs.
Je n'ai vu à Rodrigue qu'une seule espèce de petits oiseaux. Ils ont quelques traits de
ressemblance avec nos mésanges, et sont à peu près de la même grosseur, peut-être un peu plus
petits ; ils ont un petit cri assez doux, mais sans modulation, sans chant. Lorsqu'on les appelle ils
s'approchent de branche en branche jusqu'à la portée de la main, mais alors, le moindre geste les
fait reculer.
Les solitaires [49] étaient communs à Rodrigue du temps de François Leguat. M. de Puvigné
m'a assuré que la race n'en était pas encore détruite ; mais ils se sont retirés dans les endroits de
l'île les plus inaccessibles. Je n'ai entendu parler ni de gelinottes, ni de butors, ni d'alouettes, ni de
bécassines ; il peut y en avoir eu du temps de François Leguat, mais ils se sont retirés loin des
habitations ou plus vraisemblablement la race n'en subsiste plus depuis qu'on a peuplé cette île de
chats.
Les principaux insectes de Rodrigue sont des mouches de deux sortes ; les unes
ressemblent en tout à nos mouches ordinaires ; les autres n'en diffèrent que quant à leur couleur,
elle est d'un bleu doré assez éclatant [50] ; les unes et les autres sont extrêmement incommodes
par leur excessive multiplicité ; des fourmis en nombre prodigieux ; rien ne peut être tellement
fermé qu'il échappe à leur recherche ; des cancrelats, moins nombreux, et par cela même moins
incommodes ; des araignées de même espèce qu'en France, au moins en apparence ; d'autres
araignées, habitants des bois, grosses comme une noix, filant une toile ou plutôt une soie jaune qui
ressemble à celle de nos vers à soie par la couleur, la texture et la force ; des scorpions fort petits
dont la piqûre n'est pas très dangereuse ; des lézards semblables en tout à nos petits lézards de
murs ; d'autres lézards longs de près d'un pied ; les couleurs les plus vives, le bleu, le vert, le jaune,
le blanc, etc. semblaient se disputer à qui revêtira ces lézards avec plus de vivacité ; cependant le
vert et le bleu dominent sur la tête et sur le dos. François Leguat prétend en avoir vu de noirs, de
bleus, de verts, de rouges et de gris, et de tout cela, dit-il, du plus vif et du plus éclatant. Voici ce que
je suis assuré d'avoir vu. J'avais déjà rencontré à Rodrigue quelques-uns de ces lézards sans qu'ils
me donnassent le temps de les examiner. J'en ai vu beaucoup sur l'îlot du Large ; ils ne pouvaient
pas fuir loin, mais ils se cachaient promptement dans les crevasses du rocher : je les poursuivais
même dans leurs trous. J'avais vu entrer dans une crevasse un lézard dont les couleurs étaient
superbes ; avec une broussaille je fis sortir de la même crevasse un lézard dont la couleur noir sale
me fit presque horreur : j'en avais déjà remarqué quelques-uns ainsi décolorés ; je ne doutais pas
que ce ne fut une autre espèce. Enfin, j'en considérais un attentivement ; je ne remuais pas de
peur de le mettre en fuite ; la vivacité de ses couleurs bleue, verte, jaune, etc. me charmait : un
instant après, le lézard m'aperçut ; des tâches noires dépareillèrent l'éclat de sa peau, ces tâches
s'accrurent bientôt et dans un petit nombre de secondes, mon lézard couvert d'un noir hideux dans
toute l'étendue de son corps, se réfugia dans l'intérieur du rocher. Je suis assuré, comme je l'ai dit,
de ne m'être pas trompé dans cette observation. Ces lézards d'ailleurs sont conformés comme les
lézards verts que j'ai vusen Poitou, en Angoumais, etc., du moins autant que j'en ai pu juger au
coup d'oeil.
En parlant des lézards à la suite des insectes, je ne prétends pas décider qu'il faille les
classer dans cette classe d'animaux.
On ne connaît à Rodrigue aucun animal dont la piqûre ou la morsure puisse être
dangereuse.
La pêche à Rodrigue est facile et abondante : au commencement de notre séjour dans cette
île, nous allions quelquefois pêcher à la ligne ; en peu de temps nous avions assez de poissons
pour notre souper et celui de nos Noirs : d'un seul coup de seine nos Noirs mettaient cent
cinquante ou deux cents poissons sur la grève ; nous choisissions les meilleurs, les Noirs
choisissaient après nous ; le reste était abandonné aux goilettes et aux frégates.
Les ruisseaux même de Rodrigue sont poissonneux et nous préférions le poisson qu'ils
nous fournissaient à celui que nous tirions de la mer. Nous n'avions point vu, comme François
Leguat, des anguilles si grosses qu'il fallut deux hommes pour en porter une seule, mais nous en
avons eu quelquefois de presque aussi grosses que le bras, et de près de trois pieds de long, et
d'ailleurs d'un goût excellent. On a donné le nom de carpe à un petit poisson qui ne ressemble à
nos carpes que par sa figure extérieure ; il n'est guère plus gros que nos goujons, il a la chair
blanche et d'un goût très délicat. Les gros-yeux sont ainsi nommés parce que leurs yeux sont
réellement très gros, à proportion du corps qui n'est pas plus gros que celui de la carpe. Au défaut
de carpes, nous mangions des gros-yeux avec plaisir ; on en trouvait aussi quelquefois dans la mer.
Le cabot pourrait être appelé le poisson dormeur ; nous en prenions quelquefois au filet, le plus
souvent on les trouvait dormant sur l'eau et on les tuait d'un coup de bâton sur la tête. Le cabot est
de la grosseur de la carpe, mais plus long, la tête plus grosse que le corps, le corps presque
cylindrique, la chair blanche, ferme et délicate. Nos ruisseaux nous fournissaient enfin des mulets
et des lubines d'eau douce, presque aussi gros que ceux de la mer auxquels nous les préférions. On
pêchait ces poissons au-dessus de la grande cascade dont j'ai parlé plus haut, c'est-à-dire 150 pieds
au-dessus du niveau de la mer. Les mulets ont dans le ventre deux substances graisseuses très
délicates. Je n'y ai point vu d'autre laite.
La mer de Rodrigue nourrit presque une infinité d'espèces de poissons. Le lamentin ou
vache-marine [51] aurait peut-être été le meilleur ; nous en avons vu se jouer sur l'eau, sans
pouvoir les approcher. La pêche-madame pourrait passer pour une espèce de merlan, mais sa chair
est plus ferme et d'un goût bien plus relevé. Je l'ai trouvée assez analogue pour le goût à la chair de
la vive, mais plus délicate encore ; on connaît, dit-on, ce poisson dans les grandes Indes ; on n'en
trouve plus en deçà de Rodrigue. Un capitaine qui, sur le point de quitter Rodrigue a le bonheur de
pêcher deux ou trois de ces poissons, se croit être dans l'occasion de faire un joli présent à M. le
Gouverneur de l'île de France, s'il est assez favorisé du vent pour pouvoir les lui présenter avant
qu'ils aient commencé à se corrompre. Le peu que j'ai vu de ces poissons n'excédait pas la grosseur
d'un gros merlan, mais la chair en est plus compacte et plus nourrissante.
La carangue est un poisson gras, tendre et délicat ; celles que nous avons prises pouvaient
avoir un pied et demi et plus de longueur. Labat donne la description de ce poisson au 6ème
volume de ses Voyages aux îles de l'Amérique.
La banane approche de la carangue pour la grosseur de son corps et la délicatesse de sa
chair, elle est aussi assez grasse. Ce poisson est gravé dans une planche du 3ème volume du
recueil des voyages in 4ème page 311.
La vieille est une espèce de cabliau. Je n'en ai point vu de taille de celles dont Labat au
même livre, et plusieurs autres voyageurs ont parlé ; celles-ci excédaient le poids de deux cents
livres, les plus grosses que j'ai vues à Rodrigue pouvaient peser sept ou huit livres au plus, peut-être
en aurait-on trouvé de plus pesantes en pleine mer. D'ailleurs, je ne doute pas que nos vieilles ne
fussent au moins analogues à celles dont Labat a donné la description. La poule-d'eau est une
espèce de turbot d'une chair grasse et délicate. Les raies sont fort grosses, ont la queue
extrêmement longue, armée à sa naissance de plusieurs peignes ou double-scies terminées comme
en aiguillon ; la piqûre de ces aiguilles peut être dangereuse, ils entrent facilement dans la chair et
n'en peuvent sortir sans occasionner un déchirement douloureux.
J'apportais en France une de ces queues de raies que l'on aurait presque pris pour un
fouet de baleines ; elle avait 7 pieds et quelques pouces de long, encore n'était-elle pas entière, ses
peignes pouvaient être longs de 4 à 5 pouces. Nos insulaires de Rodrigue estimaient leurs raies, je
ne pensais pas comme eux, il est vrai qu'on les mangeait le jour même qu'elle était pêchée, aussi
était-elle coriace.
La gueule-pavée est ainsi nommée parce que son palais est comme osseux, on dirait
presque que c'est un pavé à la mosaïque, sauf que les petites pierres qui semblent le composer ne
varient point dans leur couleur. Ce poisson est estimé, mais moins que les précédents. Deux petites
nageoires, une de chaque côté et une queue extrêmement petite, empêchent que la lune ne soit
tout à fait ronde, ou du moins elliptique ; les lunes que j'ai vues n'avaient guère que six à sept
pouces de longueur, c'est un assez bon poisson.
Le capitaine est une espèce de brème pour la taille et pour la figure, moins plat cependant
; pour l'usage, c'est la morue du pays, on le fait sécher, on le sale, ou le transporte à l'île de France,
on le vend, on le conserve pour les jours où le poisson frais manquera. Nous prenions plus de
capitaines que d'autres poissons, mais nous n'en mangions qu'au défaut de meilleurs, il n'est
cependant pas mauvais.
La tête du capucin est faite de manière qu'elle paraît être couverte d'un capuce.
Le chirurgien a sur le dos une lancette, c'est-à-dire une arrête ou épine semblable à celle
de la vive.
Les lubines, les mulets, les rougets ont beaucoup de rapports avec les poissons de nos mers
qui portent les mêmes noms.
La sèche paraissait être plus estimée de nos officiers qu'elle ne l'est en Europe. Je ne sais
ce qui a fait donner à un poisson de ces mers le nom de breton.
Tous les poissons que j'ai nommés sont bons à manger. Il y a cependant une saison de
l'année où la plupart deviennent poisons, c'est celle où le corail est en fleur [52] . Je me sers de
l'expression seule connue dans ces îles. L'escadre Anglaise en fit une triste expérience : j'ai dit plus
haut qu'elle entra au port de Rodrigue le 15 de septembre, elle en repartit le 25 de décembre, mais
après avoir perdu près de la moitié de son équipage par des maladies qu'on a attribuées dans le
pays à l'usage immodéré et indiscret du poisson, dans une saison où il commençait à être
dangereux. La vieille passe alors pour le poisson le plus suspect de tous. En pleine mer on pourrait
pêcher des thons, des bonites, des dorades, des marsouins, etc., mais ces poissons approchent
rarement de la côte. Les requins sont plus hardis, ils viennent jouer sur les récifs. François Leguat
s'était persuadé que les requins de Rodrigue n'étaient pas malfaisants, il s'est, dit-il, souvent baigné
avec ses compagnons, environné de grandes troupes de requins sans qu'il leur en soit arrivé aucun
mal. Il est possible que les requins de Rodrigue, trouvant une multitude de poissons suffisante pour
satisfaire leur appétit glouton, soient moins friands de chair humaine, mais je crois que le plus sûr
est de ne pas s'y fier inconsidérément. Un Noir de Rodrigue sortait d'une pirogue avec deux
poissons à la main, il lui restait un petit trajet de mer à traverser où la profondeur de l'eau était
tout au plus d'un pied, un requin se trouva sur son passage, sauta aux poissons et les enleva avec
une partie de la main du pauvre Noir.
On voit aussi dans la mer de Rodrigue des baleines, des souffleurs, des espadons ; ce
dernier poisson est l'ennemi mortel de la baleine. M. de Puvigné m'a dit qu'on avait été quelquefois
témoin à Rodrigue de leur combat, mais de loin seulement.
Nous avons trouvé sur le bord de la mer un coffre desséché ; c'est un petit poisson qui ne
ressemble pas mal à un petit coffre, aux côtés duquel on ajouterait une tête et une queue de
poisson. Nous comptions l'emporter en France, il s'est trouvé égaré. D'ailleurs nous avons trouvé
aux Açores un Verrès, grand amateur de toutes les curiosités naturelles, qui ne nous aurait pas
permis de l'apporter en France. Nous pêchions souvent un poisson hideux qu'on appelait crapaud
de mer et dont on ne fait aucun usage ; il est à peu près de la grosseur et de la figure d'un boudin,
la tête et la queue [cependant] plus petite que le milieu du corps, il ne paraît pas avoir de nageoires,
il a encore moins d'écailles, la couleur de sa peau est d'un gris sale. Nous le roulions un peu sous
le pied et alors ce poisson s'enflait extraordinairement et devenait rond comme une boule, sauf une
petite inégalité qui se faisait remarquer au lieu où était sa tête ; lorsqu'il était en cet état, nos
jeunes appuyaient fortement le pied dessus et le faisait crever avec bruit.
Les coquillages abondent aussi à Rodrigue. Les huîtres sont assez grosses, leur chair est
jaunâtre et délicate, leurs écailles sont comme dentelées, ce qui les rend très difficiles à ouvrir, il
faut y employer le marteau ou quelque instrument équivalent. On trouve même dans les ruisseaux
des chevrettes qui ne m'ont pas paru différer de celles qu'on pêche en Normandie. Les langoustes
que nos insulaires appelaient homards ressemblent à celles de la méditerranée. Les crabes
ressemblent, et pour la forme et pour la grosseur, à ceux qu'on pêche dans la Manche et que les
Normands appellent tourteaux. Il y en a cependant beaucoup d'autres espèces ; les carangais
passent pour les plus délicats ; ils ressemblent extérieurement aux étrilles que l'on pêche près du
Havre, excepté qu'ils sont rouges et qu'ils n'ont pas les pattes aussi velues, leur chair est blanche
mais couverte d'une peau ou pellicule noire.
J'ai remarqué une espèce de crabes qui m'a paru assez singulière. La partie occidentale de
notre enfoncement était vaseuse, la mer y entrait durant le flux ; lorsque la mer s'était retirée, la
vase était couverte de petits crabes rouges, leur corps égalait à peine en grosseur celui d'une
abeille, ils n'avaient tous qu'une seule grosse patte, elle ne leur servait point pour marcher, ils en
couvraient leur petit corps, comme pour le garantir des insultes inopinées.
Le crabe le plus commun à Rodrigue vit ordinairement hors de la mer, sa couleur est d'un
brun sale en dessus, d'un gris sale en dessous, il est presqu'aussi gros que le tourteau, mais ses
grosses pattes, quoique d'une taille assez considérable, sont cependant moins grosses à proportion
que celles du tourteau. Cet animal est la taupe de l'île Rodrigue ; il se creuse en terre des
habitations vastes et profondes et ne cesse de jeter hors de son trou les écroulements de la voûte de
sa maison. Il arrive delà non seulement que les plantes qui sont au dessus ayant peu de terre, non
seulement ne peuvent profiter, mais encore, qu'il faut marcher avec beaucoup de précaution aux
endroits où on s'aperçoit qu'il y a des habitations de tourlouroux, c'est le nom que l'on donne à ce
crabe terrestre ; il faut avec une canne, sonder devant soi si le terrain est ferme, autrement on
risque d'enfoncer d'un pied ou même plus dans l'habitation dont on aura fait ébouler la voûte. Vers
le bord de la mer, on aura de l'eau jusqu'à mi-jambe ; dans les lieux secs on courait peut-être de
plus grands risques. Aussi François Leguat compte-t-il les tourlouroux au nombre des fléaux de l'île
Rodrigue et les Français, depuis qu'ils sont en possession de l'île, paraissent leur avoir déclaré une
guerre irréconciliable. L'arrivée d'une corvette à Rodrigue est l'avant coureur de la destruction de
plusieurs milliers de ces animaux ; après le départ de la corvette, le nombre ne paraît pas diminué.
Lorsque le tourlouroux est poursuivi, il semble vouloir se défendre en présentant une de ses grosses
pattes en l'air ; si on l'a lui abat avec une baguette, il élève l'autre que l'on peut enlever de même.
J'ai remarqué plusieurs fois qu'il ne survit pas à la perte de ces deux pattes. Ce coquillage n'est pas
délicat, nous en mangions cependant quelquefois pour diversifier.
On rencontre un grand nombre de soldats le long de la côte de Rodrigue, c'est le coquillage
auquel plusieurs donnent le nom de Bernard-l'ermite. Nous en avions conservé quelques-uns des
plus gros après les avoir macérés dans de l'arak. M. Archibal-Kennedy [53] s'en sera peut-être fait
quelque ami à Lisbonne.
Il y a des espèces d'huîtres dont l'écaille ovale, plus régulière que celle des huîtres
ordinaires, peut avoir un pied ou un pied et demi de longueur dans le sens de son grand axe ; je les
crois de l'espèce de celles que les conchyliologistes appellent [imbricata]. M. de Puvigné nous en
avait fait pêcher quelques-unes, non pour les manger, mais nous comptions en emporter les
coquilles ; elles ont été oubliées quelque part.
Le bord de la mer est couvert de coquilles, mais comme ces coquilles ont roulé longtemps
sur les récifs, elles sont toutes dégradées. M. Thuillier profitait souvent de la basse mer pour aller
visiter les récifs, je l'y ai accompagné quelquefois. Outre plusieurs coquilles assez curieuses, nous
avions fait une collection nombreuse d'oursins diversifiés par leur forme, leur taille, les couleurs de
leurs bâtons, la forme et l'arrangement de leurs mamelons, etc. M. Thuillier avait trouvé sur ces
récifs un coquillage singulier de la nature des écrevisses, il était à peine aussi gros qu'une petite
écrevisse de rivière et il était long de douze à quinze pouces, ses pattes étaient pareillement fluettes
et très longues ; vu la longueur de ces pattes, j'aurais donné volontiers à l'animal le nom
d'araignée, ou même celui de faucheux de mer. On connaît ce coquillage à l'île de France, mais on
y a trouvé le nôtre monstrueux pour la longueur ; on l'appelait, je pense, loup de mer je ne sais par
quelle analogie.
Nous avions aussi rassemblé une assez grande quantité de madrépores et quelques
morceaux de coraila, tout cela s'est dissipé avant notre arrivée en France. Pour ce qui regarde le
corail, j'ai trouvé tous les habitants des trois îles également prévenus en faveur de l'ancien système
sur sa nature, quelques-uns même ayant préjugé, m'ont-ils dit sur l'autorité des physiciens
Européens les plus éclairés, que c'était une véritable plante marine sujette à toutes les mêmes
affections que l'on remarque dans les autres plantes. Ce qu'ils appellent la fleur du corail, leur
paraissait surtout décisif en faveur de leur opinion. Leurs raisons ne m'ont pas convaincu, mais ne
m'étant point trouvé dans la saison de la fleur du corail, je n'ai pu faire les observations qui
m'auraient semblé les plus propres pour m'éclaircir sur cette question ; trouvant cependant, le 5
août, sur les récifs, du corail de différente dureté, j'en ai arraché quelques branches aussi tendres
au moins que de l'éponge, assez ressemblantes, pour la consistance, à plusieurs de nos plantes
terrestres. Elles étaient plus minces que les branches du corail formé, mais j'y distinguais
clairement la tournure, les configurations, l'essence, s'il est permis de le dire, de ce qu'on prend
pour ouvrage d'insectes dans le corail et les madrépores. Dessus le récif même où je pêchais et
depuis, étant à terre et plus à tête reposée, j'ai fait tous mes efforts pour découvrir, à la loupe, tous
les insectes auxquels nous pouvions être redevables de cet ouvrage ; j'en ai découvert entre les
branches, mais c'était une petite chevrette, une espèce de loche, d'autres animaux semblables, qui
n'étaient point ceux que je cherchais.
J'ai cru parfois apercevoir quelque mouvement étranger à ces animaux ; j'ai conçu bientôt
qu'il pouvait être occasionné par des gouttes d'eau qui, se desséchant, permettaient la séparation
de quelques branches qu'elles tenaient précédemment unies. Ainsi, mes recherches sur ce point
ont été parfaitement inutiles car, de ce que je n'ai pas vu ces insectes, je ne conclus point qu'ils
soient imaginaires.
Il me resterait à parler des maladies qu'on pouvait craindre à Rodrigue, si j'en connaissais
de particulières à cette île. L'air m'en a paru très sain ; ceux qui l'ont respiré se réunissent à le
regarder comme un séjour de santé, pourvu cependant qu'on soit réservé dans l'usage du poisson
pendant la saison de la fleur du corail. Au défaut des maladies, je dirai quelque chose d'une
incommodité sur l'existence de laquelle les sentiments étaient partagés. Elle consiste dans une
démangeaison qui attaque les pieds, les jambes et les cuisses et quelquefois même les extrémités
supérieures ; il n'y a ni tumeur ni rougeur, tout se réduit à la douleur, laquelle ne saurait mieux
être comparée qu'à celle qui serait occasionnée par de fines épingles, enfoncées dans la chair. Le
patient est tranquille tout le jour, le mal ne se fait ressentir que pendant la nuit. Cette maladie ou
plutôt cette incommodité n'est, dit-on, connue qu'à Rodrigue et même on ne l'éprouve que sur la
côte septentrionale ; sur la côte méridionale on en est exempt. Les Noirs lascars se plaignent de ne
point dormir la nuit à cause de cette incommodité, à laquelle il leur a plu de donner le nom de
piquémordé ; M. de Puvigné qui n'a jamais ressenti ce mal, en niait l'existence, ainsi que
quelques-uns de nos officiers. Le piquémordé, selon eux, n'était qu'une imagination que les lascares
prétextaient pour couvrir leur paresse. L'existence du mal a été constaté par ma propre expérience
et par celle de quelques officiers de vaisseaux qui en ont ressenti les atteintes. Mon sommeil a été
fort troublé durant tout le mois d'août, malgré cela je ne comparerai point le piquemordé ni au mal
de dents, ni au mal d'oreille comme le faisait un de mes officiers qui en était apparemment plus
tourmenté que moi. Les voyages que j'ai fait sur les récifs ont été suivis de nuits extrêmement
tranquilles ; lorsque j'ai commencé à me plaindre du piquémordé, il y avait déjà du temps que je ne
mangeais plus de poisson de mer. Je cite les deux faits parce que ceux qui se piquaient de
raisonner à Rodrigue, attribuaient cette incommodité à l'eau de mer imbibée de l'essence du corail
dont elle est en quelque sorte parée ; les autres au poisson de mer nourri de la fleur de cette même
substance. D'ailleurs le corail n'était pas encore en fleur. Je reprends le fil de ma narration.
RELATION DE CE QUI NOUS EST ARRIVé à RODRIGUE.
J'avais mis pied à terre à Rodrigue, le jeudi 28 mai 1761 comme je l'ai dit ci-dessus, et nous
remîmes aussitôt nos dépêches au commandant de l'île qui était M. de Puvigné, lieutenant dans les
troupes de la Compagnie des Indes, oncle de Mlle de Puvigné qui s'est fait admirer de tout Paris
dans un état auquel elle a cru depuis, que l'honneur et la religion exigeaient qu'elle renonçât. La
sincérité, la probité, l'intégrité caractérisent M. de Puvigné. Nous lui produisîmes des ordres de
nous bien recevoir, ces ordres, vis-à-vis de lui, étaient presque inutiles ; il aurait fait par caractère,
par honneur, tout ce qu'il a fait en quelque sorte par devoir. Outre les égards personnels dont nous
lui sommes redevables, il s'est prêté avec le plus grand zèle à tout ce qui a su contribuer au succès
de notre mission. Il nous a procuré peu de secours, mais il ne nous en a refusé aucun qui ait
dépendu de lui.
Il nous introduisit d'abord dans son gouvernement. Quatre murailles longues de 15 à 18 pieds,
construites de pièces de bois non équarries et crépies d'une espèce de torchis assez peu lié, un pavé
de pierres brutes, un toit de planches assez mal jointes composaient ce que nous appelions la salle.
A côté, une chambre d'une construction semblable était occupée par M. et Mme de Puvigné, par M.
de Puvigné fils et par plusieurs coffres et armoires qui contenaient les richesses de M. le
gouverneur. A l'est, et par conséquent au vent de tout ceci, étaient deux espèces d'appentis fermés
par des cloisons à jour : le plus petit, occupé par M. de la Rue, chirurgien-major de Rodrigue,
renfermait en outre toute l'apothicairerie de l'île ; le plus grand nous fut cédé à M. Thuillier et à
moi. Toutes les autres cases ou payottes étaient modelées sur un même goût d'architectures. Des
troncs ou des branches d'arbre non équarris et entrelacés de feuilles de lataniers en faisaient toute
la façon, soit pour les murailles, soit pour le toit ; il n'y avait pas d'autre pavé que la terre même.
Après trois semaines ou un mois de cohabitation, M. Thuillier me quitta et s'établit dans une de ces
payottes ; il est vrai qu'on y était plus à couvert du vent, de la pluie et des incursions des rats que je
ne l'étais sous mon appentis, mais au moins cet appentis fermait à clé.
Les premiers jours furent employés à débarquer mes instruments, à faire tous les
préparatifs nécessaires au succès de l'observation, à choisir et à préparer le lieu où il était le plus
convenable de la faire. Il me semble qu'il faut moins citer ici l'observation du passage de Vénus.
M. Lelong, capitaine du Volant, et M. Glaut, deuxième lieutenant de la Mignonne, nous
étaient d'un grand secours dans tous ces préparatifs et ils ne nous furent pas moins utiles dans
l'observation même. Cette circonstance retarda d'un ou deux jours le départ du Volant, il devait
partir le jour même du passage de Vénus, il n'est parti que le 8, chargé de tortues pour l'île de
France.
Le même jour, 8 juin, vers onze heures du matin, nous avons entendu un coup de canon
sans que nous ayons pu conjecturer d'où il venait.
Nous avons commencé, le 10, les préparatifs de la mesure d'une base dans la plaine de
notre enfoncement de François Leguat.
Le 13 et le 14 nous avons mesuré notre base, les bouts-dehors de la Mignonne nous
servaient de porches. Nous avons aussi pris les angles nécessaires aux deux extrémités de notre
base.
Le 15 nous avons été en pirogue à l'îlot du Large pour y prendre des angles. M. de Puvigné
avait fait planter des pavillons aux principales pointes de la côte septentrionale de l'île. Nous avons
aussi, le même jour, mesuré la valeur des parties de nos micromètres.
Le 16 M. Thuillier a parcouru à pied toute la côte jusqu'à la pointe des Palmiers pour
prendre des angles. J'étais resté pour d'autres opérations qui se sont réduites à bien peu de chose à
cause du mauvais temps ; M. Thuillier n'a pas éprouvé ce mauvais temps.
Le 17 nous avons été dîner à bord de la Mignonne. Je voulais essayer d'y prendre quelques
angles, mais cela n'a pas été possible.
Le 18, au bruit de toute l'artillerie de terre et de celle de la Mignonne, nous sommes partis
pour faire le tour de l'île. Après avoir été à l'île des Cocos et à celle de St Jacques, nous avons été
obligés de nous rabattre à la nuit, sur celle aux Crabes pour faire des feux. La pirogue qui portait
nos provisions nous avait quittés ; en conséquence, nous n'avions point dîné et l'espérance de notre
souper n'était fondée que sur celle d'être rejoint par notre pirogue d'approvision-nement. Elle nous
rejoignit à dix heures du soir. Quelques-uns de nos officiers avaient soupé avec du pain et de l'eau
douce dont nous avions heureusement provision dans notre pirogue, des capitaines secs qu'on avait
trouvés sur l'île et quelques caranguais qu'on avait pêchés. Je n'étais point encore accoutumé à
l'eau, je m'étais couché sur des feuilles de lataniers et je dormais lorsque notre pirogue arriva. Je ne
consentis à me réveiller qu'autant qu'il fut nécessaire pour boire un grand verre de vin et pour
donner le temps de faire mon lit.
Le 19 nous prîmes des angles aux deux extrémités de l'île aux Crabes, à la pointe
occidentale de Corail et à une extrémité de l'île de Mombrani. Delà, nous gagnâmes précipitamment
l'enfoncement du grand port, il nous fallait trouver un gîte pour passer la nuit.
Le 20 nous nous séparâmes M. Thuillier et moi. M. Thuillier retourna à l'île de Mombrani
pour prendre les angles à une extrémité différente de celle où nous avions observé hier ; il fit
ensuite des opérations semblables sur l'île aux Perroquets. Cependant, sous la direction de M.
Glaut, comme je l'ai dit plus haut, je parcourais le grand port ou le port du Sud dans une pirogue,
et je m'assurais que ce port est absolument préférable à celui du nord.
Jusqu'ici nous avions profité de certains canaux qui, traversant les récifs, nous
permettaient de voyager en pirogue. A l'est du grand port, on ne trouvait plus assez d'eau pour
porter une pirogue, ou bien cette eau communiquant avec la pleine mer, était trop agitée pour
porter un bâtiment aussi fragile. M. de Puvigné renvoya donc les pirogues par le chemin qui les avait
amenées avec ordre de nous venir rejoindre le lendemain, à l'enfoncement des grandes pierres à
chaux. Quelques Noirs portaient mes provisions. Nous partîmes donc du grand port à pied en
prenant, chemin faisant, des angles aux principales pointes, jusqu'à celle qui suit l'enfoncement de
Puvigné. La nuit nous ayant alors surpris, nous soupâmes et nous couchâmes à la belle étoile dans
le dit enfoncement ; nous n'y trouvâmes que de l'eau saumâtre, mais le vin ne nous manquait pas.
Les montagnes des quatre passes sont à pic et comme il n'y là presque point de récifs et
que la côte est directement exposée au vent, la mer bat si violemment contre la côte qu'il y aurait
plus que de l'imprudence à hasarder de franchir ce passage ; je n'en parle au reste que sur le
témoignage de M. de Puvigné. En conséquence, le 21 matin nous escaladâmes la montagne et par le
plus droit chemin nous nous rendîmes à l'enfoncement des grandes pierres à chaux. Nous y prîmes
des angles, ainsi qu'aux pointes suivantes jusqu'au grand enfoncement. Nous nous embarquâmes
alors tout de bon dans nos pirogues et nous arrivâmes sur les deux heures et demie du soir à notre
port, au bruit de l'artillerie de terre et de la Mignonne. Nous avons depuis relevé à l'aise toutes les
pointes qui sont entre le grand enfoncement et le nôtre.
Le détail dans lequel je viens d'entrer n'est pas long, je me flatte qu'on ne le trouvera point
entièrement inutile. S'il eut été essentiel de connaître à 20 ou 25 toises près la surface de l'île
Rodrigue, il est hors de doute que j'aurais dû employer plus de temps et même plus de précautions
pour déterminer l'étendue. Mais outre qu'une telle précision était superflue, cette opération n'était
point le sujet de ma mission où je devais observer le passage de Vénus, je devais, de plus, constater
avec toute la précision possible, la latitude et la longitude du lieu. J'avais observé ce passage. La
détermination de la latitude ne m'embarrassait pas, mes observations à cet égard étaient plus que
suffisantes. Il n'en était pas de même de la longitude. Nonobstant les veilles fréquentes de M.
Thuillier et les miennes, nous n'avions pu obtenir jusqu'au 17 du mois qu'une seule observation
relative à la longitude de Rodrigue : c'était trop peu, et cette seule observation même pouvait devenir
absolument inutile, par défaut de correspondance en Europe. Depuis le 17 jusqu'au 21,
l'éphéméride que je m'étais dressée à moi-même n'annonçait aucune observation à faire et il n'y en
avait réellement point. J'ai cru pouvoir profiter de ces quatre jours pour faire connaître l'île. Il n'a
pas tenu cependant à quelques esprits bornés qu'on ne me fit à l'île de France un crime d'état de ce
voyage que j'avais, disait-on, entrepris pour mon plaisir, et qui avait été cause de la prise de la
Mignonne et de celle de Rodrigue. Les chefs de l'île de France raisonnèrent mieux ; ils supposèrent
que je savais ce que j'avais à faire et que d'ailleurs je n'avais pas le goût assez dépravé pour prendre
Rodrigue pour un séjour de plaisir.
Je me hâtais de revenir le 21 ; j'avais deux observations à faire, l'une le 21 même au soir, la
seconde le 23 au matin : elles réussirent toutes les deux.
Le 23 au soir et le 24 pendant tout le jour, on célébra avec toute la solennité que le lieu
pouvait comporter, la fête de St Jean-Baptiste dont notre communauté porte le même nom. Il devait
encore y avoir ce jour-là, 24 du mois, une observation que les nuages m'empêchèrent de faire. Je
me proposais durant le reste du mois de relever les pointes qui sont entre le grand enfoncement et
le nôtre et de confirmer la longitude de Rodrigue par deux observations qui tombaient toutes deux
dans la nuit du 29 au 30, pour partir ensuite de Rodrigue au commencement de juillet. Mais la
Providence en a disposé autrement.
Le 26, la corvette l'Oiseau est arrivée au port de Rodrigue au bruit de l'artillerie de terre, de
celle de la Mignonne et de la sienne propre. Il était commandé par M. Julienne, qui venait d'épouser
à l'île de France la fille de M. de Puvigné. Je venais de prendre la hauteur méridienne du soleil, je
laisse le quart de cercle en place, tant pour prendre ensuite d'autres hauteurs que pour aller au
devant de M. et Mme Julienne ; il se leva un coup de vent si violent que le quart de cercle est
renversé. Le coup avait porté sur le garde filet et l'instrument s'est trouvé faussé au lieu où il était
touché par le garde filet, c'est-à-dire au commencement des divisions. Par l'intelligence de M.
Thuillier et l'adresse du Sr Servonnet, Noir libre et grand canonnier de l'île, tout a été remis en état
dès le lendemain 27. M. Julienne nous apprit que le d'Argenson devait partir armé en guerre pour
Batavia avec quelques autres vaisseaux de guerre. Le but de cette expédition était d'intercepter, s'il
était possible, les vaisseaux anglais revenant de la Chine et de prendre, à Batavia, des vivres pour la
subsistance de la garnison et des habitants de l'île de France. M. Marion m'avait offert de me
conduire à Batavia si le cas échéait qu'il dût faire le voyage ; il me faisait réitérer la même offre.
J'étais disposé à l'accepter. La longitude de Batavia n'est point connue suivant le meilleur juge en
cette matière, M. d'Après ; j'aurais même pu trouver l'occasion de déterminer quelques-autres
positions de lieux dans les Indes. Je résolus donc de partir le premier de Juillet. Je commençai à
mettre au net mes observations du 6 de Juin, ainsi que celles de M. Thuillier ; le 28 je multipliai les
observations des hauteurs méridiennes du soleil et des étoiles, le même jour, l'Oiseau entra dans le
Barachoi.
Le 29 de Juin, quelques coups de canon ou plutôt de [boêtes], ayant été tirés sur l'Oiseau
pour solenniser la fête de Saint-Pierre dont M. Thuillier porte le nom, je me disposais à aller prendre
des angles sur la partie orientale de la côte septentrionale de l'île. Nous fûmes avertis par quelques
coups de canon qu'un navire approchait ; les coups se succédèrent deux à deux avec beaucoup de
régularité. La Mignonne nous fit signal qu'elle voyait ce navire. Il parut en effet bientôt après,
portant pavillon hollandais. Le capitaine de la Mignonne, se croyant en sûreté sur la teneur d'un
passeport très ample que l'Amirauté d'Angleterre avait jugé à propos de me faire expédier, mit son
canot à la mer pour envoyer au devant du vaisseau étranger, mais, sur un signal qu'on lui fit de
terre, il fit rembarquer son canot et il commença à canonner l'ennemi. Celui-ci arbore pavillon
anglais, aborde la Mignonne, commence l'attaque au fusil et au pistolet. M. des Moulières lui crie
dans le porte-voix que son vaisseau n'est qu'un vaisseau de transport ; le feu continue jusqu'à ce
qu'enfin le pavillon français amené nous assure de la prise de la Mignonne. Il était environ dix
heures et demie.
Ce vaisseau ennemi était une espèce de palle armée de 16 pièces de canon, dont 10 de 3
et 6 de 12 livres de balle, 4 pierriers, 4 espingalesa dans chaque hune, une espingale entre chaque
poste de canon, deux caisses de grenades dans chaque hune, etc. Il était monté de 110 hommes
d'équipage, dont 45 soldats blancs et 20 soldats cafres. Son nom était la Calapate ou Carapate ; on
le lui avait changé depuis peu pour lui donner celui de Plassey.
La Mignonne fut donc amarinéeb et l'on y arbora le pavillon anglais. Cependant le Plassey
tirait sur nous et sur l'Oiseau. Nous avons trouvé depuis, quelques boulets de 12 qu'il nous avait
envoyés. De notre côté, on faisait échouer l'Oiseau et maître Servonnet canonnait le Plassey avec
tant d'adresse que tous les coups portaient, à ce que nous avons su depuis, ou sur la dunette, ou
entre les mâts. Mais nos canons étaient trop faibles, les boulets n'avaient plus de vigueur en
arrivant au Plassey, un seul perça la voile du grand hunier un autre, tombant sur le pied d'un
soldat, le blessa légèrement. M. Glaut, deuxième lieutenant de la Mignonne, était à terre : en aidant
au service de notre artillerie, il fut frappé de la flamme d'un canon qui se déchargea trop
précipitamment, les mains, les bras, une partie du visage brûlés le mirent en un état assez triste ; il
a été obligé de garder longtemps le lit. Cette blessure, qui n'a point eu d'autres suites, a été la seule
que cette première action ait occasionnée. On parut ensuite se tenir en repos : plusieurs se
persuadaient que les Anglais n'oseraient tenter une descente, en tout cas, on était disposé,
disait-on, à les bien recevoir.
Les Anglais avaient en effet besoin de quelqu'un qui les aidât dans leur descente, mais ils
avaient trouvé de bons aides parmi les matelots de la Mignonne. Les nommés Martin et Cadion [54]
ne s'offrirent pas seulement pour montrer le chemin jusqu'à terre, ils répondirent même du succès
en faisant au commandant anglais un tableau fidèle de nos forces ou plutôt de notre faiblesse.
Martin transigea, nous a-t-on dit, pour de l'argent qui lui a été payé ; on promit à Cadion un poste
sur la flotte anglaise lorsque l'on serait arrivé à Bombay. Sur les trois heures donc, quatre ou cinq
canots du Plassey et de la Mignonne, chargés de soldats, prirent le chemin de la terre. M. de
Puvigné, accompagné de son gendre et des officiers de l'Oiseau, se mit en état de défense. Nous
avions à terre l'équipage de l'Oiseau, c'est-à-dire deux douzaines de lascars, ou environ, quelques
matelots blancs de la Mignonne et les Noirs de l'île. Nous n'avions pas de quoi armer tout ce monde.
Nous nous mîmes à l'écart et hors de la portée des coups, M. de Puvigné, M. Julienne, M. Thuillier
et moi ; nous étions accompagnés de deux Noires et de quelques enfants. Les Anglais firent leur
descente à l'enfoncement de Stafforet ; la pointe occidentale de cet enfoncement leur tenait lieu de
rempart contre notre canon ; notre batterie était à portée de leurs fusils. La moitié de notre artillerie
refusa le service ; elle fut ainsi réduite à 3 pièces que l'on faisait cependant ronfler. Bientôt les
balles de fusil des Anglais épouvantèrent les nôtres, ils n'étaient pas blessés mais ils craignèrent de
l'être ; ils gagnèrent au pied, les officiers restèrent presque seuls. Le commandant cria aux fuyards
qu'au moins il restât quelqu'un au mât du pavillon ; un d'entre eux, ou ayant mal entendu, ou
s'imaginant interpréter légitimement le sens de cet ordre, amena le pavillon et continua de fuir. A
cette vue, les Anglais avancent ; M. de Puvigné s'apercevant de la sottise qu'on a commise et ne se
sentant pas de force pour la réparer, attend les Anglais et présente son épée au sieur Robert Fletcher
[55] , commandant du détachement et de toute l'expédition du Plassey. Nous quittons notre retraite,
nous trouvons M. de Puvigné buvant amiablement avec M. Fletcher. Il n'y avait eu personne de
blessé sauf un charpentier français au service des Anglais, qui l'était, ou qui feignait de l'être au
pied : il prit ce prétexte pour passer la nuit sur l'île. J'exhibai mon passeport à M. Fletcher ; je
réclamai la Mignonne comme n'ayant été expédiée que pour me conduire à Rodrigue et me ramener
à l'île de France. Je représentai que, selon la teneur du passeport, il était fait défense très expresse
à tout Anglais de m'occasionner aucun obstacle ou délai, soit dans mon voyage aux Indes, soit dans
mon retour en Europe, ou même de me molester en aucune manière, soit dans ma personne, soit dans
mes efforts, sous quelque prétexte que ce pût être ; que, de m'enlever l'unique ressource que j'avais
pour sortir d'une île où je n'avais plus rien à faire et où vraisemblablement la disette régnerait
bientôt, c'était m'occasionner un délai, c'était même me molester d'une manière très sensible. M.
Fletcher était sourd à mes représentations ; il m'offrit cependant l'Oiseau qui, comme je l'ai dit, était
échoué, mais que nous ne désespérions pas de remettre en flot. Je répondis que je me croyais en
droit de réclamer la Mignonne, mais que s'il me laissait l'Oiseau, il n'y aurait que demi-mal et que
mes plaintes contre lui seraient moins vives.
Cependant maître Servonnet, après avoir encloué nos canons, avait pris la fuite comme les
autres ; M. Gaumont, premier lieutenant de l'Oiseau en avait fait autant pour éviter de prendre
aucun engagement. On fit signer aux autres qu'ils ne serviraient point de 18 mois contre les
Anglais. J'ignorais alors que M. Fletcher fut commandant de toute cette expédition et que M.
Thomas Hague, capitaine du Plassey, lui fut subordonné. En conséquence, M. Fletcher ayant laissé
un détachement sur l'île et s'en retournant avec M. de Puvigné qu'il faisait prisonnier, je priai M.
Thuillier de les accompagner pour porter mes plaintes à M. Hague pour lui demander, ou la
Mignonne, ou l'Oiseau, pour réclamer, au moins les effets qui nous restaient sur la Mignonne. Il était
tard ; nos Anglais ne croyaient plus, sans doute, avoir autant besoin de guides que pour faire leur
descente. Ils prirent un fort mauvais chemin, leur canot chaviraa cinq fois dont une fois sur le bord
du canal. Personne ne périt par bonheur, mais les soldats anglais furent obligés d'abandonner leurs
armes : tous arrivèrent bien mouillés à bord du Plassey. A terre, les Anglais montèrent la garde
toute la nuit. Cette nuit fut belle, mais la présence des Anglais, l'absence de M. Thuillier, une
courbature occasionnée par un flux de sang et empirée par la douleur que je ressentais de la
séparation de M. de Puvigné, c'était plus qu'il n'en fallait pour me faire manquer les deux
observations que la sérénité du ciel m'aurait permis de faire. J'ai su depuis que M. Thuillier avait été
reçu et traité fort poliment sur le Plassey.
Le 30, M. Fletcher revint seul à terre, il fit amener le pavillon anglais qu'on avait arboré hier
sur l'île et fit mettre le feu au mât de pavillon ainsi qu'à notre batterie de canons. Il enleva la cloche
qui nous appelait aux repas et tout ce qu'il trouva de vils métaux jusqu'à l'aiguille même du
cadrana. Il décida que le bétail et la volaille seraient partagés par moitié, ordre qui fut mal exécuté
quant à la volaille et aux chèvres et chevreaux ; les Anglais prirent presque tout. Enfin, le sieur
Fletcher prononça que l'Oiseau serait brûlé. J'eus beau lui représenter l'offre qu'il m'avait faite la
veille, il nia que je l'eusse acceptée, mais quand cette raison aurait été vraie, qu'elle l'était peu, elle
n'en aurait pas été plus solide. Je réclamai fortement mais inutilement l'Oiseau ou la Mignonne. Je
sens parfaitement que l'intérêt des Anglais pouvait exiger qu'on ne fût pas informé, à l'île de France
, de l'expédition que le sieur Robert Fletcher faisait à celle de Rodrigue ; je serais donc tenté de lui
pardonner l'incendie de l'Oiseau et la prise de la Mignonne, mais nous allions être à l'étroit ;
l'Oiseau était chargé de cinq milliers de riz, de vin et d'autres provisions qui nous auraient mis plus
à l'aise ; on pria inutilement M. Fletcher de faire décharger ces provisions, il crut faire un grand
effort de retarder l'incendie d'une heure ou d'une heure et demie. Quelques officiers profitèrent du
délai pour sauver leurs meubles, les provisions ne purent être débarquées, tout notre monde était
en fuite. M. Fletcher refusa de nous en procurer, ce [geste] ne lui aurait rien coûté. Je n'entrerai
point dans un détail ennuyeux des circonstances de la demande et du refus. Je dirai seulement que
je ne puis m'habituer à reconnaître un procédé digne d'un homme, encore moins d'un Anglais,
dans ce refus inhumain du sieur Robert Fletcher. Il s'avisa cependant de me faire une plaisante
proposition, ce fut qu'il me laisserait l'Oiseau à condition que je donnerais ma parole d'honneur
qu'aussitôt après mon arrivée à l'île de France, je ferais conduire cette corvette à Madras aux frais
de la Compagnie ou aux miens. Je ne pouvais m'engager au premier, ni exécuter le second. J'offris
seulement ma parole d'honneur qu'aussitôt après mon débarquement à l'île de France , l'Oiseau
serait brûlé. Il le fut à Rodrigue.
Un autre embarras succéda au premier. M. Fletcher me donna à entendre que M. Thuillier
pourrait bien ne pas revenir, que mon passeport ne regardait que moi que j'y étais seul nomméb,
qu'il fallait au moins que je donnasse ma parole d'honneur que M. Thuillier ne servirait pas de
dix-huit mois contre l'Angleterre et ses alliés. M. Fletcher était aussi empressé à me demander une
parole d'honneur que j'étais peu disposé à l'engager indiscrètement. Je répondis que mon
passeport s'étendait à tout ce qui me regardait, que si j'avais droit de réclamer un domestique,
comme il en était convenu, je pouvais à plus forte raison réclamer un adjoint à mes opérations, que
cela devait souffrir d'autant moins de difficulté que j'exhibais l'acte par lequel l'Académie avait
nommé M. Thuillier pour m'accompagner en cette qualité. M. Fletcher se contenta d'une copie de
cet acte que je lui accordai bien volontiers, et je n'ai point eu depuis de démêlé avec lui.
Quant à mes effets, je n'ai point eu à me plaindre. La plus grande partie était à terre ; M. Fletcher
défendit qu'on y touchât. S'il s'en égara quelque chose,je crois le devoir imputer aux Français
vaincus, qu'aux Anglais vainqueurs. M. Thuillier revint avec le plus essentiel de ce qui m'appartenait
sur la Mignonne. Je regrettai cependant 70 ou 80 bouteilles d'eau de vie, 9 ou 10 bouteilles d'huile
d'olive et quelques bouteilles de tabac râpé qui me furent retenues. M. Fletcher ne paraissait plus à
terre, je les fis redemander plusieurs fois par un pilote, Gascon de naissance, déserteur, si savant
que, même s'il ne sait pas lire, il s'était acquis quelque considération parmi les Anglais, par sa haine
contre sa patrie. Je me suis reposé sur les promesses réitérées de ce Gascon : j'ai été abusé, j'ai
appris depuis, mais trop tard, qu'il n'en avait pas ouvert la bouche devant M. Fletcher.
Tous les officiers de la Mignonne vinrent le même jour à terre ; ils avaient été relâchés sur
leur parole de ne servir de 18 mois contre l'Angleterre. D'un autre côté, Mme de Puvigné partit le
même soir avec son fils et deux Négresses pour aller partager la captivité de son mari. Après son
départ, il ne resta plus que des Français sur l'île, y compris le charpentier français dont il a été
parlé sur le 29 de ce mois. Ce charpentier, fait prisonnier par les Anglais, avait eu, nous a-t-il dit, la
permission de M. Léri, gouverneur de Pondichéry, de prendre quelque service chez les Anglais,
pourvu cependant qu'il ne portât point les armes contre sa patrie ; il s'était donc engagé à leur
service comme charpentier de navire. Le jour de la descente, il fut mis au nombre de ceux qui
devaient l'exécuter, il voulut refuser, on le força à descendre, le pistolet sous la gorge. Le soir il ne
retourna point à bord avec ses camarades ; il s'excusa le lendemain sur ce que la blessure qu'il avait
reçue dans l'action l'avait empêché de les suivre. Il prit enfin son dernier parti le même jour et
s'enfonça dans la forêt. Il avait fait part à quelques-uns de nous du dessein qu'il méditait de quitter
le service des ennemis de sa patrie ; j'ai su que personne ne lui avait conseillé de l'exécuter et nous
ignorions parfaitement le lieu où il s'était retiré.
Cependant, le lendemain premier de juillet, notre Gascon vint avec furie nous redemander
ce malheureux ; il ne parlait de rien moins que de faire mettre à sa place un officier de l'Oiseau
qu'on avait vu s'entretenir la veille avec le fugitif. Tout le jour fut d'ailleurs employé par les Anglais à
tuer des boeufs et à ravager l'île. De notre côté nous pensions à notre état futur et, faisant réflexion
qu'il nous fallait surtout un chef, nous élûmes en forme M. Julienne pour Commandant de l'île. Il
ne connaissait point encore parfaitement cet office ; il a d'excellentes qualités, mais sa vivacité passe
les bornes ordinaires et pourrait mériter un autre nom. Il est d'ailleurs entier ; ce n'aurait point été
un défaut dans les circonstances que nous prévoyions. Il fut fait le premier du mois un relevé des
vivres qui nous restaient ; nous n'en avions que pour quarante jours, à ne donner à chacun que 8
onces de pain ou de riz par jour. Les voix recueillies, il fut décidé qu'on se contenterait de cette
ration à compter du jour du départ des Anglais et, par conséquent, du retour de tous nos fugitifs.
Mais ces fugitifs noirs et blancs auraient murmuré, ils auraient refusé de travailler, ils auraient
menacé, ils auraient peut-être voulu passer au-delà des menaces ; il fallait un homme ferme pour
les contenir et même, s'il était nécessaire, pour les punir. En conséquence, le lendemain, de l'avis
de tout le conseil, je dressai un acte qui portait en substance que, Nous, envoyés par le Roi et
l'Académie des Sciences, etc., capitaines et autres officiers des navires l'Oiseau et la Mignonnes
assemblés en conseil, après avoir fait de sérieuses réflexions sur les suites funestes de toute
anarchie et sur les circonstances qui rendraient cet état encore plus pernicieux pour nous qu'il ne l'est
en lui-même, avons choisi M. Julienne ci-devant, capitaine de l'Oiseau, pour chef et commandant de
l'île Rodrigue, lui donnant tout pouvoir nécessaire pour entretenir la police dans l'île, ordonnant à tous
ceux qui demeureront sur l'île d'obéir à M. Julienne en cette qualité, enjoignant aux esclaves de rester
esclaves, etc., le tout sous peine d'être punis, même de mort, si le cas est jugé assez grave, à la
pluralité des voix des membres du conseil, pour mériter cette peine. Le dit conseil devant être composé
de tous les officiers de l'Oiseau et de la Mignonne, etc., le présent acte ne devant avoir de force que
jusqu'à ce qu'il fût autrement pourvu à la régie de l'île par l'autorité du Roi, notre souverain, ou par
celle du gouverneur de l'île de France, etc. On me regardait comme premier membre de ce conseil
souverain de nouvelle érection. Je ne disconvenais pas que je ne fusse la première personne de l'île
depuis le départ de M. de Puvigné, mais je m'embarrassais fort peu de me mêler de leurs affaires ;
je n'aurais même pu m'y immiscer lorsqu'il se serait agi de quelque cause criminelle. C'était en
partie pour cette raison que j'avais rejeté la proposition que M. Julienne m'avait faite de me faire
nommer commandant de l'île. L'acte fut signé de tous les officiers, par bonheur il n'eut pas de
suite. Le même jour, 2 du mois, les Anglais, après avoir détruit à coups de hache notre grande
chaloupe et la plupart de nos pirogues, nous renvoyèrent deux pirogues que j'avais demandées
pour la pêche et pour aller à la provision des tortues : une de ces pirogues fut perdue, nous en
retrouvâmes une autre que les Anglais n'avaient pas vue. Nous trouvâmes aussi environ 600 livres
de riz que les fugitifs avaient cachées, cela nous a fait environ 1200 livres de riz et 400 livres de
farine pour 60 ou 70 personnes. Les Anglais voulaient partir, un vent d'est violent les a retenus.
Le 3, la Mignonne, commandée par le sieur Fletcher, a appareillé, portant pavillon rouge
anglais. Dans le même temps, il nous arriva une pirogue du Plassey. Quelle fut ma surprise et ma
joie, quand j'en vis sortir M. et Mme de Puvigné ! M. Fletcher, avant d'appareiller, avait été donner
ses derniers ordres à M. Hague, capitaine du Plassey ; il annonça en même temps à M. de Puvigné
sa liberté et ordonna au sieur Hague de lui restituer généralement tous ses effets. Ce dernier ordre
a été mal exécuté, le sieur Hague ayant retenu une Négresse de M. de Puvigné qui estime cette
perte 1500 livres. Par le retour de notre légitime chef, notre acte du 2 perdait naturellement toute
sa force. Il est vrai qu'il n'y était point fait mention du cas de ce retour, mais ce cas était de droit
sous-entendu : tous n'en convenaient pas, mais on n'osa pas s'exprimer trop haut. Tout en fut
mieux par la suite. On était accoutumé à obéir à M. de Puvigné, on continua de le faire, et on n'eut
pas besoin de potence pour entretenir l'ordre. Un officier marinier de la Mignonne, envoyé au
Plassey, fit entendre à celui qui le conduisait que c'était à terre qu'il était envoyé : le conducteur
qui n'avait que des ordres cachetés, se laissa duper et le mit à terre. Le sieur Hague envoya le
lendemain pour le réclamer ; nous ne savions où il avait fui. On exerça à cette occasion un nouveau
pillage dans l'île : on tua de la volaille, des bestiaux, on emporta ce qu'on put de tortues. Nous
regrettions M. Fletcher ; en sa présence le sieur Hague n'aurait pas ainsi piraté.
Enfin, le cinq, nous fûmes délivrés de la présence de la Calapate ou du Plassey : ils
appareillèrent vers 11 heures du matin et nous laissèrent à Rodrigue 15 de table, M. et Mme de
Puvigné, leur fils, M. Thuillier, M. et Mme Julienne, MM. Gaumont, Richard et Millet, lieutenants de
l'Oiseau, M. des Moulières, MM. Guichard et Glaut, lieutenants de la Mignonne, M. de la Rue,
chirurgien de l'île, M. du Bousquet, pilote de la Mignonne, et moi. Les fugitifs revenaient de tous les
côtés ; nous étions au moins 70 sur l'île. Nos provisions étaient augmentées de cinq quarts de
farinea qui furent retrouvés dans un grenier dont les Anglais n'avaient pas soupçonné l'existence.
Le vin nous manquait absolument ; ma provision était finie, celle de M. de Puvigné avait été brûlée
avec l'Oiseau, celle de la Mignonne était restée entre les mains des Anglais. On avait sauvé un petit
baril d'eau de vie, il tomba en de mauvaises mains, fut mal ménagé et dura très peu de jours. L'eau
constitua notre boisson ordinaire jusqu'au 6 de septembre. La tortue ne nous manqua point, le
poisson ne fut pas toujours abondant, nos filets étant souvent hors d'état de servir. Voilà pour ce
qui regardait la vie animale. Quant à la société, elle fut bientôt dissoute. Je restai toujours attaché à
M. de Puvigné, je n'avais sujet que de me louer de lui, d'ailleurs, dans la division qui éclata le 10 de
Juillet entre son gendre et lui, je crois qu'il n'a eu d'autre tort que de n'avoir pas assez usé de son
autorité. De faux rapports, des médisances, des calomnies, des invectives, des menaces de violence,
des lettres indécentes entretenaient et augmentaient la division. Il se forma même une espèce de
troisième partie qui ne communiquait avec aucun des deux autres, mais qui, dans la suite, se
réunit à nous. J'avoue que ces divisions m'ont fait passer bien disgracieusement le reste du temps
que j'ai été obligé de demeurer à Rodrigue.
Revenons à nos autres opérations.
Le 6, on fut en mer près du canal où les Anglais avaient chaviré le 29 de juin et où ils
avaient, comme je l'ai dit, été obligés de laisser leurs armes. On repêcha trois fusils qui étaient
encore en assez bon état, une bonne baïonnette, quelques balles, etc. On fut ensuite aux débris de
l'Oiseau dont on nous a rapporté des mâts, des vergues, des poulies, des caps-de-mouton, des
cordages, presque tout à demi brûlé.
Le 7, on releva le mât de pavillon en se servant à cet effet des débris de l'Oiseau, repêchés
hier.
Le 10, M. et Mme Julienne nous quittèrent et furent s'établir à une nouvelle habitation que
j'ai marquée sur le plan de Rodrigue, emmenant avec eux M. Guichard et le charpentier, déserteur
des Anglais. Avec ce secours et celui de ses esclaves, M. Julienne eut bientôt fait construire une
case, et défricher aux environs une étendue considérable de terrain.
Le 14, vers 1 heure du soir, nous vîmes paraître successivement deux vaisseaux ; ils
mouillèrent en rade de Rodrigue. Le premier était la Baleine, frégate peu auparavant française,
prise, ou plutôt surprise par les Anglais en rade de Pondichéry lorsqu'il n'y avait pas un seul
homme de son équipage à son bord. Elle était commandée par M. Philippe Affleck [56] , capitaine
de vaisseau de haut bord de Sa Majesté britannique. Le second vaisseau était une espèce de
bombardière nommée la Dreke ou, selon l'orthographe anglaise, la Drake c'est-à-dire le Canard.
Ignorant si ces vaisseaux étaient amis ou ennemis, ayant tout à espérer dans le premier cas et rien
à craindre dans le second, nous avons arboré pavillon français en berneb, et l'avons assuré de
plusieurs coups de canon. Nous n'avons point tarder à reconnaître que les deux navires portaient
flamme anglaise. Cependant, M.M. Julienne et Guichard que la vue de ces vaisseaux avait attiré de
leur habitation, M. Millet et un autre se jettent en veste et en bonnet dans une pirogue et nagent
vers la Baleine. Ils sont reçus poliment de M. Affleck qui témoigne cependant qu'il aurait été plus
flatté de recevoir la visite de M. de Puvigné et la mienne, que celle de quatre officiers mariniersa.
L'habillement dans lequel ces messieurs se présentaient, occasionna cette méprise affectée :
M. Affleck soutenait l'honneur de son pavillon et croyait qu'il était du devoir strict que les premiers
de l'île fussent lui rendre visite en habit décent. Nous y fûmes M. de Puvigné et moi. Je ne
rapporterai point les discours que nous tint M. Affleck ; il n'y avait presque pas un mot de vrai dans
tout ce qu'il nous dit. Je ne lui en fait pas un crime ; au contraire, il était à propos qu'il nous célât
l'ordre de sa marche, le lieu d'où il venait, celui où il allait, le motif de son expédition, etc. Nous
n'eûmes qu'à nous louer d'ailleurs des politesses de M. Affleck ; il plaignit notre sort, il parut
regarder la prise de la Mignonne comme illégitime, il dit que, comme il n'y avait point de garnison
sur l'île, s'il eut prévenu M. Fletcher, il nous eut laissé dans l'état où il nous eut trouvé, ne
reprenant rien qu'en échange ou en payant. Il demanda à M. de Puvigné la permission de lui
envoyer le lendemain quelques bouteilles de vin ; enfin il nous servit à souper. Ils étaient fort mal
mouillés, sur un fond de corail ; durant le souper ils perdirent une ancre et chassèrent de deux
bonnes encablures. Le danger pouvait augmenter ; ils ne voulurent point nous le faire partager. M.
Affleck nous prêta son canot pour retourner à terre, nous priant de le renvoyer aussitôt, ce que
nous fûmes, et il était temps qu'il rejoignit la Baleine : elle venait de perdre une seconde ancre. Elle
appareilla ; nous ne la voyions plus le 15 au matin. Avant ce départ forcé, M. Affleck envoya ses
ordres au capitaine de la Drake ; ils portaient entre autres choses qu'on eut à continuer de traiter
avec nous sur le ton de politesse et d'amitié dont il avait donné l'exemple.
Le 15 la Drake n'a fait autre chose que de sonder et de se touer pour trouver un bon fond
et sans doute aussi pour en indiquer un bon à la Baleine quand elle aura regagné Rodrigue.
Le 16 nous eûmes la visite de deux officiers de la Drake dont le capitaine désirait aussi
nous voir. La mer, un peu agitée, épouvantait M. de Puvigné qui n'était pas encore revenu de la
frayeur que le roulis un peu fort du 14 lui avait causée. Je partis donc avec M.M. Richard et de la
Rue. Nous fûmes aussi bien reçus que nous l'avions été sur la Baleine ; mêmes politesses, mêmes
assurances de condoléances sur l'état où M. Fletcher nous avait réduits, mêmes contes inventés à
plaisir pour nous dépayser sur l'objet de l'expédition de ces deux navires.
La Baleine reparut le 17 matin et vint mouiller le plus près de terre et beaucoup mieux
qu'elle ne l'avait fait le 14. Vers le soir, un canot amena à terre un jeune midshipman qui parut
avoir le ton un peu plus haut que M. Affleck. Il se prétendait porteur des plaintes de son capitaine,
la principale était qu'on n'avait pas été rendre visite à M. le commandant, la loi étant que, lorsqu'un
vaisseau du Roi arrive dans un port, les principaux du lieu aillent lui présenter leurs devoirs. M. de
Puvigné fit pour réponse qu'il ignorait les lois d'Angleterre, que la mer était trop agitée pour se
hasarder dessus dans une simple pirogue, que si M. Affleck voulait le lendemain nous envoyer un
canot, nous irions volontiers à bord, faire la révérence à M. le commandant.
Le ton du jeune homme nous apprêta à penser que ?quelques-uns se persuadaient déjà
que nous allions peut-être être encore plus maltraités que nous l'avions été par M. Fletcher. Le
lendemain un canot arriva, non pour nous mener à bord, mais pour amener à terre M. Affleck et M.
Jones son parent et passager sur son vaisseau. Nous retrouvâmes M. Affleck tel que nous l'avions
trouvé le premier jour. Il dit, mais poliment, qu'il avait besoin de monde pour faire de l'eau, du [lest]
et du bois, qu'il voulait en conséquence que tous nos lascars vinssent aider ses gens, promettant de
ne leur faire aucune violence, qu'autrement il serait obligé d'envoyer cinquante hommes à leur
poursuite. Tous nos Noirs étaient en fuite ; M. Affleck ne prit point la peine inutile et peut-être
dangereuse de les faire chercher. Il réclama de plus les quatre déserteurs de la Calapate ; nous
n'en avions qu'un ou deux tout au plus, lesquels sans doute étaient bien cachés. M. Affleck avait
usé de la permission que nous lui avions donnée ; il nous fit présent d'un panier de bouteilles de
vin et d'arack. Enfin, il nous invita à dîner pour le lendemain. Ses gens restèrent sur l'île,
commandés par des officiers très aimables et très polis qui nous tinrent une fidèle compagnie
jusqu'à leur départ.
Le 19, nous fûmes dîner à bord de la Baleine, M. et Mme de Puvigné, le jeune M. de
Puvigné et moi. Mme Julienne était invitée. Quoiqu'enceinte, elle s'était transportée de son
habitation au port et était retournée chez elle ; elle s'était blessée de la fatigue de ce double voyage,
elle ne put nous accompagner. Le repas fut splendide et la conversation tout à fait aimable. M.
Affleck me fit ordre de me conduire avec M. Thuillier au cap de Bonne Espérance et delà aux Indes,
pour me faire repasser en Europe à la première occasion. Mais je lui présente que mes effets étaient
à l'île de France, qu'il pouvait m'y descendre en passant. L'esprit imaginatif de M. Affleck produisit
à ce sujet un nouveau roman : il n'était point de sa prudence de me dire que son intention réelle
était de visiter le port de l'île de France ; il pouvait soupçonner ma discrétion et comme il devait
employer quinze jours ou trois semaines à ce trajet, qui n'est ordinairement que de deux ou trois
jours, il ne devait pas exposer son dessein au risque d'être éventé avant son exécution.
Le 20, la scission éclate entre ceux qui étaient restés au port. Les Anglais sont informés par
eux de la zizanie qui nous divise et, par un effet de leur bon sens habituel, ils donnent tort à qui l'a
réellement. C'est dommage que ces messieurs les rénitents ne se soient pas avisés d'imiter
l'exemple de M. Julienne et d'aller planter une habitation ailleurs ; il y aurait eu trois villages, ou
même trois républiques à Rodrigue. Du temps de François Leguat il n'y en avait qu'une [57] .
M. le commandant nous avait promis de venir dîner à Rodrigue ; le mauvais temps y a mis
obstacle. Le soir nous eûmes une visite de notre midshipman : d'un ton aigrement poli, il exigeait
qu'on le mena à l'habitation de M.Julienne. Il était nuit, le chemin n'était connu que d'un seul
pilotin nommé Souveste ; celui-ci, sommé de servir de guide, répondit qu'il n'osait s'y hasarder de
nuit et offrit ses services pour le lendemain matin. Je crois cependant qu'il partit seul peu après
pour avertir le charpentier déserteur et l'officier marinier de la Mignonne de se cacher, en cas qu'ils
ne le fussent pas déjà.
Le 22, nous nous sommes remis à l'eau, pour boisson ordinaire. Deux matelots anglais
voulant forcer un coffre et insultant un officier français qui leur faisait obstacle, furent sévèrement
tancés par M. Douglas, premier lieutenant de la Baleine. Après avoir fait excuse à M. Gaumont,
officier insulté, ils devraient être conduits à bord, où leurs pleurs nous persuadaient qu'ils auraient
mal passé leur temps. M. de Puvigné, M. Gaumont et plusieurs autres intercédèrent pour eux et
obtinrent leur grâce, mais non pas sans peine.
Le 24 nous fûmes à bord, M. de Puvigné et moi. M. Affleck faisait enlever nos canons et
notre poudre ; nous lui représentâmes que nous en avions besoin pour faire des signaux, il promit
de nous laisser un canon, de nous restituer deux ou trois gargousses de poudre, de ne point nous
ôter notre pavillon blanc, nous avertissant cependant de ne le point arborer quand il y avait des
vaisseaux anglais à la rade ou dans le port. Il nous demanda 3 ou 4 boeufs qu'il promit de payer ou
en argent comptant, ou par l'échange d'autres provisions. M. de Puvigné préféra ce dernier parti, il
tournait à l'utilité publique.
Le 25, M. le commandant nous envoya six sacs de riz, pesant environ cent dix livres le sac,
un sac de blé, deux paniers d'oignons, un demi muid d'arack (eau de vie de grains et surtout de
riz), un paquet de petit salé, deux gargousses, etc. ; il demandait en retour quatre boeufs ou vaches.
Le troupeau avait été exprès renfermé, on y conduisit les Anglais. Ce ne fut pas sans peine qu'après
un exercice de plusieurs heures ils vinrent enfin à bout d'embarquer deux boeufs et deux vaches.
Ces animaux avaient de la peine à quitter Rodrigue.
M.M. Richard, de la Rue et du Bousquet furent à bord ; ils furent retenus à souper par M.M.
Jones, Douglas, Nelson, Duffe et de la Field. Ces quatre derniers avaient toujours mangé à terre.
En reconnaissance de la réception que nous leur avions faite, ils nous envoyèrent cinq sacs de riz,
dix gallons (ou 40 pintes) d'aracks, dix livres de sucre, etc. Le capitaine de la Drake envoya de son
côté à M. de Puvigné une petite cave d'arack de Mouhon. Cet arack formait une liqueur très délicate
et spiritueuse, il était fait, je pense, avec de l'eau de coco. La cave pouvait en contenir 8 ou 10
pintes.
Les Anglais appareillèrent enfin le 26 vers 9 heures du matin, emmenant avec eux
quelques-uns de nos lascars, qui s'étaient donnés à eux et nous laissant sur l'île au nombre
d'environ soixante.
Le 27 nous perdîmes un matelot de la Mignonne qui était déjà fort malade, lorsque nous
abordâmes Rodrigue ; c'était lui qui en avait eu la première connaissance, il mourut d'hydropisie. Je
l'enterrai le même jour en pratiquant autant qu'il me fut possible les cérémonies, et en récitant les
prières prescrites par l'Eglise.
Nos colons séparés ont employé le 29 à faire des sottises et le 30 à les réparer. Ces deux
jours ne m'ont point du tout amusé ; on ne cessait de fouetter les esclaves des deux partis.
Il n'est rien arrivé de considérable pendant les neufs premiers jours du mois d'août : M.
Julienne s'occupait à faire défricher et ensemencer son habitation.
Le 10 nous fûmes, M. Thuillier et moi, jusqu'au grand enfoncement pour relever toutes les
pointes qui sont entre cet enfoncement et le lieu de notre séjour ordinaire.
Le même jour on commença à parler sérieusement d'un projet déjà formé lorsque la
Baleine était mouillée à Rodrigue : on se proposait de construire une chaloupe pontée de
trente-deux pieds de quille et onze pieds de baux pour nous transporter à l'île de France. Nous
avions plus de secours que François Leguat pour réussir dans cette entreprise, notre projet était
moins déraisonnable que le sien. Le temps de notre départ de Rodrigue fut en conséquence fixé à la
pleine lune de septembre.
Le 13, comme on était las de manger toujours de la tortue, on fut à la chasse d'un jeune
taureau ; on vint à bout de le tuer non sans peine. J'obtins qu'on en enverrait un morceau à
Servonnet qui avait contribué au succès de mon observation en faisant des aiguilles pour mes
pendules et qui, depuis, avait réparé, du moins en partie, le dommage occasionné à mon quart de
cercle par l'accident du 26 de juin. J'ignorais que Servonnet fut chrétien Paoliste, il refusa le
présent ; sa religion lui interdisait l'usage d'une telle viande.
Le même jour on crut entendre au loin deux coups de canon et deux autres le 14. On en
avait réellement entendu un le 21 de juillet, les Anglais étant en notre rade ; on avait même vu le
vaisseau d'où le coup était parti, il avait continué sa route à l'ouest sans s'approcher de Rodrigue. Le
Boutin sur lequel je suis revenu en Europe, avait réellement reconnu Rodrigue vers ce temps-là.
Le 20 M. M. des Moulières, Gaumont, Millet et Richard nous quittèrent : la séparation des
esprits n'occasionna point cette séparation de corps ; l'utilité publique en fut le motif. Tous les
gabarits de notre chaloupe étaient faits ; on allait travailler sérieusement à la construction et ces
messieurs voulaient animer les ouvriers par leur présence, leurs conseils et leur exemple.
L'enfoncement aux huîtres fut choisi pour chantier ; comme la mer y entre dans le flux, on jugea
qu'il serait plus facile d'y mettre la chaloupe à flot lorsqu'elle serait construite. D'ailleurs, en cas de
nouvelles visites des Anglais, on pouvait facilement dérober l'ouvrage déjà fait à leur curiosité.
Comme il y a des gens qui ont reçu du ciel le talent de penser différemment des autres, il y en eut
qui jugèrent que l'habitation de M. Julienne était un objet bien plus intéressant pour nous que la
construction d'une chaloupe libératrice.
J'allais de temps à autre rendre visite à nos constructeurs ; sous leur direction, l'ouvrage
avançait avec toute la célérité possible : il fallait arracher les ouvriers du travail pour les faire
manger ou dormir.
Vers la fin du mois, la provision de riz a pris fin. On voulait à l'habitation de M. Julienne
que nous en créassions ; comme notre pouvoir ne s'étendait pas jusque là, cela occasionna de
nouvelles altercations qui me faisaient désirer plus que jamais l'heureux moment de notre
délivrance.
Le 2 de septembre, l'arack nous manqua aussi ; celui de Mouhon n'était pas encore
entamé, mais on ne nous donna point à la fin des repas un verre de cet arack, comme on avait fait
jusqu'alors à l'égard de l'arack commun ; on le conserva pour les massacres. Six jaunes d'oeufs
délayés dans deux pintes environ de thé bouillant, du sucre, le jus d'une demi-douzaine de
bigarades ou de citrons et de l'arack, voilà ce qui constituait la liqueur que nos officiers appelaient
massacre. J'y étais fait et je la trouvais bonne.
Dimanche 6
A 6 heures et demie du matin, on vint nous annoncer qu'on voyait un navire à trois lieues
au vent. Ce navire ne tarda point à paraître ; c'était le Volant, la même corvette que nous avions
rencontrée à Rodrigue en arrivant. L'unique canon qui nous restait avait la lumière fermée soit par
les restes d'un clou, soit par la rouille. On se contenta donc d'arborer pavillon blanc et M.M. de
Puvigné, Richard et Millet s'embarquèrent sur une pirogue pour aborder le Volant qui paraissait
craindre l'approche de Rodrigue. Après avoir exposé à M. Lelong, capitaine du Volant, ce qui s'était
passé sur notre île, ils revinrent à terre sur la pirogue, apportant avec eux un pavillon anglais qu'on
arbora sur le mât au lieu du pavillon français. La pirogue était suivie d'un canot qui portait M.
Lelong, M. Grimaux, officier des troupes, M. Perrot, lieutenant, et quelques autres officiers du
Volant. Le pavillon anglais mis en place, on tire du bord deux ou trois coups de canon à boulets. M.
Grimaux saute à terre, l'épée nue à la main ; il demande si quelqu'un défend l'île au nom du Roi
d'Angleterre. M. Millet se présente armé d'un cotret en guise d'épée et prend aussitôt la fuite. Le
vainqueur fait amener le pavillon anglais et rétablit le pavillon français ; les cris redoublés de Vive le
Roi font retentir les montagnes de l'île et M. Grimaux prétend non seulement avoir repris
possession de l'île, mais même avoir délié tous les prisonniers de l'engagement qu'ils ont pris de ne
servir de dix-huit mois contre les Anglais. Toute cette opération a paru si belle à ces messieurs
qu'ils en ont fait un procès verbal en forme et qu'ils l'ont déposé solennellement au greffe de l'île de
France.
J'ai cessé ce jour-là de boire de l'eau pure.
Les Anglais de la Baleine nous avaient donné six jeux de cartes ; il ne nous en était
parvenu qu'un seul. Avec ce seul jeu on jouait tous les jours au réversis, souvent matin et soir. On
ne comptait pas les tours ; je suis persuadé que, l'un portant l'autre, on n'en faisait pas moins de
20 ou 25 par jour. On peut juger de l'état où devait être ce jeu après 41 jours d'un tel service.
L'arrivée du Volant procura des cartes plus maniables, mais on pensait à toute autre chose qu'à
jouer aux cartes : on causait, on riait, on sautait, on dansait. Rodrigue n'était plus reconnaissable.
M. Lelong voulait rester quelques jours pour amasser de la tortue ce qui, disait-il, ferait
plaisir à M. Desforges, gouverneur de l'île de France ; mais il était à craindre, selon M. de Puvigné,
que les Anglais ne revinssent. Et quelle défense aurait fait le Volant ? M. de Puvigné raisonnait bien
; j'ai appris depuis qu'il ne s'était pas encore écoulé sept fois 24 heures depuis notre départ,
lorsqu'une escadre anglaise est venue se mettre en possession de Rodrigue. Il fut donc résolu que le
7 serait employé à décharger le Volant de cinq à six milliers de riz qu'il apportait pour la
subsistance de ceux qui devaient rester, et que nous partirions le 8 pour l'île de France.
Lundi 7
Rien de nouveau. Nous avons été pour la dernière fois, M.M. Thuillier, des Moulières et moi
parcourir la côte pour assurer son gisement.
Mardi 8
Un demi-quart d'heure avant 3 heures du soir, je quitte Rodrigue et je m'embarque dans le
canot du Volant. Aussitôt après notre arrivée à bord, on appareille par un vent d'ESE, grand frais,
très beau temps. Le tangage se fait sentir jusqu'à ce que nous ayons attrapé le lit du vent. A 6
heures nous comptions être à 7 lieues du mât du pavillon de l'île par la latitude de 19° 30' sud et
par la longitude de 60° 46' à l'est de Paris.
Mercredi 9
Thermomètre au lever du soleil 19 degrés 1/2, à 2 heures du soir, 21 1/2. Plus beau temps
tout le jour que pendant tout notre séjour à Rodrigue. Vent ESE et E 1/4 SE, assez frais jusqu'à 6
heures du soir qu'il commence à mollir. A midi nous comptions avoir fait, depuis la veille à 6
heures, c'est-à-dire en 18 heures, 33 lieues à l'O 7° 15' vers le sud.
Latitude estimée.................................................................. 19° 43' S
Latitude observée................................................................. 20° 07' S
Longitude.............................................................................. 59° 03' E
Je n'entrevois point ce qui peut nous avoir poussés 8 lieues au sud, plus que nous ne
comptions être. Je ne puis attribuer cette erreur qu'à la fausse estime des aires ou des rhumbs que
nous courions ; mais si cela est, et que l'on veuille corriger cette erreur, il faut ajouter trois minutes
à la longitude estimée.
Jeudi 10
Vent E 1/4 SE. Continuation de beau temps et de belle mer ; le vent est trop mou et nous
n'avançons guère. Au lever du soleil, thermomètre 20 degrés, à 5 heures du soir 21 degrés 1/2.
A midi nous avions fait en 24 heures 27 lieues 1/2 et 1/6 à l'O, 9° 15' N.
Latitude estimée.................................................................. 19° 54' S
Latitude observée................................................................. 20° 00' S
Longitude........................................................................ 57° 38 1/3 E
Vendredi 11
Vents, temps et mer comme hier. Au lever du soleil thermomètre 19° 1/4, à 2 heures du
soir 21 degrés.
A midi 21 lieues 1/2 à l'O 2 degrés 1/2 N.
Latitude estimée.................................................................. 19° 57' S
Latitude observée................................................................. 20° 00' S
Longitude........................................................................ 56° 30 1/2 E
Depuis 10 heures du matin on n'a cessé de crier terre ; on la voit distinctement avant
minuit.
Samedi 12
Vents E 1/4 SE assez frais. Thermomètre au lever du soleil 19. A 6 heures du matin nous
étions par le travers de l'île Ronde et vers 7 heures et demie nous avons doublé le Coin de Mire.
Nous avons fait les signaux requis pour nous faire reconnaître. On ne comptait pas que le Volant
dût être si tôt de retour.
A 8 heures, nous avions fait depuis hier midi 20 lieues 1/3 à l'O 4° N.
Latitude estimée....................................................................... 19° 56' S
Latitude reconnue..................................................................... 19° 57' S
Longitude estimée.............................................................. 55° 26 1/2 E
Longitude reconnue.................................................................. 55° 11' E
Cette erreur d'environ 5 lieues dans l'estime de notre longitude doit être rejetée sur les
courants qui, comme je l'ai déjà dit, portent toujours à l'ouest dans l'étendue de la zone torride.
Le pilote du port nous a joints vers 11 heures en tremblant, il craignait quelque
supercherie ; certain que nous étions Français, il s'est rassuré ; il nous a fait réitérer nos signaux et
nous avons mouillé heureusement à 2 heures du soir.
M. Affleck était l'auteur de la frayeur du pilote : il avait, comme je l'ai dit, appareillé pour
quitter Rodrigue le 26 juillet matin ; après avoir apparemment croisé entre les deux îles, il jugea à
propos de rendre visite à celle de France ; il y relâcha le 8 d'août sous pavillon danois. On y fut
tellement trompé, qu'un pilote du port fut le joindre vers 10 heures du matin. Vers 7 heures du
soir, M. Affleck ayant considéré le port à son aise, renvoya le pilote chargé de compliments pour les
principaux de l'île, et appareilla. Dès le lendemain on mit à sa poursuite le vaisseau le Fortuné armé
de 64 pièces de canons, commandé par le brave M. de Surville [58] ; mais la Baleine avait déjà de
l'avance. On supposait qu'elle relâcherait à Madagascar ; elle y parut en effet, mais ne s'y arrêta.
Elle en était déjà partie lorsque le Fortuné y arriva. Les ordres de M. de Surville ne portant point
qu'il poursuivît plus loin la Baleine, ignorant d'ailleurs quelle route M. Affleck se proposait de
tenir, il reprit le chemin de l'île de France, où il mouilla le 15 de septembre.
Dans la table suivante ainsi que dans celle que j'ai dressée plus haut pour Rodrigue, des
deux lignes qui répondent à chaque jour, la plus haute appartient à la matinée, jusqu'à midi, la
seconde regarde le reste de la journée. Les observations sont faites à l'île de France jusqu'au 17
octobre, sur mer le 18 octobre et, passé ce jour, à l'île de Bourbon.
[…]
Je n'ai fait aucune autre observation à l'île de France. Outre que je n'étais pas commodément logé
pour en faire, M. l'abbé de la Caille avait séjourné plus longtemps que moi dans cette île et il était
en état de décider tout ce qui pouvait la regarder. Cependant, comme la description qui en a été
imprimée dans les Mémoires de l'Académie des Sciences en l'année 1754 m'a paru un peu courte
et susceptible d'additions intéressantes, je vais tâcher d'y suppléer, au moins en partie.
* Var. Ms. 1804, p. 156 et 157, “Le nom de Diego Ruiz, Diego Roiz, Diego Rodrigue ou enfin Rodrigue
que l'on donne à cette île, peut faire conjecturer qu'elle a été d'abord découverte par les Portugais
avant le commencement du dix-septième siècle. Il y a même apparence qu'on l'a quelquefois
confondue avec l'île de Cerne ou Cirne appelée aujourd'hui l'île de France. L'auteur de la Collection
Française des Voyages a fait plus : non content de la confondre avec l'île de Cirne, contre l'autorité
de l'original Anglais qu'il traduita, il décide que c'est la même qu'on appelle aujourd'hui l'île de
Bourbonb et la place à 40 lieues environ à l'est de Madagascarc.
La première mention claire et expresse que je trouve de l'île Rodrigue est dans le Voyage de
[Davis] et de Michel Borne aux Indes Orientales. [En effet], dans la collection de Purchas tome I l. 3,
p. 133 [l'île] est placée par 19 d. 40 m. de latitude australe [ ] d 30 m de longitude. A l'édition
française des voyages de Jean Hugues de Linschot donnée [en 1619] on a ajouté un Routier des Indes
[ch] même Linschot. Il y est fait mention [de] Diego Rodrigue sur l'autorité d'un [commandant]
Portugais nommé Vincent Rodrigue [de Lagos], je n'ai pas pu découvrir quand ce [personnage] a vécu
ou voyagé. Linschot est mort [en 1611]. On a continué depuis de confondre [l'île ] avec celles de
France et de Bourbon, [ou plutôt] on a continué de parler des trois, [sans] connaissance et sans
intelligence. Ainsi sans parler de [ ] Pyrard.”
a Tome I p. 381 de l'édition.
b Ibid. p. 509.
c Tome VIII p. 235.
[1] Environ 700 km.
[2] En l'honneur du jour où elle aurait été aperçue pour la première fois par les Portugais (le 9
février 1507).
[3] Environ 900 km.
[4] Une flotte hollandaise de huit navires, sous les ordres de l'amiral Van Neck, quitta Amsterdam en
mars 1598, en direction des Indes. Mais au passage du cap de Bonne Espérance, cinq navires
commandés par le vice-amiral Wybrant van Warwyck furent poussés par la tempête vers Madagascar
et l'île Cirne (l'île de France) et fut baptisée île Maurice en l'honneur du prince d'Orange Maurice de
Nassau stathouder des Provinces Unies de 1584 à 1625.
[5] Prise par les Anglais en 1810, elle sera de nouveau dénommée île Maurice en 1814, au traité de
Paris.
[6] Environ 1600 km.
[7] Il s'agit probablement de l'Histoire générale des voyages composée par l'abbé Prévost qui
rassemble et résume, en 15 volumes, les récits de nombreux voyageurs.
a Histoire générale des Voyages in 4 éd. de Paris, tome I page 381.
b Page 503.
c T. VIII p. 235.
[8] John Davis Michelburne (1574?-1611) s'associèrent en 1604 pour une expédition de course et
de découverte dans l'Océan Indien. La relation de leur voyage a été publiée par Puchas.
d Purchas Tome I L.3 . p.133.
[9] North-Coombes attribue la découverte de l'île Rodrigue au Portugais Diego Rodriguez en 1528.
[10] Jean-Hughes Van LINSCHOOTEN (1563-1611), navigateur hollandais attaché au service de
l'archevêque de Goa, parcourut l'ensemble de l'Océan Indien entre 1579 et 1589. La relation de ses
voyages fut publiée à La Haye en 1591.
a Page 14 chap. 7.
[11] L'amiral Wolpart HARMANSEN (1550-1610), l'un des premiers grands explorateurs hollandais
de l'Océan Indien, commanda l'escadre hollandaise envoyée dans cette région (1601-1603). Il
relâcha à Maurice et à Rodrigues. La relation de ses périples à été publié dans divers recueils,
notamment dans celui cité par Pingré (Rouen, 1725, 10 vol., t. III).
b Tome 3 page 426 et 430 de l'édition de Rouen en 1725 in 12.
c Pages 432, 433,434.
[12] François Cauche a 22 ans lorsqu'il embarque sur le Saint-Alexis commandé par Alonse Goubert
chargé de coloniser les îles Mascareignes. La véracité de son récit passe pour extrêmement sujette à
caution.
[13] Une toise égale environ 2 mètres. Les mesures actuelles de l'île Rodrigue sont de 18 km de long
et 8,5 km. de large soit une superficie de 110 km2.
[14] Sur François Leguat et son récit, voir note supra.
[15] Vincent François Martenne de Puvigné (1718?-1791), militaire, né à Nantes, lieutenant
d'infanterie dans les troupes de la Compagnie des Indes. Commandant de l'île Rodrigue à diverses
reprises (1752, puis 1759-1763), il était chargé principalement de la collecte des tortues tout en
assurant sur l'île une présence française symbolique.
a Je me sers du terme de corail et je m'en servirai toujours dans cette description pour me
conformer à l'usage universellement reçu de tous ceux qui ont fréquenté ces îles. Dans la réalité, je
n'y ai point vu de vrai corail, ce sont des madrépores auxquels qui on a donné ce nom. Je crois
cependant qu'il y a du vrai corail, au moins à Bourbon.
[16] Vraisemblablement celle qui donne accès à l'actuel Port Mathurin.
[17] Régime des alizés de l'hémisphère sud.
[18] Actuelle Plaine Corail.
[19] Sans doute l'île Gombrani (Orthographe des cartes actuelles).
[20] Ce nom apparaît dans les descriptions et les cartes du XVIIIè siècle il désigne un site localisé de
part et d'autre de la Grande Rivière à la limite de l'actuelle bourgade de Port Mathurin.
[21] Environ 200 mètres. Le Mont Limon, le plus haut sommet de l'île, s'élève à 440 mètres.
[22] Tafforet ou Stafforet. Il séjourna involontairement dans l'île pendant plusieurs mois, le vaisseau
qui l'avait déposé à terre ayant perdu son ancre. La relation de son séjour dans l'île (1726) est
demeurée manuscrite.
[23] Rodrigue a été pendant longtemps la “réserve” à tortues des Mascareignes. Un poste de collecte
de tortues fonctionna jusqu'en 1769.
[24] Au sens stricte, les païens qui ont été évangélisés au début de l'expansion du christianisme en
Asie Mineure, entre 42 et 70.
[25] La défense de Rodrigue était négligée par les Français ; les Anglais ont pu effectivement y
établir une base en 1809 afin d'attaquer Bourbon puis l'île de France.
[26] En janvier 1760, trois cyclones passent entre l'île de France et Bourbon. Le plus terrible est
passé entre le 27 et le 28 janvier ; il fit peu de dégâts à Bourbon, mais entraîna la perte de
nombreux navires en rade de Port-Louis. Le 1er février, un autre cyclone violent fut enregistré ; il
fut désastreux pour l'Ile de France.
[27] En 1761, deux cyclones ravagèrent les îles de France et Bourbon. Le 1er février le cyclone fut
violemment ressenti dans ces îles. Un autre eut lieu le 1er mars.
[28] Jean-Pierre Guillaume de Séligny (1727-1717), navigateur, ingénieur et astronome, fut un des
principaux savants de l'île de France, où il arriva dès 1748. Autodidacte, il se distingua en
présentant une méthode de détermination des longitudes à la mer, puis, après avoir, suivi dans
l'escadre du comte d'Aché à l'occasion des campagnes de l'Inde (1758-59), en parvenant à relever le
vaisseau Le Comte de Provence, jeté sur les récifs par l'ouragan de janvier 1760. Chargé par le
gouverneur Dumas de préparer le plan de défense de l'île, commandant du quartier de la
Rivière-Noire jusqu'en 1787, il se vit pourtant refuser la croix de Saint-Louis et se retira sur ses
terres, où Bernardin de Saint-Pierre lui rendit visite ; le Voyage à l'Ile de France fait de Séligny le
type du citoyen utile victime de l'ingratitude des hommes.
[29] Terme utilisé pour désigner les cyclones, dans de nombreuses relations de voyages du XVIIème
et XVIIIème siècles.
[30] Environ 200 km.
[31] Il s'agirait plutôt du cyclone du 26 et 27 mars 1752.
[32] Capitaine de la corvette l'Oiseau. Il a épousé la fille de M. de Puvigné et est arrivé à Rodrigue
avec sa femme le 26 juin 1761.
a Journal historique, page 227.
[33] Vraisemblablement Guyomar de Préodet, ingénieur à l'île Bourbon et auteur d'un plan
d'aménagement de la ville de Saint-Denis (1742) qui toutefois ne fut pas mis en œuvre,
Labourdonnais ne l'ayant pas approuvé.
a En cela je me suis trompé ; selon M. Adanson les fleurs sont les unes mâles et les autres femelles,
et celles-ci sont situées au-dessous des premières.
[34] John Ray (1627-1705), naturaliste anglais surnommé le “Pline Anglais”, donna une nouvelle
direction à la botanique grâce à ses travaux de classification des plantes dans Histoire des plantes
(1686-1704). Il enrichit et édita l'ouvrage de l'ornithologiste F. Willoughby, (1676) dont il fut
l'exécuteur testamentaire.
a Liane : c'est un nom générique pour exprimer toute plante qui se lie à une autre comme la vigne,
les pois, les capucines, etc.
[35] Traité sur les plantes médicinales de la région du Malabar (1678-1703).
a Une espèce de convolvulus.
[36] Ici il s'agit plutôt du mourongue.
[37] Il s'agit de la fleur “aussi blanche que le lys et presque formée comme celle du jasmin commun”,
sans doute une sorte d'orchidée.
[38] Véritables fléaux de l'île. Ils ont sans doute été introduits par les vaisseaux dès le XVIème siècle.
Tafforet souligne qu'ils étaient aussi nombreux que les crabes et les tortues.
[39] Lors de son séjour à Rodrigue en 1725-1726, Tafforet a également noté l'abondance des tortues
de terre. North-Coombes estime qu'au XVIIIème siècle environ 200 000 tortues furent capturées
dans cette île ; le poste de collecte établi en 1736 pour le ravitaillement des vaisseaux cessa de
fonctionner en 1769, le cheptel étant épuisé.
[40] Espèce de chauves-souris décrite déjà par Leguat et Tafforet, abondante à l'époque ; chassée
pour sa chair délicate, elle est aujourd'hui en voie de disparition. Le “Golden Bat” de Rodrigue
(autre nom pour la chauve-souris rodriguaise) serait une espèce unique au monde.
[41] Leguat et Tafforet témoignent de l'abondance des perroquets à Rodrigue. Les trois espèces
indigènes décrites par Tafforet ont aujourd'hui disparu.
[42] Oiseau décrit par Tafforet en termes identiques.
[43] Jean-Baptiste Labat, dominicain français (1663-1738), missionnaire aux Antilles, auteur du
Nouveau Voyage aux îles de l'Amérique (1722).
[44] C'est le cas de Tafforet qui assure qu'ils sont peu nombreux et s'éloignent très peu des côtes,
mais les mouettes diffèrent des goélands par leur petite taille.
[45] Selon Tafforet, à l'âge adulte leur plumage est gris et leur bec verdâtre.
[46] Fait confirmé par Tafforet.
[47] S'ils étaient nombreux du temps de Leguat et de Tafforet, ces oiseaux sont aujourd'hui assez
rares et ont perdu le caractère familier que leur a accordé le huguenot.
[48] Francis Willughby (1635-1762), célèbre naturaliste anglais, auteur notamment d'une
Ornithologie (1676) publiée après sa mort par son ami et exécuteur testamentaire John Ray.
a Livre 3, p. 3, section 2, membr. 1 ch. 6.
[49] Espèce aujourd'hui complètement éteinte dont les fossiles ont été étudiés par Alfred et Edward
Newton, au milieu du XIXème siècle. Les seules descriptions détaillées que nous trouvons de cet
animal sont celles de Leguat (1691) puis de Tafforet (1726). Cet oiseau ne se confond pas avec le
dronte ou dodo de l'île Maurice également éteint.
[50] Leguat puis Tafforet avaient noté leur abondance et leur incommodité.
[51] Même confusion que chez Fr. Leguat. Le lamentin est un mammifère aquatique vivant sur les
côtes et les fleuves de l'Amérique centrale et méridionale ; ici, il s'agit plutôt du dugong, (Dugong
Dugong), autre sirénien de l'océan Indien, aujourd'hui disparu dans les Mascareignes.
[52] Il s'agit de la Ciguatera, terme inventé par l'ichtyologue Felipe Poey en 1866 pour désigner une
intoxication neurodigestive, provoquée par l'ingestion de divers poissons des mers tropicales en
certaines périodes de l'année.
[53] Capitaine des vaisseaux de Sa Majesté britannique, il interceptera le Boutin lors de son retour et
a fait prisonnier Pingré et ses compagnons. Avant de les relâcher, il s'emparera des curiosités de
l'histoire naturelle amassée par Pingré.
a J'ai averti ci-dessus qu'il s'agissait ici d'un corail blanc et par conséquent d'un vrai madrépore.
a J'emploie le terme dont on s'est servi sur ce qu'on m'a dit de l'espingale, je juge qu'elle ne diffère
point de ce que nous appelons espingard.
b Amariner, c'est changer l'équipage d'un vaisseau que l'on vient de prendre.
[54] Matelots du “Comte d'Argenson” puis de la “Mignonne”.
“Martin s'est offert volontairement pour trahir sa patrie, il a représenté au capitaine anglais les
forces ou plutôt les faiblesses de l'île” écrit M. de Puvigné, gouverneur de Rodrigue, à M. Desforges
Boucher, gouverneur de Bourbon, le 8 juillet 1761. (Correspondance de l'île de France (C4). Vol. 14
(1762) 9).
[55] Sir Robert Fletcher (1738 ?-1776), personnage pittoresque d'aventurier, est alors au début d'une
carrière particulièrement agitée. Ecrivain de vaisseau puis enseigne à Madras, destitué par
insolence, il est réintégré et envoyé aux Mascareignes en mission de reconnaissance et
d'espionnage (1760-61). Ayant pris la tête d'une mutinerie d'officiers contre Clive, il regagnera
l'Angleterre, se fera élir au Parlement et nogociera sa réintégration auprès de son ancien chef,
devenant commandant en chef de Madras en 1772. Le reste de sa carrière est une longue syute de
mutineries et de conflits avec ses supérieurs.
a fut renversé.
a Les Latins auraient-ils donné à un tel butin le titre de [optima upolia] ?
b Cela n'est pas étonnant ; la date du passeport est antérieure à la nomination faite de M. Thuillier
pour m'accompagner en qualité d'adjoint.
a Le quart de farine pèse environ 220 livres.
[56] Philip Affleck (1726-1799), officier de la East India Compagny, puis de la Royal Navy, survit dans
les mers de l'Inde sous les ordres des amiraux Stevens et Cornisle (1759-1761). Après la chute des
établissements français de l'Inde, la conquête de l'Ile de France fut envisagée. Affleck fut envoyé en
reconnaissance à bord de La Baleine accompagné du Ketch Drake. Il reconnut les mouillages de
Rodrigues, les côtes nord de l'Ile de France, les rade de Saint-Paul et Saint-Denis à l'île Bourbon.
Ses informations recoupant celles obtenues antérieurement par Fletcher, une expédition militaire
fut envisagée, mais le retard d'Augustes Keffel, qui devait le commander, entraîna son annulation.
b Un pavillon qu'on laisse flotter, mais après l'avoir entortillé dans le sens de sa hauteur, est dit en
berne. C'est un signe de détresse, un signe que l'on appelle quelqu'un.
a Les officiers mariniers ne sont guère que des matelots renforcés.
[57] Elle était située “au nord-nord-ouest, dans un beau vallon, et proche d'un gros ruisseau dont
l'eau est bonne et belle” : Fr. LEGUAT : Aventures aux Mascareignes, La Découverte, Paris, 1984, p.
78.
[58] Jean François Marie de SURVILLE (1717-1770), marin breton né à Port-Louis, entra très jeune
au service de la Compagnie des Indes et se distingua pendant la guerre de sept ans comme
capitaine de vaisseau dans l'escadre du conte d'Aché. Il prit part notamment au combat de 1758
devant Gondelour et Negapatam contre l'escadre anglaise de Pockock.
En 1761, commandant Le Fortuné, il réussit à sauver son bâtiment endommagé et le régiment de
Cambrésis qu'il transportait en l'échouant sur les côtes d'Afrique du Sud. Il trouva la mort en 1770
au cours d'un grand voyage d'exploration dans le Pacifique Sud.
DESCRIPTION ABREGEE DE L'ILE DE FRANCE
J'ai dit ci-dessus que l'île de France avait été découverte par les Portugais dans le cours du
XVIème siècle. Les Hollandais y abordèrent le 18 de septembre 1598, sous la conduite du
vice-amiral Wybrant van Warwyck [1] et lui donnèrent le nom d'île Maurice en l'honneur de leur
stathouder : Maurice de Nassau. Ils la parcoururent durant l'espace d'environ 15 jours, elle était
peuplée de tortues et d'oiseaux, la mer abondait en poissons, ils trouvèrent environ 300 livres de
cire sur laquelle on avait gravé des lettres grecques, un pont volant de vaisseau, une barre de
cabestan et une grande vergue, débris de quelque naufrage. Mais quelque recherche qu'ils
puissent faire, ils ne trouvèrent ni hommes, ni bêtes à quatre piedsa.. En conséquence ils en prirent
possession, y semèrent et y plantèrent des fruits et des légumes, y laissèrent quelques poules, et
continuèrent leur voyage. L'amiral hollandais Corneille Matelief [2] , mouilla au commencement de
1607 dans le port de cette île, il y trouva bien 2 navires de sa nation à l'ancre, mais, jusqu'au 27
janvier qu'il y restât, qu'il n'aperçut aucune trace d'animaux quadrupèdesb. Il y fit semer des
pépins d'oranges et y lâcha une douzaine de cochons et de truies et une vingtaine de boucs et de
chèvres. Je passe sous silence quelques relâches intermédiaires que les Hollandais firent à Maurice
entre 1598 et 1607, elles ne nous instruisent d'aucune particularité concernant cette île. Des deux
autorités que j'ai citées, il est facile de conclure que les cabris, les cerfs, les singes, les autres
animaux quadrupèdes qu'on trouve maintenant à l'île de France, ne sont point naturels de cette île
et qu'ils n'y ont point été portés par les Portugais lorsque ceux-ci en étaient les maîtres. Les
Hollandais firent dans la suite, à Maurice, un établissement assez considérable. Mais l'entrepôt
qu'ils se procurèrent par là, pour leur commerce des Indes, étant devenu inutile depuis qu'ils se
furent établis au cap de Bonne Espérance, ils prirent enfin le parti de l'abandonner en 1712 (ou
selon D. Vaissette [3] en 1703). L'île était trop à la bienséance des Français qui habitaient depuis
longtemps l'île de Bourbon.
Le chevalier de Fougeray, capitaine du vaisseau de la Compagnie, le Triton, y aborda en
1721, il en prit possession au nom du roi le 23 septembre de la même année, il changea son nom
de Maurice en celui d'île de France et les Français en sont restés depuis en possession [4] .
L'île de France, dans la mer des Indes, s'étend depuis 19° 59' jusqu'à 20° 31‘ de latitude
australe, et entre 74° 56' et 75° 26' de longitude, à compter depuis le premier méridien. Sa
longueur du nord au sud est, selon M. l'abbé de la Caille, de 31 890 toises, ou de près de 16 lieues
parisiennes, et sa plus grande largeur de l'est à l'ouest, est de 22 124 toises ou de 11 lieues
parisiennes. Elle a environ 45 lieues de tour [5] .
L'île de France, ainsi que celle de Rodrigue, est presque entourée de récifs qui en rendent
l'approche assez difficile ; il y a cependant deux bons ports où les vaisseaux sont à l'abri du vent,
mais ces ports ont leur incommodité. Le premier qu'on nomme le Port-Louis est le plus fréquenté
des deux. C'est notre entrepôt général de tout notre commerce des Indes ; il est situé vers le
nord-ouest de l'île. Comme le vent du sud-est règne presque continuellement sur ces mers, il met
obstacle à l'entrée des vaisseaux dans le Port-Louis. On y avance autant que le vent le permet, on
est obligé ensuite de ferler les voiles et de se touer jusqu'au mouillage. Cette entrée est de plus
entrecoupée de basses de sable qui la rendent un peu périlleuse : les vaisseaux y touchent
quelquefois. Le grand ouragan du 28 janvier 1760 a fait échouer plusieurs vaisseaux sur ces
basses. Au reste, si l'entrée de ce port est sujette à quelques difficultés, la sortie est beaucoup plus
facile, le vent la favorisant presque toujours. Il n'en est pas de même de l'autre port que
quelques-uns ont décoré du nom de port de Bourbon, mais qu'on ne connaît guère que sous celui
de Grand-Port ou de port du Sud-Est. Il est en effet situé sur la côte orientale de l'île, au lieu où
cette côte commence à se courber vers le sud : cette position en rend l'entrée très facile, mais il
n'est pas aussi aisé d'en sortir, le vent y met un obstacle presque continuel. Nonobstant cet
inconvénient, ce port était le plus fréquenté lorsque les Hollandais possédaient cette île, sans doute
à cause de sa grande capacité ; cinquante gros vaisseaux pouvant, dit-on, y tenir fort à l'aise.
Le terrain de l'île de France est beaucoup plus élevé que celui de Rodrigue. Cependant, M.
l'abbé de la Caille ayant mesuré la hauteur des plus hautes montagnes de l'île, n'en a point trouvé
qui excédât 424 toises [6] d'élevation au-dessus du niveau de la mer. Il y a de fort belles plaines sur
quelques-unes de ces montagnes. Elles donnent naissance à beaucoup de ruisseaux d'eau douce
ou de rivières, selon la façon de parler du pays. La plupart de ces ruisseaux prennent, dit-on, leur
source dans des étangs d'eau douce dont le milieu de l'île est rempli. Le ruisseau auquel on a
donné le nom de Grande Rivière coule dans la partie du nord-ouest de l'île, un peu au sud du
Port-Louis. C'est, je pense, à cette rivière qu'appartiennent deux belles cascades dont l'une, que l'on
nomme la Grande Cascade a environ 30 à 35 toises de chute : elle est distante d'environ deux
lieues du Port-Louis. La petite cascade est plus près du port, j'ai estimé son élévation de 18 à 20
toises. A celle-ci, outre la chute principale, il y a autour du bassin plusieurs autres qu'on peut
regarder comme accessoires, elles ne viennent pas directement à la rivière, elles sourdent de la
terre à la hauteur à peu près du lit de la rivière supérieure. Ces cascades m'ont plu beaucoup.
L'eau de la grande rivière m'a paru bonne au goût, je crois que c'est de cette eau dont on
boit au Camp ou au Port-Louis. J'ai vu à quelque distance de cette rivière, et presque parallèlement
à son cours, deux aqueducs qui, après avoir fait le tour de la montagne de La Découverte, se
rendent au Camp ; celui de ces deux aqueducs qui est le plus près de la grande rivière est
abandonné : on a sans doute eu de bonnes raisons pour construire le second sans profiter
d'aucune des parties du premier qui paraît cependant assez solidement construit. Ce second
aqueduc ne fournit point assez d'eau pour les besoins de tous les habitants du Camp : à son défaut
on est obligé de recourir à des puits dont le fond est plus bas que le niveau de la mer. Quelque
précaution que l'on prenne, l'eau de la mer s'introduit souvent dans ces puits et en rend l'eau
saumâtre et malsaine. Lorsque nous sommes arrivés à l'île de France sur le Comte d'Argenson, nous
préférions notre eau de l'Orient, toute vieille et toute jaune qu'elle était, à l'eau fraîche de l'île de
France. M. Marion, pour se libérer de la compagnie de M. Blain, avait prétexté que nous étions à la
veille de manquer d'eau : M. Blain nous en envoya qu'il avait faite à l'île de France, ceux qui en
burent en furent incommodés. Je n'ai cependant point entendu dire que l'usage de cette eau
produise des maladies sérieuses ou des incommodités de durée.
Je doute qu'il y ait beaucoup de ponts sur les rivières de l'île de France. Je n'en ai vu
qu'un qui m'a paru d'une construction tout à fait singulière ; il est construit sur un ruisseau qui
coule dans la partie nord-ouest de l'île, à environ une demi-lieue au nord du camp. On y monte
d'un côté par un escalier de cinq à six marches, il est fort étroit, il n'y a point de garde-fous ; il y en
avait eu précédemment, mais le vent les a jetés dans la rivière. Il n'y a guère que vingt ans que ce
pont a été bâti. La raison de cette singulière construction est, dit-on, que les propriétaires
comptent que leurs bestiaux se désaltèrent dans ce ruisseau en allant au camp et en revenant, ce
qu'ils ne feraient peut-être point si les esclaves qui les conduisent trouvaient la commodité de les
faire passer sur un pont.
Outre l'eau qui coule extérieurement sur terre, il y en a sans doute qui se filtre dans
l'intérieur de la terre ; celle-ci, retenue par quelques corps qu'elle ne peut percer, doit s'accumuler
et former une espèce de bourbier ou de limon avec la terre qu'elle délaie. C'est là l'explication d'un
phénomène qu'on a prétendu me faire admirer.
A peu de distance du camp, il y a un terrain sec à l'extérieur, mais mouvant ; en sautant
au milieu on fait remuer sensiblement le sol à une toise environ [et] en tout sens. On appelle cet
endroit la terre tremblante. J'y ai enfoncé une canne de toute sa longueur et je l'ai retirée couverte
de boue. Je ne conseillerais pas qui que ce soit de faire l'expérience du saut à la suite d'un temps
humide.
L'air de l'île de France passe pour très sain. Le vent d'est ou de sud-est y règne, comme je
l'ai dit, presque toute l'année et y entretient un printemps presque continuel. Les chaleurs
commencent vers la fin de novembre et durent jusqu'en avril, mais avec des intervalles assez
fréquents. Dans cette saison des chaleurs, on craint surtout le passage de l'ouragan. On en essuya
un des plus violents la nuit du 28 au 29 janvier 1760, trois jours après le périgée de la lune et trois
jours avant son opposition. Le combat général de tous les vents soufflant avec furie, le ciel fondant
en eau, les arbres rompus ou déracinés, les ruisseaux, devenus grands fleuves rompant leurs
digues et leurs ponts, roulant avec fracas tout ce qu'ils rencontraient dans leur course impétueuse,
des maisons renversées, des champs moissonnés, [ce fut] un spectacle qu'on ne se rappelle encore
qu'avec frayeur. Dans le port, les câbles les plus forts ne purent résister à la violence de la tempête.
Les vaisseaux devinrent le jouet des flots ; plusieurs échouèrent. On fit des dépenses énormes pour
les remettre à flot. On s'adresse enfin à M. de Séligny dont j'ai parlé plus haut ; il invente une
machine simple à l'aide de laquelle il releva à peu de frais le Comte de Provence, un des plus gros
vaisseaux qui fut alors dans le port. On regrette de n'avoir pu connaître plus tôt le prix du trésor
que l'on possédait dans le génie de cet officier. M. de Séligny cultive aussi l'astronomie avec
connaissance de cause et avec succès. Le besoin que l'on avait de lui à l'île de France l'a empêché
de m'accompagner à Rodrigue où il m'aurait été d'un très grand secours. Il a observé le passage de
Vénus à l'île de France. Je n'ai pu faire usage de son observation : les nuages ne lui ont pas permis
de saisir les phases essentielles, il manquait d'instruments convenables pour y suppléer d'ailleurs.
Le terroir de l'île de France paraît généralement parlant assez bon ; je le crois cependant
inférieur à celui de l'île Rodrigue. La terre est noirâtre au sud et à l'est du Camp, au nord elle est
de couleur de brique, au moins dans un certain espace partout le terrain est très pierreux. Les
pierres sont presque toutes comme criblées, on assure qu'on y trouve beaucoup de pierres ponces.
Il y a des mines de fer : j'en ai ramassé beaucoup de grains sur la surface de la terre, près de la
paroisse de Pamplemousse.
On sème dans cette île du froment, de l'orge, de l'avoine, du riz, du maïs et du millet : on ne
laboure pas la terre pour cela, les pierres rendraient cette opération trop difficile. La pioche supplée
à la charrue et une centaine de Noirs font l'effet qu'on obtiendrait, ailleurs, à l'aide d'une
demi-douzaine de boeufs et de chevaux. On cultive aussi du manioc. C'est un arbrisseau d'environ
quatre à cinq pieds de haut, sa feuille est quintuple, arrangée comme celle du marronnier d'Inde et
à peu près de la même longueur. Pour le multiplier, on couche horizontalement une de ses
branches en terre et on la recouvre de terre. Au bout de 18 mois on déracine la plante, la racine est
devenue plus grosse et plus longue que nos plus gros navets, on la sépare du tronc, on la fait
sécher, on la râpe pour la réduire en farine, on en fait une espèce de pain qui sert de nourriture
aux Noirs. On connaît aussi le manioc en Amérique, mais celui d'Amérique diffère de celui de l'île de
France en ce que sa racine, encore fraîche, est un poison ; elle devient saine en se séchant. Le
manioc de l'île de France n'a aucune mauvaise qualité ; j'en ai mangé qui sortait de terre, sans en
être incommodé ; je lui ai trouvé un goût de noisette assez délicat. La farine de manioc est blanche,
elle ne prend pas facilement toute seule, mais mêlée à un tiers de farine de froment, elle se lie très
bien, à ce qu'on m'a assuré, lève de même et forme un pain d'un goût fort agréable. Cette
nourriture est, en tout sens, préférable à une que j'ai vu préparer le 17 de septembre par des
esclaves. Ils hâchaient de la paille de riz à la porte d'une habitation dans les plaines de Vilaime ; je
demandai à mon guide quel était le but de ces esclaves ou de celui qui les mettait en oeuvre, il me
fut répondu que leur maître, Harpagon, décidé, distribuait à ses esclaves en un mois autant de riz
qu'ils pouvaient en consommer en un jour, que la nécessité de se sustenter les forçait de mêler de
la paille hachée avec le grain, que cela était contraire aux lois, que ces lois étaient connues à l'île de
France, mais que le respect qu'on leur portait n'était point poussé jusqu'à l'observation. Nous
reviendrons peut-être dans la suite à cet article.
Outre ces productions qui peuvent suffire à la nourriture ordinaire, l'île de France produit
un assez grand nombre de légumes siliqueux. Tels sont les pois du Cap, espèce de haricots
semblables aux nôtres, mais beaucoup plus gros, du nom desquels on ignore l'origine, vu qu'on
n'en récolte point, dit-ona, au Cap de Bonne-Espérance ; des bohèmes, espèce de pois fort petits
dont on fait de bonne purée ; des ambériques, autre espèce de pois bons à manger dont la fleur
monopétale imite assez bien le contour de l'oreille humaine ; des ambrevades blanches et rouges
ou marbrées, quatrième espèce de pois [7] dont la fleur ressemble assez à celle du genêt d'Espagne
pour la figure, la couleur et l'odeur. Cet arbrisseau est assez haut, il vit six ans et fait ensuite place
aux jeunes rejetons qui naissent autour de lui ; des ambaches ou mainboulanes, légume connu à
Bourbon sous le premier nom, à Madagascar sous le second. Ce second nom, en langue Malgache
ou de Madagascar, signifie manger ou mets qui pue. L'arbrisseau ou liane vient très haut, on en
couvre des berceaux, la fleur, ressemblant d'ailleurs à celle de nos fèves-haricots, est blanche et
sans odeur ; la silique, soit verte, soit sèche, ne flatte point du tout l'odorat, la fève est, dit-on, fort
saine et n'a point de mauvaise odeur. Le bien public demanderait peut-être que ces légumes furent
cultivés à l'île de France, mais le bien particulier n'y étant point intéressé, on les néglige. On m'a
cependant assuré que les ambrevades surtout sont un très bon antiscorbutique, qu'on pourrait en
charger utilement les vaisseaux au lieu de pois du Cap dont on fait la principale provision
accessoire, après les avoir fait venir de dehors.
Les fruits principaux connus à l'île de France sont : l'ananas, la banane, l'atte, la patate
racine assez grosse et longue qu'on ne mange que cuite, et dont le goût approche de celui du
chervis, la pistache, la papaye, la gouiave, etc. Ce dernier fruit ressemble pour la couleur, en partie
pour la forme, à une poire de bési-d'itéri dont on aurait enlevé l'oeil ; les pépins, ou plutôt les
graines, extrêmement dures, sont arrangées, en forme de superficie, de sphère un peu allongée,
autour du centre, un peu plus près de la superficie extérieure que du coeur. La plante qui produit
ce fruit n'est qu'un arbrisseau à ce qu'on m'a dit, car je n'en ai point vu, le fruit est assez agréable à
l'odorat, au goût il sent la punaise ; on se fait, dit-on, à ce goût, je n'ai point eu le temps de m'y
accoutumer.
Les palmiers et lataniers de l'île de France, s'il y en a eu, comme je n'en doute pas, sont
presque totalement détruits ; il y a pareillement très peu de cocotiers. Les oranges n'y sont point
en aussi grande quantité et n'ont point la même qualité qu'à Bourbon, elles conservent toujours
quelque amertume ainsi qu'à Rodrigue. Il y a une espèce d'orange connue à Bourbon, sa grosseur
égale celle de la tête d'un enfant de 2 ou 3 ans, l'écorce est verte et très épaisse, la chair blanche
comme celle du citron, le goût un peu aigrelet, on la vante comme très rafraîchissante, elle est
connue sous le nom de pamplemousse. Ce fruit n'est pas inconnu à l'île de France ; il doit au
moins y en avoir eu autrefois, puisqu'il donne le nom à une des paroisses de l'île. Le
pamplemoussier est plus gros et plus beau que l'oranger ordinaire.
Outre ces légumes et ces fruits, les curieux et même les colons intéressés, cultivent des
fruits et des légumes d'Europe. J'y ai mangé des fraises, les pêches et les raisins n'y sont point
inconnus, les pois d'Europe, nos fèves, nos artichauts y réussissent assez bien ; on peut manger
des laitues pommées toute l'année. A deux lieues et demie du Camp, vers le sud, est une maison
de plaisance des gouverneurs de l'île, nommée le Réduit [8] . Je n'en louerai pas l'architecture, je
doute que l'on s'en puisse figurer une plus maussade, mais, au moins, le logement est très
commode. Il est entouré d'un jardin très vaste où, M. Aublet [9] , établi pour diriger sa culture, ne
s'était pas proposé seulement d'y cultiver ce qui pouvait être utile à l'entretien de l'hôpital et à
l'approvisionnement des vaisseaux ; il prétendait y rassembler toutes les productions des quatre
parties du monde. J'y suis arrivé du camp par une avenue de rosiers alors fleuris et par une allée
d'orangers également en fleurs, et dont M. Aublet se promettait des fruits aussi doux que ceux de
Bourbon. J'ai reconnu dans le jardin des cerisiers, des pruniers, des abricotiers, des châtaigniers,
des noyers, des chênes même, tous plantés assez nouvellement, quelques-uns ayant déjà dans
leurs fleurs des gages assurés des fruits qu'ils devaient procurer à leurs cultivateurs. Je croyais être
dans quelque magnifique jardin des environs de Paris. Je ne m'étendrai pas sur ces différents
arbres du Réduit ; je me contenterai de dire, d'après M. Aublet, que notre chêne ordinaire y est
toujours vert. Seulement, au renouvellement annuel de la sève, les nouvelles feuilles naissant en
abondance font tomber les anciennes, avant que celles-ci aient eu le temps de perdre leur verdure.
La vaste étendue et la culture du Réduit n'ont pas tellement fixé mon attention que je l'aie
aussi portée sur la distribution des canaux que M. Aublet y a fait pratiquer pour y entretenir une
humidité convenable. La situation de ce jardin m'a encore plus frappé. Il est au confluent de deux
rivières qui se joignent vers sa partie occidentale et qui, soit avant, soit après leur union, roulent
leurs eaux au fond de précipices escarpés, hauts au moins de cinquante toises, autant que j'en ai
pu juger ; cela fait, qu'on me passe le terme, un spectacle affreusement beau. On voit la mer dans
le lointain, des montagnes escarpées s'élèvent à droite et à gauche, on n'a derrière soi que des bois
qui couvrent une plaine assez étendue. Si l'on continuait à défricher les environs du Réduit, on s'y
procurerait une vue qui n'aurait peut-être pas sa semblable dans l'univers et qui ne serait point du
tout disgracieuse.
La culture du coton réussit assez bien à l'île de France ; on y cultive aussi en quelques
endroits des cannes à sucre. Comme dans les années sèches on éprouve souvent de longues
disettes de pâturages pour les bestiaux, on y a suppléé par une plante qu'ils nomment fatack.
C'est un fort bon pâturage, la feuille ressemble assez à la feuille de notre glaïeula et la plante est
en effet une espèce de gladiolusb. La graine est arrangée sur deux lignes le long d'une feuille ou
d'une espèce de silique, l'autre silique manque ; en conséquence, la graine n'est couverte que d'un
côté ; je n'en ai point vu en fleurs. Plusieurs de ceux qui sont repassés avec moi en Europe avaient
fait des provisions de fatack ; ils se proposaient de multiplier ce pâturage en Bretagne, comptant
par là rendre un service essentiel à leur patrie et je pense qu'ils raisonnaient juste.
Outre les plantes dont j'ai parlées et que l'on peut regarder comme très utiles et même
nécessaires pour la subsistance des habitants et des bestiaux de l'île, elle en produit une infinité
d'autres dont je ne connais point assez les propriétés pour les décrire d'une manière satisfaisante.
J'y ai remarqué des solanum de plusieurs espèces, des aloès-pîtres, des taigétès ou oeillets d'Inde à
fleurs rouges héxapétales, des léonourus des ketmias, plantes dont M. Aublet a enrichi l'île et le
Réduit, des corallodendrum, du bambou, du gros piment ou poivre rouge, du petit piment enragé, un
arbrisseau haut comme un arbre mais très peu gros dont les feuilles ressemblent à celles de
l'acacia, dont les fleurs, monopétales en forme de gueule de loup, sont jaunes et de mille odeurs,
dont la graine, fort petite, est renfermée dans de longues siliques et qu'on m'a dit à Bourbon être
connu sous le nom d'acacia siamois ; une autre espèce d'acacia épineux qu'on m'a dit à Bourbon
être appelé caci ou cassi. J'ai vu à l'île de France des haies composées de cet arbrisseau qui est très
beau, très touffu, haut de sept à huit pieds, feuilles ressemblantes à celles de l'acacia, avec
quelques épines aux branches, fleurs jaunes, en houppe, de la grosseur d'une noisette, sans
pétales à ce qu'il m'a paru mais composées de cent mille étamines, d'une odeur extrêmement
douce, ressemblant, avant qu'elle soit éclose, à la mûre des haies encore verte de manière que j'en
ai d'abord regardé les boutons comme capsules renfermant les graines, ou comme les graines
mêmes, des pistils très nombreux au pied des étamines, autant du moins que je l'ai pu juger. Ces
pistils, après le dessèchement de la fleur ayant beaucoup d'analogie avec des graines de laitue
portent leur barbe ou leur duvet de manière que j'ai encore pris ces pistils pour des graines ; les
graines véritables enfin, sous la forme de petits pois, renfermées ordinairement trois dans une
silique de la longueur et de la grosseur du petit doigt. Un solanum naturel à l'île, feuilles
épineuses, non seulement le long des côtes, mais en plusieurs autres parties de leur contexture,
fleurs bleues, monopétales, companiformes, cinq étamines jaunes autour d'un pistil plus bas que
les étamines, le fond du calice de la fleur hérissé d'épines, fruit d'un beau jaune lorsqu'il est mûr,
de forme presque sphérique, presque de la grosseur d'une pomme d'api, les graines sans nombre,
plates, petites et jaunâtres, arrangées sphériquement dans l'intérieur de la chair à quelque
distance du centre. Une espèce de pois qu'on dit être très dangereux, pris intérieurement, et même
être presque un poison, fleur jaune, monopétale, semblable d'ailleurs à celle des pois communs,
mais d'une très mauvaise odeur ; des cadoques ou bonducs dont j'ai parlé dans la description de
Rodrigue ; des margousiers ou lilas de Perse ; des balisiers du Sénégal ; des ovivaves ou bois à
panier, arbrisseau des branches duquel on se sert en guise d'osier pour faire des paniers et que
l'on pourrait appelé bardane des Indes, vu qu'il ressemble parfaitement à notre bardane, sauf que,
premièrement il est bien plus grand, deuxièmement ses feuilles sont plus petites ; des pommes de
jacquot ou pommes de singe, fruit ainsi nommé parce que les singes ainsi que les rats en sont très
friands. L'arbre qui le produit est assez grand, ses feuilles ressemblent assez à celles de l'olivier, un
peu plus larges cependant à raison de leur longueur et plus arrondies par le bout ; le fruit est de la
grosseur d'une poire de bon-chrétien de taille moyenne tournée en forme de sphéroïde allongé,
percée par l'oeil, vide en dedans, la chair revêtue d'une écorce assez raboteuse en dedans comme
en dehors, les graines ou pépins assez gros et symétriquement arrangés dans toute l'épaisseur de
la chair, à peu près comme ceux de la grenade. Des méniménis, c'est le nom qu'on m'a dit que
portait une plante grimpante absolument desséchée dans la saison où je l'ai vue et dont les graines,
de la grosseur d'un pois, rondes et rouges avec une tâche noire sur le germe, paraissent très
propres à faire des chapelets. Elles sont renfermées dans des siliques qui s'éclatent, ainsi que les
gousses des balsamines, lorsque le fruit est mûr, etc. On le connaît en Afrique et en Amérique sous
le nom de pois de bedeau et il est appelé abuy par les botanistes.
Une partie assez considérable de l'île est couverte de forêts ; la plupart de ces forêts sont
presque impraticables à cause des lianes et des brousailles dont elles sont traversées. Les plus
considérables des bois qui composent ces forêts sont l'ébénier, le faux tacamaca, le faux benjoin, le
bois-puant, le bois d'olive, le bois de cannelle, le bois de natte à grandes et petites feuilles, etc.
J'ai parlé de la plupart à l'article de la description de Rodrigue. Le bois de natte est un bois
rouge très beau et très propre aux ouvrages de menuiserie. Ces arbres, en général, sont très utiles
non seulement pour le travail de la cuisine, mais aussi pour la construction des bâtiments de terre
et de mer. Mais à force d'en employer, leur nombre diminue ; on ignore le moyen de les multiplier.
Quelques-uns vont même jusqu'à dire que ces arbres sont incapables de multiplication. Il faut donc
supposer qu'ils sont là depuis la création et que la loi générale, croissez et multipliez, ne les a point
eu pour objet. Il est du moins certain que les forêts voisines des habitations dépérissent et qu'il y a
quelque apparence de vraisemblance dans ce qu'on m'a dit, que le défaut de bois ne tarderait
peut-être point à faire abandonner la colonie. On a essayé, comme je l'ai dit plus haut, de cultiver
des chênes au Réduit ; ceux que j'y ai vus paraissaient promettre un succès heureux, s'ils ne
trompent point les espérances que l'on en a conçues, ils pourront, dans la suite, dédommager de la
perte des autres bois. L'exploitation des bois est d'ailleurs sujette à mille défauts, on la fait sans
choix, sans loi, sans ménagement. Des personnes auxquelles on donne de très bons honoraires
pour veiller à cette exploitation, ne daignent pas ordinairement y présider, ils ne paraissent que
pour livrer les bois et se les faire payer une seconde fois à très haut prix. Ce n'est point dans cette
seule occasion que la Compagnie paye ou ce qu'elle ne reçoit point, ou ce qui lui appartient
d'ailleurs à plus d'un titre.
J'ai dit plus haut qu'il n'y avait point toujours eu d'animaux quadrupèdes dans cette île ;
ils y ont été transportés d'ailleurs. Les principaux sont les chevaux, les cerfs, dont la chair est d'un
fort bon goût excepté lorsque l'animal est en rut, des boeufs de deux espèces, les uns ayant une
bosse ou une éminence charnue sur l'extrémité du cou entre les deux épaules, les autres
semblables aux boeufs européens, des vaches pareillement des deux espèces, celles qui n'ont point
de bosse étant un peu moins avare de lait que celles qui en ont ; des chèvres, des cabris et des
cochons tant sauvages que domestiques, des moutons, des lièvres, etc. Outre les boeufs vivants
qu'on amène de Madagascar, on apporte aussi du boeuf salé de la même île ; mais je doute qu'on
en expose en vente, tout est consumé pour la garnison, pour les Noirs de la Compagnie, etc. Il n'y a
point d'ailleurs de boucheries ; le boeuf, le veau, le mouton ne paraissent que sur les meilleures
tables ; le commun des colons vit de cabris, de volailles et de gibier. La chasse m'a paru fort
générale.
Le beurre est très rare et très cher, aussi a-t-on permis l'usage du saindoux en guise de
beurre, aux jours d'abstinence ; c'est sans doute ce qui a donné occasion d'appeler le sain-doux,
beurre de cochon.
Les oiseaux sont à peu près les mêmes qu'à Rodrigue : on y voit des perdrix de trois
espèces dont le goût est assez approchant de celui de nos perdrix grises. Toutes les trois espèces
ont des cris différents qui n'ont aucun rapport avec celui de nos perdrix. On trouve aussi des
perroquets de différentes espèces, des pintades, des chauves-souris aussi grosses qu'à Rodrigue,
d'autres qui ressemblent aux nôtres et dont on ne mange pas.
Depuis que l'île est peuplée d'hommes, elle est dépeuplée de tortues de terre, mais on en
pêche quelques-unes de mer. Les rivières et la mer sont assez poissonneuses. Les huîtres ne sont
pas jaunes comme à Rodrigue, elles sont plutôt noires, ou du moins elles le paraissent, à cause de
la couleur intérieure de leur écaille ; il y en a de différentes espèces. J'ai mangé des sardines
auxquelles j'ai trouvé la taille, la figure et presque le goût des sardines de Poitou ; il y en a d'une
seconde espèce beaucoup plus commune, mais fort inférieure en bonté à la première. Les autres
poissons de cette mer et des rivières qui s'y rendent sont presque les mêmes que ceux de Rodrigue,
cependant on n'y voit jamais de pêches-madame, comme je l'ai dit plus haut. On y pêche aussi
quelquefois des lamentins.
J'ai envisagé l'île de France par ses beaux côtés ; je ne commencerai point le détail de ses
fléaux par les maladies épidémiques ou endémiques qui peuvent y régner, je n'en connais aucune.
Les ouragans dont j'ai parlé plus haut occasionnent ordinairement beaucoup de frayeur et peu de
mal réel.
Les singes font beaucoup de torts aux jardins et aux plantations ; cependant, comme cet
animal ne court point la nuit, on se défend de ses ravages avec un peu de vigilance. Les rats et les
souris choisissent au contraire le temps de la nuit pour faire leurs déprédations ; pour s'en
garantir, on entoure les champs de pièges qu'un Noir est chargé de visiter et de relever de temps en
temps. La moindre négligence à cet égard est souvent punie par la perte d'une récolte sur laquelle
on avait fondé les espérances les plus flatteuses. Les ravages occasionnés par les sauterelles sont
plus grands que ceux des rats. Lorsqu'une nuée de sauterelles approche d'une habitation, rien
n'égale la vigilance des colons, tout est mis en oeuvre pour écarter l'ennemi ; le danger est-il
éloigné, on ne pense à rien qu'à se précautionner contre son retour. J'ai vu des champs ravagés par
cet insecte, il ne paraissait point qu'ils eussent jamais été ensemencés. La sauterelle de l'île de
France ressemble en bien des points à la nôtre, elle est plus grosse, ses pattes de derrière sont
armées, ainsi que les jambes, de pointes ou d'aiguillons qui les font ressembler à des scies ; elle
vole assez loin et perche sur les branches d'arbres et d'arbrisseaux. Les cousins ou maringouins
sont connus à l'île de France sous le nom de moustiques ; ils sont un peu plus gros que les nôtres
et leur piqûre passe pour être plus sensible. Je ne l'ai point ressentie directement, mais j'en ai été
marqué presque tout le temps que j'ai été en cette île. Les vitres des fenêtres y sont peu
communes, on y substitue des espèces de treillis qui permettent à l'air extérieur de rafraîchir la
chambre, mais qui donnent une libre entrée aux moustiques. Pour éviter la piqûre de cet insecte,
sans préjudice du rafraîchissement que l'air peut produire, on entoure le lit d'une espèce de tente
de gaze légère à laquelle on donne en conséquence le nom de moustiquaire. Je n'avais point été
prévenu sur cet usage ; j'eus bientôt le corps couvert de boutons qu'on attribua à la piqûre des
moustiques, mais qui pouvaient aussi provenir de la chaleur du climat. Tout européen arrivant à
l'île de France doit un tribut de quinze jours aux moustiques ; passé ce temps, ces insectes le
laissent en repos. Je rapporte ceci comme m'ayant été attesté par mille personnes, mais je ne le
garantis point.
Je ne parle point des scorpions, des millepieds, des cancrelats, des fourmis, des guêpes,
des grillons, des chenilles et de mille autres insectes. Il est temps de parler des hommes.
On compte environ seize mille habitants sur l'île dont les trois quart sont Noirs. Le tout est
divisé seulement en trois paroisses, celle du Camp ou de Port-Louis, celle de Pamplemousse, dont
l'église presque entièrement isolée, est à deux bonnes lieues au nord du Camp et celle du
Grand-Port. Il y a un grand chemin, assez bien entretenu, qui facilite la communication des deux
ports et qui ne passe pas bien loin de Pamplemousse. Outre ces trois paroisses, il y a plusieurs
endroits assez peuplés. Flac est un assez gros lieu au nord-est de l'île, sur la côte, dépendant de la
paroisse de Pamplemousse dont il est distant de 5 lieues, étant d'ailleurs à 7 lieues du grand port.
Son nom de Flac est hollandais, il signifie plat, le terrain est plat et uni aux environs de ce village.
C'était le lieu le plus habité de l'île lorsque les Hollandais en étaient en possession ; le jardin de la
Compagnie y était situé. A deux lieues au sud du camp, il y a des plaines hautes, assez vastes et
très peuplées, on les appelle plaines de Vilaime ou d'Uvilaime. La vraie orthographe serait Willelm
[10] ce nom tirant, dit-on, son origine de celui d'un Hollandais nommé Willelm ou Guillaume, que
les Français trouvèrent dans ces plaines lorsqu'ils prirent possession de l'île en 1721. Les plaines
d'Uvilaime sont au voisinage du Réduit, elles sont bien cultivées et assez fertiles, mais on dit qu'on
en fait trop travailler la terre. Vers l'ouest ou le sud-ouest de ces plaines, est une peuplade assez
considérable à laquelle on a donné le nom de Moka, parce qu'on y avait d'abord semé du café
originaire de Moka, en Arabie. On a depuis renoncé aux espérances qu'on avait d'abord conçues de
cette nouvelle plantation.
A une demi-lieue environ de Pamplemousse, vers l'ouest ou le sud-ouest, est l'habitation
de M. Ermance, entrepreneur des forges de fer de l'île [11] . Ce fer, en temps de paix, est une
branche de commerce assez considérable. Près des forges on voit deux files très longues de
paillotes destinées au logement d'environ neuf cents Noirs, employés au travail des forges. Outre
ces endroits principaux, il y a plusieurs autres habitations répandues dans tous les quartiers de
l'île.
Sept prêtres de la Congrégation de la Mission dite des Lazaristes, sont chargés de toute la
moisson spirituelle de cette île : trois sont établis au Port-Louis, deux à Pamplemousse, deux au
Grand-Port. Leur assiduité à remplir les fonctions du Saint-Ministère, la régularité de leurs moeurs,
leur désintéressement, leur charité, l'étendue de leur zèle, mille autres qualités de l'esprit et du
coeur, les font généralement aimer et estimer. Mais ils ont bien de la besogne : il leur faut une
santé à l'épreuve pour y résister.
M. Desforges, gouverneur de l'île, se proposait d'y faire établir à la paix trois nouvelles
paroisses, à Flac, aux plaines d'Uvilaime et à Moka, et d'augmenter jusqu'à six le nombre de ceux
qui desservent la paroisse du Camp.
Le Port-Louis ou le Camp est le chef-lieu de l'île : c'est le port le plus fréquenté ; c'est la
résidence du gouverneur et du Conseil souverain. Le gouverneur était autrefois nommé par la
Compagnie ; cette disposition a paru, durant la dernière guerre sujette à des inconvénients que la
Cour n'a pas cru devoir négliger. Il y avait dans l'île trois autorités indépendantes et comme
jalouses l'une de l'autre. On s'était persuadé que le désir de protéger et de conserver nos colonies
dans l'Inde exigeait qu'on y envoyât une escadre des vaisseaux de Sa Majesté : depuis trois ans,
cette escadre avait séjourné presque continuellement à l'île de France. Le régiment de Cambrésis y
avait été pareillement envoyé pour la défendre en cas d'attaque [12] ; la Compagnie y entretenait
d'ailleurs une garnison assez nombreuse, ainsi que plusieurs vaisseaux destinés à agir de concert
avec ceux du Roi, et commandés par des officiers nommés par elle. Les lois, l'usage, le bon sens
même ne permettaient point que les officiers de terre et de mer de Sa Majesté fussent soumis à
l'autorité de ceux qui étaient censés officiers de la Compagnie. On convenait assez généralement de
ce principe, mais quelques jeunes officiers du Roi pouvaient lui donner trop d'étendue : on en a
accusé quelques-uns de l'avoir porté jusqu'à mépriser hautement les officiers de la Compagnie dont
plusieurs étaient honorés de la croix de Saint-Louis, et jusqu'à autoriser même des insultes faites à
ceux-ci par les plus vils matelots de la marine royale. Quelques-uns furent enlevés par des coups de
soleil ; c'est le nom dont on s'avise de pallier le genre de mort de ceux qui périssaient dans les
fréquents duels que la mésintelligence occasionnait. Les autres, retenus par leurs chefs, devinrent
plus sages. Si l'on ne parvint point à s'aimer, on commença du moins à se traiter avec politesse.
Mais l'autorité restait toujours divisée.
Le chef de l'escadre exerçait dans le port un pouvoir absolu, même sur les vaisseaux de la
Compagnie.
Le gouverneur était censé donner les ordres à terre ; en cas d'attaque, le colonel du
régiment de Cambrésis se serait appropriée dans l'île une autorité souveraine. Tel était l'état des
choses en mai 1761.
Une autorité si divisée ne pouvait se soutenir ; on en fut informé en Cour, on y remédia. Le
Roi retira ses Vaisseaux et ceux qui les commandaient ; M. de Saint-Georges [13] , chevalier de
Saint-Louis, officier de la Compagnie, généralement estimé pour son intelligence, sa valeur, sa
probité, sa droiture, fut nommé chef d'escadre et eut le commandement du port. On expédia au
gouverneur de l'île un brevet de gouverneur et commandant pour le Roi, il concentra ainsi en lui
toute l'autorité. Les officiers du régiment de Cambrésis se ressouvenaient toujours que M.
Desforges n'avait jamais commandé les troupes du Roi, mais la prévention qu'une telle idée pouvait
faire naître en leur esprit n'aurait jamais contrebalancé la parfaite soumission dont ils faisaient
profession pour les ordres souverains de leur Prince. De ce côté on se préparait donc à faire une
vigoureuse défense en cas d'attaque, on visitait les fortifications de l'île, on les réparait, on en
construisait de nouvelles.
Le Conseil souverain de l'île de France est composé de cinq ou six conseillers, outre un
procureur du Roi, le gouverneur y préside. Les lois sur lesquelles ce tribunal dirige ses jugements
sont très sages, on se plaint qu'elles ne sont pas toujours exécutées, on accuse même
quelques-uns de ceux qui devraient montrer l'exemple d'être les premiers à les enfreindre. On était
alors occupé principalement des préparatifs nécessaires à la défense de l'île ; on craignait en
quelque sorte moins les forces de l'ennemi, que la famine qui pouvait être occasionnée par
l'investissement de l'île. Le départ de la marine du Roi laissait une charge de moins, mais on
doutait cependant s'il y avait assez de provisions pour en entretenir les habitants durant deux
mois. On avait fait partir quelques vaisseaux pour faire des provisions de riz à Madagascar et, pour
ne pas multiplier les bouches inutiles, on défendit en même temps tout commerce extérieur des
esclaves. L'appât du gain faisait négliger la défense. On achetait des Noirs à Madagascar ; on
prenait pour revenir des routes détournées et inconnues, soit pour cacher sa marche, soit pour
déposer les Noirs en lieu sûr en attendant qu'on pût les faire entrer commodément. C'est peut-être
à ce manège qu'on a dû la perte de quelques-uns de ces vaisseaux et de toute leur cargaison.
Il y a de vastes magasins où l'on dépose tout ce que la Compagnie envoie de France ou ce
que le gouverneur juge à propos de faire acheter au dehors pour la subsistance des habitants. Le
gouverneur, les conseillers, les officiers, les soldats, les prêtres des paroisses, etc., ont droit de
prendre de ces magasins ce qui leur est nécessaire en payant les marchandises au prix de leur
achat ; c'est ce qu'on appelle prix de la Compagnie. On doit même fournir gratis à plusieurs une
certaine quantité de ces provisions, selon qu'on en est convenu avec eux ; cela leur tient lieu d'une
partie des honoraires que leurs services méritent. Quelques-uns de ceux qui ont ces droits se sont
considérablement enrichis. On assure que leur recette a été de tirer des magasins beaucoup plus
qu'ils n'en devaient naturellement prendre, et de vendre le trop à des prix exorbitants. L'état actuel
où était la monnaie de l'île devait faciliter beaucoup cette nouvelle espèce de commerce.
La piastre gourde d'Espagne, laquelle revient à 105 ou 106 sous de notre monnaie, et ses
parties sont presque la seule monnaie européenne qui ait cours dans les Indes et par conséquent à
l'île de France. Nos écus de six livres commencent cependant à s'y introduire, mais sur le pied de la
piastre seulement. La piastre, selon la loi, ne vaut à l'île de France que trois livres douze sous ;
convertie en lettres de change sur la Compagnie, elle reprend sa véritable valeur. C'est une
déposition que l'on a cru utile pour favoriser le commerce. Dans la même vue, on a répandu dans
l'île un certain nombre de billets, depuis 25 sous jusqu'à mille livres, à ce que je crois, de valeur ;
ces billets, avant la dernière guerre, étaient préférés à l'argent. Le nombre de piastres effectives
ayant diminué depuis par l'exportation nécessaire à l'approvisionnement de l'île, et par la difficulté
de l'importation que la Compagnie avait soin d'y faire faire annuellement, le Conseil souverain de
l'île a jugé à propos de multiplier les billets : ils ont commencé à être moins estimés. Les troupes
du roi tant de terre que de mer ont exigé d'être payées en argent effectif. Le prix des billets a
tellement diminué que j'ai vu donner quinze francs en papiers pour une piastre effective ou pour
[3#12s] [14] en argent. Il était trop facile d'abuser de cet état des choses pour se persuader que
personne n'y aura pensé. On recevait aux magasins les billets à leur véritable taux. On achetait
donc une paire de souliers pour une piastre ou pour [3# 12s] en papiers, c'était le prix de la
Compagnie ; on se croyait exempt de tout reproche en le revendant au même prix en argent ; pour
cet argent on acquérait 15 francs en papier et ces 15 francs en billets valaient [22 #] en lettres de
change sur la Compagnie. Voilà ce qu'on pouvait faire. Je ne dis pas qu'on le fit ; plusieurs étaient
soupçonnés de pis, mais l'île de France n'a pas sans doute le privilège de ne connaître ni la
calomnie, ni les jugements téméraires.
Le discrédit des billets et la difficulté de recevoir des provisions d'Europe tenaient les vivres
à un prix excessif. La bouteille de vin de Bordeaux se vendait à [15 #] et la livre de beurre à [7 ou
8#] ; les autres denrées étaient chères à proportion. Les vaisseaux qui arrivèrent d'Europe en avril
et mai ne remédièrent pas sensiblement à cette cherté ; la plupart de leur cargaison était pour le
compte de la Compagnie, devait suffire à peine pour l'entretien des principaux de l'île et des
troupes. Le peu qui pouvait se répandre dans le public était bientôt enlevé par les plus riches ;
ceux-ci tenaient la main pour entretenir le tout à des prix exorbitants.
Il s'en faut de beaucoup que l'île se suffise à elle-même pour la nourriture de ses habitants
; il n'est donc point étonnant que la suppression du commerce entraîne le danger de la famine :
mais si ce danger ne s'évanouissait pas entièrement, il deviendrait beaucoup moindre par
l'observation exacte des engagements que les colons ont contracté envers la Compagnie. La
Compagnie leur a cédé du terrain ; elle leur a fait même des avances considérables pour les mettre
en état de le cultiver, elle a exigé d'eux qu'ils s'adonnassent sérieusement à cette culture de
manière qu'ils pussent récolter assez de grains pour s'entretenir eux et leurs Noirs, et même pour
faire porter tous les ans aux magasins de la Compagnie une certaine quantité de grains à un prix
convenu. Voilà ce qu'on m'a assuré qu'on devait faire, mais c'est assurément ce que l'on ne fait pas.
Les colons sont presque tous des Européens qui se sont transportés à l'île de France dans la vue de
s'enrichir, il en est peu qui ne se proposent de retourner en Europe dès qu'ils auront atteint cet
unique but de leur désir. L'exemple de ceux qui leur vendent leur habitation est un puissant
aiguillon qui les anime à se mettre bientôt en état de la revendre eux-mêmes. Ainsi l'on peut dire
que la colonie en général n'est pas composée de gens riches, mais de gens qui aspirent à le devenir
bientôt. Il est naturel que l'intérêt personnel soit la seule loi qui dirige les actions de tels colons,
qu'il soit l'unique Dieu auquel tout doit être sacrifié. En effet, la culture des terres est dirigée selon
le plan de l'intérêt personnel, les engagements contractés avec la Compagnie sont parfaitement
oubliés ; on substitue au blé, au riz, aux grains, les plus nécessaires des fruits et des légumes
qu'on sent devoir être vendu avantageusement au bazara du Camp. On compte soit directement,
soit indirectement sur les magasins de la Compagnie pour le riz nécessaire à l'entretien des
esclaves, et si cette réserve vient à manquer, on les nourrit de paille, on les laisse nus, on les force
à devenir marronsb, ou si la crainte les retient, quels fonds peut-on faire sur de tels esclaves en cas
que l'île vienne à être attaquée ?
J'ai entendu dire à l'île de France que la Compagnie était une bonne mère, qui nourrit
bien ses enfants, ne pourrais-je pas ajouter que la Compagnie a de biens mauvais enfants qui
volent leur mère et la laissent périr de faim ? Le luxe, la débauche, l'irréligion se sont d'ailleurs
introduits à l'île de France à un degré qu'il serait difficile d'imaginer.
Les Noirs de l'île de France sont de différente origine : il y en a de Guinée, de la côte de
Malabar, de Malais, de Lascars [15] , etc. ; le plus grand nombre est de l'île de Madagascar. Il y en
a parmi eux quelques-uns de libres, ils se louent à la Compagnie et se retirent quand ils le jugent à
propos. De ces Noirs libres, la plus distinguée est sans doute la Reine Bétis [16] , fille du Roi et de la
Reine de Fowelpointe ou, selon la prononciation la plus usitée, de Foulepointe en l'île de
Madagascar. Elle avait hérité du chef de sa mère de l'île Sainte-Marie qu'elle avait cédée aux
Français. On s'y était en effet établi, mais les maladies et la mort de presque tous ceux qui étaient
employés ont forcé d'abandonner bientôt cet établissement. La reine Bétis prétendait aussi à la
succession de son père ; son frère, Jean Hart, fils du Roi et non de la Reine, se présenta pour
succéder en qualité de mâle ; leur loi, disait-il, leur permettait la pluralité des femmes, une seule
était déclarée Reine, mais il ne s'ensuivait pas que les enfants des autres femmes fussent
illégitimes. Les Français reconnaissants se déclarèrent d'abord pour Bétis ; tout cependant
mûrement examiné, le Conseil de l'île de France décida sagement qu'il fallait reconnaître Jean Hart
qui était déjà en possession et lui demander son amitié. Jean Hart l'a promis et a tenu parole. La
Reine Bétis demanda à être transportée à l'île de France, ce qui lui fut accordé. Un officier s'est mis
depuis en tête de l'épouser, on ne le lui a pas permis jusqu'à présent tant parce que la loi défend
ces alliances de Blancs et de Noirs, que pour ne pas mettre cet officier dans l'occasion de faire valoir
les droits de sa femme sur Foulepointe, et de nous brouiller avec notre bon ami Jean Hart dont les
procédés ne nous sont pas indifférents. La Reine Bétis vit retirée à l'habitation de l'officier qui a
voulu l'épouser.
Pour contenir les Noirs esclaves dans le respect qu'ils doivent à leurs maîtres, et peut-être
aussi pour leur persuader qu'ils sont d'une nature inférieure à la nôtre, on a établi une suite
d'ordonnances que l'on appelle le Code Noir [17] . Suivant un article de ce code [18] , un Noir
quelconque qui aura porté la main sur un Blanc, est puni de mort ; un Blanc qui aura battu
injustement et avec violence un Noir, même libre, ne sera pas soumis à des peines aussi sévères.
L'exécuteur de la haute Justice est un Noir condamné jadis à la potence ; on lui accorda sa grâce à
condition qu'il ferait le métier de bourreau ; il s'en acquitte, dit-on, avec zèle et intelligence. On
condamne quelquefois aux galères, mais comme il n'y a point de galères dans le port, on y
substitue d'autres exercices non moins pénibles, tels que de traîner des pierres dans des
brouettes, etc. Les malheureux qui sont le plus exposés au Code Noir sont les Noirs marrons ; c'est
le nom qu'on donne aux Noirs fugitifs. Lorsqu'un Noir est dans le cas, son maître est obligé de le
déclarer sous l'espace d'un mois, autrement il perd tout droit sur cet esclave. Tous, jusqu'aux
esclaves mêmes, ont droit de saisir un Noir marron partout où ils le rencontrent : s'ils ne peuvent le
prendre vif, ils sont autorisés à le tuer ; en représentant sa main droite, ils sont récompensés. On
prend cependant des précautions pour empêcher qu'ils ne s'égorgent l'un l'autre. La récompense
pour un marron repris est, je pense, de dix écus. Un marron pris armé est pendu sans rémission ;
les marrons en conséquence, se laissent rarement surprendre en armes. S'il est arrêté désarmé, il
est marqué et on lui coupe un morceau de l'oreille droite pour le reconnaître ; la seconde fois on lui
coupe le nerf du jarret droit pour le rendre moins dispos à une troisième fuite dont la potence
serait le prix. Plusieurs maîtres ont l'humanité de céler durant quelques temps la fuite de leurs
esclaves ; si ceux-ci reviennent d'eux-mêmes, ce qui est arrivé à quelques-uns qui n'ont pris la fuite
que par compagnie, ils en sont quittes pour quelque punition domestique et cette escapade n'entre
point en ligne de compte. S'ils sont pris, les maîtres peuvent les réclamer comme fugitifs depuis
très peu de jour et obtenir leur grâce. Une fuite qui est prouvée avoir duré un mois n'est
susceptible d'aucune rémission. Les marrons se retirent ordinairement dans les forêts où ils vivent
de ce qu'ils peuvent rencontrer et quelquefois mieux que chez les maîtres qu'ils ont abandonnés.
La faim leur fait souvent quitter leur retraite, ils se répandent dans les campagnes pour voler, ils
ont même quelquefois l'audace de paraître au bazar. Ils ne veulent que peu ou point de femmes
parmi eux, elles retarderaient leur fuite, elles pourraient même contribuer ou directement ou
indirectement, à faire découvrir leur retraite. On estimait en 1761 qu'ils pouvaient être au nombre
de huit cents. Ils ont quelquefois détaché des canots dans lesquels ils se sont embarqués,
s'abandonnant à la merci des eaux, espérant que le courant les porteraient à Madagascar, leur
patrie. Quelques-uns ont réussi en partie ; le courant les a portés à Madagascar, mais comme cette
île est partagée en mille petits royaumes, la fortune ne les a pas favorisés jusqu'à les faire aborder
sur les côtes de leur propre royaume, ils sont tombés entre les mains de leurs ennemis, ont été
réduits en esclavage et revendus à des Français.
Il y avait à l'île de France une soixantaine de chinois qui y avaient été amenés par le brave
comte d'Estaing au retour de son expédition des Indes. L'intention était d'engager les chinois, par
le bon traitement qu'on ferait à ceux-ci, de venir fréquenter nos îles et d'en améliorer le commerce
par leur industrie. On les nourrissait bien, et depuis sept à huit mois qu'ils étaient dans l'île, ils
n'avaient encore rien entrepris. Nous avons laissé M. Desforges dans la résolution de leur couper
les vivres s'ils ne veulent point travailler. Ils auront eu le choix du genre de travail et, s'ils ont pris
une résolution satisfaisante, on a dû leur garantir que, durant six ans il ne leur manquerait rien,
qu'au bout de ce temps, ils seraient libres de s'en aller, que les vaisseaux de la Compagnie seraient
à leur disposition pour les reconduire chez eux ou partout où ils jugeraient à propos dans les Indes.
Je reprends le fil de mon journal.
RELATION DE CE QUI NOUS EST ARRIVE A L'ILE DE FRANCE
Nous mîmes pied à terre le 12 septembre entre deux et trois heures du soir. Nous fûmes
aussitôt rendre visite à M. Desforges-Boucher gouverneur ; le devoir seul ne nous guida point,
l'inclination s'en mêlait aussi. Ce chef de la colonie est généralement estimé pour sa probité, sa
droiture, sa générosité, son désintéressement, ses lumières, etc. Madame de Brain, sa soeur, fait
les honneurs du gouvernement avec toute la politesse et toutes les grâces possibles. M. Desforges
nous fit donner un appartement près du rempart et nous somma d'accepter sa table, durant tout le
temps que nous avions à passer dans l'île.
Le Boulogne est parti le même jour pour la France.
Le 13 et 14, j'ai rendu des visites et je me suis promené aux environs du Camp.
Le 15 le Fortuné est arrivé de Madagascar sans avoir pu joindre la Baleine, il a tranché en
entrant ; on a envoyé tous les canots du port pour le décharger, on est venu à bout de le remettre à
flot. Le vaisseau la Gloire, chargé de quatre cent milliers de riz, a péri dans la baie d'Anton-Gil, sur
la côte de Madagascar, avec toute sa cargaison. C'est une perte considérable pour l'île de France ;
tout l'équipage s'est sauvé grâce à la bonne amitié et au zèle des habitants de la côte voisine.
Le 17, M. Aublet nous a conduits au Réduit ; j'ai fait ci-dessus la description de cette
maison de plaisance.
Le 19, j'ai déposé au greffe du Conseil un acte de plainte contre le Sieur Robert-Fletcher ; il
s'adresse à l'amirauté d'Angleterre, j'y réclame la Mignonne comme illégitimement prise. Je compte
faire partir cet acte par l'Adour [19] et le porter moi-même sur ce dernier vaisseau, sur lequel il est
décidé que je dois partir.
L'Adour est parti le 21 pour la France, chargé de près de trente passagers. On quitte à force
l'île de France ; on n'y entrevoit plus que des coups à gagner. Ce n'est pas cependant là le motif qui
nous prive du courageux comte d'Estaing ; il part sur l'Adour pour Bourbon ; de Bourbon il
retournera en France sur le Boulogne. Le sieur Aublet est aussi un des passagers de l'Adour. Je
crois ce naturaliste-chimiste honnête et intelligent, mais il est trop sincère ; toute vérité lui pèse, il
la répand partout ; et toute vérité, selon le proverbe, n'est pas bonne à dire. Il s'est fait presque
autant d'ennemis à l'île de France qu'il y a d'habitants.
Le 22, M. Gaumont, un de mes compagnons d'infortune à l'île Rodrigue, a été marié dans
l'Eglise paroissiale : j'ai fait la cérémonie du mariage.
Le 23, M. le comte de Chemillé, chez lequel j'avais dîné avec M. de Saint-Jean, m'a fait voir
la terre tremblante dont j'ai parlé ci-dessus.
Le 24 j'ai été rendre visite à M. Meyrac, lieutenant des vaisseaux de la Compagnie,
capitaine du Boutin. C'est un périgourdin absolu dans ses volontés, haut avec ses inférieurs,
ennemi décidé de tout conseil. Il a d'ailleurs des bonnes qualités ; nous avons assez bien vécu
ensemble jusqu'au jour de notre prise.
Le Saint-Charles est arrivé le même jour avec la cargaison de 86 milliers de riz.
Le 25 la corvette la Modeste de Bourbon a passé par ici pour ramener quelques parties de
l'équipage de la Gloire, entre autres son capitaine. Les officiers de la Modeste ont rapporté qu'ils
avaient vu sur la côte de Madagascar beaucoup de débris d'un navire brûlé. On craint que ce ne
soient les débris de la frégate l'Utile [20] qu'on sait être partie depuis longtemps de Madagascar et
dont on n'a point de nouvelles.
Le Fortuné, commandé par M. de Surville, et la frégate la Sylphide commandée par M.
Roche [21] , sont partis le 26 au soir pour une expédition secrète alors ; on a su depuis qu'ils
devaient se croiser aux environs de Rodrigue et observer ce qui se passerait au voisinage de cette
île.
M. de Meyrac m'a rendu visite le 28.
On a assuré que le 4 d'octobre on avait vu un gros vaisseau au sud du grand port ; on n'a
pu asseoir aucune conjecture solide sur la destination de ce vaisseau.
Le 8, je suis parti après dîner pour Pamplemousse avec M. Le Borgne, curé du Port-louis et
M. Thuillier. Le pays est découvert et cultivé ; les montagnes ne paraissent que dans le lointain. Je
croyais être en France. Nous avons été très bien reçus par M. Dantin, curé de Pamplemousse.
Le 9, après dîner, nous sommes partis pour retourner au Camp en passant par les forges
de M. Ermance, par d'autres habitations, et par la baie du Tombeau. M. de Ranger, ingénieur, un
de nos compagnons de voyage sur le d'Argenson, était alors occupé à mettre en état toutes les
fortifications de cette côte. Il y avait là trop à voir ; un pont solide sur des pilotis de 30 pieds
d'élévation dont 14 en terre et 13 dans l'eau, des redoutes, des batteries de canon, ou construites
de nouveau ou améliorées, des chemins dans des bois qui semblaient impraticables, etc. A la nuit
nous étions à une demi-lieue au-delà du Tombeau, à une lieue et demie du Camp. Nous avons
soupé, couché chez M. de Ranger. Nous sommes retournés au camp le 10 matin.
Le 13 et et les jours suivants ont été employés à rendre et à recevoir des visites d'adieu et à
faire les préparatifs du départ.
Le 17, transport de tous nos effets à bord non sans quelque diminution : ils n'ont jamais
été transportés, d'un lieu à un autre, sans qu'il y en ait en quelque partie plus ou moins
considérable de détournée. Pour cette fois-ci, j'ai principalement regretté un de mes thermomètres.
3 heures du soir, nous nous sommes transportés nous-mêmes à bord du Boutin, frégate d'environ
500 tonneaux, et 22 pièces de canon de 6 livres de balle ; capitaine, le sieur Antoine Mérac. A 5
heures nous avons appareillé par un vent d'ESE ou SE 1/4 E assez mou d'abord ; il a fraîchi peu
après, mais pas pour longtemps. A 6 heures, nous étions à 2 lieues au NO du port. Durant la nuit
nous avons gouverné de l'O 1/4 NO à l'OSO, par un vent faible de SE. Pluie par intervalles.
Le 18, au jour, le vent a fraîchi, beau temps, belle mer, vents de l'ESE au SSE. A 10 heures
du matin, nous estimions avoir fait depuis hier à 6 heures du soir, 25 lieues à l'O 6° 15' S. Nous
avons eu alors connaissance de la pointe sud de l'île de Bourbon. Elle nous restait au SO 1/4 O à la
distance de 10 à 11 lieues. La partie orientale de l'île avait été découverte dès 7 heures. Cette île
présente un aspect plus gracieux que celles de Rodrigue et de France. Je n'ai pu découvrir aucun
signe du volcan. Nous avons fait à temps nos signaux de reconnaissance. A 5 heures et demie,
étant à 1 lieue 1/2 environ de Saint-Denis que nous avions, selon le compas, à l'OSO 2 degrés S ;
M. Mérac a fait mettre en panne et a envoyé le canot à terre sous la conduite de M. le Brun,
premier lieutenant. La commission a beaucoup déplu à celui-ci ; on pouvait certainement
approcher beaucoup plus de la terre. M. le Brun trouvait de l'indécence, de la cruauté même à
exposer gratuitement un honnête homme dans un canot pour faire, de nuit, sur une mer agitée,
un trajet d'une lieue et demie. La mer, en effet, était agitée, et d'ailleurs il était impossible que le
canot repartît de Saint-Denis avant la nuit fermée. Nous descendîmes aussi dans le canot, M.
Thuillier et moi, dans le dessein de présenter nos devoirs à M. le Gouverneur, et de rester un ou
deux jours à Saint-Denis. M. Bouvet m'y retint plus longtemps que je ne comptais. Je n'avais point
descendu mon thermomètre : c'est la cause de l'interruption que l'on a pu remarquer ci-dessus
dans la table des hauteurs du thermomètre.
L'abord de Saint-Denis est peut-être unique en son espèce, il n'y a point de port, ce n'est
qu'une rade. La mer brise avec force sur le rivage ; les canots ne peuvent approcher. Un pont de
bois [22] appuyé sur terre par une de ses extrémités, s'avance en mer, et son autre extrémité est
suspendue en l'air par des chaînes et des leviers dont la force est assez artistement ménagée. De
cette extrémité pend une échelle de corde de 15 à 18 pieds de hauteur ; elle ne touche pas l'eau.
Le canot avance sous l'extrémité du pont, vu le mouvement continuel que l'eau lui imprime, il faut
un peu d'adresse pour saisir les montants de l'échelle en même temps qu'on met le pied sur le
premier échelon ; il est facile d'ailleurs de s'imaginer que, tant que l'on monte, le poids du corps
fait balancer l'échelle en avant et en arrière. M.M. Le Brun et Thuillier montèrent courageusement ;
je n'osai les imiter. On a coutume de descendre un fauteuil pour hisser les personnes de quelque
considération. Je me vis pour cette fois en droit de faire l'homme d'importance. Je détaillai mes
titres et je demandai le fauteuil. Ma demande, portée à M. le Gouverneur, fut gracieusement
octroyée. Après cinq ou six vibrations entre le ciel et l'eau, j'arrivai heureusement en fauteuil à
Saint-Denis.
[1] En 1598 les Provinces Unies des Pays-Bas développent leur flotte et créent la “Compagnie des
Pays lointains”. Dans la même année, lors d'une expédition, une tempête disperse une flotte
hollandaise à la hauteur du Cap de Bonne-Espérance : cinq navires commandés par Wybrant van
Warwyck arrivent en vue de l'île de France le 17 septembre 1598 et la baptisent île Maurice un
hommage au stathouder Maurice de Nassan.
a Recueil des Voyages de la Compagnie des Indes. Orient à Rouen 1725. Tome 2 p. 160.
[2] Le 1er janvier 1607 Cornélius Matelief de Jongh accoste à Maurice avec onze vaisseaux
hollandais ; les deux autres vaisseaux qu'il y trouva ancrés étaient conduits par l'amiral hollandais
Vander Nagen.
b ibid., tome 6 p. 257.
[3] Dom Joseph Vaissette (1685-1756), bénédictin de la Congrégation de Saint-Maur, est l'auteur,
entre autres, d'une Géographie historique, ecclésiastique et civile, ou description de toutes les parties
du globe terrestre (1755, 12 vol.).
[4] En réalité les Hollandais avaient abandonné l'île Maurice en février 1710. La prise de possession
de Garnier du Fongeray (1721) avait été précédée, six ans plus tôt, d'une démarche similaire de
Dufresne d'Arsel (1715), dont on avait apparemment oublié l'existence. La colonisation effective de
l'île ne débuta toutefois qu'en avril 1722, avec la petite expédition dirigée par l'ingénieur Denyon.
[5] L'île de France est située à 990 km de Madagascar. Elle fait effectivement environ 62 km. de long
et 47 km. de large et occupe une surface de 1850 km2 ; elle possède 160 km de côtes.
[6] Soit environ 826 m. Il s'agit du Piton de la Rivière Noire, ou Pieter-Both.
a Je mets dit-on parce qu'on me l'a dit, mais je crois pouvoir en douter.
[7] Le pois du Cap, le voème, l'ambérique et l'ambrevade servaient anciennement de plantes de
couverture ou de fourrage pour les bestiaux. Elles sont plus ou moins abandonnées.
[8] Suivant l'exemple de Labourdonnais qui avait construit le domaine de “Momplaisir” dans le
quartier des Pamplemousses, Barthélémy Pierre David fit construire en 1746, dans la région de
Moka, une sorte de château-fort nommé le “Réduit”. Ce domaine a été modifié et agrandi par La
Brillance en 1778 et devint la résidence de prédilection de tous les gouverneurs de l'île de France.
[9] Jean Baptiste Fusée-Aublet (1720-1778), fut envoyé à titre de botaniste et de premier
apothicaire-compositeur de la Compagnie des Indes à l'île de France en 1753 afin d'y établir une
pharmacie et un jardin botanique.
On lui a reproché d'avoir contrecarré le projet de Pierre Poivre qui consistait à doter les îles de
plantes à épices telles que le muscadier et le giroflier jusqu'alors monopole hollandais, on l'a même
accusé d'avoir arrosé à l'eau bouillante les précieux plants dont il était chargé d'assurer la
croissance.
Ses démêlés avec Poivre et avec Charpentier de Cossigny sont restés célèbres, autant que la
dissipation de ses mœurs (il se vantait, paraît-il, d'avoir laissé plus de 300 enfants naturels dans les
pays qu'il avait visités).
Il quitta l'île de France en 1761 à bord du même navire que Pingré, ainsi qu'on le verra plus loin.
Envoyé en Guyane, il en rapporta un monumental ouvragé sur les plantes de la Guyane (1175, 4
volumes).
a gramen.
b sabsab selon M. Adanson à qui j'en ai donné de la graine.
[10] orthographe moderne : Wilhems.
[11] Jean Auguste Thomas Gilles Hermans (1721-1776) représente une forme de capitalisme
industriel très nouvelle dans les colonies françaises au 18e siècle. Arrivé dans l'île en 1743, il crée
en 1745 avec des associés une raffinerie de salpêtre et un moulin à fondre. Il y joint l'établissement
métallurgique de Mon Désir qui, à partir du minerai extrait sur place, fournit le fer et la fonte
nécessaires à la construction navale, notamment pour les besoins de l'escadre du Comte d'Aché.
Malgré les opinions assez divergentes sur leur qualité, les produits des forges de Mon Désir sont
largement emportés en Inde. Mais l'entreprise périclitera lorsque, en 1769, Hermans en laissera la
direction au Comte de Rostaing. Malgré leur rachat en 1774 par Law de Lauriston, associé à J-B.
Chevalier, commandant de Chaudernagor, elles devront cesser leur activité.
[12] Ce régiment fut ramené en Europe par le capitaine M. de Surville sur le vaisseau le Fortuné
[13] Jacques-François GROUT, Chevalier de Saint-Georges (1704-1763), entré à seize ans au service
de la Compagnie des Indes, se distingua contre les Anglais dans les mers de l'Inde. En 1761, il
devient chef d'escadre et est chargé de protéger les îles de France et de Bourbon avec les restes de
la flotte échappés à la défaite du comte d'Aché.
[14] # = Livre ; s. = sols.
a Mot indien qui signifie marché.
b Fugitif ; nous verrons bientôt ce que c'est qu'un Noir marron.
[15] Indiens musulmans libres.
[16] Le “reine Bétis” (Marie Elisabeth Sobobic Bétia ou Bety), petite-fille du pirate Tom Tew, était la
reine de l'île Sainte-Marie et de Foulpointe à Madagascar, dont elle négocia le protectorat — ou la
cession au bénéfice de la Compagnie des Indes (1750) pour s'installer à l'Ile de France. D'après Le
Gentil de la Galaisien, elle était “sans contredire l'une des plus belle femmes qu'on pût voir. Cette
fille policie (…) comme aurait été une Française joignait à une très grande beauté les qualités d'un
cœur excellent”. Parmi les multiples épisodes de la carrière de ce romanesque personnage figure
son expédition de 1756, en compagnie d'un certain Louis Filet dit La Bigorne, afin de venir à bout
de la rébellion de son demi-frère Zanahary (Jean Hart) contre le protectorat français sur le royaume
de Foulepointe. Après de nombreuses missions de négociation à Sainte-Marie et à Foulepointe
(dont une en 1762 en Compagnie de Le Gentil de la Galaisière), Bétis s'installe définitivement à l'île
de France où elle reçoit le baptême (1775) et des lettres de naturalité (1780). Elle mourra dans son
habitation de Vacoas en 1805, jouissant de la considération des autorités de l'île malgré une vie
sentimentale pour le moins agitée.
[17] Il s'agit de la réglementation officielle de l'esclavage établie par le roi Louis XV à la demande de
la Compagnie des Indes qui voulait lutter contre les nombreux abus. Alors que ce “Code Noir”
existait aux Antilles depuis 1685, ce n'est qu'en 1723 qu'il fera son apparition dans les
Mascareignes.
[18] Confère article XXVI du Code Noir.
[19] Flûte de 600 tonneaux, armée pour la première fois pour Pondichéry et le Bengale en 1760,
désarmée en 1767 après quatre voyages.
[20] Elle a fait effectivement naufrage le 31 juillet 1761 à Tromelin en se rendant de Madagascar à
l'île de France.
Après le naufrage, cent vingt-deux personnes sur deux cent douze purent quitter l'île sur une
embarcation de fortune et rejoindre Madagascar pour demander des secours. A l'arrivée de la
corvette La Dauphine, quinze ans plus tard, le 29 novembre 1776, sept femmes et un enfant avaient
survécu.
La frégate l'Utile était commandée par le Chevalier de Tromelin, lieutenant de vaisseau du roi, qui
devait laisser son nom à l'île.
[21] Yves-Marie Roche, capitaine né à Saint-Malo en 1724. En 1760, il sauva l'île de France menacé
de famine en raison des guerres de l'Inde.
[22] C'est en 1738 que Mahé de Labourdonnais, qui était alors gouverneur général des îles, fit
lancer en rade de Saint-Denis ce pont volant d'une conception assez audacieuse.
DESCRIPTION DE L'ILE DE BOURBON.
Les Portugais prirent possession de cette île, en 1545, sous le règne de Jean IV et lui
donnèrent le nom de Mascarenhas. Alonse Goubert la trouvant déserte en 1638 y arbora les armes
de France. En 1653, Monsieur de Flacour aborda au lieu nommé la Possession, posa les armes de
France et une inscription sur le monument où il avait trouvé celles de Portugal placées cent huit
ans auparavant ; il changea enfin le nom de l'île et lui donna celui de Bourbon, qu'elle porte
aujourd'hui.
En 1665, deux vaisseaux français y trouvèrent deux de leurs compatriotes qui s'y étaient
établis depuis trois ans. Ils n'étaient point les seuls habitants de l'île : dix autres, dont sept
hommes et trois femmes, y étaient passés avec eux, de Madagascar. Mais s'étant révoltés contre les
Français, ils s'étaient retirés dans les lieux de l'île les plus inaccessibles ; il fut impossible de les
retrouver ; on laissa sur l'île vingt-deux nouveaux habitants. En 1671, on y en trouva cinquante,
divisés en quatre habitations, de St-Denis, de Ste-Marie, de Ste Suzanne et de St Paul. En 1717 La
Barbinais [1] témoigne qu'il y avait 900 personnes libres et 1 100 esclaves. On y compte à présent
environ 20 000 âmes [2] , dont 4 à 5 000 Blancs, les autres Noirs.
L'île de Bourbon est presque ronde et s'étend entre 20 degrés 51 minutes et demie et 21
degrés 40 ou 45 minutes de latitude australe et entre 72 degrés 44 minutes et 73 degrés 37
minutes de longitude. Elle aurait donc environ 25 lieues parisiennes de longueur du nord au sud
et 23 lieues et demie de largeur de l'est à l'ouest, mais cette étendue n'est pas, à beaucoup près,
aussi certaine que celle que j'ai donnée ci-dessus aux îles de France et de Rodrigue [3] . Il est au
moins certain que cette île est la plus étendue des trois îles françaises qui sont à l'est de celle de
Madagascar.
Cette île n'a point de port : on relâche ordinairement dans deux rades. Celle de St-Denis
est à couvert du vent de sud-est par l'île elle-même, mais le vent d'est n'y laisse point les vaisseaux
en sûreté ; on ne s'y arrête ordinairement qu'autant qu'il est nécessaire pour remettre les paquets
au Gouverneur et pour recevoir ses ordres si le cas y échet. J'ai parlé ci-dessus de la manière dont
les vaisseaux peuvent y aborder : la mer est bornée par une digue qu'elle s'est formée à elle-même
par une espèce de coteau de galet dont la hauteur surpasse celle à laquelle la mer peut monter
dans les plus hautes marées. Ce galet met obstacle à la décharge d'une rivière ou plutôt d'un
ruisseau qui arrose la vallée voisine ; l'eau se perd dans le galet même et, filtrant à travers, elle se
rend à la mer par des conduits souterrains. Je ne doute point que ce galet n'ait été ainsi accumulé
par les ouragans auxquels cette île n'est pas moins exposée que celle de France.
M. Bouvet [4] , gouverneur de Bourbon, homme très en état de décider sur ces sortes de
matières, m'a paru persuadé qu'il n'était pas impossible de creuser un bon port à Saint-Denis : je
l'ai cru de même. Je craindrais cependant que la même cause qui a fermé l'embouchure de la
rivière ne bouchât pareillement l'entrée du port et ne rendît ainsi inutile des dépenses qui
d'ailleurs ne pourraient être mieux placées.
La rade de Saint-Paul est meilleure que celle de Saint-Denis. Les vaisseaux y sont à couvert
des vents qui agitent ordinairement cette mer. Cependant on n'y est pas trop en sûreté en janvier,
février et mars, surtout aux environs des nouvelles et pleine lunes : c'est la saison des ouragans et
des coups de vent, saison qui commence même quelquefois en décembre et s'étend jusqu'en avril.
Les vaisseaux qui sont obligés de venir à Bourbon en cette saison, s'y arrêtent le moins qu'il leur
est possible ; ils évitent surtout de s'y trouver au voisinage des nouvelles et pleines lunes. Ce n'est
pas qu'on y ressente des coups de vent, même longue la lune est dans ses quadratures, mais
l'expérience leur a sans doute appris qu'ils sont ordinairement plus violents aux environs des
syzygies. Le plus grand ouragan, dont on se souvienne à Bourbon, est arrivé la nuit du 26 au 27
mars 1751 [5] , la lune devant être nouvelle le même jour 27 à midi.
La rade de Saint-Paul est exposée au nord-ouest. Plusieurs ruisseaux, en s'élargissant,
forment près de cette côte un amas d'eau assez considérable qu'on nomme — peut-être mal à
propos — l'Etang puisque c'est une eau naturellement courante. La rade forme une baie presque
semi-circulaire : le rivage n'est que de sable et il ne paraît pas que la mer y en ait accumulé une
trop grande quantité durant les ouragans. D'un autre côté, le sol de la mer paraît s'éloigner du
rivage en pente douce, ce qui n'empêche pas que le flot ne batte fortement contre le rivage et n'y
forme une barre qui empêche les canots d'aborder ; ils se tiennent à une ou deux toises en mer, et
des matelots, dans l'eau jusqu'aux genoux, embarquent et débarquent soit les marchandises, soit
les officiers et les passagers qui ne veulent pas se mouiller les pieds. Les premières de ces
considérations m'inclineraient fort à croire que Saint-Paul serait un lieu beaucoup plus commode
que Saint-Denis pour la constitution d'un port. Les dernières m'empêchent de le décider
absolument. Je me contente de dire que l'établissement d'un bon port à Bourbon ferait de cette île
un des meilleurs entrepôts que l'Europe pourrait désirer pour son commerce des Indes.
L'air de Bourbon est très sain : on n'y connaît de maladies que celles auxquelles notre
nature est partout assujettie. Encore sont-elles ici plus rares que dans presque toutes les autres
contrées. Il n'est point extraordinaire d'y voir des vieillards sains et vigoureux au-delà de
quatre-vingt-dix, et même de cent ans. La vie sage et réglée des habitants peut cependant y
contribuer beaucoup. Cette salubrité de l'air paraît commune à tous les endroits habités de l'île,
mais ces différents quartiers sont d'ailleurs sujets à des variétés assez extraordinaires dans une
aussi petite étendue.
L'intérieur de l'île est couvert de montagnes ou comme l'ont dit quelques auteurs : ce n'est
qu'une seule montagne fendue dans toute sa hauteur en trois endroits différents. Ces montagnes
sont extrêmement hautes : M. de la Nux [6] , conseiller au Conseil souverain de l'île et
correspondant de l'Académie, m'a dit qu'elles excédaient 2 400 et même 3 000 toises [7] de
hauteur perpendiculaire au-dessus du niveau de la mer. M. le Gentil en a mesuré la hauteur, c'est
d'après cette mesure que M. de la Nux parlait, et les montagnes mesurées n'étaient point,
ajoutait-il, les plus hautes de l'île ; tout ceci nous sera plus connu après le retour de M. le Gentil.
Sur ces montagnes, vers le milieu de l'île, il y a une plaine longue de six lieues et large de deux :
on la nomme Plaine des Caffres [8] . Il y fait très froid, il y gèle même en hiver ; cependant, elle
serait susceptible de productions ; tous nos fruits, tous nos légumes européens, y prospéreraient
peut-être : on commence dit-on à la cultiver. Elle est traversée par un grand chemin dans toute sa
longueur, mais ce chemin est rarement beau ; la pluie et la neige le rendent souvent presque
impraticable. Le 10 d'Août 1761, il a neigé sur ces montagnes.
Au bas de ces montagnes, dans la partie la plus orientale de l'île, est le quartier et la
paroisse de Saint-Benoît. Il est fertile et assez peuplé, la chaleur y est très modérée, les pluies
fréquentes et abondantes. Le quartier s'étend vers le sud-ouest à trois ou quatre lieues et c'est là
que finit la côte habitée. A cette côte succède ce qu'on appelle le petit pays brûlé ; il y a ensuite
huit ou dix lieues de côte inculte, mais qui serait susceptible de culture ; cette côte est bornée à
l'ouest par le grand pays brûlé, ainsi nommé parce qu'il n'est couvert que de la lave du volcan. Je
n'ai pu savoir au juste l'étendue des pays brûlés : le grand pays pourrait occuper dix ou douze
lieues de côte et le petit cinq ou six. Je ne puis non plus déterminer la nature du climat ; j'ai lieu
de le supposer frais et pluvieux. A quatre lieues de Saint-Benoît, en remontant par le nord-ouest, on
trouve la paroisse de Sainte Suzanne, ce quartier est un des plus peuplés de l'île ; les pluies
quelque moins abondantes qu'à Saint-Benoît le sont assez pour fertiliser la terre : aussi ce quartier
est très cultivé ainsi que celui de Saint-André.
Saint-André est une petite paroisse à une lieue et demie de Sainte Suzanne vers le sud, et
à une lieue environ de la mer sur le penchant de la montagne : c'est l'unique paroisse de l'île qui
ne soit pas située sur la côte.
A une lieue et demie de Sainte Suzanne, en suivant la côte à l'ouest, on trouve la petite
paroisse de Sainte-Marie ; il y pleut moins qu'à Sainte Suzanne. La terre y est encore assez fertile,
surtout au bas, et sur la croupe de la montagne qui est éloignée d'environ une lieue du bord de la
mer. Le long de la côte, on ne trouve guère que des savanes ou des pâturages ; les plantations de
blé, de maïs, de café, etc., occupent le bas des montagnes.
En continuant de traverser la savane après deux heures et demie de chemin, on arrive à
Saint-Denis, chef-lieu de toute l'île, résidence du gouverneur et du conseil souverain. Saint-Denis
est situé à la partie la plus septentrionale de l'île par 20 degrés 51 minutes 43 secondes de latitude
australe et par 13 degrés 10 minutes de longitude. Toute la plaine à l'est et au sud de Saint-Denis
est encore en savanes : ces pâturages étaient presque desséchés lorsque je les ai vus : ils venaient
d'éprouver une sécheresse de six mois. Il pleut rarement à Saint-Denis ; cependant, les chaleurs n'y
sont pas excessives. Les montagnes s'approchent de la côte et m'ont paru incultes. Ceux qui ont
des habitations les ont choisies plus à l'est en tirant du côté de Sainte-Marie ou même au-dessus
des montagnes qui bornent le quartier de Saint-Denis, du côté de l'ouest. Il pleut
vraisemblablement plus sur ces montagnes que dans la plaine de Saint-Denis. Au moins, ces
montagnes m'ont presque toujours paru couvertes de nuages épais, lorsque nous jouissions en bas
d'un temps clair et serein.
Pour continuer de faire le tour de l'île par terre, il faut nécessairement escalader la
montagne de Saint-Denis, car durant l'espace de quatre lieues, les montagnes servent de côtes à la
mer. Du gouvernement au cap Saint-Denis, ou au cap Bernard, ou au cap de l'Assomption (on lui
donne ces trois noms) M. l'Abbé de la Caille jugeait qu'il pouvait y avoir 5 ou 600 pas ; il n'y a
certainement pas un quart de lieue et, sur la carte de l'île de Bourbon au huitième volume des
Voyages, on a fait cette distance de deux lieues et demie. Un beau chemin, pratiqué sur la croupe
de la montagne de Saint-Denis, en rend la montée très facile ; il n'en est pas de même des
montagnes suivantes : elles forment des vallées auxquelles on a donné les noms de Grande-Ravine,
de Ravine à Jacques, de Grande Chaloupe, de Petite Chaloupe, et de Ravine à Malheurs. Dans la
Grande et la Petite Chaloupe surtout, je crois que l'inclinaison du chemin à l'horizon est souvent
de 45 degrés. Ce chemin serait absolument impraticable s'il n'était pas pierreux ; les pierres
attachées fermement à la terre forment autant de marches et changent le chemin en escalier. Les
chevaux sont, dit-on, accoutumés à ces montées et à ces descentes ; il n'y a rien à craindre, il suffit
de les laisser aller ; pour le plus sûr, j'ai mis pied à terre toutes les fois qu'il s'est agi d'entrer dans
ces chaloupes ou d'en sortir. Je suivais mon cheval qui était conduit par un Noir ; je ne me suis
point aperçu qu'il ait fait un seul faux pas. Toutes ces montagnes sont incultes. Lorsqu'on les a
traversées, on entre dans une grande plaine également inculte, pierreuse et desséchée dans la
saison où nous étions alors. Quelques maisons, à l'entrée de cette plaine, forment une espèce de
hameau qui se nomme la Possession parce que c'est en cet endroit que les Portugais ont pris
possession de l'île au nom de Jean IV, et les Français au nom de Louis XIV. Il y a des terres
cultivées vers le bas des montagnes qui sont au sud et au sud-est de la Possession. De là jusqu'à
Saint-Paul, on compte 3 lieues. Le chemin est uni mais pierreux, on traverse sur un pont l'étang
dont j'ai parlé ci-dessus. Les bords de l'étang étaient couverts d'une belle verdure ; on voyait à
droite et à gauche des allées et des semences de cocotiers et de dattiers ; des fleurs sauvages
émaillaient agréablement la terre mais cette verdure ne s'écarte point de l'étang. Presque tout le
reste du terrain est sec et sablonneux jusqu'à Saint-Paul. Le sable est noir, c'est ce qui lui fait
retenir la chaleur du soleil et le rend brûlant. J'étais quelquefois obligé de courir pour ne me pas
brûler les pieds. Durant les grandes chaleurs, on ne sort que le matin et le soir. Si un Noir reçoit
quelque commission vers midi, il se munit de feuilles de lataniers qu'il jette successivement et
alternativement devant lui pour éviter de se brûler en marchant pieds nus sur le sable. Le climat de
Saint-Paul est très sec et très chaud ; cependant M. de la Nux m'a assuré que la hauteur de la
liqueur du thermomètre de M. de Réaumur n'y excédait jamais 28 degrés. Nonobstant cette
sécheresse et cette chaleur, le quartier de Saint-Paul est le plus considérable et le plus peuplé de
l'île. La supériorité de la rade sur celle de Saint-Denis y contribue sans doute beaucoup ; mais
d'ailleurs la montagne voisine est beaucoup plus tempérée et beaucoup plus fertile. Chaque famille
y a une habitation et est plus attentive à cultiver qu'on ne l'est communément à l'île de France. Ces
habitations qui ne s'étendent que jusqu'à mi-côte, sont cependant très élevées.
M. de la Nux donnait à la sienne 1200 toises au-dessus du niveau de la mer : une longue
suite d'observations lui avait persuadé que la liqueur du thermomètre s'y tenait constamment 4
degrés plus bas que dans sa maison de Saint-Paul. Aussi le 18 de Novembre, mon thermomètre
étant monté à 28 degrés, celui de M. de la Nux, à son habitation, avait atteint seulement 24 degrés.
Les ruisseaux qui sourdent du bas de la montagne ont donné occasion d'y planter des jardins, d'y
semer du blé, du riz, etc.
Au-delà de Saint-Paul, les montagnes recommencent à servir de bornes à la mer mais elles
ne sont pas si hautes et le chemin n'y est pas si difficile qu'entre Saint-Denis et la Possession. A
trois lieues de Saint-Paul on trouve la rivière de Saint-Gilles. L'éditeur du journal du voyage de M.
de la Haie [9] croit qu'on pourrait avec un peu de travail ouvrir avantageusement cette rivière qui
tire à son embouchure trois brasses d'eau, fond de roches.
Il y a plusieurs habitations à Saint-Gilles ; elles dépendent de la paroisse de Saint-Paul.
Enfin vers le sud-ouest de l'île, du côté de la rivière d'Abord, il y a deux paroisses sous
l'invocation de Saint-Pierre et de Saint-Louis ; outre les provisions nécessaires à la subsistance des
habitants, on y cultive beaucoup de café. Elles sont assez peuplées, à deux lieues de distance l'une
de l'autre, la plus éloignée étant distante de Saint-Paul de 15 lieues. Je compte qu'il y a environ
6 ou 7 lieues de Saint-Louis au pays brûlé. Il y a dit-on vers cette côte un très beau château [10]
avec un jardin très bien entretenu, appartenant de droit héréditaire à M. des Forges gouverneur de
l'île de France. On assure que ce lieu ne déparerait pas les bords de la Seine aux environs de Paris.
Ces huit paroisses sont desservies par treize prêtres de la mission ou de Saint-Lazare,
aussi estimés et aussi estimables que ceux de l'île de France. Il n'y a aucun curé à Saint-André, à
Sainte-Marie et à Saint-Louis. Dans les autres paroisses, il y a un curé et un vicaire. Il y a de plus
un clergé de la même congrégation à Saint-Denis qui, conjointement avec le curé, le vicaire et
quelques autres personnes, travaille à la desserte d'un collège qui y est établi. En temps de paix on
envoie à ce collège des écoliers non seulement de l'île de France, mais des Indes ; on y a vu même
des élèves portugais. La guerre l'avait rendu presque désert. M. Teste [11] , curé de Saint-Denis, est
de plus vicaire général de M. l'archevêque de Paris duquel ces îles dépendent. Le Souverain-Pontife
avait même établi son vicaire apostolique, avec pouvoir de conférer le sacrement de confirmation
durant dix ans. Le terme était écoulé, on attendait la paix pour faire renouveler ces pouvoirs.
J'ai parlé quelquefois du pays brûlé tant grand que petit et j'ai dit qu'on le nommait ainsi
parce qu'il était couvert de la lave du volcan. Il y a en effet un volcan à Bourbon un peu au sud-est
du milieu de l'île. Il est assez tranquille hors du temps des grandes pluies : l'eau semble l'irriter
[12] ; il lance alors des feux dont on voit quelquefois la lumière du Morne-Brabant dans l'île de
France et sa lave se répand vers les côtes les plus voisines. Ce volcan est peut-être la sauvegarde de
l'île. J'ai rassemblé des échantillons des pierres les plus communes à Saint-Denis et à Saint-Paul ;
ce sont les deux quartiers les plus éloignés du volcan. Ces pierres portent les caractères les plus
décisifs de l'incendie auquel toute l'île a été sujette. Les feux souterrains s'étant fait maintenant
une libre issue par la bouche du volcan, il est à présumer qu'ils continueront à s'échapper par cette
voie sans troubler le reste de l'île.
Je me suis attaché à considérer attentivement les pierres de l'île, depuis Sainte-Suzanne
jusqu'à Saint-Paul. J'en ai trouvé des blanches ; c'était à ce qu'il m'a paru une espèce de granit
divisé par couches ; la surface intérieure de chaque couche était dorée : je serais tenté de croire
que c'est de la mine d'or, j'en ai trouvé très peu. J'ai rencontré aussi quelques pierres noires,
grises, violettes et de couleur rougeâtre ; d'autres étaient noires en partie et en partie rouges ;
d'autres enfin étaient noires ou brunes, divisées comme par couches et la superficie extérieure de
chaque couche était rouge. J'en ai trouvé un très grand nombre de noires ou plutôt brunes,
portant des marques manifestes de calcination, criblées dans toute l'étendue de leur substance et
souvent friables ; il n'est point d'endroit où je n'ai trouvé des pierres de cette espèce mais elles
abondent plus à Saint-Denis et à la Possession qu'à Saint-Paul. Il y a aussi, surtout dans la rivière
de Saint-Denis, en la remontant même jusqu'à une lieue, beaucoup de pierres tant criblées que
non criblées de différentes couleurs dont la substance est parsemée de particules qui paraissent
cristallines ou métalliques.
Pour faire le chemin qui conduit au haut de la montagne de Saint-Denis, on a creusé une
roche de couleur brune ou noirâtre, assez dure en quelques endroits, absolument friable en
d'autres ; quelque part que je la rompîsse, j'y trouvais de petits globules d'une ou deux lignes de
diamètre, extrêmement blancs ; quelques-uns paraissaient absolument solides, d'autres
ressemblaient à un amas de petites aiguilles ou de petits filaments de substance cristalline. J'ai vu,
le long de la rivière, des pierres qui contenaient de semblables globules. J'ai jugé que d'autres
étaient de véritables poudingues dont les cailloux étaient liés par un ciment rouge ; une petite
pierre rouge que j'ai ramassée sur le bord de la rivière a été décidée, par un naturaliste de l'île, être
de l'ocre rouge, mêlée de quelques particules minérales. Presque toutes ces pierres, au voisinage de
la mer, sont arrondies et presque polies, comme le galet même de la mer. Mais je me suis assuré
qu'elles venaient de l'intérieur de l'île, vu que plus je remontais la source de la rivière, plus ces
pierres devenaient abondantes et moins elles étaient polies et arrondies. C'est sans doute la rivière
qui, dans ses grandes crues, coulant impétueusement à travers les rochers de l'intérieur de l'île,
détache ces pierres, les roule dans ses eaux et leur donne une forme de galet d'autant plus parfaite
qu'elle les a roulées plus longtemps.
J'ai remarqué dans les roches qui mettent Saint-Paul à l'abri du vent du sud, que plusieurs
d'entre elles affectent cette régularité que l'on remarque souvent dans les carrières. Quoique les
pierres de ces roches m'aient paru assez homogènes, elles semblent cependant séparées comme
par couches horizontales, interrompues quelquefois par des crevasses verticales qui ne nuisent
point à la symétrie des couches. Mais cette régularité m'a semblé se démentir à quelques endroits.
Ici les couches paraissent plutôt verticales qu'horizontales ; là une pierre d'un grain noir et comme
brûlé est interrompue par une autre pierre moins noire et d'un grain différent, laquelle s'étend
obliquement jusqu'à douze, quinze et vingt pieds sur le fond de la pierre noire, où elle paraît
comme incrustée.
Plusieurs pierres de Bourbon m'ont paru manifestement incrustées de particules
ferrugineuses ; mais ce qui me permet de douter qu'il n'y ait beaucoup de fer dans l'île, c'est le
sable noir du quartier de Saint-Paul : ce n'est presque que du fer, comme je m'en suis convaincu
par la preuve de l'aimant.
Nonobstant l'étendue et la hauteur de montagnes, l'eau n'abonde pas à Bourbon autant
qu'on le désirerait. Les petits ruisseaux sont à sec durant une grande partie de l'année.
Quelques-uns plus considérables coulent toujours ; tels sont la rivière de Saint-Denis, l'étang de
Saint-Paul. Ces ruisseaux se gonflent quelquefois et deviennent très considérables au moment
qu'on s'y attend le moins, ce qu'on attribue avec raison ou à des fontes de neige [13] ou à des
pluies abondantes dans l'intérieur de l'île, sur les montagnes. Le quartier de Saint-Paul est arrosé
par un nombre infini de petits ruisseaux du moins entre la montagne et l'étang, ce qui donne
occasion d'y cultiver du riz ; on sait que cette plante aime à avoir toujours le pied dans l'eau.
On cultive aussi du riz en d'autres quartiers de l'île, mais elle produit au moins autant de
blé que de riz. Pour peu que la moisson ne soit point traversée par une constitution trop
défavorable de l'air, on récolte, en riz, en blé, en manioc, etc., non seulement de quoi nourrir tous
les habitants de l'île, on se trouve de plus en état d'en faire des exportations considérables à l'île de
France ; c'est ce qui est arrivé l'année même que je suis parti de l'île. M. de la Nux prétend s'être
assuré par plusieurs expériences que la terre de Bourbon rend au moins 200 pour un. On y cultive
deux sortes de blé-froment : l'un qui ressemble au nôtre et qui peut-être est originaire de France,
l'autre, beaucoup plus petit, qu'on appelle blé de Bengale, du lieu de son origine. La moisson ne se
fait pas partout en même saison : dans les lieux les plus visités par la pluie, on sème en mai et juin
pour recueillir en octobre ; dans d'autres endroits, on sème en novembre ou décembre pour faire la
moisson en mars ou avril. Si on voulait ensemencer la Plaine des Caffres, je conjecture qu'il
faudrait semer le blé en avril et mai pour ne les récolter qu'en janvier. Plusieurs quartiers
pourraient donner deux moissons par an mais on fait sagement de ne le point exiger de la terre, ce
serait la faire trop travailler.
Pour convertir le blé en farine, on emploie des moulins à bras. On a construit un moulin à
vent près de Saint-Denis, mais on ne s'en sert pas ; la force du vent est trop inconstante : après
avoir soufflé faiblement, durant une heure ou deux, de manière que pour entretenir l'action du
moulin il a fallu [ ] de voiles et mettre en jeu tout ce qui pourrait faciliter son mouvement, il
survient une rafale imprévue qui précipite tout ; ce n'est plus de la farine, ce sont des quartiers de
blé qui passent avec le son. Je suis sûr qu'un tel inconvénient ne serait point regardé en France
comme irrémédiable.
Le café est une des productions les plus essentielles de Bourbon. On sait que le café est
au moins autant supérieur à celui de la Martinique qu'il est inférieur à celui de Moka. Les colons se
sont engagés à cultiver une certaine quantité que la Compagnie s'est pareillement engagée de
prendre sur le pied de quatre piastres la balle : la balle pèse environ 105 livres. Il n'y a point de
plantations de café le long de la côte ; elles sont toutes établies vers le pied des montagnes. Il faut,
dit-on, du [bois] pour abriter ces plantations et il n'y en a plus sur la côte : on en a abattu.
L'ouragan de 1751 en a déraciné beaucoup et a d'ailleurs presque détruit toutes les plantations de
café voisines de la mer. D'autres arbres ont péri par une espèce de maladie : certains insectes
déposent leurs dépouilles ou leurs oeufs, ou plutôt leurs chrysalides sur l'écorce et les feuilles de
certains arbres qui en deviennent absolument noirs. A Rodrigue, je n'ai vu que quelques citronniers
atteints de cette maladie ; à Bourbon, elle est plus générale, mais elle ne règne que sur les bords de
la mer. Vers Sainte-Marie, un plant entier de citronnier en était attaqué ; il n'a pas dû tarder à
périr.
On cultive à Bourbon du tabac et des cannes à sucre. Le tabac est assez fort, mais on lui préfère
notre tabac des bureaux de France lorsqu'on peut trouver l'occasion d'en acquérir. Le sucre est fort
bon ; je n'en ai point vu en pain, mais seulement en poudre ; c'est une espèce de cassonade, plus
purecependant, plus fine et plus raffinée que nos cassonades de France. On fait aussi du sirop de
canne qu'on ne réduit point en sucre ; ce sirop en tient lieu surtout dans les années de cherté,
telles qu'ont été les dernières années de la guerre. On tire enfin des cannes une espèce de vin
auquel on a donné le nom de sangorin : cette liqueur m'a paru agréable au goût ; prise avec excès
elle incommode, dit-on, beaucoup plus que le vin. On en peut aussi extraire de l'eau de vie ou de
l'arack de sucre. En Amérique on a donné le nom de Taffia à cette eau de vie.
Le coton est un des objets de la culture de Bourbon. Il y en a de différentes espèces : on a donné à
une le nom de petit coton à graines blanches. Elle diffère des autres en ce que ses feuilles sont
beaucoup plus petites et qu'elles sont comme divisées en cinq au lieu que les autres espèces ont les
feuilles divisées seulement en trois. Cette espèce est la plus rare ; elle donne du coton plus fin mais
elle en produit moins que les deux autres. Outre le coton, l'île produit de la grande et de la petite
ouate : la petite ouate, ou ouate du Sénégal, forme un arbrisseau haut de trois pieds ou environ ;
les feuilles sont longues et étroites, faites en forme d'épée à deux tranchants. M. de la Nux en ayant
présenté à des vers à soie, ils en ont mangé et sont morts aussitôt en s'allongeant beaucoup et en
devenant raides comme des bâtons.
Il y a des vers à soie à Bourbon, mais je doute qu'on en ait tiré beaucoup de profit jusqu'à
présent. On les nourrit de feuilles de mûrier de Bengale. Le fruit de cet arbre est fort inférieur à
celui de nos mûriers pour la grosseur et pour le goût, les feuilles en sont excellentes pour les vers à
soie. M. de la Nux prétend qu'il réussirait très bien en France et même dans des pays plus froid, et
qu'il serait d'ailleurs préférable à celui que nous appelons mûrier blanc.
On n'élève pas ordinairement ici les abeilles dans des ruches préparées exprès : on s'en
rapporte entièrement à elles sur le choix des lieux qui leur conviennent, mais comme ces lieux ne
sont pas inaccessibles, on les remarque, et lorsque les mouches ont bien travaillé à la confection de
leur cire et de leur miel, il arrive souvent qu'elles n'ont pas travaillé pour elles. La cire sert comme
ailleurs à faire des cierges et de la bougie.
Les gouverneurs font cultiver à quelque distance du gouvernement un grand jardin connu
sous le nom de Jardin de la Compagnie [14] . Je ne sais si ce jardin est directement utile à la
compagnie, mais je sais au moins, en général, que la Compagnie a dans l'île de Bourbon des
possessions plus réelles qu'à l'île de France. Ce jardin, ainsi que plusieurs autres jardins de
particuliers dans l'île, abonde en fruits et en légumes. Les principaux fruits de cette île sont
premièrement les oranges. J'y en ai vu de deux espèces : les unes ont l'écorce très épaisse, leur
douceur va jusqu'à la fadeur ; les autres ont la peau extrêmement fine ; je doute que l'on puisse
manger ailleurs un fruit plus délicat. Outre ces oranges que l'on peut appeler communes, il y en a
deux autres moins connues : j'ai parlé plus haut de la première espèce à laquelle on a donné le
nom de pamplemousses ; l'autre est plus petite, elle imite la pomme d'api pour la grosseur et pour
la forme aplatie ; elle est fort douce, agréable au goût mais moins relevée cependant que les plus
communes à peau fine ; elle est originaire de Madagascar où elle est connue sous le nom de
Ouangasaïes.
Les citronniers et les limonniers sont aussi très communs à Bourbon. J'ai parlé déjà des
ananas, des bananiers, des figuiers, des papayers, des gouyaves. J'ai vu ici une fleur de ce
dernier fruit : elle était blanche, d'une odeur suave, à peu près de la grandeur d'une []. On pouvait
la regarder comme semi-double, ses pétales pendaient en bas, six autres au-dessus formaient une
espèce de calice, lequel, outre plusieurs autres pétales naissantes, contenait six étamines et un
pistil. Les étamines jaunes ne portaient point leur poussière prolifique à leur sommet, mais tout le
long de leur vif ou de leur fût, s'il est permis d'employer ce terme, en dedans de la fleur c'est-à-dire
du côté du pistil. Quatre de ces étamines étaient aplaties et comme collées sur autant de pétales
naissants et, vers leur sommet, elles se divisaient en deux pour former une [v] sur les pétales ; les
deux autres étamines étaient plus rondes, absolument isolées des pétales et ne se divisaient point
à leur sommet.
Le manguier est ici très abondant, j'ai parlé de son fruit dans la description de Rodrigue. Il
faut désespérer de voir jamais cet arbre en France si ce qu'on m'a assuré à Bourbon est vrai qu'il
faut, aussitôt que l'on a ouvert le fruit, en arracher le noyau, en retirer l'amande et la planter à
l'heure même, si l'on veut qu'elle fructifie. L'amande a la figure d'une fève haricot, mais elle est
beaucoup plus grosse ; il faut en la plantant avoir soin que le germe soit en haut : lorsqu'elle a
germé, elle pousse sa fève hors de terre comme le font nos fèves haricots. Si on veut transplanter le
manguier, il faut différer le moins qu'il est possible ; plus il sera jeune, mieux cette transplantation
réussira ; pour peu qu'on attende, il n'est plus temps.
J'ai pareillement parlé de l'atte et de l'anone. J'ajouterai seulement ici que le suc de
l'écorce de l'anone passe pour un violent caustique et qu'on l'emploie avec succès contre les
verrues, les dartres, etc.
La ouavangue est une espèce de nèfle, qui est une plante de la famille du café, estimée de
plusieurs. On trouve ici des pêches sauvages naturelles au pays : les feuilles de l'arbre qui les
portent ressemblent plutôt à celles du laurier-cerise qu'à celles du pêcher ; son bois est le plus
beau que l'on connaisse ; on le préférait au bois de natte, au palissandre [ ] s'il pouvait leur
être comparé pour la grosseur. La jame-rose est une espèce de prune ou de brugnon ; la peau est
blanche, rouge d'un côté, la chair très blanche ; ce fruit sent la rose encore plus au goût qu'à
l'odorat. De trois james-roses que j'ai vu ouvrir, l'une renfermait un noyau, la seconde deux, et la
troisième trois. J'avais apporté ces noyaux jusqu'à Paris, mais je les ai trouvés en morceaux, sans
pouvoir y distinguer aucun vestige d'amandes.
Le tamarin ou tamarinier est un très bel arbre de la taille de nos plus fort noyers, bien
touffu, feuilles ressemblantes à celles de l'acacia mais plus rondes, arrangées deux à deux le long
de la côte : pour fruit, il rapporte des siliques longues comme le doigt et même plus et remplies
d'une substance molle, assez ressemblantes à la marmelade d'abricots pour la consistance et pour
la couleur ; cette marmelade noircit avec le temps, son goût est aigrelet ; elle est rafraîchissante et
un peu laxative. Les Noirs en sont très friands et en dérobent autant qu'ils peuvent. Dans la
substance même de cette marmelade, on trouve en chaque silique trois graines ; imitant le lupin
pour la figure et la fève pour la grosseur. La silique est verte d'abord ; en mûrissant elle prend une
couleur de feuilles mortes ; on fait des pains de tamarin dont les voyageurs peuvent faire des
provisions ; le tamarin se conserve assez longtemps sans se gâter.
La bringelle croît sur un arbrisseau. J'ai trouvé beaucoup de rapport entre cette plante et
le solanum dont j'ai parlé dans la description de l'île de France : ce sont les mêmes feuilles et les
mêmes fleurs ; aussi ce solanum est-il appelé, à Bourbon, bringelle sauvage. Les principales
différences sont premièrement que le fruit du solanum est d'un beau jaune orangé lorsqu'il est
mûr -celui de la bringelle est verdâtre- ; deuxièmement le premier est plus petit et presque rond, le
second plus gros et oblong ; troisièmement, on mange celui-ci, l'autre est corrosif et pris en une
certaine quantité, il est mortel ; quatrièmement la bringelle a beaucoup d'épines à ses feuilles, le
fond de sa fleur en est seul hérissé.
Les principaux palmiers connus à Bourbon sont le palmier proprement dit, le dattier, le
latanier, le vacoua et le cocotier. Le dattier est celui qui porte le fruit connu sous le nom de dattes.
C'est l'espèce de palmier la plus connue des Anciens, c'est celle qui mériterait peut-être de porter
le nom de palmier proprement dit mais l'usage de nos insulaires s'y oppose. Les vacouas de
Bourbon sont cultivés, aussi sont-ils et plus grands et plus beaux que ceux des deux autres îles. On
m'a donné l'instruction suivante sur la manière de planter les cocotiers : il faut, en pleine terre ou
dans la terre contenue dans une grande caisse, faire un trou assez grand dans le fond duquel on
mettra du sable de rivière ; on scie ensuite le coco pour en ôter un bon pouce du côté de la queue,
de manière que l'incision n'endommage point l'amande, mais on la laisse presque à découvert ; on
place le coco sur le sable, la partie incisée tournée en haut, et on le recouvre de deux ou trois
pouces de terre légère. Il s'écoule six mois, quelquefois un an avant que le germe paraisse hors de
terre mais, dès qu'il est levé, il croît avec rapidité. On transplante aisément le cocotier. Lorsqu'il
commence à grandir, il aime mieux la pleine terre que la caisse parce qu'il étend beaucoup ses
racines. En Europe, il faut le planter en février, mars ou avril. Le cocotier demande beaucoup d'eau.
Le raisin terminera ce que j'ai à dire des fruits de Bourbon. Il n'y a point de vignes dans
l'île, mais seulement quelques treilles : j'ai mangé du raisin de ces treilles. Le 13 de novembre, il
était assez bon mais il n'avait pas encore atteint sa parfaite maturité. Je ne doute point que la vigne
ne pût réussir à Bourbon mais tous les quartiers n'y seraient peut-être pas également propres : un
des plus grands inconvénients viendrait sans doute de la part des Noirs qui ne donneraient point
au raisin le temps de mûrir.
Le bois ne manque pas à Bourbon, mais on y éprouve le même inconvénient qu'à l'île de
France ; on coupe le bois et il ne repousse pas. Les principaux arbres dont j'ai eu connaissance,
outre ceux dont j'ai parlé, m'ont été pour la plupart désignés par des noms sous lesquels les
naturalistes les reconnaîtront difficilement. Tels sont le bois de natte à petites et à grandes feuilles,
le bois-blanc, le bois-rouge, le bois-jaune, la patte de poule, le joli-coeur, le bois de [ ], etc. J'ai
déjà dit que le bois de natte était très propre aux ouvrages de menuiserie : on mange le fruit de cet
arbre, il n'est pas fort délicat : on l'emploie pour engraisser les bestiaux et surtout les chevaux mais
tous n'en mangent point. Cet arbre rend un suc laiteux dont on fait de la glu pour prendre les
oiseaux.
Je n'ai vu du bois blanc qu'un de ses fruits ; c'était une espèce de noix qui avait la figure
d'une poire. Il distille du bois rouge une gomme équivalente à la gomme arabique. Ce bois est un
puissant émétique. L'écorce du bois jaune est un excellent vermifuge, même lorsqu'elle est
desséchée. En général, tout ce bois, mais principalement l'écorce prisée en infusion est purgative,
stomachique, mais très chaude, elle détache les humeurs, les dépose dans les intestins, mais elle
n'a pas assez de force pour les bien évacuer ; il est à propos de la mêler avec quelques sels : le bois
jaune est fort amer. La patte de poule est un bois aromatique : ses feuilles mêmes desséchées sont
un excellent vulnéraire, elles pénètrent même jusqu'à la poitrine et sont très bonnes dans la
pulmonie, mais il ne faut en user intérieurement qu'avec beaucoup de sobriété ; autrement, elles
porteraient à la vessie et feraient, m'a t-on dit, le même effet que les mouches cantharides. J'avais
apporté une branche de cet arbre, ainsi que des deux arbres suivants ; j'ai donné le tout à M.
Adanson qui en a reconnu plusieurs dont il m'a donné les noms.
Le joli-coeur, espèce de célastrus, est aussi un bois aromatique ; ses feuilles desséchées ont
presque autant de vertu que celles de la patte de poule. On amalgame souvent ces deux vulnéraires
ensemble pour les appliquer en topique, soit pour les faire prendre intérieurement, mais il faut
être sobre dans ce dernier cas. Les feuilles de Cubebe sont une épicerie : on s'en sert en guise de
poivre ; on doute si, étant desséchées, elles auraient la même force. Le fruit de cubebe est gros ; on
en trouve la description au quatrième volume de l'encyclopédie et ailleurs. J'ai donné aussi à M.
Adanson une branche d'une espèce de cannelier mais je doute qu'elle soit de la bonne espèce ;
celle-là est encore plus épicée et plus piquante. J'apportais dans des bambous de vrais canneliers
du Réduit de l'île de France ; ils étaient originaires de Ceylan. Tout cela s'est dissipé lorsque nous
avons été pris par les Anglais près des Açores.
Le tan-rouge est un arbre de 60 à 70 pieds de hauteur dont la graine est presque
imperceptible. Pour le tan, on se sert ordinairement à Bourbon d'écorce de benjoin ; on a
quelquefois employé celle de l'arbre dont il est ici question : l'épreuve a réussi d'ailleurs, mais le
tan s'est trouvé exactement rouge ; c'est l'origine du nom que l'on a donné à l'arbre. J'ai dit plus
haut que le benjoin de ces îles n'était pas un véritable benjoin.
La gomme de tacamahaca passe pour le meilleur des balsamiques. L'ébénier est de trois
espèces comme à l'île de France. Le pignon d'Inde sert à faire des haies et des enclos : on l'entrelace
de raquette pour rendre l'entrée plus difficile aux hommes et aux animaux.
On distingue deux sortes de cadoques ou caretti ou bonducs de la grande espèce : le noir et
le blanc ; j'ai donné sur Rodrigue la description de cet arbrisseau.
Le cadoque noir, disent-ils, est plus gros que le blanc ; il est ainsi appelé, parce qu'il a une
ligne noire qui l'entoure en partie, comme les fèves ont une espèce de ligne qui couvre leur germe ;
il a de plus la coque du noyau bien plus fine, et par conséquent le noyau moins dur que le cadoque
blanc ; au reste, les deux espèces ont les mêmes propriétés. Le balisier du Sénégal est une espèce
de plante de la famille du gingembre ; il n'a qu'une tige principale et des feuilles semblables à
celles du maïs, mais plus petites, bien plus rares et d'un vert plus foncé. Une liane dont j'ignore le
nom avait des graines assez semblables à celles du balisier du Sénégal : sa feuille veloutée est faite
en forme de poire ; de trois pouces et demi de long sur près de trois pouces de large par le bas.
Le mouronguier, arbre originaire des Indes est d'assez haute futaie : ses feuilles rangées
deux à deux le long des côtes ressemblent assez à celles du buis ; elles sont moins longues,
beaucoup plus minces et d'un vert plus clair, tirant sur le vert de l'oeillet. On les mange en guise
d'épinards, surtout lorsqu'elles sont jeunes : c'était de ces feuilles dont M. Puvigné nous faisait
manger à Rodrigue sous le nom de séné. Les Malabars en font usage dans leurs carrisa. La fleur du
mouronguier est composée de 10 pétales presque blanches avec une teinte très légère de violet ;
cinq de ses pétales, situés plus bas que les autres, embrassent toute la tige par leur pied, mais ils
se replient d'un même côté, laissant l'autre côté absolument dégarni. Des cinq pétales supérieurs
qui forment le calice, quatre se replient pareillement du même côté, et le cinquième seul occupe
l'autre côté en s'élevant en haut, comme pour protéger l'intérieur de la fleur. Cette fleur a cinq
étamines à poussière jaune et, dans le fond du calice, un pistil, lequel jette un filament plus long
que les étamines. Les siliques ont environ un pied de long ; elles sont composées de trois cosses
larges de 4 à 5 lignes et disposées en forme de prisme triangulaire ; sous chaque cosse est une
rangée de mourongues accouplées irrégulièrement une à une, deux à deux, trois à trois et quatre à
quatre. Entre ces différents accouplements, il y a 7 à 8 lignes de distance ; les mourongues
accouplées ne se touchent pourtant point. Ce fruit est blanc, de la même consistance que nos
noisettes, plus petit cependant et couvert d'une peau brune. Si on le mange après avoir enlevé
cette peau, on le trouve d'abord assez bon et d'un goût approchant de celui de nos meilleures
noisettes, mais ce goût fait bientôt place à une amertume disgracieuse. Du côté de la figure, la
mourongue a quelques ressemblances avec un tétraèdre dont une base serait arrondie.
Outre plusieurs légumes européens qui réussissent à Bourbon, outre les ambrevades
rouges et blanches et quelques autres légumes indiens, dont j'ai parlé sur l'île de France ou sur
celle de Rodrigue, j'ai vu à Bourbon d'autres légumes que je n'avais point remarqués dans les deux
autres îles. Telle est surtout la pépingaïe. Le pépingaier est une liane très propre pour garnir des
berceaux, il n'est pas vivace ; je ne me suis pas rencontré dans la saison propre pour examiner ses
feuilles et ses fleurs. Je sais seulement que la fleur est jaune. Le fruit est un très bon légume de la
grosseur d'un concombre. Lorsqu'il est encore vert et qu'il n'y a point de filandres formées dans la
chair et que le couteau peut y entrer aisément, on le ratisse légèrement pour ôter un duvet qui le
couvre, on le coupe par tranches, on lui donne un bouillon, on le sert à la sauce blanche. Si l'on
attend trop longtemps, la chair devient filandreuse, elle se durcit ensuite et forme une calebasse ou
une coque qui renferme les graines : ces graines sont noires de la figure et de la grosseur au moins
des pépins de melon ; elles sont fort amères et très purgatives.
On peut mettre au nombre des légumes, les plantes que les habitants de ces trois îles
appellent brèdes : c'est le nom générique qu'ils donnent à toutes les plantes qu'on a coutume de
hacher pour les manger en guise d'épinards. J'ai vu à Bourbon deux de ces brèdes auxquelles on a
donné le nom de brède pariétaire et de brède pariétaire épineuse : on connait encore la première
sous le nom d'épinard des Indes ; on m'a dit que la seconde s'appelait, en terme de botanique,
pariétaire maculata. L'une et l'autre ont quelques rapports avec nos épinards ; elles diffèrent entre
elles en ce que la première n'a point d'épines ; leur graine, lorsqu'elle est mûre, ne diffère de la
graine du tricolor que par son extrême petitesse. On pile aussi la brède pariétaire épineuse pour en
faire usage dans les lavements.
L'herbe étintel tire son nom d'un mot malgache qui signifie miel ; on la nomme ainsi parce
que les mouches à miel la fréquentent par préférence. Je ne crois cependant pas avoir jamais
respiré une odeur aussi fétide que celle du bois, des feuilles, des fleurs et des gousses de cette
plante ; je n'en donne qu'une faible idée en la comparant à celle qui s'exhalerait d'un mélange d'ail
avec les vidanges les plus infectes. La fleur est blanche et a quatre pétales ; elle ressemblerait à
celle du jasmin si ces quatre pétales étaient réduits en un seul par le pied, comme cela arrive dans
le jasmin. Un filament naît du milieu de ces pétales et aussitôt, de la fleur, il s'élève fort au-dessus
des pétales et bien en dehors ; il porte à son extrémité supérieure six longues étamines et un
pistil. Il y a deux sortes de feuilles : les unes petites, situées contre la tige de l'arbrisseau à la
naissance des fleurs et des petites branches, sont absolument semblables et égales à celles du
trèfle ; les autres, à l'extrémité de petites branches, imitent celles du petit coton dont j'ai parlé plus
haut ; égale en largeur à celles du chêne, elles ne sont pas plus longues que larges ; elles sont
comme divisées en cinq espèces de testons ainsi que celles du chêne, de la vigne et du figuier, etc.
On m'a dit que cette plante était une espèce de bec de grue : nonobstant sa puanteur, les
malabars en mangent les feuilles accommodées en brèdes et, c'est pour cela que je la mets à la
suite des légumes de Bourbon.
L'île est très abondante en simples de toute espèce. Voici les principaux que j'ai pu y
remarquer :
L'amium, c'est une ortie qui tient un milieu entre l'ortie morte et l'ortie royale tirant plus
de celle-ci que de l'autre ; c'est un excellent anodin, fort bon contre le flux de sang, le flux
hépatique, le flux dysentrique, etc. Pour l'employer, on met la fleur en décoction dans du lait.
Arrête de boeuf ou crotolaria ; c'est une espèce de genêt. J'ai remarqué que sa feuille qui
n'est point celle du genêt varie singulièrement dans sa grandeur et dans sa figure : ici elle imite
celle du trèfle, là elle excède la grandeur de celle du pois ; elle est ronde, elliptique, pointue, etc.
La graine est dans les siliques.
Hérisson rouge et hérisson blanc : ces deux plantes se ressemblent assez, la graine est
comme hérissée de petites pointes, elle est rougeâtre dans le hérisson rouge et blanchâtre dans le
blanc. On dit que le rouge est la mauve, et le blanc la guimauve de Bourbon. Le blanc est un
excellent béchique : il est humectant, pectoral, mucilagineux. On retire d'ailleurs de ces deux
plantes la même utilité que nous retirons du chanvre en France. On en fait une très bonne filasse
pour les cordages.
Une plante que j'ai prise d'abord pour un jonc, c'est une espèce de souchet ; elle a aussi
quelque rapport avec l'oeillet.
L'herbe de Laurent-Martin a la figure du romarin mais elle doit plutôt entrer dans la classe
des plantes composées ; elle paraît être une espèce de serratula ; c'est un excellent simple qu'on
m'a dit être inconnu en Europe. Il est vulnéraire, hystérique, résolutif ; on l'applique en topique ;
on ignore si on l'a jamais pris intérieurement.
Une menthe que l'on m'a désignée par le nom de mentha foetida ; c'est un grand
hystérique ; elle est résolutive, bonne contre les douleurs de la goutte et de la sciatique : on
l'applique pareillement en topique.
Herbe à sornet : on la croit de la classe des benoîtes ou des galiotes ; elle est excellente
pour réparer les vieilles terres, pour la nourriture des bestiaux, etc. En tisane elle est fébrifuge ;
elle est aussi fort saine prise en décoction comme du thé.
Capillaire politrite à feuilles en ailes d'oiseau ; cette espèce peu commune en Europe est
cependant une des meilleures.
Une grande sauge de très bonne espèce ; c'est une autre espèce de
serratula : elle est vulnéraire, sudorifique, hystérique. On l'emploie avec succès contre les douleurs
de la goutte ; on peut la prendre en cataplasme, en décoction, en infusion, en bain, etc., selon les
circonstances.
Sureau de Bourbon, c'est une espèce de sureau qui a toutes les propriétés de l'hièble : il
forme un arbrisseau assez grand, il aime le voisinage de l'eau. Je ne crois pas que la fleur, que je
n'ai pas vue, soit plus grande que celle de notre sureau ; piquée par un insecte, elle augmente
considérablement de volume et se change en une espèce de gale aussi grosse qu'une noix. Ce
sureau employé en topique est un excellent hydragogue. Il est bon contre l'hydropisie, contre la
difficulté d'uriner, contre toutes les maladies où il s'agit de purger les humeurs. Sa seconde écorce
passe pour être utile pour guérir les brûlures.
Bourrache d'Inde : elle a la feuille moins veloutée que la bourrache ; on la croit connue en
Europe sous le nom d'herba domestica, celle dont la graine est un [lapsana].
J'ai parlé sur l'île de France du Fatack. Une espèce de liane ou de lierre terrestre dont les
feuilles ressemblent à celles du solanum, dont j'ai déjà parlé plusieurs fois : il y a quelques épines
à la tige mais non pas aux feuilles ; c'est, m'a-t-on dit, une espèce de mauve dont elle a les
propriétés.
Un simple dont la feuille est très petite et la fleur violette [pourvue] d'une infinité de
pétales, ou peut-être d'une infinité d'étamines sans pétales, ou plus vraisemblablement d'un grand
nombre de fleurs extrêmement petites dont les pistils et les étamines se confondent avec les
pétales : on m'a dit que c'était une menthe et qu'elle avait toutes les propriétés de notre mentha
angussifolia spicata. (Vérifier si ce n'est pas cela que j'ai eu sous le nom de menta sativa cueillie le
6 ; dans ce cas, ce sera une espèce de serratula).
Un lychnis dont les feuilles, d'un vert foncé, sont longuettes et aiguës, naissant quatre à
quatre, les unes dans les autres, à chaque branche, les plus longues enveloppant celles qui sont
plus nouvellement écloses, ce qui fait que chaque petite branche ressemble à une mâche pour
l'arrangement et la couleur des feuilles, mais non pas quant à la figure ; je n'ai point vu de fleurs.
Une espèce de lierre terrestre qui rampe lorsqu'il est jeune et se redresse ensuite : ses
feuilles ressemblent à celles de la menthe et surtout à celles de cette espèce de menthe qu'on a
coutume de nommer baume et qu'on mange en fourniture dans les salades. M. Aublet, qui avait
passé quelques jours avant moi par l'île de Bourbon, avait décidé que c'était une espèce de mauve.
Le pavot épineux argemone, ses feuilles en effet le feraient prendre pour un chardon plutôt que
pour un pavot ; sa fleur est jaune, cinq pétales, étamines sans nombre, pistil semblable à celui des
autres pavots. On tire de sa graine une huile fort bonne pour appliquer sur le bois ; c'est la seule
dont on se sert à Bourbon pour cet usage ; sa racine en décoction passe pour un fébrifuge.
Un gramen ou chiendent très fin, bon pour le pâturage ; un autre gramen, excellent
pâturage, la graine naît au bout d'un long chalumeau extrêmement barbu, on le prendrait presque
pour une chenille.
Palma-christi : cette plante est bien connue.
La raquette : on connaît pareillement celle-ci ; elle est très abondante à Bourbon ; comme
les murs des enclos sont bas, pour empêcher qu'on ne les escalade, on les tapisse et on les couvre
de raquette. En m'entretenant avec mes naturalistes de Bourbon, lesquels se donnent cependant
plutôt comme amateurs de l'histoire naturelle que comme naturalistes décidés, nous nous
demandions s'il serait impossible de transporter des cochenilles vivantes de l'Amérique jusqu'à l'île
de Bourbon ; l'air y est assez chaud pour ces insectes, la sécheresse qui règne dans plusieurs
cantons favoriserait leur multiplication, les raquettes de l'île leur fourniraient, apparemment, des
sucs nourriciers aussi abondants que celles du Mexique, etc.
Nous n'avions rien à faire à Bourbon, il fallait s'entretenir et raisonner bien ou mal.
Une espèce de renouée ou santinodia ; fleurs blanches à deux pétales autant que je l'ai pu
juger ; je ne sais cependant si ces deux pétales ne se réunissent pas en un au fond de la fleur. Un
de ces deux pétales, en forme de raquette, a deux à trois lignes de longueur ; l'autre, de moitié plus
petite, se recourbe en dedans pour couvrir et garantir en quelque sorte le pistil et les étamines. On
extermine cette plante dans les pâturages, sans doute de peur qu'elle ne se multiplie trop : sa
racine est hystérique et sudorifique ; ses feuilles pilées ont les propriétés que nous attribuons aux
amandes douces.
L'herbe de l'Inde : les feuilles sont en petit nombre fort petites ; la tige qui doit porter les
fleurs et les graines, s'élève fort haut, c'est-à-dire comme la tige du plantain et même plus haut.
Les boutons à fleurs naissent le long de cette tige, ils sont rouges et font un bel effet ; la fleur, je
pense, a quatre pétales ; je n'en ai pas vue de bien éclose. Les capsules qui contiennent la graine
sont aussi grosses que les boutons à fleurs, et épineux par le haut : il faut, en conséquence, les
ramasser de bas en haut et non pas de haut en bas, si l'on veut éviter d'être piqué. La racine est un
bon fébrifuge, elle facilite les évacuations menstruelles des femmes.
Le petit baume blanc : c'est une plante aromatique, bien ressemblante au petit basilic ou
c'en est une espèce ; cependant la graine m'en a paru différente.
Le grand baume rouge, autre plante aromatique, plus grand que tous les basilics que j'ai
pu voir, mais ce n'est qu'un arbrisseau ; ce n'est donc pas du vrai baume du Pérou comme celui qui
me le montrait dans son jardin voulait me le persuader. Selon lui, on trouve, sur les montagnes de
Bourbon, trois espèces de baume, et le baume du Pérou est une de ces espèces : un de mes
naturalistes m'a dit que le vrai nom de ce baume était celui que je lui ai donné en commençant cet
article, c'est un vrai basilic.
Stramonium ou solanum furiosum : on connaît cette plante surtout dans les pays
méridionaux de la France ; sa graine passe ici pour le plus puissant narcotique que l'on connaisse.
Une cuisinière noire mit un jour de ses feuilles dans le pot en guise de légumes : tous ceux qui en
mangèrent furent extrêmement incommodés ; on sauva cependant ceux que l'on entreprit à temps,
d'autres en moururent. Il fut prouvé que la cuisinière n'avait point agi par distraction : elle fut
pendue.
Une tithymale qui n'est pas caustique puisque les bestiaux en mangent sans
s'incommoder.
La suncus odorans n'est pas inconnue en Europe : c'est réellement un jonc ; sa racine
froissée a une très bonne odeur ; on n'en trouve qu'au bord des ruisseaux ; cette plante a toujours
le pied dans l'eau ; sa racine est un puissant hystérique.
J'ai parlé sur l'île de France de l'acacia siamois.
Un simple, dont on n'a pas pu me dire le nom, a la fleur soutenue par cinq feuilles qui en
forment le calice ; un seul pétale d'un bleu extrêmement clair a la figure d'un pentagone régulier,
excepté que ses angles saillent un peu en dehors en pointes très aiguës et qu'au contraire il y a
une légère échancrure au milieu de chaque côté. Ce pentagone est divisé régulièrement en 10
parties égales par ses rayons droits et obliques distinctement marqués ; près du coeur, cinq
espèces de lignes d'un beau jaune et un peu larges forment un second pentagone ou plutôt, elles
le formeraient si elles étaient un peu prolongées, car elles ne se touchent pas ; j'ai pris ces lignes
pour les étamines ; au centre s'élève un cône qui est apparemment le pistil ; j'ai ouvert plusieurs de
ces cônes, et je n'y ai pu rien distinguer, même avec le secours de la loupe. La fleur peut avoir cinq
ou six lignes de diamètre ; n'est-ce pas un lignum convulvulus ?
Une autre plante dont pareillement on n'a pu me dire le nom, c'est la pervenche des Indes,
quoiqu'elle soit extrêmement commune. Comme elle est en fleurs toute l'année, je l'avais d'abord
désignée par le nom d'Aeïanthos ; quelqu'un m'a dit depuis qu'elle se nommait en effet fleur sans
fin. On m'a dit qu'elle était originaire de la Chine ; si cela est, il faut qu'elle ait prodigieusement
fructifié à Bourbon. On la trouve partout : c'est la mauvaise herbe du pays. Son odeur n'est pas
suave ; elle est d'ailleurs fort gracieuse à la vue. Elle a cinq pétales d'un rouge, assez clair vers
l'extrémité extérieure, mais qui se fonce beaucoup aux approches du coeur ; le coeur est un tuyau
cylindrique, frangé à sa partie supérieure, et d'une belle couleur de pourpre. On n'en peut
examiner le coeur qu'avec la loupe ; muni de ce secours j'ai cru trouver six étamines dans une
fleur, mais dans toutes les autres je n'en ai trouvé que cinq ; outre le pistil, la fleur peut avoir
dix-huit à vingt pouces de diamètre. La graine vient dans des siliques. J'ai vu plusieurs pieds de
cette plante au Jardin du Roi, à Choisy.
Le jasmin de Bourbon a des feuilles plus grandes et moins aiguës que celles de notre
jasmin ; il n'y a même aucun rapport entre ces deux plantes du côté de la feuille. Les fleurs se
ressemblent beaucoup plus du côté de la couleur, de l'odeur et de la forme ; l'unique différence
que j'y ai remarquée consiste en ce que l'unique pétale qui constitue l'extérieur de la fleur forme
un entonnoir beaucoup plus long, que cet entonnoir se divise en six sections et que ces sections
sont plus courtes dans le jasmin de Bourbon que dans notre ordinaire de France.
La fleur de paradis est une liane qui croît promptement, qui devient fort haute et qu'on
emploie conséquemment à la couverture des berceaux. Sa feuille est semblable à celle de l'asperge
; on m'a dit que la fleur était rouge, formée en étoile et très jolie. Cette plante ne paraît pas vivace :
lorsque je l'ai vue, la principale tige était morte, il en repousse d'autres du pied ; on n'a pu me dire
si celles-ci sortaient de la racine de l'ancienne tige, ou si elles devaient leur naissance aux graines
répandues par terre.
J'ai vu à Saint-Paul une caverne creusée sous une montagne par les mains de la nature ;
elle peut avoir 40 pieds de long sur 20 de large et 4 à 5 de haut ; l'entrée est précédée d'une
espèce de pluie continuelle formée par l'eau qui tombe continuellement du haut de la montagne ;
l'eau dégoutte aussi de plusieurs endroits de la voûte ; enfin l'entrée est comme défendue par des
roches qui ont été détachées d'en haut. Tout contribue à entretenir une fraîcheur continuelle dans
la caverne. Aussi est-elle tapissée, à droite et à gauche, en haut et en bas, d'une espèce de
scolopendre ou capillaire qui est de la grandeur de la fougère ordinaire ; je n'y ai point vu de
graines.
Il y avait aussi dans cette caverne une espèce de grande oseille : au moins ses feuilles,
longues au moins de deux pieds, avaient la figure et le goût de l'oseille. La fleur était passée, la
graine commençait à se former, mais il s'en fallait encore de beaucoup qu'elle fût mûre et en état
d'être emportée.
Une espèce de luzerne que l'on m'a nommée médica : ses feuilles sont arrangées trois à
trois à chaque petite branche comme dans le trèfle ; elles sont elliptiques, ayant 10 à 11 lignes de
grand axe et 7 environ de petit ; je n'ai point vu de fleur ; la graine vient en siliques.
On fait certainement à Madagascar une espèce d'indigo qui n'a pas l'éclat de celui qui
vient de l'Amérique, ce qui peut être attribué facilement au défaut de la manipulation. J'ai un
échantillon de cet indigo, mais je n'ai point vu la plante qui le produit. Si cet indigo croît à
Madagascar, pourquoi les îles de Bourbon et de France ne pourraient-elles pas le produire ? J'ai vu
à Bourbon deux plantes, que l'on a décorées du nom d'indigo : on a donné à la première le nom de
faux indigo, tout le monde convenait qu'elle ne méritait point l'épithète de vrai. Quelqu'un
cependant m'a dit que si cette plante ne produisait pas le beau bleu que l'on tire de l'indigo, elle
fournissait au moins la plus belle couleur jaune que l'on pût imaginer. Si cela est, ce que je ne
garantis pas, cette plante ne serait pas à négliger. Elle ressemble d'ailleurs, dit-on, au véritable
indigo. Je ne l'ai vue qu'un instant dans les premiers jours de mon séjour à Bourbon, et je ne l'ai
pas examinée assez attentivement pour décider de cette ressemblance.
On m'a désigné la seconde plante sous le nom d'indigo bâtard ; on l'a semée, dit-on, à
Bourbon comptant qu'elle était la véritable plante qui produit l'indigo, on s'est trompé, ajoute t-on,
et cette plante dont on espérait beaucoup est presque devenue le fléau de l'île : en effet, on ne
trouve presque aucune autre plante à la Possession et aux environs de Saint-Paul. Je l'ai examinée,
je ne l'ai point vue en fleurs mais d'ailleurs je lui ai trouvé tous les caractères que l'Hortus
Malabaricus donne à son ameri, tome I, planche 54. Je crois que cet ameri ne diffère point du
véritable indigo. L'indigo bâtard de Bourbon ne forme qu'un assez petit arbrisseau mais il n'est
point cultivé. S'il l'était, je ne doute point qu'il n'égalât au moins l'ameri de l'Hortus Malabaricus.
On m'a montré sur des murs une liane ou une espèce de lierre, qu'on m'a dit être un
ipécacuana.
On m'a donné quelques branches d'un arbrisseau, qu'on croit être le vrai thé de la Chine :
je les ai apportées en France et c'est une espèce de mauve appelée herbe à ballets en Amérique. Un
autre amateur de l'histoire naturelle m'a aussi donné quelques graines de ce thé vrai prétendu.
Voilà ce que j'ai pu rassembler sur l'histoire naturelle des plantes de Bourbon. Il y a
apparence que la saison des pluies, qui allait commencer lorsque j'ai quitté l'île, aura donné
naissance à plusieurs plantes que je n'ai pu examiner ; il y a même tout lieu de croire que les
quartiers de Saint-Benoît et de la rivière d'Abord, ainsi que les montagnes où je n'ai pas été,
produisent des plantes différentes de celles que j'ai trouvées aux environs de Saint-Denis et de
Saint-Paul. J'ai rapporté des graines de presque toutes les plantes dont j'ai parlé. Je n'ai pu en
recueillir de celles qui n'en avaient point. J'ai donné ces graines au Jardin du Roi à Choisy, à M.
Adanson, à quelques particuliers qui cultivent des plantes étrangères. J'ai désigné ces plantes par
les noms sous lesquels mes naturalistes me les ont fait connaître ; ces naturalistes ou plutôt ces
amateurs de l'histoire naturelle sont M. Préodet, capitaine des troupes de la Compagnie, M. de la
Nux Conseiller au Conseil souverain, M. Nogent greffier du même Conseil, M. Ferry, etc.. C'est aussi
sur leur autorité que j'ai attribué des vertus médicinales à quelques-unes de ces plantes. Quant à
ce qui regarde la description des plantes, de leurs feuilles et de leurs fleurs, je l'ai faite sur
l'inspection même des pièces. MM. Nogent et Ferry m'avaient aussi donné quelques graines de
Madagascar, avec promesse de m'en envoyer en plus grande quantité. C'est aussi de ces mêmes
messieurs que je tiens une composition de la drogue amère de Pondichéry dont les Jésuites se sont
toujours conservé une connaissance exclusive. Quelqu'un cependant a prétendu leur avoir volé leur
secret et en a donné la recette à M.M. Nogent et Ferry. La voici telle que je l'ai reçue d'eux :
Recette de la drogue amère de Pondichéry
Une bouteille d'eau de vie de cognac
4 gros [15] d'aloès
4 gros de gentiane
4 gros de racine de serpentaire de Virginie ayant l'odeur de térébenthine
2 gros d'encens en larmes
24 grains de safran oriental
1 gros de mastic en larmes
1 gros d'écorce d'orange sèche.
Concassez séparément toutes ces drogues, et les mêlez ; vous les mettrez ensuite dans la
bouteille d'eau de vie ; il faut observer que la bouteille ne soit point pleine, elle doit laisser en haut
environ 4 doigts de vide ; bouchez-la légèrement et exposez-la au soleil durant 10 ou 15 jours en
observant de la remuer deux ou trois fois par jour. Versez-la ensuite en l'inclinant, sans la passer.
La dose est de deux cuillerées pour une grande personne ; pour les enfants, à proportion. Ce
remède est bon contre les coliques et la dysenterie. On l'imbibe aussi dans du coton contre les
maux d'oreilles. Cette drogue est réellement très estimée dans les Indes. Lorsque nous en prenions
sur le d'Argenson, nous la mêlions dans un grand demi-verre de vin blanc.
Ces mêmes messieurs m'ont aussi donné une recette de pilules dont voici la copie :
Pilules purgatives du Fr. Basin, jésuite du l'Andercha
Une once d'aloès succotrin
une once [16] de bonne rhubarbe
demie-once de myrhe
24 grains de safran oriental.
Pilez le tout séparément et tamisez. Faites une masse de cette poudre avec de bon vin
blanc ou du sirop de roses en assez grande quantité pour faire une masse du total.
On trouve à Bourbon à peu près les mêmes animaux que sur l'île de France, excepté qu'il
n'y a point de singes et il est expressément défendu d'y en laisser entrer des vaisseaux. D'un autre
côté, le gibier est devenu rare : les Créoles, trop passionnément adonnés à la chasse, l'ont presque
entièrement détruit.
La mer sans doute y est très poissonneuse mais on en profite peu. La raison en est
apparemment que la navigation en pirogues et en canots y est beaucoup moins sûre qu'à l'Ile de
France et à Rodrigue. Je n'ai mangé que d'un seul poisson qu'on nommait le poisson rouge parce
que réellement ses écailles et sa peau sont de cette couleur, mais la chair en est blanche. Ce
poisson est délicat ; il en est parlé dans plusieurs relations de voyage, et nommément dans celle de
l'Amérique du Père Labat, tome VI. Les rivières ou les ruisseaux nourrissent des cabots, des carpes,
des anguilles, des mulets, etc. Mais ces poissons ne sont pas fort communs sans doute par une
raison semblable à celle qui a occasionné la rareté du gibier.
La mer est également abondante en coquillages, madrépores, en beaux lithophytes, etc.
Le galet à Saint-Denis est en partie de silex, et en partie d'astroïtes ou d'autres madrépores
arrondis par le roulement. On y trouve aussi des coquilles d'oursins. J'y ai ramassé un os de cheval
qui commençait déjà à se madréporiser.
La grève de Saint-Paul m'avait procuré des cornes d'ammon extrêmement petites et
délicates, qui n'ont pu se conserver, malgré l'attention que j'y ai apportée, et des galères, telles que
je les ai décrites ci-dessus sur le 21 d'avril. M. de la Nux m'avait fait présent d'un beau lithophyte
que ses gens venaient de pêcher par soixante brasses de fond : il était alors couvert de chair, son
pied était couvert de lithophytes naissants, de coquillages, de mille productions extrêmement
variées pour les couleurs. J'ai beaucoup regretté ce lithophyte qui a été perdu vers les Açores dans
le temps de la prise du Boutin par les Anglais.
L'île de Bourbon n'est pas seulement fertile en grains et en fruits ; elle abonde
pareillement en bestiaux et en volaille. Aussi, c'est à Bourbon que les vaisseaux qui reviennent en
France vont faire leurs provisions. Tout ce que produit l'île s'y vendait encore à un prix assez
raisonnable ; ceux qui nous avaient précédés avaient même été taxés à un prix plus modéré. Il est
vrai qu'on ne voulait pas de nos billets ; il fallait payer en argent effectif. Le vin et les étoffes même
les plus communes étaient hors de prix. On soupçonnait 4 ou 5 richards d'entretenir cette cherté
par le monopole qu'ils exerçaient ; mais indépendamment de cette cause, les denrées européennes
ne pouvaient point être à bon marché dans cette île ; la raison en était évidente. Tous les vaisseaux
qui vont à Bourbon ont passé par l'île de France ; le conseil de l'île de France retenait presque tout
ce qui était envoyé par la Compagnie. On n'en faisait passer à Bourbon que le moins qu'il était
possible ; les prêtres mêmes étaient obligés de faire du sangorin leur boisson ordinaire ; le
gouvernement de Bourbon était hors d'état de leur fournir la provision annuelle de vin dont on était
convenu avec eux. Si quelque particulier apportait du vin dans l'île pour son compte, il avait pu le
vendre à l'île de France à un prix très haut ; pourrait-il le céder à Bourbon à un prix médiocre ?
Les habitants de Bourbon y sont nés pour la plupart, et ils comptent y mourir. Ils
regardent Bourbon comme leur véritable patrie, en conséquence ils sont affectionnés à leur île. Le
luxe n'a point pénétré chez eux, la simplicité des moeurs de nos ancêtres semble faire leur
caractère distinctif. Une vie tranquille, une subsistance honnête, l'éducation de leur famille,
l'acquit des engagements qu'ils ont contractés avec la Compagnie, voilà le plus haut terme de leurs
désirs. Ils sont ordinairement accomplis parce qu'ils sont réglés sur la modération et l'équité. Ce
caractère n'est pas particulier aux Créoles ; les Français habitués à Bourbon le contractent
aisément ; on le reconnaît même dans plusieurs des principaux de l'île.
Les lois de Bourbon sont au moins aussi sages que celles de l'île de France ; elles sont
d'ailleurs beaucoup plus fidèlement observées. Les colons, en recevant de la Compagnie des terres
et des facilités de les cultiver, ont contracté avec elle des engagements qu'ils remplissent
fidèlement. Il est vrai cependant que, lorsque j'ai passé par cette île, les habitants prétendaient que
la Compagnie s'était réciproquement engagée à leur fournir à un prix modéré du vin et des
vêtements, ils ajoutaient que si on continuait de les négliger, comme il semblait qu'on le faisait
alors, ils se tiendraient pareillement quittes de leurs engagements, et que nommément, ils
abandonneraient toutes les plantations de café comme leur étant absolument inutiles. Ils
méritaient, disaient-ils, les attentions de la Compagnie pour le moins autant que les colons de l'île
de France. Ce principe était vrai, mais on pouvait répondre que ce n'était pas la Compagnie qui les
négligeait, que c'était l'île de France qui retenait et absorbait ce que la Compagnie envoyait pour les
deux îles.
La culture du café est le principal engagement des habitants et la Compagnie le reçoit dans ses
magasins, sur le pied de quatre piastres la balle. Je crois que la récolte va par an, jusqu'à vingt-cinq
ou trente mille balles au moins. J'ai dit que la balle pesait 105 livres ; cependant on ne recevait
point le café d'un habitant, s'il n'était pas en même temps porteur d'une attestation par laquelle il
apparaisse qu'il a fidèlement observé les lois de la police de l'île. Selon ces lois, chaque colon est
obligé d'apporter tous les ans au gouvernement, pour chaque tête d'esclave qu'il possède,
cinquante livres pesant de sauterelles, cent queues de rats et cent têtes de petits oiseaux qui
nuisent beaucoup aux grains et surtout au blé. Ces lois sont sages ; les colons conçoivent qu'elles
n'ont été établies que pour leur utilité ; non seulement, ils les observent scrupuleusement, ils
doublent, ils triplent même, s'ils le peuvent, la taxe imposée.
Selon une autre loi, celui qui ramène un marron en devient le possesseur, ou on lui donne
un autre Noir de la Compagnie, ou enfin on lui compte 300 livres de récompense selon son choix :
aussi le nombre des marrons est-il très petit à Bourbon. D'ailleurs les Créoles, plus habiles que les
chèvres à escalader les montagnes, font une bonne guerre aux marrons. Ils leur font la chasse à
peu près comme on le ferait à des bêtes féroces ; cependant, comme ils désireraient les avoir
vivants, il arrive quelquefois que les fugitifs poursuivis, rencontrant un précipice qui les empêche de
passer outre, attendent les Créoles en jouant, dansant et chantant, et, quand ils sont sur le point
d'être atteints, ils se jettent la tête la première dans le précipice. Une dernière raison qui rend ici
les marrons plus rares qu'à l'île de France est qu'on ne fait pas manger de paille aux esclaves, ils
sont mieux avec leurs maîtres que dans les forêts. Il s'en échappe cependant quelques-uns de
temps en temps ; le nom de la liberté plaît partout.
Entre le 14 et le 17 novembre 1761, j'ai fait au presbytère de Saint-Paul, plusieurs
observations sur la variation de l'aiguille aimantée, et j'ai trouvé qu'elle déclinait de 16° 45' du nord
à l'ouest.
Suite du journal
Etant arrivés le 18 d'octobre à Bourbon de la manière que je l'ai dit ci-dessus, nous avons
été saluer M. de Lozier Bouvet, chevalier de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis, gouverneur de
l'île pour le roi. Je ne parlerai point des lumières étendues de cet officier sur la théorie et la
pratique de la navigation, de la sagesse de son gouvernement, de l'égalité constante de son
caractère, de sa candeur, de son affabilité parce que, comme je l'ai déjà dit, ce n'est point un
panégyrique que j'ai prétendu entreprendre. C'est ce même M. Bouvet qui commandait en 1738 et
1739 l'expédition faite par ordre de la compagnie pour la découverte des Terres Australes, et c'était
lui qui, en 1735, avait donné l'idée de cette expédition. Elle se borna à la découverte du Cap de la
Circoncision, ainsi nommé parce qu'il fut découvert le premier de janvier 1739. La brume presque
continuelle qui empêchait les vaisseaux de se voir et les glaces dont on était environné
empêchèrent de pousser plus loin les découvertes. Mais, comme M. Bouvet le remarque avec raison,
les glaces dénotaient le voisinage d'une grande terre ; il est probable qu'elles ne s'étaient ainsi
accumulées que parce que la brume n'avait pas permis aux rayons du soleil de les pénétrer. Toutes
les années ne sont pas sans doute également brumeuses et, ce qui n'a pu s'effectuer en 1739
n'aurait peut-être souffert aucune difficulté dans quelqu'une des années suivantes. M. Bouvet m'a
parlé de cette expédition en de tels termes que je ne doute presque pas qu'il consentît avec zèle à
en entreprendre une pareille avec une pleine confiance d'un succès plus heureux [17] . Bouvet a
été successivement, capitaine des vaisseaux, Gouverneur de l'île de France et Gouverneur de
Bourbon, et il n'est pas riche ; c'est qu'il a toujours été zélé pour le bien, vertueux et désintéressé.
Il serait à souhaiter que la Compagnie eût beaucoup d'officiers de cette trempe.
Aussitôt notre arrivée, M. Bouvet donna des ordres pour nous loger au gouvernement. Je
fus aussi rendre visite à M. Teste qui voulait pareillement nous loger. Le même jour notre navire
avait remis à la voile vers 9 heures du soir ; il mouilla le lendemain dans la rade de Saint-Paul à
huit heures et demie du matin, par 16 brasses d'eau, fond de sable fin noir et vaseux. Trois navires
de la Compagnie étaient déjà dans cette rade : l'Adour, le Villevault et le Numéro 4. Les deux
premiers étaient destinés pour la France et devaient faire leurs provisions à Saint-Paul, le troisième
était une des prises que M. le Comte d'Estain avait faites dans son expédition et qu'il avait
distinguées par différents numéros.
Le 19, les corvettes, la Bonneaventure et le Volant, mouillèrent à Saint-Denis. La journée
s'est passée à rendre des visites et à parcourir la plaine. Les maisons sont mieux bâties et les
jardins mieux entretenus qu'à l'île de France.
Le 21, nous avons été dîner à Sainte-Marie et coucher à Sainte-Suzanne, d'où nous
sommes revenus le 22 au soir.
Je ne comptais passer que deux ou trois jours à Saint-Denis ; sur les instances engageantes de M.
Bouvet, je me suis déterminé à y rester plus longtemps. Cependant M. Thuillier est parti le 23 au
soir sur le Volant, pour aller arranger nos affaires à Saint-Paul. Cette corvette devait aller chercher
notre cargaison à la rivière d'Abord.
Le 25, le vaisseau, l'Adour a appareillé à Saint-Paul pour se rendre en France.
Le 28, le navire le Saint-Priest a mouillé à la rade de Saint-Denis ; il est aussi destiné pour
la France.
Cela faisait en tout cinq vaisseaux qui avaient la même destination : le Boulogne qui était
parti avant notre arrivée, l'Adour, le Villevault, le Boutin et le Saint-Priest. Des cinq, l'Adour seul est
arrivé à bon port, les quatre autres ont eu le malheur de tomber entre les mains des Anglais.
Le 1er de novembre, le Saint-Priest a appareillé pour aller à Saint-Paul.
Le 5, le vaisseau, le Villevault, a appareillé de Saint-Paul pour se rendre en France.
Le 6, on a fait une partie de pêche : elle n'a pas été heureuse, mais j'ai profité de l'occasion
pour visiter la vallée où coule la rivière de Saint-Denis. C'est encore un de ces endroits que l'on
pourrait dire être affreusement beau. Cette vallée, avant que la rivière, divisée en quatre bras, se
perde dans les galets qui la séparent de la mer, peut avoir 70 à 80 toises de large. Elle est d'abord
bordée de petites falaises de 20 à 25 pieds de haut ; sur la rive droite, en remontant la rivière, la
falaise se joint bientôt à la montagne ; sur la gauche, sa hauteur s'augmente par degrés ; à un
quart de lieue de Saint-Denis, elle devient montagne, et la vallée ressemble à un précipice, bordée
de part et d'autre par des roches taillées à pic de 60 à 80 toises de hauteur ; je ne crois pas qu'elles
puissent en avoir moins. Vers midi, une de ces roches donnait en bas 25 à 30 pieds d'ombre, et le
soleil n'était pas éloigné de 5 degrés de notre zénith. Encore la position de la roche n'était-elle pas
la plus favorable pour donner le plus d'ombre qu'il était possible, elle n'était pas entièrement à pic
et la vallée ne s'étendait pas de l'est à l'ouest, mais du nord-est au sud-ouest. Ce précipice peut
avoir d'abord 100 toises de large ; il se rétrécit ensuite en remontant la rivière et bientôt, il se
réduit à 40 toises et ensuite à 20 ou 25. Les roches sont pour l'ordinaire absolument nues, de
couleur gris de fer, et paraissent assez homogènes. A un endroit de la rivière s'est creusée une
caverne sous la montagne ; l'eau peut y avoir 15 pieds de profondeur ; on n'a osé y pêcher. Sur la
rive gauche, je prends toujours la rivière en remontant ; elle reçoit un ruisseau qui roule par
cascades du haut de la montagne : la chute est plus haute que celle des cascades de l'île de France,
mais il y a moins d'eau, et plusieurs jets. Au-delà de cette cascade, il y en a plusieurs petites et
moins hautes ; elles ne tombent pas du haut de la montagne, mais comme la roche n'est point à
pic et qu'elle est couverte de plantes et d'arbrisseaux, je n'ai pu juger si ces petites cascades
sourdaient de la montagne ou si elles étaient des échappes de la cascade principale. A deux lieues
environ de Saint-Denis, la rivière forme elle-même une belle cascade en se précipitant des
montagnes, mais nous n'avons pas été jusque là. M. Préodet qui y a été m'a dit qu'aux approches de
cette cascade, les roches s'approchaient et se touchaient presque par le haut, de manière que dans
les grandes eaux, si une partie de roche venait à se détacher, elle tombait sur la roche opposée,
dont par son poids elle détachait pareillement quelque partie, et que le tout repoussé
alternativement de roche en roche faisait un fracas terrible et effrayant. Le lit de la rivière au bas
n'est souvent bordé que de pierres ou d'une espèce de galet dont j'ai parlé plus haut. Ailleurs, il y a
des plantes, des arbrisseaux et même des petits bosquets.
Le 8, M. de Ligeac, capitaine d'Artillerie au service de la Compagnie, et un de nos
passagers du Boutin, est arrivé de Saint-Paul.
Le 10, nous sommes partis de Saint-Denis, M. de Ligeac et moi. J'ai fait plus haut la
description du chemin ; nous avons dîné à la Possession, et nous sommes arrivés heureusement à
Saint-Paul. M. Bouvet avait donné des ordres pour me loger et m'entretenir au gouvernement. Je
suis cependant descendu chez les prêtres, où M. Thuillier logeait déjà et j'y ai été très bien reçu par
M. Monnet, curé, et par M. Féron, vicaire de la paroisse, tous deux de la Congrégation de la Mission.
Les jours suivants se sont passés à rendre des visites, à en recevoir, à faire embarquer mes
graines, mes pierres, mes coquilles, mes madrépores, à visiter les environs de Saint-Paul, etc.
Le 14, le Saint-Priest a mouillé en rade de Saint-Paul, après avoir fait sa provision de café à
la rivière d'Abord.
Le 15, le Saint-Louis est arrivé de l'île de France, et nous a apporté des nouvelles de l'île
Rodrigue où on avait découvert une escadre anglaise. Voici l'histoire de cette escadre, telle que je
l'ai sue alors, et telle que je l'ai vue depuis, plus détaillée dans plusieurs lettres, et principalement
dans une que M. de la Nux m'a écrite en date du 1er février 1762 : cette escadre était arrivée à
Rodrigue le 15 septembre 1761, sept jours après notre départ. Elle était composée de onze
vaisseaux de guerre et de quatre frégates. Elle croisait en tout ou en partie aux environs de
Rodrigue, sans s'écarter de cette île où il y avait apparence qu'elle attendait du renfort pour faire le
siège de l'île de France. Elle pouvait aussi très facilement avoir eu l'avis de l'expédition des cinq
vaisseaux que M. des Forges avait envoyés à Batavia, et se tenir aux aguets pour les surprendre à
leur retour. J'ai dit, ci-dessus, que le Fortuné commandé par M. de Surville et la Sylphide, capitaine
M. Roche, étaient partis de conserve le 26 septembre de l'île de France pour une expédition
secrète. Ces deux navires furent reconnaître Rodrigue, mais la Sylphide souffrant beaucoup d'une
voie d'eau, s'était séparée du Fortuné ; elle s'imagina l'avoir rencontré pendant la nuit : ce n'était
pas lui, c'était un vaisseau de l'escadre anglaise. On était tellement persuadé que c'était le Fortuné
que l'on cria dans le porte-voix : “Bonsoir M. de Surville”. Le navire anglais avait à son bord M. de
Puvigné commandant de Rodrigue. On le força de répondre ; il le fit mais il sut si bien affecter
l'accent anglais qu'il détrompa M. Roche ; il lui fit connaître sa méprise et lui donna habilement le
conseil d'arrivera le plus promptement qu'il lui serait possible. A bon entendeur demi-mot suffisait,
M. de Roche profita de l'avis et arriva ; le canon ennemi perça ses voiles et ne lui fit pas d'autres
dommages. Le jour découvrit d'autres vaisseaux qui ne furent que spectateurs du courage et de
l'habileté de monsieur Roche. La Sylphide n'était plus en état de tenir la mer ; son capitaine la
reconduisit à l'île de France pour informer le gouvernement de ce qui se passait à Rodrigue.
J'ai dit quelque part que la Compagnie a de bien méchants enfants ; elle en a aussi qui lui
font honneur : outre M. Roche, M. de Surville est de ce nombre. Celui-ci avait découvert l'escadre
anglaise ; les tentes des ennemis éparses sur Rodrigue ne lui permettent point de douter du
danger qui menace les navires français ; sans révoquer en doute l'intrépidité et la sagesse de M.
Roche, il est convaincu que son consort a été obligé de succomber sous le nombre, ou même que la
Compagnie a perdu un de ses meilleurs officiers. Il est à propos qu'on soit informé à l'île de France
de ce qui se passe à Rodrigue. Il n'est pas moins essentiel que l'escadre envoyée à Batavia soit
avertie du péril qu'elle courrait en reconnaissant cette île. Rien n'est impossible à un officier qui a
gagné le coeur et l'estime de ses subalternes. M. de Surville assemble son conseil ; il représente
avec une égale force l'importance des deux avis dûs, et au conseil de l'île de France, et à l'escadre
de Batavia. Le parti qu'il propose n'est pas seulement agréé de tout le conseil, il se trouve même
un officier (et il s'en serait sans doute trouvé plusieurs) qui consent à s'exposer à la mer avec
quelques matelots, dans une simple chaloupe, à pénétrer l'escadre anglaise, à traverser cent vingt
lieues de mer pour venir informer M. des Forges de l'état des affaires de Rodrigue. Cependant, M.
de Surville ayant perdu sa chaloupe de [ ] va au devant des vaisseaux qui reviennent de Batavia.
Il leur donne des avis convenables et ces vaisseaux reviennent heureusement à l'île de France,
chargés d'un million huit cent mille livres de riz, de vin, de sucre, d'arack, de 50 000 piastres en
différentes espèces, de mille autres besoins.
L'escadre anglaise continuait de croiser inutilement à Rodrigue ; il ne lui arrivait aucun
renfort d'Europe. Les maladies commencèrent enfin à la détruire : de 4 030 hommes d'équipage
dont elle était montée en arrivant à Rodrigue, elle en avait déjà perdu quinze à dix-huit cents. Elle a
enfin pris le parti d'appareiller le 25 décembre et d'abandonner Rodrigue manquant de vivres et
sans nous avoir pris seulement une seule de nos chaloupes. Quelques-uns de ses vaisseaux ont été
achever de se consumer à Madagascar dans la plus mauvaise saison de l'année. Une frégate
portugaise, envoyée de Goa à l'île de France, au commencement de 1762, a rapporté que les
Anglais avaient perdu trois vaisseaux de guerre dont deux allaient porter du secours dans le Gange
à Golgotha qui était vivement assiégé par les Indiens. Ils étaient montés de mille hommes
d'équipage, outre 500 soldats du régiment de Cook. L'un avait péri par le feu, l'autre avait viré dans
le fleuve, un troisième s'était perdu à Goa, mais l'équipage s'était sauvé. Je ne crois pas que ces
trois navires fissent partie de l'escadre de Rodrigue mais c'était sans doute de cette escadre que
s'étaient échappés deux vaisseaux anglais que M. de Surville rencontra quelques temps après aux
environs du Cap de Bonne-Espérance. Son courage lui dictait de les attaquer ; après une mûre
délibération, il fut décidé dans le conseil qu'un seul vaisseau n'en pouvait attaquer deux de même
force sans quelque témérité.
M. de Surville s'est presque voulu mal de n'avoir pas écouté la voix de son courage, lorsque,
se trouvant quelques jours après au Cap avec ces deux vaisseaux, il apprit que sur les deux bords il
n'y avait pas en tout cinquante hommes en état de manoeuvrer.
Je me suis trop attaché à M. de Puvigné pour ne pas le rejoindre encore à l'île Rodrigue.
Les Anglais, en partant le 25 décembre, l'avaient remis sur l'île. Sur l'avis donné par la Sylphide et
par la chaloupe du Fortuné, M. des Forges, résolu de débusquer les Anglais de Rodrigue, envoya la
Frégate la Fidèle examiner ce qui se passait aux environs de cette île. La Fidèle, ayant trouvé la
place abandonnée, y mouilla vers la fin de décembre, prit à son bord M. et Mme de Puvigné et tout
ce qui pouvait y rester de français et aborda heureusement à l'île de France dans les premiers jours
de 1762.
Je reviens à mon journal.
Le 17 de novembre, la corvette de Saint-Louis est repartie pour Madagascar. C'était le lieu
de sa destination. Elle devait donner avis aux vaisseaux français, mouillés dans les ports de cette
île, du danger qu'il y avait à reconnaître Rodrigue en retournant à l'île de France.
Le 18, il est arrivé une autre corvette de l'île de France. Les officiers et soldats de marine et
les matelots étaient avertis de se tenir prêts, parce que l'on ne devait point tarder à les venir
prendre pour déloger les Anglais de l'île Rodrigue.
Le même jour, nous nous sommes embarqués vers six heures du matin. Notre compagnie
était moins nombreuse que sur le d'Argenson ; en cela même elle était peut-être meilleure. Nous
devions être conduits par M. M de Meyrac, capitaine, Le Brun, de Becdelièvre et Soleil, lieutenants,
tous d'une très bonne société, ainsi que M. l'abbé Jarnier, aumônier, M. Voye, écrivain, et M.
Vergoin chirurgien major. Les passagers étaient : M. le Chevalier de Ruis, capitaine des vaisseaux de
sa Majesté, Chevalier de l'Ordre de Saint-Louis, officier généralement estimé pour sa bravoure dont
il porte de tristes mais glorieuses marques, d'un esprit juste, fin et orné de mille connaissances et
avec cela d'une conscience timorée et presque scrupuleuse ; M. de la Bretonnière, capitaine des
vaisseaux de la Compagnie, homme d'esprit et d'un excellent caractère ; M. de Longchamp,
capitaine des troupes de terre de la Compagnie et maintenant chevalier de Saint-Louis ; M. de
Ligeac, capitaine d'Artillerie ; M. de Crémont [18] , écrivain des vaisseaux du roi ; M. Bidars, qui
avait eu l'intendance des magasins de la Compagnie à l'île de Sainte-Marie près de Madagascar ; M.
de Vauversis, lieutenant des vaisseaux de la Compagnie encore un peu jeune de moeurs mais
d'ailleurs d'une société aimable ; M. de Longchamp, M. de Ligeac, M. Bidars, M. Thuillier et moi. Il
n'en était pas un seul de cette compagnie qui n'eût mérite. On se voyait avec plaisir, on
s'entretenait sans s'ennuyer, on jouait quelquefois sans se ruiner, la gaîté n'allait point
ordinairement jusqu'à la folie, la discorde ne troublait point la société. Tout aurait été bien s'il n'y
avait pas eu d'enfants. Ceux-ci ne servaient qu'à me distraire dans mes calculs et à interrompre,
durant le jour, le sommeil des officiers qui avaient veillé durant la nuit.
Le 19, nous sommes restés en rade, attendant le Volant qui devait nous apporter le reste
de notre cargaison de café. Trouvant le vent contraire pour venir de la rivière d'Abord à Saint-Paul, il
avait pris le parti de faire le tour de l'île et n'y avait employé qu'un jour et demi. A Saint-Denis on
lui avait tiré trois coup de canons à boulet, il y avait répondu en donnant les signaux de
reconnaissance et avait poursuivi sa route sans s'arrêter. Mais à la vue de Saint-Paul, il a retrouvé le
vent contraire. A la nuit, on lui a fait des feux pour le guider ; il a enfin mouillé heureusement près
de nous.
Le 20, nous avons chargé le reste de notre cargaison qui consiste en cinq mille
quarante-neuf balles de café et en quatorze milliers de poivre. A dix heures et demie du soir, le vent
étant à l'ENE, nous avons viré, et, à onze heures, nous étions sous voiles pour retourner en France.
Cinglant du NO et au NO 1/4 N, et à minuit étant N et S de la pointe de Saint-Gilles, nous
avons mis en travers pour embarquer nos bateaux.
[1] Guy le Gentil de la Barbinais, Nouveau Voyage autour du monde ; il y raconte son séjour de
cinq mois à l'île Bourbon en 1717.
[2] Un recensement fait en 1761, ainsi que des indications laissées par le R.P. Caulier en 1764,
estimant la population à 22 300 personnes dont 4 394 Blancs et 17 906 Noirs.
[3] Ces estimations sont inexactes, puisque l'île n'est longue que d'environ 55 km. et large de
75 km.
[4] Jean-Baptiste Charles Bouvet de Lozier (1706-1788), marin de la Compagnie et explorateur des
terres australes. Il se distingua comme capitaine du Lys sur la côte de Coromandel. Il occupa à
plusieurs reprises le poste de gouverneur de Bourbon (octobre 1750 - décembre 1752, puis janvier
1756 - juillet 1757, enfin octobre 1757 - septembre 1763), assurant même de la fin 1753 à
décembre 1755 la charge de gouverneur des deux îles. Il fut l'un des rares gouverneurs à
considérer Bourbon autrement que comme une dépendance de l'île de France. Afin d'assurer le
développement de l'île, il préconisa dans divers mémoires l'autonomie administrative commerciale
face à sa voisine. Il encouragea l'instruction publique (création d'un collège à Saint-Denis en 1759)
et le commerce (projet de création d'un port à Saint-Pierre et extension du réseau routier).
Il fut le père du futur amiral Pierre Bouvet (1775-1860).
[5] Il pourrait s'agir en réalité de l'ouragan du 26 et 27 mars 1752, à l'origine de dévastations de
cultures et de la destruction des installations portuaires conçues par Labourdonnais.
[6] Ce personnage a déjà été évoqué lors du voyage vers l'île de France. Voir la note qui s'y rapporte.
[7] La toise équivaut à 2 mètres. Ces données sont fausses puisque le plus haut sommet de l'île Le
Piton des Neiges, n'atteint que 3069 m.
[8] Orthographe moderne : Plaine des Cafres.
[9] Jacob de la Haye a été désigné comme chef d'escadre par Colbert le 3 décembre 1669 avec le
titre de lieutenant général pour le roi dans l'île Dauphine [Madagascar] et dans toutes les Indes. Il
arriva à Bourbon en 1671.
[10] Le gouverneur Desforges Boucher fit construire un château au lieu-dit “Le Gol” à proximité de
l'actuelle localité de Saint-Louis.
[11] L'abbé Joseph Teste débarqua le 5 août 1723 à la Réunion. Curé de Ste Suzanne, il fut à
l'origine de nombreuses édifications d'églises et devint préfet apostolique de l'île où il mourut le 24
juin 1772.
[12] Cette explication fantaisiste s'inscrit ddans la mythologie développée autour du volcan par les
voyageurs depuis le XVIIIème siècle.
[13] Hypothèse évidemment fantaisiste : les chutes de neige sont rarissimes même sur les plus
hauts sommets de l'île.
[14] La Compagnie des Indes avait pour habitude d'établir des jardins dans ses concessions ; c'est
ainsi qu'un premier jardin fut créé à Bourbon dans le quartier de la Rivière St Denis, au pied du
rempart occidental ; il était situé à la hauteur des actuelles rues Sainte-Anne, Pasteur et de la
Compagnie. Le jardin fut transféré à son emplacement actuel à une date non déterminée.
a Un carri est un ragoût indien où le poivre, le safran et les épices ne sont pas ménagés. Ce ragoût
est fort en vogue sur plusieurs vaisseaux de la compagnie ; on fait des carris de viande ou de
poisson.
[15] . 1 gros équivaut à environ 4 grammes.
[16] . 1 once : 32 grammes.
[17] En effet, en juillet 1738, Bouvet de Lozier quitta l'Orient avec l'Aigle et la Marie et descendit
dans l'Atlantique sud pour y reconnaître une terre, qu'il baptisa l'île de la Circoncision en raison de
la date de découverte, le 1er janvier 1740. Il la prit pour une avancée du mythique continent alors
qu'il s'agissait de la minuscule île qui porte aujourd'hui son nom.
a J'ai déjà dit qu'arriver, c'était se mettre [ ] plus en arrière pour [ ]
[18] Honoré de Crémont (1731-1800 ?), servit dans l'escadre du comte d'Aché au cours de la
campagne des Indes comme écrivain du roi puis devint en 1766 commissaire de la marine à l'île de
France et premier conseiller aux conseils supérieurs des îles de France et Bourbon. Mais la partie
la plus importante de sa carrière se situe après la période de la Compagnie des Indes : avec la
“royalisation” des îles, effective seulement en 1767, l'administration était confiée conjointement à
un gouverneur lieutenant général et à un intendant, représentés à Bourbon respectivement par un
commandant particulier et par un commissaire ordonnateur. Dans ce dernier poste, Crémont
représentant de Poivre, joua un rôle très important dans le développement de la colonie : travaux de
voirie, d'adduction d'eau, d'assainissement, développement agricole, réorganisation du schéma
urbain de Saint-Denis. Il fut l'hôte de Bernardin de Saint-Pierre au cours du séjour de celui-ci à
Bourbon et resta son ami jusqu'à la fin de sa vie.
Samedi 21
Vents variables du NE au SO en passant par le N et l'O, assez faibles. Beau temps, belle
mer. Nous cinglons par le SO. Thermomètre au lever du soleil à 3 heures et à 4 heures du soir, 25.
A midi la latitude a été observée de 21 degrés 28 minutes au sud. La pointe la plus boréale de
Bourbon nous restait au NE 1/4 E du compas, à 15 ou 16 lieues de distance, d'où M. Hervel, notre
premier pilote, conclut que nous étions par la longitude de 51 degrés 58 minutes à l'est du
méridien de Paris. La pointe la plus boréale de Bourbon est le Cap Bernard dont la longitude est de
53 degrés 10 minutes à l'est. Si donc nous en étions à 15 ou 16 lieues vers le SO du monde, nous
devions être à 52 degrés 35 minutes à l'est de Paris.
J'ai toujours suivi, pour notre route, le point de M. Hervel, parce qu'il m'a paru qu'il le
faisait avec toute l'exactitude et toute l'attention possible, examinant et pesant tout, et corrigeant
ses routes et ses courses sur les observations de latitude -ce que l'on doit faire, et ce qu'il m'a paru
que tous les marins ne faisaient pas- je corrige cependant l'erreur de 37 minutes que l'imperfection
des cartes dont on se servait a occasionnée sur le point du départ.
A 6 heures du soir un corbigeau s'est laissé prendre ; c'est un fort joli petit animal de la
grosseur d'une tourterelle, plumage moucheté de gris et de blanc, comme à petits points, long bec,
petite tête, yeux vifs ; il est haut monté et a des membranes ou nageoires aux pattes. Le soir, force
éclairs à l'est.
Dimanche 22
Vents variables du NO au SSO passant par l'O et le sud. Petit frais. Pluie assez fréquente et
abondante, belle-mer. Thermomètre au lever du soleil, 24 degrés 1/2 ; à 2 heures du soir, 24
degrés presque.
Depuis hier midi, 18 lieues et 1/3 mais en droiture, seulement 16 et un tiers au SSO 5
degrés S.
latitude estimée........................................................................ 22° 15' S
longitude estimée.................................................................... 52° 37' [ ]
Pour me disposer à faire des observations sur la longitude du vaisseau, j'ai commencé à
calculer strictement les angles horaires et la déclinaison de la lune de six heures en six heures
pour le mois de décembre, janvier, février et mars.
Lundi 23
Vents du SE 1/4 S à l'ESE, frais passable, temps couvert et beau le soir, mer assez
mauvaise, la houle venant du SO, elle devient plus belle le soir. Thermomètre 22 degrés 1/2 tant
au lever du soleil qu'à 2 heures du soir. A midi, chemin des 24 heures estimé : 28 lieues 2/3 au SO
3 degrés 1/2 O.
latitude estimée et observée.................................................... 23° 12' S
longitude estimée...................................................................... 51° 06' E
variation occase..................................................................... 18° 03' NO
Mardi 24
Vents variables de l'E au NE, assez bon frais : beau temps mer tolérable. Thermomètre au
lever du soleil, 21 degrés 1/2, à 2 heures du soir 22. A midi 40 lieues 1/3 au SO 8 degrés 1/4 sud.
Variation ortive...................................................................... 18° 40' NO
latitude estimée........................................................................ 24° 49' S
latitude observée....................................................................... 24° 54' S
longitude estimée...................................................................... 49° 43' E
Variation occase..................................................................... 18° 48' NO
On a pris deux bonites.
On recommence à voir les soirs des phosphores lumineux sur la surface de la mer.
Mercredi 25
Vents au NE. Assez bon frais. Beau temps, le ciel se couvre le soir. Belle mer. Thermomètre
au lever du soleil, 22 ; à 2 heures du soir, 23 degrés et demi ; A midi, chemin 42 lieues deux tiers
selon l'estime, réduit à 38 lieues par l'observation de la latitude au SO 3 degrés S.
latitude estimée........................................................................ 26° 36' S
latitude observée....................................................................... 26° 19' S
longitude.................................................................................... 48° 17' E
variation occase..................................................................... 21° 10' NO
Jeudi 26
Vents du NNE, au NNO, bon frais, beau temps, belle mer.
Thermomètre au lever du soleil, 23 degrés ; à 2 heures du soir, 24 degrés.
A midi, 49 lieues au SO 1/4 S un demi degré O.
latitude estimée........................................................................ 28° 21' S
latitude observée....................................................................... 28° 29' S
longitude.................................................................................... 46° 43' E
Vers cinq heures du soir nous voyons deux navires au loin au SSE du compas ; ils
paraissent faire la même route que nous, ce qui nous engage à porter deux rumbs plus à l'ouest.
Vendredi 27
Vents variables du NO au SE, par l'O et le S, ce qui nous fait courir diverses bordées, entre
autres une valant le SE dont nous nous serions bien passés.
Beau temps le matin, pluie vers midi, le soir tonnerre au loin, mer assez belle.
Thermomètre au lever du soleil, 22 1/2 ; à 2 heures du soir, 22 degrés. Au lever du soleil on ne voit
plus de navires. A midi, 56 lieues ou en droiture, seulement 55 au SO 4 degrés O.
latitude estimée........................................................................ 30° 17' S
latitude observée....................................................................... 44° 19' E
variation occase..................................................................... 23° 25' NO
Samedi 28
Vents du SE à l'E assez frais. Beau temps d'abord, ensuite temps détestable. Belle mer, un
peu roulante du SO. Au lever du soleil, thermomètre 20 1/2. A 2 heures du soir 21 1/2. A midi 33
lieues et 2/3 mais en droiture seulement 28 lieues 1/3 au SO.
latitude estimée........................................................................ 31° 17' S
longitude.................................................................................... 43° 09' E
Dimanche 29
Vent d'abord assez frais du NE au NO et beau temps. Dans un grain qui est survenu vers
onze heures du matin, le vent a sauté au sud ; il a ensuite varié entre le S et l'E. Les grains
continuent, la mer devient grosse du SO. Nous roulons beaucoup, ce qui fait dire à M. de
Longchamp que le Boutin est ivre. Thermomètre au lever du soleil, presque 22 ; à 2 heures du soir,
20 1/2 ; à 6 heures, 19.
A midi 40 lieues au SO 1/4 O, 1 degré 30' S
latitude estimée........................................................................ 32° 26' S
latitude observée....................................................................... 32° 24' S
longitude.................................................................................... 41° 13' S
Variation ortive...................................................................... 24° 25' NO
Lundi 30
Vents entre le S et le SE. Continuation de mauvais temps, de roulis et de tangage. Mer
grosse du SO, durant l'après-midi le temps devient si mauvais qu'on est obligé de serrer toutes les
voiles, excepté la misaine. Thermomètre au lever du soleil, 16 degrés 1/2 ; durant l'après-midi, il
n'a pas passé 15 degrés 1/2. Chacun prit ses habits, surtout, redingote. A midi, 46 lieues à l'OSO 1
degré 30 minutes S.
latitude estimée........................................................................ 33° 21' S
longitude estimée...................................................................... 38° 43' E
Mardi 1er décembre
Le mauvais temps continue jusqu'au jour. Vents du SE grand frais. Au jour, temps couvert,
mer un peu plus tranquille ; il ne nous reste de la journée d'hier que la force du vent qui nous fait
aller grand train.
Thermomètre au lever du soleil excède à peine 14 degrés ; à 2 heures, 17 degrés 1/2.
A midi 56 lieues à l'OSO 5 degrés 45 minutes S.
latitude estimée........................................................................ 34° 40' S
longitude estimée...................................................................... 35° 43' E
Mercredi 2
Vents variables du NE à l'E. Grand frais. Temps couvert et quelque pluie. La mer toujours
grosse. Thermomètre au lever du soleil, 17 degrés ; à 2 heures du soir 18 degrés. A midi 64 lieues à
l'OSO 5 degrés O.
latitude estimée........................................................................ 35° 37' S
longitude.................................................................................... 31° 56' E
Jeudi 3
Vents le matin du NE au N, bon frais ; l'après-midi, ils mollissent en tournant à l'O et à
l'OSO pour revenir à l'O. Au NO, grains et pluie, ensuite beau, mais avec bien des nuages : mer
assez tranquille. Au lever du soleil, thermomètre 19 degrés ; à 2 heures du soir, 19 1/2. A midi 61
lieues à l'O 1/4 SO 30 minutes O.
latitude estimée........................................................................ 36° 13' S
latitude observée....................................................................... 37° 03' S
longitude estimée...................................................................... 28° 72' E
Variation occase..................................................................... 22° 24' NO
Notre pilote n'a point corrigé son estime de longitude sur l'observation de la latitude
d'aujourd'hui. Il croit devoir attribuer à la dérive, les 50 minutes d'erreur qui se trouvent dans
l'estime de la latitude.
Ce même jour on a voulu prendre une hauteur de la lune. Vers six heures et demie du
soir, l'angle horaire de la lune n'était pas de 16 degrés, ce qui rend cette observation très
incertaine. Cependant, je l'ai calculée par complaisance, et, le hasard ayant voulu que le résultat
du calcul nous mit à 27 degrés 57 minutes de longitude à l'est de Paris, ce qui s'accordait assez
avec notre estime. Cet accord a animé les observateurs : ils sont dans la disposition de multiplier
les observations autant que cela paraîtra nécessaire.
Vendredi 4
Vents variables entre le NO et le SO, ce qui nous fait courir diverses bordées ; M. Meyrac a
défense d'approcher du Cap de Bonne-Espérance, et même de passer sur le banc des Aiguilles, ce
qui lui fait préférer les bordées du sud à celles du Nord. Mais en avançant au sud, nous nous
enfonçons dans des mers périlleuses et nous allongeons notre chemin sans nécessité. Tels étaient
en partie, les raisonnements de M. le Chevalier de Ruis qui désirait en conséquence oublier tout ce
qu'il avait su jusque là en fait de navigation. Le temps d'ailleurs était assez beau, entremêlé de
pluie ; la mer redevenait grosse de l'O. Thermomètre au lever du soleil, 16 1/2 ; la mer, devenue
très grosse de la partie de l'est, a occasionné des dérangements qui ne m'ont pas permis de placer
commodément le thermomètre après midi. A midi, chemin corrigé sur l'observation de la latitude,
29 lieues ou, en droiture, seulement 26 lieues et 1/3 au SSO 5 degrés S.
latitude estimée........................................................................ 38° 08' S
latitude observée....................................................................... 38° 18' S
longitude.................................................................................... 27° 41' E
On voit beaucoup de goilettes grises.
Le mauvais temps n'a pas permis de mettre la table pour le dîner ni pour le souper. Les
plats étaient par terre, affermis le mieux qu'il était possible et veillés par des domestiques. Chacun
mangeait dans sa chambre et où il pouvait, et venait chercher à mesure ce qui lui convenait le plus.
Il n'y avait aucun ragoût. Les roulis du premier ordre les auraient eu bientôt renversés. Il y a eu des
plats cassés, non pas qu'ils aient roulé mais tel qui s'approchait pour en prendre sa part, ou mettait
le pied dedans, ou était renversé dessus par la violence du roulis ; personne cependant n'a été
blessé. Quant au vin, comme des domestiques aguerris tenaient toujours la bouteille à la main, il
n'est arrivé aucun malheur.
Malgré ces roulis, nous avons essayé de faire 5 observations pour la longitude. La première
s'est assez accordée avec notre estime, les quatre autres nous mettaient environ dix degrés de plus
à l'est. J'ai su depuis que celui qui prenait la hauteur du soleil aux quatre dernières observations
maniait pour la première fois de sa vie un octant de réflexion.
Samedi 5
Vents variables du NO au N, assez frais, mais comme on persiste à aller vers le sud, on fait
peu de voiles, et nous allons très lentement. Beau temps, mer toujours grosse, la lame venant de
l'ouest. Thermomètre au lever du soleil, 15 degrés ; à 2 heures du soir, 18 degrés. A midi, nous
avions bien fait 19 lieues en différentes bordées, mais le tout ne nous avait avancés ou plutôt ne
nous avait reculés que de 2 lieues 1/3 vers le S, 4 degrés E.
latitude estimée........................................................................ 38° 25' S
longitude estimée...................................................................... 27° 43' E
Variation occase..................................................................... 22° 25' NE
Dimanche 6
Vents variables du NO à l'O, au SO et au S. Frais inégal, temps couvert et quelque pluie,
mer comme hier. Nous nous enfonçons toujours dans le sud et M. notre capitaine voit seul la
nécessité de cette manoeuvre. M. de Ruis s'est enfin déterminé à lui parler. La réponse a été fort
polie mais nous suivons toujours la même route jusqu'à 10 heures du matin ; on commence à faire
route valant le NNO. Thermomètre au lever du soleil, 17 degrés 1/2 ; à 2 heures du soir, 18 degrés
1/2. A midi, 16 lieues que nous estimions avoir faites se réduisaient à 13 en droiture au sud 3
degrés O.
latitude estimée.......................................................................... 39° 4' S
longitude.................................................................................... 27° 41' E
Lundi 7
Vents vers le SE, bon frais, quoiqu'un peu inégal. Temps couvert, quelques grains, mer un
peu houleuse. Thermomètre au lever du soleil, 14 degrés 2/3 ; à 2 heures du soir, 15 degrés 1/2. A
midi, 36 lieues 1/3 à l'ONO 5 degrés 1/2 O.
latitude estimée........................................................................ 38° 32' S
longitude.................................................................................... 25° 26' E
Variation occase..................................................................... 22° 00' NO
Mardi 8
Vents entre le SE et l'E. Bon frais, beau temps, belle mer.
Thermomètre au lever du soleil, 14 degrés 2/3 ; à 2 heures du soir, 17 degrés 1/2. A midi,
49 lieues à l'O 1/4 NO 1 degré 30 minutes N.
latitude estimée........................................................................ 38° 00' S
latitude observée....................................................................... 37° 33' S
longitude estimée...................................................................... 22° 23' E
Mercredi 9
Vents variables du SSE au NNE, bon frais en calmissant. Beau temps d'abord et ensuite
pluvieux. Belle mer.
Thermomètre au lever du soleil, 17 ; à 2 heures, 19. A midi 48 lieues à l'O 2 degrés 30
minutes N.
latitude estimée........................................................................ 37° 26' S
latitude observée....................................................................... 37° 20' S
longitude.................................................................................... 19° 22' E
variation ortive....................................................................... 21° 17' NO
variation occase..................................................................... 19° 47' NO
Je ne rends pas ordinairement compte de nos conservations du soir qui sont, ici, beaucoup
plus amusantes que sur le d'Argenson. Celle d'aujourd'hui a roulé sur des faits dont je voudrais
avoir été témoin oculaire : ce n'est pas que je les révoque en doute ; ils me sont attestés par des
gens incapables de tromper et d'être trompés, mais ma curiosité serait plus satisfaite si je les avais
vus moi-même. Tels sont les tours d'adresse des Indiens Malabars. Un bambou, presque
cylindrique de 20, 25, 30 et jusqu'à 35 pieds de haut de 5 ou 6 pouces de diamètre par le bas et
d'un pouce et demi seulement par le haut, est tenu droit par un Noir. Un autre Noir presque nu,
n'ayant pour tout habit que son langoutia, s'écarte de 15 pieds environ du pied du bambou, jase
avec son camarade, et, lorsque l'on y pense le moins, le voilà en un clin d'oeil en haut du bambou,
où il s'assied sur une fesse ; on quitte alors le pied du bambou, et celui qui est en haut se soutient
alternativement sur une cuisse, sur le ventre, sur le dos, sur un pied, sur une main, sur la tête, le
tout avec une agilité et avec une dextérité merveilleuse. Lorsque les Malabars jouent de la
gibecière, outre leur langouti, ils portent en guise de gibecière une espèce de panier flasque dans
lequel on parierait qu'il n'y a rien ; ils en font cependant sortir des couleuvres, des chiens de
moyenne taille et d'autres animaux vivants, au grand étonnement et souvent même à la grande
frayeur des spectateurs.
Mais leur tour le plus surprenant est celui par lequel ils escamotent un homme : ils le
mettent sous un panier, on lui parle, il répond dessous le panier ; peu après, on perce le panier de
plusieurs coups d'épée à travers des trous pratiqués exprès. Ces coups d'épée sont en pure perte,
on ne perce que l'air ; on lève le panier il n'y a plus personne dessous.
Voici un autre tour qui suppose plus que de l'adresse : on prend un vase de terre, on y met
de l'eau et de la bouse de vache que l'on mêle bien ensemble pour troubler l'eau ; on vous présente
ensuite trois cocos pleins, l'un de sable blanc, l'autre de sable noir et le troisième de sable rouge ;
vous maniez ce sable autant que vous le jugez à propos, vous versez les trois espèces dans l'eau
troublée et vous remuez le tout avec votre canne ou, autrement, à votre choix. Le Malabar met
ensuite la main dans le mélange ; vous lui dites de tirer un des sables, et il obéit ; il retire de même
les deux autres espèces de sable, successivement, selon l'ordre que vous lui indiquez. Non
seulement, il retire chaque espèce sans aucun mélange d'ordure ou des autres espèces, mais il les
retire en entier sans qu'il reste le moindre grain de sable au fond du vase, ce dont vous pouvez vous
assurer en vidant l'eau bourbeuse qui reste.
Les tours des éléphants ont été mis ensuite sur le tapis. On sait que ces animaux
s'apprivoisent très facilement ; ils s'accoutument à reconnaître la main qui les conduit et celle qui
les flatte. Le conducteur d'un éléphant est appelé, je ne sais pourquoi, son cornard [1] . Que ces
animaux méprisent l'argent, cela ne doit pas étonner, mais quel instinct leur a dicté que ces pièces
de monnaie qu'ils négligent pour eux pouvaient être utiles à leur cornard ? Quelque minces
qu'elles puissent être, ils les ramassent avec leur trompe et par-dessus leurs épaules ils les
présentent à leur cornard. Un éléphant dans un accès de fureur tua son cornard ; la veuve vient lui
faire ses plaintes en pleurant ; les assistants joignent leurs réprimandes à celles de la veuve affligée
: l'éléphant paraît touché, il saisit avec sa trompe le fils, encore enfant, de cette femme, le place sur
son dos et n'a pas voulu depuis se laisser conduire par un autre cornard. Je ne puis douter de ce
fait : il me paraît aussi certain que la ruine de Pondichéry. Mais encore une fois d'où cet éléphant
avait-il appris que le métier de cornard est un métier lucratif, et qu'il ne pouvait mieux réparer le
tort qu'il avait fait à cette veuve en tuant son mari qu'en substituant de son autorité le fils à l'emploi
dont il avait dépossédé le père ? Lorsqu'un éléphant se présente pour demander du vin, de l'eau de
vie, des bananes, d'autres fruits qui soient de son goût, on peut les lui refuser ; mais il faut le faire
poliment. Si l'on n'en a point alors, et qu'on s'avise de lui en promettre pour le lendemain, il faut
tenir parole ; autrement, il s'en vengerait tôt ou tard. Mais il est clair, que par rapport à ce fait, le
cornard peut être d'intelligence avec l'éléphant. Au contraire, si l'on tient parole, on peut compter
sur la protection de l'animal. Le fait suivant me paraît bien constaté.
Un soldat avait, par de petits présents, gagné l'amitié d'un éléphant ; il tombe dans
quelque faute ; il est convaincu, condamné, conduit à la mort. Son ami se trouve sur son passage ;
il entre dans une espèce de fureur à la vue du péril que court son bienfaiteur ; il a bientôt écarté la
foule ; il entoure le soldat de sa trompe, comme pour le prendre sous sa protection ; les officiers
sont témoins du fait, ils accordent à un animal brut la grâce du soldat ; elle aurait peut-être été
refusée aux sollicitations de personnes de la première distinction.
L'inoculation entra aussi pour quelque chose dans notre conversation. Je ne parle pas de
cette inoculation que quelques-uns défendent mal, que d'autres attaquent peut-être encore plus
mal. Celle dont j'ai à parler est d'une espèce bien différente ; on ne m'a pu dire assez précisément
comment on la pratiquait. Son effet est de mettre celui qui est inoculé hors d'atteinte de tout
poison ou plutôt de tout venin qui pourrait être occasionné par la morsure des serpents venimeux.
Celui qui a subi cette inoculation peut même arrêter par son seul attouchement, l'effet du venin
sur tout autre sujet qui aurait été mordu par quelque animal venimeux et qui n'aurait pas été lui
même inoculé.
M. le Chevalier de Ruis tient ce fait d'un officier qui n'est, m'a t-il dit, rien moins que
crédule, qui avait été inoculé et qui a eu l'occasion de faire l'expérience sur autrui avec un plein
succès ; il l'avait même fait en quelque façon sur lui-même, n'ayant rien souffert de la morsure
d'une araignée-crabe, morsure qui n'est peut être pas tout à fait mortelle, mais qui est au moins
plus dangereuse que celle de la tarentule. C'est, dit-on, à Cayenne ou au voisinage, que se pratique
cette inoculation dont les naturels du pays ont seuls le secret.
Dans les Indes et même dans d'autres pays, on fait usage d'un autre secret bien facile et
bien naturel pour faire attirer tout le venin en dehors du corps. Un particulier avait le bras enflé
extrêmement et l'on jugeait sa mort prochaine. Quelqu'un se présente et promet de le guérir si l'on
veut sacrifier deux poules. On en donne une, il la plume un peu par derrière, et il applique le
fondement de la poule sur la blessure qu'il avait renouvelée en la sacrifiant légèrement : le bras
désenfle sensiblement ; la poule, au contraire, s'enfle et meurt. La seconde poule appliquée de
même acheva la guérison. On n'a pas, cependant, toujours le temps d'employer ce remède.
Il y a aux Indes de petites couleuvres dont le venin est si prompt qu'il ne laisse pas le temps
de courir à celui qui a le malheur d'en être mordu ; trois ou quatre secondes de temps séparent la
morsure de la mort.
Jeudi 10
Calme jusqu'à une heure après midi, excepté vers 6 heures du matin qu'il y a eu un peu
de vent du SO. A une heure, vents entre l'ouest et le nord, et nous retournons vers le sud en dépit
des belles réflexions de M. le Chevalier de Ruis ; beau temps, belle mer. Thermomètre au lever du
soleil, 17 degrés ; à 2 heures du soir, 19 1/2.
Ce matin un rouet a passé le long de notre vaisseau : c'est un poisson qui ne s'écarte pas
beaucoup du fond, il avance en tournant comme un rouet, et c'est d'où lui vient son nom. Son
apparition est, dit-on, un signe de vent et nous sommes en calme. A midi, chemin corrigé par
l'observation de la latitude, 17 lieues à l'O 4 degrés sud.
latitude estimée........................................................................ 37° 15' S
latitude observée....................................................................... 37° 24' S
longitude.................................................................................... 18° 18' E
variation occase..................................................................... 19° 33' NO
Vendredi 11
Vent de nord assez frais pendant 3 heures ; ensuite, très petit vent de SO suivi d'un calme
parfait. Vers 10 heures du matin, petite fraîcheur du NNE qui prend force en variant jusqu'à l'est.
Pluie continue le matin, et belle mer. Le soir beau et la mer grossit en roulant du sud-ouest. A la
nuit, éclairs. Thermomètre au lever du soleil, 17 ; à 2 heures, 18. A midi, 21 lieues sur différentes
bordées, en droiture 18 lieues à l'OSO 4 degrés 30 minutes S.
latitude estimée........................................................................ 37° 48' S
longitude ................................................................................... 17° 15' E
Samedi 12
Vents variables et bon frais de l'est au SE. Temps orageux avec des grains suivis de pluie.
Mer très houleuse de l'ONO. Elle paraît battue de plusieurs vents. Thermomètre au lever du soleil,
15 ; à 2 heures du soir, 18. A midi 48 lieues 2/3 à l'O 4 degré N.
Mais il paraît par l'observation de la latitude que nous avons été tous ces jours-ci plus
emportés au sud que nous ne l'estimions. M. Hervel l'attribue à la force de la marée, mais la marée
va et vient, d'ailleurs nous sommes à près de cent lieues des terres.
latitude estimée........................................................................ 37° 37' S
latitude observée....................................................................... 38° 46' S
longitude.................................................................................... 14° 11' E
Variation occase.................................................................... 17° 30' NO.
On voit tous ces jours-ci des damiers, des moutons du Cap, des baleines, des souffleurs,
des goilettes noires.
Dimanche 13
Vents variables du S au SE. Bon frais, temps nuageux avec grains. Vers 10 heures 1/2
dans un grain, le vent saute au NNE, il suit un calme de 2 heures et le vent se remet au SE. Mer
grosse du SE. Au lever du soleil, thermomètre, 17 degrés ; à 2 heures du soir 18. A midi 54 lieues
au NO 3 degrés 1/2 N.
latitude estimée........................................................................ 36° 44' S
latitude observée....................................................................... 36° 43' S
longitude.................................................................................... 11° 57' E
Lundi 14
Bon vent frais de SSE, temps orageux le matin. Très belle après dîner. Mer passable.
Thermomètre au lever du soleil, 17 degrés ; à 2 heures du soir, 18 degrés. Nous avons vu ce matin
une baleine qui jouait sur l'eau. Elle était assez près de nous, on lui a donné à la vue 50 pieds de
long : je n'aurais pas voulu qu'elle eût sauté sur notre bord. On a vu aussi ce matin, une poule
mauve. A midi, 45 lieues et un tiers au NO 2 degrés O.
latitude estimée........................................................................ 35° 11' S
latitude observée......................................................................... 35° 9' S
longitude...................................................................................... 9° 54' E
variation occase..................................................................... 15° 50' NO
Mardi 15
Vents du SSO au SSE assez frais, beau temps quoique un peu embrumé. Belle mer.
Thermomètre au lever du soleil, 17 degrés ; à 2 heures du soir, 19 degrés 1/5. Chemin corrigé par
la latitude 38 lieues et demie au NO 30 minutes O.
latitude estimée........................................................................ 33° 59' S
latitude estimée........................................................................ 33° 48' S
longitude ..................................................................................... 8° 13' E
On a été fort surpris de voir sur les trois heures du soir un vaisseau au SO 1/4 S 5 degrés
O du compas, à une lieue et demie au plus de distance. Le matelot, qui était en sentinelle, a été
tancé et puni pour n'en avoir pas donné avis plus tôt. Ce vaisseau courait à l'ESE, lorsqu'il a été
élevé dans le vent ; il nous a fait des signaux de reconnaissance qui ne correspondaient point aux
nôtres. Voyant que nous ne lui répondions pas, et que nous ne nous dérangions point de notre
route, il a continué la sienne, en forçant de voiles. On a supposé que ce navire était anglais, aussi
avait-on paru perdre la tête à sa première vue. Mais le danger à peine éclipsé, on s'est félicité
d'avoir écarté l'ennemi sans coup férir. Si ce navire était réellement anglais, il y a apparence qu'il
était dans le même cas que nous, qu'il avait défense d'attaquer qui que ce fût.
Mercredi 16
Vents assez faibles du SSE au SO jusqu'à midi, calme jusqu'à une heure, suivi d'un vent
assez frais de l'ouest et de l'OSO. Beau temps. A 2 heures du soir, un grain fait fraîchir le vent et
fait descendre le thermomètre de 3 degrés. Belle mer. Thermomètre au lever du soleil, 18 ; à 2
heures du soir, 21 ; à 9 heures 18. A midi, route des 24 heures, corrigée par la latitude observée,
31 lieues 2/3 au NO 1 degré 30 minutes N.
latitude estimée........................................................................ 32° 50' S
latitude observée....................................................................... 32° 38' S
longitude...................................................................................... 6° 55' E
variation occase..................................................................... 14° 20' NO
Jeudi 17
Vents variables et bon frais de l'OSO au SSE. Temps couvert. Belle mer. Thermomètre au
lever du soleil, 17 ; à 2 heures du soir, 18. A midi route corrigée par la latitude 46 lieues 2/3 au NO
1/4 N 1 degré N.
latitude estimée........................................................................ 30° 50' S
latitude observée....................................................................... 30° 39' S
longitude...................................................................................... 5° 25' E
variation occase..................................................................... 13° 07' NO
Le soir, la mer devient un peu roulante.
Vendredi 18
Vents du sud au sud-est. Frais inégal. Temps couvert. Mer assez belle, mais un peu
roulante. Au lever du soleil, thermomètre, 16 1/2 ; à 2 heures du soir, 18. A midi, route estimée 42
lieues et un tiers au NO 2 degrés O.
latitude estimée........................................................................ 29° 12' S
longitude...................................................................................... 3° 37' E
variation occase..................................................................... 12° 44' NO
Samedi 19
Vents du S au SSE, très faibles. Beau temps. Belle mer.
Thermomètre au lever du soleil, 17 ; à 2 heures du soir, 19. A midi, route 24 lieues 1/3 au
NO 1 degré 45 minutes O.
latitude estimée........................................................................ 28° 22' S
latitude observée....................................................................... 28° 21' S
longitude...................................................................................... 2° 36' E
variation occase..................................................................... 12° 49' NO
On a vu des baleines et des poissons volants ; il m'a semblé, le soir, voir quelques éclairs.
Dimanche 20
Vent alizé du SE, assez frais, beau temps, interrompu parfois par quelques grainasses.
Belle mer, avec un peu de roulis.
Au lever du soleil, thermomètre, 18 degrés ; à 2 heures du soir, 22. A midi, 37 lieues et
1/3 au NO 1 degré 1/2 O.
latitude estimée........................................................................ 27° 04' S
latitude observée....................................................................... 27° 02' S
longitude...................................................................................... 1° 03' E
variation occase..................................................................... 12° 48' NO
Un des jours de la semaine dernière, on a satisfait à la pieuse coutume de chanter le Te
Deum lorsqu'on a doublé le Cap de Bonne-Espérance.
Lundi 21
Vent du SE à l'ESE. Bon frais. Beau temps, couvert par intervalles. Belle mer. Thermomètre
au lever du soleil, 20 degrés ; à 2 heures du soir, 22 degrés. A midi route depuis hier, 45 lieues au
NO 1 degré 30 minutes O.
latitude estimée........................................................................ 25° 29' S
latitude observée....................................................................... 25° 34' S
longitude...................................................................................... 0° 48' O
Mardi 22
Vents du SSE à l'ESE, bon frais, en mollissant. Beau temps, pluie ensuite, et temps
couvert, très belle après dîner.
Au lever du soleil, thermomètre, 18 degrés 1/2 ; à 2 heures du soir, 23 degré 1/2. Route
des 24 heures 45 lieues au NO 1 degré O.
latitude estimée........................................................................ 24° 01' S
latitude observée....................................................................... 24° 04' S
longitude...................................................................................... 2° 35' O
variation occase..................................................................... 11° 17' NO
Mercredi 23
Nous avons repassé durant la nuit pour la sixième et dernière fois le tropique du
capricorne, nous ne verrons plus le soleil à midi du côté nord.
Vents assez mous du SE à l'E sauf quelques instants où ils prennent du NE. Temps couvert
et ensuite beau. Belle mer. Au lever du soleil, thermomètre,20 degrés ; à 5 heures du soir, 22
degrés 1/2. Route des 24 heures depuis midi 34 lieues au NO.
latitude estimée........................................................................ 22° 52' S
longitude...................................................................................... 3° 55' O
On a bien observé la latitude à midi, mais la proximité du soleil au zénith rendait
l'observation trop délicate pour qu'on pût la regarder comme certaine.
Jeudi 24
Vents du SE à l'E, petit frais, temps couvert et quelques grains d'orage. Belle mer. Au lever
du soleil, thermomètre, 20° 1/2 ; à 2 heures du soir presque 24. A midi, route des 24 heures, 26
lieues et 1/3 au NO 15 minutes N.
latitude estimée........................................................................ 21° 56' S
latitude observée....................................................................... 22° 04' S
longitude...................................................................................... 4° 57' O
Vendredi 25
Vents, temps et mer comme hier. Thermomètre au lever du soleil, 21 ; à 2 heures du soir,
un peu plus haut que 24. A midi, route 33 lieues au NO
1 degré N.
latitude estimée........................................................................ 20° 53' S
latitude observée....................................................................... 20° 59' S
longitude...................................................................................... 6° 12' O
Variation occase..................................................................... 10° 35' NO
Samedi 26
Continuation de vent, temps couvert et orageux, belle après dîner. Belle mer. Thermomètre
au lever du soleil, 21 ; à 2 heures du soir, 23. A midi, route 24 lieues 2/3 au NO 45 minutes [N].
latitude estimée........................................................................ 20° 06' S
latitude observée....................................................................... 20° 08' S
longitude...................................................................................... 7° 08' 0
variation occase..................................................................... 10° 12' NO
Dimanche 27
Continuation de vent en mollissant toujours. Temps couvert et orageux. Belle mer.
Thermomètre au lever du soleil, presque 21 ; à 2 heures du soir, 24. A midi route 18 lieues au NO 1
degré N.
latitude estimée........................................................................ 19° 29' S
latitude observée....................................................................... 19° 30' S
longitude...................................................................................... 7° 49' O
variation occase....................................................................... 10° 0' NO
Lundi 28
Cette nuit est mort, de fièvre continue, Pierre Potevin, natif de Vitré, âgé de vingt ans,
domestique de M. de la Bretonnière.
Vents de l'ESE, au SSE en fraîchissant un peu. Temps et mer comme hier. Thermomètre
au lever du soleil, 22 degrés ; à 2 heures du soir 24 1/2.
On a vu ce matin une grosse goilette blanche habitante, sans doute, de l'île de
Sainte-Hélène.
A onze heure trois quarts on a pris une belle bonite.
A midi 27 lieues 1/3 au NO 1 degré 15 minutes N.
latitude estimée........................................................................ 18° 31' S
latitude observée....................................................................... 18° 33' S
longitude...................................................................................... 8° 49' O
variation occase..................................................................... 10° 05' NO
A huit heures du soir, après avoir lié le corps de Pierre Potevin sur une planche, on a fait la
cérémonie de la levée du corps que l'on a porté sur le gaillard à bâbord. Après les prières ordinaires,
on a laissé couler l'un et l'autre dans la mer. On avait attaché un boulet de canon à la planche pour
qu'elle gagnât plus facilement le fond.
Mardi 29
Vents du SE, à l'E assez frais, temps couvert, et grains suivis de petite pluie ; après-midi,
beau temps. Mer toujours fort belle. Thermomètre au lever du soleil, 21 degrés ; à 2 heures du soir,
23 degrés peu passé. A midi, route des 24 heures, 33 lieues au NO 1 degré 30 minutes N.
latitude estimée........................................................................ 17° 21' S
latitude observée....................................................................... 17° 24' S
longitude.................................................................................... 10° 01' O
variation occase....................................................................... 9° 33' NO
Le matin on a célébré le service de Pierre Potevin ; le soir, on a fait en forme la vente de ses
meubles au plus offrant et dernier enchérisseur. Il paraît qu'il était bien nippé.
Mercredi 30
Vents et mer comme hier. Beau temps. Thermomètre au lever du soleil, 22 degrés ; à 2
heures du soir, 25 degrés. A midi route des 24 heures, 33 lieues au NO 1 degré 45 minutes N.
latitude estimée........................................................................ 16° 12' S
latitude observée....................................................................... 16° 14' S
longitude.................................................................................... 11° 13' O
variation ortive......................................................................... 9° 15' NO
variation occase....................................................................... 9° 37' NO
On a vu ce matin, un paille-en-queue.
Jeudi 31 décembre
Vents de l'ESE à l'ENE, petit frais, très beau temps, très belle mer. Au lever du
soleil, thermomètre, 22 degrés ; à 2 heures du soir, 24 degrés. A midi route des 24 heures
32 lieues au NNO 2 degrés N.
latitude estimée............................................................ 14° 44' S
latitude observée........................................................... 14° 49' S
longitude........................................................................ 11° 49' O
variation occase........................................................... 9° 22' NO
On a pris ce soir une belle bonite et deux poissons volants. Quelques-uns ont prétendu que
tout avait été pris à la fois, les deux poissons volants s'étant trouvés entiers dans le ventre de la
bonite. Le tout est destiné pour le dîner de demain.
Année 1762
Vendredi 1er janvier
Vents du SE à l'E, petit frais, beau temps, belle mer. Au lever du soleil, thermomètre, 23 ; à
2 heures du soir, 26 1/2. A midi, route des 24 heures, 25 lieues 2/3 au NNO 2 degrés N.
latitude estimée........................................................................ 13° 37' S
latitude observée....................................................................... 13° 35' S
longitude.................................................................................... 12° 17' O
On a vu ce matin une frégate.
Nous nous sommes fait réciproquement les compliments de bonne année, et la brièveté a
fait le principal mérite de ces compliments. M. Meyrac nous a fait servir un grand et splendide
dîner à trois services en forme.
Au soir, le temps s'est couvert, et le vent a fraîchi dans un grain. On a entendu des
pailles-en-queue durant la nuit.
Samedi 2
Vents de l'E au SE, frais passable, temps couvert avec grains suivis de pluie. Belle mer. Au
lever du soleil, thermomètre, 22. ; à 2 heures du soir, 24. A midi, 38 lieues au NNO 2 degrés 1/2 N.
latitude estimée........................................................................ 11° 48' S
latitude observée....................................................................... 11° 49' S
longitude.................................................................................... 12° 57' O
Variation occase....................................................................... 8° 40' NO
Dimanche 3
Vents du SE, frais passable, temps couvert et grains suivis de pluie ; belle mer.
Thermomètre au lever du soleil, 22 degrés ; à 2 heures du soir, 25 degrés presque.
On a vu ce matin des pailles-en-queue et un grand nombre d'autres oiseaux occupés à la
pêche. A midi, route des 24 heures, 41 lieues 1/3 au NNO 3 degrés N.
latitude estimée.......................................................................... 9° 53' S
latitude observée......................................................................... 9° 55' S
longitude estimée..................................................................... 13° 40' O
Vers 10 heures 3/4 du soir, nous estimant par la latitude de 8 degrés 59 minutes et demi
sud, la hauteur apparente de Procyon sur l'horizon de la mer qui est trop bas de 4 minutes étant de
59 degrés 9 minutes 1/2, celle du bord inférieur de la lune était de 21 degrés 39 minutes. Cette
observation nous mettrait par la longitude de 17 degrés 54 minutes à l'ouest de Paris. On a pris
aussi plusieurs distances de la lune à Aldébaran, mais les résultats sont si disparates que je n'ose
les rapporter ici. Ce n'est certainement pas la faute de la méthode ; c'est que les marins sont
accoutumés à prendre des hauteurs et non des distances, c'est qu'en général, les distances sont
plus difficiles à saisir avec précision que ne le sont les hauteurs.
Lundi 4
Vents de l'ESE, au SE assez bon frais, beau temps, belle mer.
Thermomètre au lever du soleil, 23 degrés ; à 2 heures du soir, 25 degrés. Le jour nous a
découvert l'île de l'Ascension ; elle est fort nue et assez petite. Nous aurions bien voulu y relâcher
pour faire quelques provisions de tortues, mais il y avait des ordres contraires.
Nous avons vu des oiseaux aux environs. J'ai levé la vue de cette île avec ma lunette de nuit
: nous en étions environ à 2 lieues vers l'est. A midi, le milieu de l'île nous restait au SSO à la
distance de 6 à 7 lieues. Route estimée depuis hier 48 lieues et 1/3 au NNO 1 degré N.
latitude estimée.......................................................................... 7° 32' S
longitude estimée..................................................................... 14° 32' O
latitude corrigée.......................................................................... 7° 47' S
longitude corrigée.................................................................... 16° 14' O*
Cette correction de longitude est fondée sur la longitude connue de l'île de l'Ascension.
L'observation que l'on a faite hier au soir nous mettrait près de deux degrés plus à l'ouest mais
cette observation a été faite de nuit, et j'ai remarqué plusieurs fois que ces observations nocturnes
étaient moins sûres que les diurnes. Je l'ai surtout éprouvé en voulant conclure les latitudes des
hauteurs méridiennes des étoiles, lorsque l'horizon n'était éclairé que de la lumière de la lune ; ces
latitudes se sont toujours trouvées fautives de 10, 12 et même 15 minutes. Ces erreurs ne sont pas
considérables par rapport à la latitude. Elles ne doivent pas détourner de la pratique d'une
méthode que j'ai conseillée ci-dessus aux marins, laquelle consiste à observer la latitude aux
étoiles, quand les nuages ne leur ont pas permis de le faire à midi par le soleil ; mais lorsqu'il s'agit
de la longitude, une erreur de 12 ou 15 minutes, sur la hauteur de l'étoile, en doit occasionner une
de 4 degrés au moins sur la longitude du lieu, ce qui est trop. Les hauteurs de la lune prises de
jour ou du moins pendant le crépuscule doivent donner la longitude à un degré et demi ou deux
degrés près. On peut même se flatter légitimement d'une plus grande précision en multipliant les
observations, car alors les erreurs des tables étant tantôt en un sens, tantôt en l'autre, doivent
naturellement se détruire et les erreurs de l'observation se compenseront si l'on a soin de bien
vérifier l'instrument de l'observation, ce qu'on a oublié de faire hier.
Nos marins, aujourd'hui, ont très bien fait de corriger la longitude à la vue de l'île de
l'Ascension, mais cette longitude corrigée aura bientôt besoin d'une correction plus forte. J'ai déjà
dit que sous la zone torride et même dans toute celle des vents alizés, les vaisseaux sont emportés
par le courant vers l'ouest, et que l'on a estimé à trois lieues ou environ l'effet de ce courant. En
conséquence, je donnerai, tous les jours, la longitude du vaisseau telle qu'elle aura été estimée par
nos officiers ; j'y ajouterai ma propre estime de longitude, laquelle ne différera de la première que
par une addition journalière de 9 ou 10 minutes à l'ouest, dans toute l'étendue de la zone des
vents alizés. Enfin, je rapporterai chaque jour les observations de M. Meyrac, Le Brun, Soleil, etc.,
relatives à la longitude. Et l'on conclura du tout, premièrement que cette addition journalière de 9
à 10 minutes était nécessaire pour ne nous point écarter dans notre estime autant que nous avons
fait de la véritable longitude du vaisseau, deuxièmement que nos observations ne se sont point
ordinairement écartées de 2 degrés de la véritable longitude, et que les écarts étant tantôt dans un
sens, tantôt dans un autre, j'ai pu annoncer avec assez de précision l'erreur de 5 à 6 degrés de
longitude que nous avons trouvée au bout d'un mois dans l'estime de la table du loch. Je l'ai en
effet annoncée, et tous nos officiers et passagers pourront, s'il est nécessaire, rendre témoignage de
l'exactitude de mon annonce. On conclura troisièmement que la méthode que j'ai proposée dans
l'Etat du ciel de 1757 et des années précédentes, et que j'ai seule suivie dans ces observations, est
une méthode au moins aussi bonne que celle de la distance de la lune aux étoiles et au soleil. Je
sais qu'il faut choisir les circonstances, parce que toutes ne sont pas également favorables, mais cet
inconvénient, si c'en est un, est commun aux deux méthodes. Les calculs sont au moins aussi
longs dans l'autre méthode que dans la mienne, et s'il fallait substituer des opérations graphiques
au calcul, cela serait tout aussi aisé dans la mienne que dans l'autre ; mais ces opérations
graphiques supposeraient ou un Etat du ciel qui n'est plus, ou un Almanach nautique dont on n'a
jamais connu que le nom. Au reste, en montrant l'utilité de ma méthode, je ne prétends pas faire
regarder l'autre comme inutile. Il serait plus à propos que les marins s'exerçassent à l'une et à
l'autre. Il y a bien des cas où une seule des deux est praticable. D'ailleurs l'une confirmerait l'autre
et les résultats mériteraient plus de confiance.
Nous avons aujourd'hui pris quelques hauteurs de la lune et du soleil vers trois heures et
demie du soir : la longitude résultante était de 15 degrés et demi à l'ouest ; l'erreur n'est pas d'un
degré en défaut.
Mardi 5
Vent du SE frais passable, beau temps sauf quelque bruine, belle mer. Thermomètre au
lever du soleil, 23 ; à 2 heures du soir, 26 degrés. A midi route des 24 heures 42 lieues 1/2 au
NNO 7 degrés 1/2 O.
latitude estimée.......................................................................... 5° 57' S
latitude observée......................................................................... 5° 48' S
longitude estimée..................................................................... 17° 18' O
ou mieux................................................................................... 17° 28' O
variation occase......................................................................... 8° 0' NO
Peu après 3 heures du soir deux observations de la hauteur de la lune nous mettaient par
18 degrés 45 minutes de longitude à l'O, c'était environ 1 degré 7 minutes de plus que par mon
estime.
Mercredi 6
Vent, temps et mer comme hier. Thermomètre au lever du soleil, 24 degrés passé ; à 2
heures du soir, 27. On a pris ce matin une bonite qui nous a aidés à faire la célébration de la fête
des rois. A midi, route des 24 heures, 44 lieues 1/3 au NNO 7 degrés et 1/4 O.
latitude estimée.......................................................................... 3° 53' S
latitude observée......................................................................... 3° 49' S
longitude estimée..................................................................... 18° 23' O
ou mieux................................................................................... 18° 43' O
variation occase....................................................................... 7° 45' NO
Jeudi 7
Vent du SSE, au SE, assez bon frais, beau temps, belle mer, grain vers le soir.
Thermomètre au lever du soleil, 25 presque ; à 2 heures du soir, 27 degrés 1/4. A midi route des
24 heures 40 lieues au NNO 7 degrés et 1/4 O.
latitude estimée.......................................................................... 2° 05' S
latitude observée......................................................................... 2° 07' S
longitude estimée..................................................................... 19° 23' O
ou mieux................................................................................... 19° 53' O
Par trois observations de la hauteur de la lune faites vers cinq heures et cinq heures et un
quart du soir, nous étions par 22° 20' de longitude à l'ouest de Paris. C'est environ 2 degrés et un
quart plus que par mon estime.
Les observations des jours suivants s'accorderont assez à nous reculer toujours plus à
l'ouest, soit qu'il faille ajouter quelques minutes à la longitude occidentale de l'île de l'Ascension
que M. l'Abbé de la Caille n'a déterminée que sur une seule observation, soit que le courant nous
rejette plus à l'ouest que je ne le suppose.
Vendredi 8
Vent du SE, à l'ESE petit frais, beau temps, belle mer. Au lever du soleil, thermomètre, 24
1/2 ; à 2 heures du soir, 27 degrés 2/3.
Depuis quelques jours, j'étais couvert de bourgeons qui me tourmentaient assez durant la
nuit, et je les attribuais à la chaleur ; ils étaient l'effet de la piqûre d'un petit insecte qu'on m'a dit
s'appeler pou de poule. En effet les cages de nos poules en étaient presque entièrement couvertes.
En s'asseyant dessus il était impossible de n'en pas rassembler plusieurs dans ses habits. Cet
animal est à peine plus gros que le ciron. Son corps est d'une couleur brune assez légère, tirant
plus au moins sur le rouge, apparemment à proportion du sang que ces insectes ont sucé ; il y en a
dont la partie postérieure est presque grise, la poitrine seule ou l'estomac étant d'un brun
rougeâtre. Les pattes sont de couleur cendrée, ainsi que les antennes : les premières sont au
nombre de 6 et les autres au nombre de 2, à ce que je crois, car je n'ai pu les examiner à la loupe
aussi parfaitement que je le désirais ; lorsque je les laissais à leur aise, ils étaient dans un
mouvement perpétuel et très prompt ; pour peu que je les gênasse, ils resserraient leurs pattes et
leurs antennes ; ils ne me semblaient former alors qu'un peloton informe dans lequel je ne
distinguais rien. En écrasant ces insectes, on voit qu'ils sont pleins de sang. Je n'étais pas le seul à
me plaindre des effets de leurs piqûres.
A midi 32 lieues et 1/3 au NNO 7 degrés et 1/4 O.
latitude estimée.......................................................................... 0° 41' S
latitude observée......................................................................... 0° 39' S
longitude estimée..................................................................... 20° 12' O
ou selon moi.............................................................................. 20° 52' O
variation occase....................................................................... 7° 40' NO
Trois observations faites entre 5 heures 1/4 et 5 heures 1/2 du soir nous mettent par la
longitude de 25 degrés O. On a pris ce soir une bonite.
Samedi 9
Vent du SE au SSE, petit frais, beau temps, belle mer. Thermomètre au lever du soleil, 24
2/3 ; à 2 heures du soir, 28. Nous avons repassé ce matin en deçà de la ligne équinoxiale.
A midi route des 24 heures 23 lieues 2/3 au NNO 7 degrés et 1/2 O.
latitude estimée.......................................................................... 0° 23' N
latitude observée......................................................................... 0° 18' N
longitude estimée..................................................................... 20° 48' O
ou selon moi.............................................................................. 21° 38' O
variation occase......................................................................... 7° 0' NO
Quelques nuages l'après-midi ne nous auraient pas empêcher de prendre des hauteurs de
la lune comme nous avions fait les jours précédents, mais la cérémonie du baptême de la ligne a
mis obstacle. J'ai parlé de cette cérémonie sur le 13 et le 14 de février 1761. J'ajouterai seulement
ici que sur le Boutin, ceux qui n'avaient point encore passé la ligne ou qui l'avaient passée
furtivement, sans être soumis à la cérémonie, ont été plongés la tête la première dans un baquet
rempli d'eau et qu'on les a laissés 5 ou 6 secondes dans cette posture : il en faut excepter ceux et
celles qui se sont rachetés par un tribut pécuniaire.
Dimanche 10
Vents du SSE, à l'ESE, petit frais, temps assez beau, belle mer. Au lever du soleil
thermomètre, 25 degrés ; à 2 heures du soir, 29 degrés. Ainsi, c'est aujourd'hui le jour le plus
chaud de tout mon voyage.
On a pris un beau thon ; on dit cependant qu'il est petit : il ne pèse que cent livres. A midi,
route des 24 heures, 25 lieues au NNO 7 degrés 1/4 O.
latitude estimée.......................................................................... 1° 23' N
latitude observée......................................................................... 1° 28' N
longitude estimée..................................................................... 21° 26' O
ou selon moi.............................................................................. 22° 26' O
variation occase....................................................................... 6° 39' NO
On voit beaucoup d'oiseaux.
Lundi 11
Vents au SE 1/4 S. Petit frais, beau temps, couvert le soir, et beaucoup d'éclairs, belle mer.
Thermomètre au lever du soleil, 25 degrés ; à 2 heures du soir, 27 degrés 1/2. Nous voyons
beaucoup d'oiseaux. Nous traversons des bancs de poissons sans en prendre. Un thon mord à
l'hameçon, mais il emporte l'hameçon et la ligne. La pêche se borne à un seul requin dont
quelques-uns de nos officiers, moins délicats que ceux du d'Argenson, font un repas délicieux.
A midi route des 24 heures 26 lieues au NNO 6 degrés 3/4 à l'O.
latitude estimée.......................................................................... 2° 36' N
latitude observée......................................................................... 2° 45' N
longitude estimée....................................................................... 22° 4' O
ou selon moi.............................................................................. 23° 13' O
Selon la latitude observée notre route a dû être de 29 lieues.
Mardi 12
Vents du SE 1/4 S au NE, petit frais. Le temps couvert, grains suivis de pluie. La mer assez
belle. Après-midi [lame] venant du nord.
Au lever du soleil, thermomètre, 25 degrés ; à 1 heure 1/2, 24 degrés 3/4 ; à 2 heures du
soir, 24 degrés 1/2.
Il a paru un commencement de trombe vers l'est, mais cela n'a pas eu de suite. A midi,
route des 24 heures 27 lieues au NNO 6 degrés 15 minutes ouest.
latitude estimée.......................................................................... 3° 56' N
longitude estimée..................................................................... 22° 43' O
ou selon moi.............................................................................. 24° 00' O
Au soir force éclairs ; de beaux phosphores lumineux tracent derrière nous le sillage de
notre vaisseau.
Mercredi 13
Vents du NE 1/4 E à l'ESE, petit frais, plus beau temps qu'hier, mais l'horizon est
embrumé. Belle mer à la nuit, il nous vient une lame du nord.
Au lever du soleil, thermomètre, 24 degrés ; à 2 heures du soir, 27. A midi route des 24
heures, corrigée par l'observation de la latitude, 28 lieues 1/3 au NNO 5 degrés 1/2 O.
latitude estimée............................................................................ 5° 2' N
latitude observée......................................................................... 5° 11' N
longitude estimée..................................................................... 23° 24' O
ou selon moi.............................................................................. 24° 50' O
Jeudi 14
Vents du NE au NNE. Petit frais, assez beau temps, horizon embrumé, mer roulant du
nord. Thermomètre au lever du soleil, 24 1/4 ; à 2 heures du
soir 27. A midi, route des 24 heures, 25 lieues 1/3 au NNO 5 degrés 45 minutes O.
latitude estimée.......................................................................... 6° 10' N
latitude observée......................................................................... 6° 13' N
longitude estimée..................................................................... 24° 13' O
ou selon moi.............................................................................. 25° 48' O
M. Bidars m'avait donné les jours précédents diverses curiosités naturelles de
Madagascar. Il m'a donné aujourd'hui de la farine de Tavoulou. Le tavoulou est un arbre de haute
futaie, dont le fruit, gros à peu près comme une pomme d'api, ressemble d'ailleurs à une pomme de
chêne. Qu'est-ce-que la pomme de chêne ? Ce fruit est fort blanc, même à l'extérieur : il se
conserve difficilement entier ; réduit en farine, il est moins sujet à se gâter ; j'ai conservé jusqu'à ce
joura celle que je tenais de M. Bidars. Elle est aussi belle, aussi saine, aussi blanche que le
premier jour. Pour réduire ce fruit en farine, on pourrait se servir d'un moulin à moudre le manioc.
On peut aussi n'employer qu'une râpe à sucre ; pour le râper, on ne le dépouille pas de la légère
écorce qui le couvre. On fait avec cette farine du pain très beau, très bon, et très blanc. Il lève plus
difficilement que le nôtre ; cependant, quand on est bien au fait, on réussit à le faire bien lever. La
farine peut aussi servir de poudre à poudrer. Enfin, elle fournit un fort bon savon ; pour cela, on la
met sur un tamis ou sur un linge dont les fils soient assez écartés pour tenir lieu d'un tamis fin ;
on verse de l'eau et la farine par-dessus de manière que l'eau et la farine soient reçues dans une
cuvette qui est au-dessous ; ce qui ne traverse pas le tamis est rejeté ; lorsque ce qui a passé par le
tamis a reposé durant quelques heures on verse doucement l'eau, et le marc qui est au fond
blanchit très bien le linge sans l'user.
Au soir, beaucoup d'éclairs et de phosphores aquatiques ; le sillage de notre vaisseau est
magnifique. On voit de plus, hors du sillage du vaisseau, comme de grands amas immobiles de ces
phosphores ; nous avons passé près d'un de ces amas : il était elliptique, long de 7 à 8 pieds, large
de 4 ou 5. On dit que le canal de Mozambique est quelquefois entièrement couvert de ces
phosphores.
Vendredi 15
Vent vers le NE, petit frais, le temps toujours embrumé à l'horizon ce qui nous empêche de
prendre des hauteurs de la lune ; mer roulant du nord.
Au lever du soleil, thermomètre, 23 degrés 2/3 ; à 2 heures du soir, 26 1/2. A midi route
estimée, 33 lieues au NO.
latitude estimée.......................................................................... 7° 23' N
latitude observée......................................................................... 7° 20' N
longitude estimée..................................................................... 25° 24' O
ou selon moi.............................................................................. 27° 08' O
Eclairs le soir.
Samedi 16
Vent, temps et mer comme hier. Au lever du soleil, thermomètre, 23 degrés 3/5 ; à 2
heures du soir, 23 degrés 1/2. On a vu des galères. J'ai parlé plus haut de cette espèce d'animal
aquatique. A midi route des 24 heures 29 lieues 1/2 au NO.
latitude estimée.......................................................................... 8° 22' N
latitude observée......................................................................... 8° 20' N
longitude estimée..................................................................... 26° 27' O
ou selon moi.............................................................................. 28° 21' O
Le soir quelques éclairs et beaucoup de phosphores.
Dimanche 17
Vents vers le NE, frais passable, temps couvert, grain, ensuite assez beau, mer houleuse du
nord.
Au lever du soleil, thermomètre, 22 ; à 2 heures du soir, 25. A midi, route estimée 35
lieues et 1/3 au NO 5 degrés N.
latitude estimée.......................................................................... 9° 41' N
latitude observée......................................................................... 9° 45' N
longitude estimée..................................................................... 27° 36' O
ou selon moi.............................................................................. 29° 40' O
Le soir, sillage très lumineux.
Lundi 18
Vent toujours vers le NE, petit frais, beau temps, belle-mer. Au lever du soleil,
thermomètre, 22 ; à 2 heures du soir, 24 1/2. A midi route estimée des 24 heures, 32 lieues au NO
1/4 N.
latitude estimée........................................................................ 11° 05' N
latitude observée....................................................................... 11° 04' N
longitude estimée..................................................................... 28° 30' O
ou selon moi.............................................................................. 30° 43' O
Trois observations faites ce matin, entre 9 heures trois quarts et dix heures, nous mettaient
par 32 degrés et demi de longitude à l'ouest de Paris.
Le soir, sillage comme hier.
Mardi 19
Vents du NE à l'E petit frais ; assez beau temps, belle mer, horizon toujours embrumé, au
soir, éclairs et sillage lumineux. Thermomètre au lever du soleil, 22 ; à 2 heures du soir, 24 3/4. A
midi, route des 24 heures 24 lieues et un tiers au NNO 7 degrés 1/2 O.
latitude estimée.......................................................................... 12° 7' N
latitude observée......................................................................... 12° 3' N
longitude estimée....................................................................... 29° 7' O
ou selon moi.............................................................................. 31° 30' O
Mercredi 20
Vents de l'ENE au NE, petit frais, éclairs toute la nuit, au jour assez beau temps, le soir
éclairs et sillage lumineux. Thermomètre au lever du soleil, 22 degrés 1/2 ; à 2 heures du soir, 24
degrés. A midi route 25 lieues au N 7 degrés à l'O.
latitude estimée........................................................................ 13° 15' N
latitude observée....................................................................... 13° 15' N
longitude estimée..................................................................... 29° 30' O
ou selon moi.............................................................................. 32° 02' O
Jeudi 21
Vents du NE, au NNE, en fraîchissant, éclairs toute la nuit. Au jour, beau temps, belle mer.
Au lever du soleil, thermomètre, 21 degrés 3/4 ; à 2 heures du soir, 24 degrés 1/4. A midi, route
estimée des 24 heures, 25 lieues 1/3 au NO.
latitude estimée.......................................................................... 14° 9' N
latitude observée......................................................................... 14° 6' N
longitude estimée..................................................................... 30° 25' O
ou selon moi................................................................................ 33° 7' O
Le soir, la mer est couverte de phosphores.
Vendredi 22
Vents du NE 1/4 N à l'E 1/4 NE. Assez bon frais ; beau temps ; belle mer. Au lever du
soleil, thermomètre, 21 degrés 1/2 ; à 2 heures du soir, 24 degrés. A midi 36 lieues 2/3 au NO.
latitude estimée........................................................................ 15° 24' N
latitude observée....................................................................... 15° 23' N
longitude estimée..................................................................... 31° 48' O
et selon moi............................................................................... 34° 40' O
Samedi 23
Vents d'ENE, assez bon frais, beau temps, mer grosse du nord. Au lever du soleil
thermomètre, 21 degrés ; à 2 heures du soir, 23 degrés. A midi route des 24 heures 42 lieues au
NNO.
latitude estimée........................................................................ 17° 20' N
latitude observée....................................................................... 17° 22' N
longitude estimée..................................................................... 32° 39' O
ou selon moi.............................................................................. 35° 40' O
Dimanche 24
Vents de l'E, à l'ESE, assez bon frais, temps et mer comme hier. Au lever du soleil,
thermomètre, 21 degrés ; à 2 heures du soir, 25 degrés. A midi, 42 lieues au N 1/4 NO 1 degré O.
latitude estimée........................................................................ 19° 25' N
latitude observée....................................................................... 19° 28' N
longitude estimée..................................................................... 32° 57' O
ou selon moi.............................................................................. 36° 08' O
Variation occase...................................................................... 4° 20' NO.
Au soir, beaucoup d'éclairs.
Lundi 25
Vents de l'ESE au NE, petit frais, en fraîchissant le soir. A 2 heures du matin il est venu un
orage du NE, suivi de pluie, tonnerre et éclairs : nous avons mis à la cape sous la misaine jusqu'à 6
heures. Ensuite, temps couvert, pluie par intervalles, assez beau vers le soir, ensuite éclairs et
grains, assez belle mer.
Thermomètre au lever du soleil, 18 1/2 ; à 2 heures du soir, 22. A midi route des 24
heures, 30 lieues mais en droiture seulement 24 au nord 4 degrés ouest.
latitude estimée........................................................................ 20° 40' N
latitude observée....................................................................... 20° 42' N
longitude estimée..................................................................... 33° 03' O
ou selon moi.............................................................................. 36° 22' O
Au soir, quelques phosphores.
Mardi 26
Vents de l'E 1/4 SE, à l'E 1/4 NE, assez bon frais beau temps, mer grosse du NNE, assez
belle le soir. Thermomètre au lever du soleil, 19 2/3 ; à 2 heures du soir, 21. A midi, route, 38
lieues au N 5 degrés O.
latitude estimée........................................................................ 22° 35' N
latitude observée....................................................................... 22° 38' N
longitude estimée..................................................................... 33° 18' O
ou selon moi.............................................................................. 36° 46' O
variation occase....................................................................... 4° 45' NO
Vers 8 heures du soir nous avons repassé le tropique du cancer et nous sommes rentrés
dans la zone tempérée septentrionale, 365 jours et 3 heures après l'avoir quittée.
Au soir, quelques éclairs et quelques phosphores.
Mercredi 27
Vents de l'E au NE et au SE ; assez bon frais, beau temps interrompu par quelques grains,
belle mer. Thermomètre au lever du soleil, 20 ; à 2 heures, 22. A midi route 43 lieues au N 1/4 NO
2 degrés N.
latitude estimée........................................................................ 24° 45' N
latitude observée....................................................................... 24° 44' N
longitude estimée..................................................................... 33° 40' O
ou selon moi.............................................................................. 37° 18' O
variation occase......................................................................... 5° 3' NO
On a vu ce matin deux pailles-en-queue.
Jeudi 28
Vents de l'ESE, au NNE, petit frais, calme presque depuis midi jusqu'à 4 heures, beau
temps, belle mer. Thermomètre au lever du soleil, 19 degrés ; à 2 heures du soir, 25. A midi, 20
lieues et 1/3 au Nord 2 degrés 1/2 E.
latitude estimée........................................................................ 25° 46' N
latitude observée....................................................................... 25° 49' N
longitude estimée..................................................................... 33° 36' O
ou selon moi.............................................................................. 37° 24' O
variation active........................................................................ 5° 16' NO
variation occase....................................................................... 5° 36' NO
On a profité du calme qu'il a fait depuis midi jusqu'à 4 heures pour mettre le canot à la
mer et pour visiter le vaisseau en dehors.
Vendredi 29
Vents du N au NE, très petit frais beau temps, belle mer.
Au lever du soleil, thermomètre, 18 1/2 ; à 2 heures du soir, 21 degrés. A midi, route, 14
lieues et 1/3 au NO 4 degrés O.
latitude estimée........................................................................ 26° 17' N
latitude observée....................................................................... 26° 15' N
longitude estimée..................................................................... 34° 13' O
ou selon moi.............................................................................. 38° 11' O
variation ortive......................................................................... 5° 30' NO
variation occase....................................................................... 5° 40' NO
Samedi 30
Vents variables du NNE au NNO. Petit frais, beau temps, belle mer. Thermomètre comme
hier. A midi 33 lieues à l'ONO 3 degrés N
latitude estimée........................................................................ 26° 57' N
latitude observée....................................................................... 26° 54' N
longitude estimée..................................................................... 35° 53' O
ou selon moi................................................................................ 40° 1' O
variation ortive......................................................................... 5° 30' NO
variation occase....................................................................... 5° 27' NO
On a encore vu aujourd'hui deux pailles-en-queue.
Dimanche 31
Vent de l'E au NE, petit frais, beau temps pendant le jour. Il était tombé auparavant
quelque pluie ; la mer roule du nord. Au lever du soleil, thermomètre, 21 degrés ; à 2 heures du
soir, 23. On a commencé hier à voir
beaucoup de goimon [2] passant le long du navire et se tenant en forme de grappes de raisin. On a
encore vu deux pailles-en-queue : ces oiseaux passent donc les tropiques. A midi route estimée
depuis hier, 20 lieues et un tiers, mais en droiture seulement 13 lieues au N 1/4 NO.
latitude estimée........................................................................ 27° 33' N
latitude observée....................................................................... 27° 30' N
longitude estimée..................................................................... 36° 02' O
ou selon moi.............................................................................. 40° 20' O
variation ortive......................................................................... 5° 49' NO
variation occase....................................................................... 5° 40' NO
Nous avons recommencé aujourd'hui nos observations que la proximité du soleil à la lune
nous avait fait interrompre. Nous n'avons pu même aujourd'hui en faire de jour ; mais voyant de
nuit la lune bien claire, nous en avons pris 4 hauteurs, ainsi que 4 hauteurs simultanées de
Régulus. Le résultat nous mettrait tout au plus par 37 degrés 30 minutes à l'ouest de Paris. J'ai
déjà averti que je ne me fiais pas beaucoup à ces opérations nocturnes : ce n'est pas que dans la
théorie elles ne soient aussi bonnes que les autres, mais les marins, peut être faute d'usage, ne
saisissent pas si bien l'horizon durant la nuit que durant le jour. Mon octant était garni d'une
lunette au lieu de pinnules ; je distinguais fort bien l'horizon de nuit avec cet instrument, mais, par
malheur, il était sujet à mille autres défauts qui le rendaient absolument inutile, nonobstant les
soins de M. l'abbé de la Caille qui avait bien voulu diriger sa construction.
Lundi 1er février
Vents de l'ENE au NNE, petit frais, calme à la nuit, beau temps, belle mer. Au lever du
soleil, thermomètre, 19 ; à 2 heures du soir, 22 1/2. Nous avons vu ce matin un goilan [3] et
beaucoup de goimon [4] en grappes de raisin. A midi 13 lieues et 1/3 au NNO 3° O.
latitude estimée et observée................................................. 28° 6' N
longitude estimée................................................................ 36° 21' O
ou selon moi......................................................................... 40° 49' O
variation ortive.................................................................... 5° 50' NO
variation occase................................................................... 5° 50' NO
Trois observations de la hauteur de la lune, faites vers deux heures trois quarts, nous mettent par
43° 1/2 de longitude à l'ouest. Ces observations s'accordent fort bien entre elles ; elles ont été
faites dans des circonstances un peu délicates. Je crois cependant que leur résultat approche fort
de la vérité, c'est-à-dire que nous sommes environ à 43 ou 43° et demi de longitude occidentale à
l'égard de Paris.
Mardi 2
Calme jusqu'à 5 heures du soir, qu'il s'élève une petite fraîcheur de l'ESE, beau temps,
grosse lame de l'ouest, qui nous fait rouler, quoique la mer paraisse fort unie. Au lever du soleil,
thermomètre, 18° 1/2 ; à trois heures, 27°, mais, comme on ne gouvernait pas, le soleil
probablement avait lancé quelques rayons sur l'instrument, nous trouvions cependant qu'il faisait
bien chaud. Nous avons vu des baleines, il passe toujours beaucoup de goimon. A midi route des
24 heures 4 lieues 2/3 à l'ONO 7° 1/4 N.
latitude estimée................................................................... 28° 15' N
latitude observée.................................................................. 28° 16' N
longitude estimée................................................................ 36° 34' O
ou selon moi ........................................................................ 41° 02' O
variation occase................................................................... 5° 30' NO
Trois observations faites vers quatre heures du soir nous mettent par 44 degrés trois quarts de
longitude à l'occident de Paris. Je crois que nous étions réellement par 43° trois quarts ou 44°.
Mercredi 3
Vents du SE, au SSO petit frais mais en fraîchissant vers le soir, beau temps, mer roulante
du NO. Au lever du soleil thermomètre, 19° ; à 2 heures du soir, 21° 1/2. A midi, route des 24
heures, 17 lieues au NNE 5 degrés E
latitude estimée..................................................................... 29° 1' N
latitude observée.................................................................... 29° 4' N
longitude estimée.................................................................. 36° 6° O
ou selon moi......................................................................... 40° 44' O
varition ortive...................................................................... 5° 40' NO
variation occase..................................................................... 5° 49' O
Nous avons vu aujourd'hui un paille-en-queue à plus de 100 lieues du tropique, le goimon
continue de passer en grappes de raisin.
Trois observations des hauteurs de la lune faites vers 3 heures 3/4 du soir nous
établissaient par la longitude de 44° et 1/4 à l'ouest de Paris, c'est-à-dire que nous pouvions être
par 43 et 1/4 ou 43 et 1/2.
Jeudi 4
Vents du SSO à l'O, assez bon frais, temps couvert le matin, pluies ensuite par intervalles.
Belle mer. Thermomètre au lever du soleil, 20 1/2 ; à 2 heures du soir, 20. A midi route des 24
heures, 36 lieues au NNE 5° E.
latitude estimée................................................................... 30° 39' N
longitude estimée................................................................ 35° 08' O
ou selon moi......................................................................... 39° 46' O
ou plutôt................................................................................ 42° 20' O
Je suivrai dorénavant cette dernière détermination que je crois vraie ou très approchante du vrai.
Je n'ajouterai plus rien pour le courant à l'ouest qui ne doit certainement pas s'étendre au-delà du
trentième degré de latitude. Il paraît que les 9 à 10 minutes que j'ai ajoutées tous les jours n'ont
pas suffi puisque la longitude qui en a résulté était encore trop faible de deux degrés et demi ou
environ, selon mes observations.
Vendredi 5
Vent du NO, assez bon frais d'abord, mollissant ensuite ; orages et grains durant la nuit ;
au jour, beau temps, mer roulante de l'ONO. Au lever du soleil thermomètre, 16° ; à 2 heures du
soir, 17° 1/2. On se revêt d'habits d'hiver. J'ai vu ce matin un goilan. A midi route des 24 heures,
44 lieues au NE 5° N.
latitude estimée................................................................... 32° 20' N
latitude observée.................................................................. 32° 20' N
longitude estimée................................................................ 33° 28' O
longitude vraie..................................................................... 40° 40' O
Vers 4 heures 1/2 du soir, étant selon mon estime par 40° 20' de longitude à l'ouest de Paris, trois
observations me mettaient seulement par 39° et quelques minutes.
Samedi 6
Vents variables du N au S par l'ouest, petit frais en calmissant, il commence le soir à
fraîchir ; gros grain durant la nuit, beau temps ensuite ; au soir, temps à l'orage et par grains, mer
grosse, battue de plusieurs vents. Au lever du soleil, thermomètre 15 ; à 2 heures du soir, 18. A
midi route estimée 23 lieues et 1/3 au NE 7° 1/4 E.
latitude estimée et observée.................................................... 32° 53' N
longitude estimée..................................................................... 32° 22' O
longitude vraie.......................................................................... 39° 34' O
Entre 4 heures 1/2 et 4 heures 3/4 du soir, lorsque nous étions selon mon estime par 39°
18' de longitude à l'ouest, trois observations que nous avons faites ne nous mettaient que par les
38° 30'.
Dimanche 7
Durant la nuit, il y a eu un grain violent qui a fait sauter le vent du SO à l'ONO, et de là au
sud, ce qui a donné de l'occupation aux matelots ; le ciel tombait en eau, la lueur des éclairs
suppléait à celle du jour, on a entendu quelques coups de tonnerre. Au jour, vents du SO au S,
petit frais, temps couvert, il s'éclaircit ensuite. Au soir, bon frais, temps couvert et menaçant de
pluie et même de gros temps, force éclairs ; mer grosse battue de plusieurs vents. Au lever du
soleil, thermomètre, 16° ; à 2 heures du soir, 17° un peu passé ; à 4 heures, 18°. A la messe, on a
été obligé de faire soutenir le calice, ce qui ne s'était point encore fait depuis notre départ de
Bourbon. A midi, route des 24 heures 33 lieues et 1/3 au NE 1/4 N.
latitude estimée.................................................................... 34° 19'N
latitude observée.................................................................. 34° 10' N
longitude estimée................................................................ 31° 14' O
longitude vraie..................................................................... 38° 26' O
J'ai dit qu'en allant aux Indes, notre eau avait changé de couleur et qu'elle était devenue jaune ;
durant le retour, la couleur de l'eau n'a pas été sensiblement altérée mais il s'y est formé des vers.
J'ai employé toute la pénétration de mes yeux myopes et le secours de deux loupes pour saisir la
structure du corps de ces petits vers ; un microscope m'aurait plus efficacement aidé, je n'en avais
pas. Voici ce que j'ai pu découvrir. Ce petit insecte a trois lignes de long, son corps est composé
d'anneaux, comme celui du ver à soie, de la chenille, du ver de terre, etc. ; ils sont au nombre de
dix à douze. Le premier, que j'ai regardé comme leur tête, est à peu près de la grosseur de la tête
d'une fourmi ; j'ai cru même découvrir dans quelques sujets la forme du museau de la fourmi. Ce
premier anneau est comme entouré de trois cerceaux dont deux sont presque transparents, le
troisième est plus brun. Le corps de l'anneau est de couleur grise. Pour la forme, il ressemble assez
à celle d'un tonneau entouré de ses cerceaux ; son axe n'est pas continu avec celui du reste du
corps : il est incliné et forme avec lui un angle d'environ 150 degrés dont l'ouverture est vers ce que
je crois être le ventre de l'animal. Ce premier anneau est velu, surtout aux deux côtés : ce poil lui
tient-il lieu d'antennes ? Lui sert-il de nageoires ? J'inclinerais volontiers pour cette seconde idée.
Le second anneau est séparé du premier par un étranglement dont le fil est presque imperceptible
: il est noir, un peu moins gros que le premier mais beaucoup plus gros que tous les autres dont il
est séparé par un étranglement plus gros que celui qui le sépare de la tête, si c'est même un
étranglement proprement dit. Enfin, il est garni à droite et à gauche de poils que je ne serais pas
éloigné de regarder comme ses nageoires. Les autres anneaux, ainsi que la tête, sont d'un gris
inégal, plus foncé vers leur axe que vers les côtés ; ils sont courts et en bien moindre quantité que
les deux premiers anneaux. L'usage de ces poils est sans doute analogue à celui du poil des
chenilles. Ces anneaux pourraient bien être tous sphériques et unis ensemble par des petits
étranglements, mais avec le peu de secours que j'avais, je n'ai pu m'assurer assez positivement de
cette circonstance. Je ne saurais mieux comparer la queue de ces insectes qu'à celle des requins.
Elle se divise également en deux branches dont l'une est beaucoup plus courte que l'autre ; toutes
les deux sont velues mais la plus courte l'est beaucoup plus que l'autre, de sorte que je serais tenté
de regarder encore ces poils comme des espèces de nageoires. Ces animaux sont très agiles ;
lorsqu'ils sont en repos, leur position est toujours verticale et ce que je prends pour leur queue est
toujours en haut, soit qu'ils soient à la surface de l'eau soit qu'ils soient au fond du vase qui la
contient. Je ne les ai vu couchés horizontalement que lorsqu'ils étaient prêts de mourir : leur
mouvement progressif se fait en serpentant et presque toujours de côté. Les semblent affecter de
conserver autant qu'il est en eux, leur situation verticale. Je les ai vus quelquefois reculer,
rarement avancer. Ils ne vivent point hors de l'eau. Dans l'esprit de vin, ils vivaient plus d'une
heure ; quand je m'apercevais que cette liqueur commençait à faire effet sur eux, et que je les
remettais dans l'eau, ils semblaient reprendre une nouvelle vigueur mais ce n'était pas pour
longtemps. J'ai divisé un de ces insectes en deux, aussitôt il a cessé de vivre.
Lundi 8
Vents de l'E au SE, bon frais ; temps couvert par intervalles et grains ; mer grosse, battue
de plusieurs vents, roulis très fort. Thermomètre au lever du soleil, 16° ; à 2 heures du soir, 17 1/2.
A midi, route des 24 heures 46 lieues au NE 6° 45' N.
latitude estimée.................................................................... 35° 58'N
latitude observée.................................................................. 36° 06' N
longitude estimée................................................................ 30° 29' O
longitude vraie..................................................................... 37° 41' O
Un animal nous a donné aujourd'hui l'exemple d'une tendresse singulière. J'amenais de
Rodrigue à Paris, un singe maki de Madagascar ; il m'avait été donné par M. de Puvigné. J'avais
fait révoquer dans le mois de janvier une sentence de mort prononcée par M. Meyrac, notre
capitaine, contre un autre maki qui lui appartenait. J'avais demandé le maki et il m'avait été
généreusement cédé. Ces deux animaux étaient de différent sexe ; le mâle était mort hier d'un tour
de reins occasionné sans doute par quelque roulis. On a séparé aujourd'hui les deux makis pour
empailler le mort qui était d'une beauté parfaite : sa compagne a jeté les hauts cris, elle était
inconsolable ; il a fallu, pour l'apaiser, lui rendre son consort empaillé. Elle s'est couchée dessus et
a passé la nuit avec lui comme s'il eût encore été vivant. Il a cependant été nécessaire d'en venir à
une dernière séparation qui a beaucoup coûté et que le laps de temps a pu faire à peine oublier.
Au soir, éclairs du SO.
Mardi 9
Presque personne n'a dormi, tant les roulis ont été violents. Ils ne suffisaient peut-être pas
pour nous secouer assez ; afin de leur donner plus de force, M. Meyrac a fait mettre à la cape
depuis 1 heure du matin jusqu'à 8. Aucun de nous n'a deviné la raison de cette manoeuvre vu
qu'on ne craignait aucune terre et que le vent était favorable. Vents de l'ESE au SE, bon frais, mer
très grosse, grains ; après-midi la mer s'apaise un peu. Au lever du soleil, thermomètre 15° 1/2 ; à
2 heures du soir, 17°. A midi, route des 24 heures, 37 lieues au NNE 1° E.
latitude estimée.................................................................... 37° 50'N
longitude estimée................................................................ 29° 18' O
longitude vraie..................................................................... 36° 30' O
Mercredi 10
Vent du SE, bon frais, beau temps, belle mer du moins en comparaison des jours
précédents. Au lever du soleil, thermomètre 13° 1/2. A midi route des 24 heures estimée 44 lieues
2/3 au N 4° E.
latitude estimée.................................................................... 40° 05'N
latitude observée.................................................................. 40° 12' N
longitude estimée................................................................ 28° 59' O
longitude vraie..................................................................... 36° 11' O
On désespère de voir les Açores, on faisait route, selon l'estime du vaisseau, pour
reconnaître les plus orientales d'entre elles. On croyait cependant devoir accorder quelque chose à
mes observations, on concluait qu'au lieu de reconnaître l'île de Sainte-Marie, on pourrait bien
n'avoir connaissance que de Corvo et Flores, les plus occidentales de toutes ; je l'espérais
moi-même. Le ton absolument décisif dont feu M. l'abbé de la Caille avait condamné ma méthode
de trouver des longitudes en mer, faisait sur moi plus d'impression que les témoignages avantageux
que plusieurs navigateurs expérimentés avaient cru devoir rendre à cette méthode. Ceux-ci
l'avaient apparemment éprouvée, ce que M. l'abbé de la Caille n'avait certainement point fait ; mais
je ne faisais pas alors cette réflexion. Je désirais voir quelqu'une des Açores ; nous n'en avons vu
aucune ; elles sont toutes restées à notre orient. Notre vaisseau était donc de six degrés au moins
plus occidental que ne le portait son estime. Nous n'avons pas tardé à être assurés que l'erreur
était même d'environ sept degrés, c'est-à-dire absolument conforme au résultat de mes
observations.
Jeudi 11
Je n'avais point dormi les nuits précédentes et je comptais que cette nuit réparerait tout le
mal. Mais l'homme propose et Dieu dispose. Vers une heure et demie du matin, on est venu
m'éveiller pour m'annoncer un navire qui avait à peu près le vent sur nous. Une demi-heure après,
voyant que le navire approchait, après avoir fait depuis hier midi route valant le nord-est par un bon
vent frais de sud-est, on a viré de bord et le cap a été mis vers l'ouest, en tirant quelquefois vers le
sud, mais plus souvent vers le nord. Le navire a pareillement viré de bord et nous a donné la
chasse. En conséquence, on a fait sur notre vaisseau grand branle-bas on a cassé toutes les jarres,
on a abattu la plupart des chambres. La mienne a été du nombre, et j'ai été obligé de mettre
presque tout ce que j'y avais à la porte de la chambre du conseil dans des sacs et caisses non fermés
: tout s'est ainsi trouvé exposé au pillage. Ce que j'ai le plus regretté a été mon thermomètre et
quelques morceaux d'histoire naturelle que nous conservions dans de l'esprit de vin. Ceux qui
auront détourné se seront sans doute imaginé que les vases étaient pleins de quelque liqueur
précieuse. Revenus de leur erreur, ils auront mieux aimé cacher leur vol en jetant le tout à la mer
que de se découvrir en restituant ce qui leur devenait inutile. On a aussi déchargé le vaisseau des
mâts de rechange, de la table sur laquelle nous mangions, de tout ce que l'on a jugé pouvoir nuire à
notre fuite et, d'un autre côté, on a fait semblant de se disposer à une sérieuse défense. Nous avons
été vivement chassés jusque vers huit heures du matin. Vers sept heures ou sept heures et demi,
voyant que le navire ennemi approchait, nous sommes descendus dans la cale, mesdames de
Longchamp, de Ligeac et Bidars, le chirurgien major, l'aumônier du vaisseau, quelques enfants et
moi. Les autres, excepté M. de Ruis, malade, et M. Thuillier, se disposaient à combattre. Nous
attendions le succès de l'événement lorsqu'un cri général et redoublé : “Vive le Roi”, nous rend
encore plus attentifs. Un instant après, on vient nous apprendre la cause, on nous invite à
remonter. Le vent qui était fort avait abattu le mât du grand hunier du vaisseau ennemi qui avait
déjà arboré pavillon rouge anglais et l'avait assuré de quelques coups de canon à boulets. Il
s'éloignait de nous et nos gens croyaient n'avoir plus rien à craindre. Ils se trompaient : l'ennemi
ayant culé d'une lieue et demie ou deux lieues, s'est remis à nous chasser sans grand hunier et
sans perroquets et l'a fait avec tant d'avantage que, quoique nous filassions dix à onze noeuds, il
était visible qu'il s'approchait de nous. Il est certain que, si lorsque l'ennemi a commencé à culer
nous eussions pris le plus près du vent, nous aurions eu un grand avantage de [ ] et que nous
aurions évité notre prise : le Boutin serrait le vent à quatre rumbs ou du moins à cinq. M. Meyrac en
avait fait l'heureuse expérience en allant aux Indes, il l'avait répété plusieurs fois et j'ai vu le fait
consigné dans le journal du vaisseau. La Blonde, au contraire, (c'était le nom de la frégate
ennemie), destituée de son grand hunier et de ses perroquets, aurait retardé sa course, étant
obligée de serrer le vent. Les Anglais sont convenus depuis que le Boutin n'aurait pas été pris si l'on
eût eu recours à cette manoeuvre. M. de Ruis la conseillait à notre capitaine mais j'ai toujours
remarqué que celui-ci n'aimait pas les conseils. Nous avons donc continué de porter vent en arrière
: ainsi une partie de nos voiles devenait inutile et l'ennemi pouvait se passer de celles qui lui
manquaient. Aussi nous eut-il bientôt rattrapés. A une heure et demie du soir, nous sommes
redescendus dans la cale et, environ une heure après, le combat a commencé. Du premier coup de
canon, l'ennemi a renversé notre petit mât de perroquet. Il nous a lâché ses deux bordées sans
blesser personne et probablement sans avoir dessein de le faire. Nous avons pareillement envoyé
nos deux bordées pour la forme et M. Meyrac a fait aussitôt amener le pavillon. Nous sommes
remontés en haut et nous n'avons entendu qu'une voix dans le navire. Mousses, matelots, soldats,
officiers, tous unanimement détestaient M. Meyrac et vomissaient mille imprécations contre lui. Il
aurait pu, disait-on, tenir plus longtemps, un heureux hasard aurait peut-être démâté l'ennemi.
D'ailleurs, on se serait fait plus d'honneur. On lui attribuait même le dessein formé de laisser
prendre le vaisseau. Il paraissait, il est vrai, intéressé à ce que le Boutin fût pris mais il n'a point été
prouvé qu'il se soit conduit par une vue aussi détestable. M. le Chevalier de Ruis pense qu'une plus
longue défense n'aurait servi qu'à faire tuer du monde. Nous n'étions certainement pas en état de
résister.
La Blonde, frégate autrefois française, était armée de trente-quatre canons de douze livres
de balles dont même, si je ne me trompe, quelques-uns étaient de dix-huit. Et nous n'avions que
vingt-deux canons de six seulement. Nous sommes restés à la cape pour attendre nos nouveaux
maîtres ; la mer était assez grosse. Les Anglais n'ont pas laissé que de mettre le canot à la mer et
nous ont envoyé M. Smith, officier de marine, et M. Vebber, officier de troupes, pour conduire le
vaisseau à Lisbonne ou, si le vent devenait contraire, en Angleterre. Ces deux messieurs ont été
reçus sur le Boutin comme des amis avec lesquels on était lié depuis longtemps par la courtoisie la
plus tendre et ils nous ont fait, pour le moins, autant de politesses qu'ils en ont reçu de nous. Le
reste de la journée, ainsi que le jour suivant , a été occupé à amariner le vaisseau, c'est-à-dire à
substituer un équipage anglais à un équipage français que l'on transportait sur la Blonde.
Cependant, nos matelots et soldats français avaient fait succéder une autre passion à celle qui les
avait d'abord animés contre leur capitaine : c'était celle du pillage. Ils ont commencé par enfoncer la
cambusea et tous les autres lieux où ils croyaient trouver du vin et, ne voulant pas rester en si beau
chemin, ils se sont mis ensuite à briser les coffres et les malles et à prendre le linge et tout ce qui
était à leur bienséance.
Il n'est pas possible de déterminer précisément la route que nous avons faite depuis hier
midi jusqu'au moment de notre prise. Depuis midi jusqu'à deux heures du matin, nous avions fait
environ trente lieues au nord-est, ce qui nous mettait alors par la latitude de 41° 45' à l'est du
méridien de Paris. Durant les douze heures que nous avons été chassés, nous n'avons pu faire
moins de trente-six lieues, dont il y en aura eu au moins trente-cinq à l'ouest. Durant ce même
intervalle, nous avons approché plus du nord que du sud et l'on peut supposer que nous avons
avancé d'environ vingt minutes en latitude ; ainsi le Boutin aura été pris vers 41° 35' de latitude
nord et vers 37° 01' à l'ouest du méridien de Paris. Après avoir été vingt-neuf heures à la cape par
un vent de sud-est et de sud, nous avons appareillé, selon leur estime, par 41° 46' de latitude nord
et par 37° 20' à l'est du méridien de l'observatoire. Cette estime des Anglais, fondée sur la
connaissance des Açores qu'ils avaient eue peu de jours auparavant et pleinement confirmée à
notre arrivée à Lisbonne, comparée avec la longitude du lieu de notre prise telle que je viens de la
déterminer sur mes observations, me paraît démontrer clairement que la méthode de déterminer
l'angle horaire de la lune par l'observation de la hauteur de cet astre est une méthode très
praticable en mer, très utile pour la détermination de la longitude du vaisseau et aussi précise,
pour le moins, que celle qui dépend de la distance de la lune aux étoiles ou au soleil.
Vendredi 12
Je me suis couché tout habillé, comme j'ai pu, et je n'ai pas encore dormir : je me suis
ennuyé tout le jour près de mes paquets que les Français pillaient .
On a fini d'amariner le Boutin. On a transporté à bord de la Blonde tous les officiers de
l'équipage et quelques passagers : les femmes, leur mari, les enfants, leurs tuteurs ; M. de Ruis,
malade respectable et respecté, et un officier de la compagnie qui feignait de l'être, sont restés à
bord du Boutin ainsi que leurs domestiques et ceux qui ont paru utiles à la police future du
vaisseau et à la subsistance de ceux qui le montaient.
On m'a donné le choix d'aller avec M. Thuillier à bord de la Blonde ou de rester sur le
Boutin : j'ai préféré le dernier parti, ne voulant point me séparer de mes instruments qui auraient
pu aller sans moi en Angleterre. J'avais d'ailleurs plusieurs raisons qui me faisaient désirer de
débarquer plutôt en Angleterre qu'à Lisbonne.
A sept heures du soir, nous avons appareillé étant, comme je l'ai dit, par 41° 46' de latitude
nord et par 37° 20' à l'ouest de Paris.
Samedi 13
Vent vers le S et le SSO. Mer un peu grosse.
A midi, route estimée depuis hier à 7 heures du soir 38 lieues de
l'E 1/4 NE.
latitude observée....................................................................... 42° 08' N
longitude estimée..................................................................... 34° 50' O
M.M. Smith et Vebber ont ordre de M. Kennedy, capitaine de la Blonde, d'agir avec nous
avec la plus grande politesse et de ne nous donner aucun sujet de plainte. Ces ordres sont sans
doute analogues à la façon de penser de ces messieurs. Non seulement ils les exécutent avec la
plus exacte ponctualité, ils y joignent même les marques les plus décisives d'une affabilité
constante et non-affectée, ils nous préviennent en tout, nous sommes plus libres qu'avant notre
prise, plus maîtres que nos maîtres mêmes. Notre état cause de la jalousie à l'équipage anglais,
aussi nous traverse-t-il le plus qu'il lui est possible ; ils pillent les vivres, ils empêchent très
gratuitement nos gens de travailler, et pour eux, et pour nous, ils arrosent d'eau la farine préparée
pour nous faire du pain. La canaille est partout canaille ; tout cela se fait sans la participation de
nos chefs, qui sont certainement dans la disposition de punir ceux qui commettaient quelque
désordre à notre égard, et qui nous ont prié de les avertir de tous les sujets de plainte que
l'équipage pourrait nous donner. Nos gens, d'un autre côté, n'agissent peut-être pas comme on
leur dit d'agir. Nous avons nous-mêmes à nous plaindre d'eux, presque plus que des plus
déterminés Anglais. M. de Ruis espère que tout rentrera bientôt dans l'ordre. Il s'est constitué
surintendant de la police des vivres, dont M. Smith nous laisse les maîtres. Le désordre des
premiers jours ne dure point, on dîne bien, on soupe bien, les repas sont terminés par du punch de
la façon de M. Vebber. Je ne crois pas que des prisonniers aient jamais pu être mieux traités.
Il est cependant vrai que le nombre des Français qui étaient restés à bord du Boutin était
au moins égal à celui des Anglais. Cette considération devait naturellement inquiéter notre
capitaine. Il m'a en effet rendu ce soir visite dans ma nouvelle chambre, dans celle de l'écrivain à la
Ste-Barbe [5] . Il s'y est renfermé avec moi et me regardant, disait-il, comme étant de toutes les
nations, il m'a fait part de ses craintes. J'ai été très sensible à cette ouverture et je l'ai tranquillisé
en lui faisant un portrait fidèle des Français de son vaisseau : la probité des uns, d'autres qualités
moins louables dans les autres, l'intérêt général de tous ne permettaient pas de soupçonner qu'ils
voulussent tenter une révolution. Tous étaient en effet persuadés qu'il était beaucoup plus utile
pour eux d'être remis à Lisbonne par les Anglais, que d'être repris par des Français ou des
Espagnols qui croiraient les avoir obligés, en leur rendant une liberté que l'on ne pensait point à
leur ôter, et qui s'empareraient de tout leur bagage, comme ne leur appartenant plus, mais aux
Anglais leurs vainqueurs. J'ai cependant demandé à M. Smith si son dessein était d'engager les
Français, en cas de rencontre, à combattre, soit directement, soit indirectement, contre leurs
compatriotes ou contre leurs alliés et sa réponse a été comme je m'attendais bien, très
décisivement négative.
Dimanche 14
Grains, tonnerre, éclairs et sautes de vent. Durant la nuit, presque tous les Français se
sont levés pour aider à la manoeuvre et mettre le navire en sûreté. Au jour, vents du sud-sud-ouest,
bon frais, ciel assez clair par intervalles, mer grosse, roulis très fort. A midi, route des 24 heures
estimée 52 lieues un tiers à l'est, tirant très peu vers le sud.
latitude estimée........................................................................ 42° 00' N
longitude estimée..................................................................... 32° 20' O
Je continue toujours de compter la longitude sur le méridien de Paris.
Lundi 15
Eclairs durant la nuit, grains, mer grosse et très houleuse, roulis plus forts que je n'en ai
éprouvé jusqu'ici. Au jour, ciel assez clair, continuation de grosse mer, le roulis, joint au défaut de
table et de bancs, rend nos repas très incommodes. Vent du SO et SSO, bon frais. A midi, route
estimée des 24 heures 57 lieues à l'E 2° 1/2 S.
latitude observée....................................................................... 41° 52' N
longitude estimée..................................................................... 27° 28' O
Mardi 16
Durant la nuit, éclairs, tonnerre, et très grosse mer. Nous sommes à la cape sous les deux
grandes voiles, et ensuite sous la misaine seule, avançant cependant toujours un peu. Au jour, vent
SSO, continuation de grosse mer. Je tremble toutes les fois qu'il me faut monter ou descendre. A
midi, route des 24 heures estimée 35 lieues deux tiers à l'est 7 degrés nord.
latitude observée....................................................................... 42° 06' N
longitude estimée..................................................................... 25° 13' O
Mercredi 17
Eclairs durant la nuit. Vent SSO et SO, temps couvert, pluie presque continuelle, mer
presque aussi grosse qu'hier. Le soir tonnerre et éclairs qui font espérer un meilleur temps.
A midi, route estimée depuis hier à pareille heure, 49 lieues, à l'ESE du compas, variation
et dérive à défalquer.
Jeudi 18
Vent du SSO à l'OSO par le sud, beau temps, belle mer ; nous commençons à respirer. A
midi, 41 lieues un tiers durant les 24 heures. Depuis le 16 à midi, en deux fois 24 heures, nous
avons fait en droiture 87 lieues à l'est un degré un quart au sud.
latitude observée....................................................................... 42° 04' N
longitude estimée..................................................................... 19° 22' O
Nous avons repassé ce matin le premier méridien. Au soir, temps couvert.
Vendredi 19
Vents de l'OSO à l'ONO, beau temps, belle mer. Ce matin, deux Anglais un peu trop hardis
se promenaient sur nos vergues ; en sautant sur un bout dehors, ou sur l'extrémité d'une vergue,
ils sont tombés tous les deux à la mer. Un des deux a eu le bonheur de saisir quelque éminence de
l'extérieur du vaisseau : il a bientôt été repêché. Son camarade n'a point eu le même bonheur.
Nous filions quatre à cinq noeuds, j'ai mis comme les autres la main à l'oeuvre pour nous mettre en
panne ; nous avons fait des signaux inutiles à la Blonde pour lui demander du secours ; elle était
trop éloignée. Nous avons perdu de vue le matelot infortuné qui, durant plus d'un quart d'heure,
avait lutté contre les flots dont il devait être la triste victime. On a dit que c'était celui qui d'un
premier coup de canon avait démâté notre petit perroquet. Il était très estimé de ses compatriotes :
sa malheureuse fin m'a extrêmement frappé. A midi, nous avions fait en 24 heures 41 lieues à
l'ESE 2 degrés 1/2 E.
latitude observée....................................................................... 41° 24' N
longitude estimée..................................................................... 16° 48' O
Samedi 20
Vent NO, très petit frais, temps couvert, horizon brumeux, belle-mer. A midi route estimée,
22 lieues.
latitude estimée........................................................................ 40° 40' N
longitude estimée..................................................................... 15° 12' O
Cette longitude devrait être plus forte de quelques minutes, selon notre estime. Elle a été
corrigée, sur l'estime de la Blonde.
Dimanche 21
Vent NO et NNO, petit frais, en fraîchissant un peu. Beau temps, très belle mer. Dès hier
nos officiers anglais avaient pris des mesures pour se défendre en cas de nécessité, non seulement
contre les ennemis extérieurs, mais même contre ceux que leur prudence leur dictait non pas être
mais pouvait être intérieurement. Ils semblaient prévoir l'alarme que nous avons eue aujourd'hui.
Heureusement nous avons été quittes pour la peur. Nous nous étions séparés de la Blonde durant
la nuit ; elle se trouvait au jour hors de la portée de notre vue. Vers 10 heures du matin, nous
avons cru la revoir par un temps brumeux, mais qui s'éclaircissait un peu : ce n'était point elle. Le
navire que nous voyions a fait mine de vouloir nous donner la chasse. M. Smith s'est mis en état de
défense et a commencé par exiger que nos domestiques descendissent dans la cale d'avant. Il nous
a permis de rester où nous voudrions, nous conseillant cependant de nous tenir à la Ste Barbe.
Nous avons mieux aimé descendre dans la cale, hommes et femmes, M. de Ruis à notre tête ; c'était
la première fois de sa vie que ce brave officier évitait un combat. M. Smith, loin de fuir, a croisé le
vaisseau ennemi et, l'ayant approché, a arboré son pavillon et l'a assuré de quelques coups de
canon qui ont effrayé celui qui prétendait nous intimider. Il a pris lui-même la chasse mais il était
meilleur voilier que nous : nous n'avons pu le poursuivre. La Blonde nous a rejoints le soir. A midi,
route des 24 heures, 20 lieues et un peu plus à l'est tirant vers le sud.
latitude observée....................................................................... 40° 00' N
longitude estimée..................................................................... 13° 54' O
Lundi 22
Vent du NE, bon frais, beau temps, mer houleuse et fort roulis. Vers dix heures du matin,
le feu a pris à la cuisine et nous avons eu l'alerte ; on n'a pas cependant tardé à l'éteindre. Nos
matelots et soldats anglais m'ont paru d'une négligence inconcevable par rapport au feu. Durant la
nuit, ils allaient partout sans aucune précaution, une chandelle à la main, sans fanal, sans
lanterne et, pour profiter plus à l'aise de sa lumière, ils la collaient le long des bords du vaisseau. A
midi, on estimait la route des 24 heures, 31 lieues par différents rumbs entre le SE et l'E, ce qui
nous aurait mis environ par 39° 24' de latitude nord et par 12° 02' à l'ouest du méridien de Paris.
Mais par observation nous nous sommes trouvés à 38° 43' de latitude, et un peu sous le vent de
Lisbonne. Il y a aussi apparence que nous sommes encore un peu plus à l'ouest que nous ne nous
estimions puisque nous ne voyons pas encore la terre. Nous continuons d'aller à l'est par un vent
de NNE, jusqu'à six heures du soir.
Mardi 23
Nous avons ou été en panne, ou louvoyé durant la nuit. A 4 heures du matin, nous avions
fait 13 ou 14 lieues. Au point du jour, on a découvert la terre de 6 à 7 lieues de nous, presque au
vent à nous, le vent étant alors vers le SE. Frais passable, belle mer.
Nous voyons à l'embouchure du Tage une flotte anglaise escortée par un vaisseau de
guerre.
A midi, calme absolu. Il nous est arrivé vers ce temps, un pilote du port que les uns ont pris
pour un garçon boulanger, les autres pour un garçon perruquier. Sa mauvaise mine répondait à
son habit tout déguenillé. Il n'est pas honteux, il nous demande à tous des bas, des souliers, des
chemises et, en effet, il paraît avoir besoin de tout. Après midi, nous avons reçu une autre visite,
celle de M. Kennedy, capitaine de la Blonde ; il était accompagné de M. le Brun, ci-devant
lieutenant du Boutin.
M. Archibald Kennedy, capitaine des vaisseaux de Sa Majesté britannique, est petit de
taille mais sans être contrefait ; il a les yeux vifs, la physionomie assez [avenante], l'air riant. La
politesse dont il fait profession paraît en lui plus étudiée que naturelle. Sa galanterie près du sexe
est à peu près de la même espèce : il affecte les manières françaises mais il s'en faut de beaucoup
qu'il les possède dans le degré éminent qui ne s'acquiert qu'en France par l'exemple et le long
usage ; M. Kennedy se pique aussi de générosité, il a parfaitement bien traité nos officiers et nos
passagers. Il leur a laissé tous leurs meubles, leurs habits, leur argent, leur argenterie, etc. Mais,
une des qualités éminentes que j'ai remarquée en lui, c'est qu'il a pour les morceaux d'histoire
naturelle précisément le même goût que Verrès témoignait autrefois pour les chefs-d'oeuvre des
plus habiles sculpteurs : j'avais des coquilles, des oursins, deux singes maki, l'un vivant, l'autre
empaillé, un perroquet qui m'avait été donné avant que le Boutin fût en possession des Anglais, je
pouvais même dire, en un sens, qu'il m'avait été vendu. M.M. des Bretonnières, Bidars et quelques
autres qui avaient des richesses semblables les sacrifièrent sans se faire prier, et ils firent bien.
Pour moi, je crus que mon passeport me donnait le droit de réclamer tout ce qui m'appartenait
légitimement. Il me fut répondu par M. Smith que M. Kennedy aimait cela : la réponse n'était-elle
pas souverainement péremptoire ? Au défaut d'autres, il fallut s'en contenter. Je n'oserais
cependant assurer que M. Kennedy s'applique à se former un cabinet qui puisse attirer quelque
jour l'attention des curieux.
J'ai reconnu dans Lisbonne quelques morceaux de mon histoire naturelle, dont M.
Kennedy avait fait hommage à des dames françaises. Les dames portugaises, anglaises, italiennes,
etc., auront eu part sans doute à ses libéralités. Je reviens à mon journal.
Durant l'après-midi nous n'avons presque fait autre chose que de louvoyer pour gagner le
port. Le soir nous avons passé au milieu de la flotte anglaise, dont j'ai parlé ci-dessus.
Mercredi 24
Vent vers le nord, assez faible, très beau temps et très belle mer. Il nous est venu à bord
des maltôtiers portugais, visite qui ne paraît pas faire plaisir à M. Smith.
Jeudi 25
Continuation de temps.
M. Kennedy nous a rendu une seconde visite et a emmené M.M. de Ruis et Crémont à son
bord pour les mettre à terre avec leurs malles et coffres sans aucune visite, mais seulement après la
visite de M.M. les Magistrats de la santé. Ces messieurs sont arrivés entre 10 et 11 heures du
matin. On a fait passer devant eux tout l'équipage de la Blonde : chaque soldat, matelot, mousse,
passait sur le passavant et gaillard de tribord, en courant et sautant par dessus une corde, ou
quelque chose de semblable, tendu à cet effet. Cela nous a donné un spectacle assez singulier. Je
n'ai pu en savoir au juste la raison. M. Smith était devenu depuis quelques jours beaucoup moins
communicatif. Nous n'avons pas été soumis sur le Boutin à cette cérémonie. M.M. de la [santé] nous
ont jugés tous très bien portants. M. Maine, correspondant de M. Kennedy à Lisbonne, homme très
décent et extrêmement poli à ce qu'il paraît, nous ayant rendu visite, je l'ai prié de nous faire
expédier le plus tôt que faire se pourrait, ce qu'il m'a gracieusement promis.
Vendredi 26
Continuation de vent et de très beau temps.
Le soir M. Thuillier voulait aller à terre et comptait emporter avec lui une malle qu'il avait
fait [transporter] par les maltôtiers mais, l'équipage exigeant la visite de cette malle, M. Thuillier n'a
pas voulu la souffrir parce que, me disait-il, les maltôtiers présents auraient vu par cette seconde
visite que la première avait été mal faite. Je savais bien que M. Thuillier avait 4 ou 5 pièces de
mousseline ou de toile des Indes à lui ; je ne lui en croyais pas davantage. J'ai donc mis moi-même
pied à terre pour aller demander main levée de nos effets, M. Thuillier restant à bord avec mon
domestique. J'ai été rendre visite à M. le Consul qui m'a assigné mon logement à la calçade de St
Jean Népomucene, chez M. Manonier, Français de naissance et cuisinier de Sa Majesté très fidèle.
Samedi 27
J'ai été chez M. Maine réclamer mes effets ; je ne l'ai point trouvé. Cependant j'ai vu chez
lui un capitaine nommé M. Johnson ; cet officier, qui passe pour un homme d'un vrai mérite et que
je crois effectivement tel, était au fait du motif de ma visite. Il m'a dit que mes effets me seraient
rendus fidèlement, mais qu'il fallait préalablement qu'ils fussent visités. Il a même essayé de me
démontrer la nécessité de cette visite et il a sans doute admiré mon peu de pénétration, lorsque je
lui ai dit que ses raisons ne me paraissaient rien moins que démonstratives. M. Johnson cependant
s'avise d'un expédient assez nouveau pour me faire rester à dîner avec M. Kennedy, qui devait
régaler ce jour-là M.M. Meyrac, des Bretonnières, Becdelièvre, le Brun, etc. Il me quitte sous
prétexte d'aller exposer mes raisons à M. Kennedy ; il me met une gazette anglaise entre les mains,
avec quelques autres nouveautés de son pays ; il ajoute que je lui ferais plaisir de l'attendre, auprès
du feu, que je puis même renvoyer ma chaise, qu'il me prêtera la sienne, etc. Je l'attends
patiemment depuis dix heures et un quart jusqu'à une heure et demie ; m'impatientant enfin, je
sortais. J'ai rencontré le frère de M. Maine qui m'a pressé de rester à dîner, me promettant que
tout après dîner serait terminé, à ma satisfaction. C'était un faire le faut ; je suis donc resté mais
après dîner, il n'était plus temps d'aller à bord.
Dimanche 28
Je suis retourné à 8 heures du matin chez M. Maine ; on m'avait donné rendez-vous à
cette heure, et je suis ensuite parti pour me rendre à bord, accompagné et même conduit par M.
Maine, le cadet. Je consentais à la visite projetée et demandée, disait-on, par tout l'équipage, qui
soupçonnait que j'étais chargé de tout ce qu'il y avait de précieux sur le vaisseau. Je donnais ma
parole d'honneur que je n'avais aucune marchandise des Indes ; on me croyait, répondait-on, mais
il fallait donner une espèce de satisfaction à l'équipage. Au reste, ajoutait-on, cette visite ne devait
se faire que pour la forme, en présence seulement des officiers, et de deux matelots d'une probité
reconnue. Le vent emportait toutes ces promesses. La salle était pleine de matelots affamés prêts à
s'engraisser de mes dépouilles : le plus ardent de tous était un Sieur More garde-marine. Nous
l'avions presque pris jusqu'alors pour un vrai sauvage. Employé dans la marine anglaise, il fallait
sans doute qu'il eût du mérite mais il ne nous a pas paru que ce fût celui de l'honneur et du
sentiment. Son visage seul annonçait une âme basse et un coeur farouche. Nous le voyions tous les
jours ; je ne crois pas l'avoir entendu parler une seule fois ; il prenait hardiment et brutalement
tout ce qui se trouvait de son goût, sans daigner le demander à personne. On a [entendu] durant
une nuit quelqu'un qui s'efforçait dans la grande chambre de crocheter des serrures de coffres et
d'armoires et on n'a pas douté que ce fut le Sieur More. Tel était l'homme le plus à portée de mes
coffres lorsqu'ils étaient ouverts. La visite d'ailleurs s'est faite avec le plus grand scrupule ; il n'y a
pas un de mes chaussons qui n'ait passé par la main de ces nouveaux visiteurs ; et ils n'ont rien
trouvé de ce dont ils prétendaient que mes malles étaient remplies. Respectable Amirauté
d'Angleterre, lorsque, d'un gracieux passeport que vous m'avez fait expédier, vous faisiez défense à
tous, capitaines, officiers et autres dépendants de votre auguste tribunal, de me molester ni dans
ma personne ni dans mes effets sous quelque prétexte que ce pût être, votre intention était-elle que
le Sieur Robert Fletcher me laissât sur une île inculte à la merci de la providence, à la veille de
manquer de tout, en m'enlevant une corvette dont la seule destination était de m'y conduire et de
m'en retirer ? Que le Sieur Archibald Kennedy s'appropriât les morceaux d'Histoire naturelle que
nous avions rassemblés, M. Thuillier et moi à la sueur de notre front ? Que tandis qu'on remettait
d'une main le peu de curiosités naturelles qui pouvaient me rester dans mes coffres, le sieur More
ou quelque autre matelot du Boutin les enlevât de [l'autre] main ? Que le même More portât ses
mains profanes dans la cadrature et le rouage délicat de mes pendules pour chercher des diamants
que j'assurais n'y pas être et qui en effet y auraient été très mal placés ?
Il est arrivé dans cette visite un trait qui m'aurait fait rire en d'autres circonstances. On m'a
trouvé de l'argent, cela n'est pas étonnant, je n'en avais pas même assez pour retourner, moi,
troisième à Paris. Il y avait un sac qui contenait 60 livres seulement en pièces de 6 sous, de 12 sous
et de 24 sous. On a fait un inventaire du total ; par cet inventaire on constatait qu'on m'avait trouvé
tant de pièces d'or, et tant de pièces d'argent, sans aucun égard à la valeur respective de ces pièces.
Je ne sais ce qu'ils ont voulu faire de cette espèce de procès verbal ; j'assurerai seulement qu'ils ne
pourront jamais s'en servir pour faire connaître, même à peu près, la somme dont je pouvais être
alors possesseur. Quelques jours après cette visite, M. Maine m'a prié, au nom de M. Kennedy, de
signer un acte par lequel j'aurais reconnu que l'on m'avait fidèlement restitué tout ce qui
m'appartenait. Le fait était faux dans sa généralité ; aussi, ai-je mis à l'acte une restriction qui n'a
pas été du goût de M. Kennedy.
M. Thuillier, dans cette visite, a plus perdu que moi, mais il le méritait. Je n'avais point
garanti ses coffres, non que je soupçonnasse ce qui était, mais simplement parce que j'ignorais ce
qui pouvait y être. Il s'y est trouvé, environ 120 pièces de chiques, de mousselines, de toiles des
Indes, etc. Il avait voulu rendre service à quelques-uns de nos gens ; il a été la victime de son bon
coeur. Il avait à lui quelques pièces qu'on lui aurait probablement laissées si elles eussent été
moins accompagnées. Nous avons fort mal dîné à bord. Nous n'avions plus la surintendance des
vivres ; d'ailleurs la présence du Sieur More ne me réjouissait pas et M. Smith ne me paraissait plus
le même. Il nous est enfin venu vers le soir un canot qui a transporté nos meubles à terre et nous
avons dit un adieu éternel au malheureux Boutin. Je n'ai pas revu, depuis, M. Kennedy, quoique
j'ai été plusieurs fois chez M. Maine où il demeurait. M. Thuillier y étant une fois allé avec moi, vit
M. Kennedy au bout d'un corridor ; je ne sais si ce généreux officier, qui sans doute n'appréhende
pas le canon, eut peur de nous : il se cacha dès qu'il nous eut aperçus.
a Pièce d'étoffe ou de toile qui n'a guère que la grandeur nécessaire pour couvrir devant les parties
distinctives du sexe.
[1] Cornac.
* Var. Ms. 1804, p. 348 : "ou peut-être 17 degrés 30 minutes O.
Les observations, que j'ai continué de faire sur la lune, me feraient juger que la correction faite
aujourd'hui sur la longitude n'était pas suffisante et que nous étions d'environ un demi-degré plus
à l'ouest que nos marins ne l'ont décidé. Outre que ces observations se confirment réciproquement,
elles acquièrent aux Açores un degré de certitude. M. l'Abbé de la Caille a déterminé la longitude
de l'Ascension de 16 degrés 17 minutes et que cette décision est au moins un préjugé très fort,
mais elle n'est fondée que sur une seule observation. Je ne dirai pas que le plus habile homme est
quelquefois capable d'erreur, et qu'une détermination de longitude fondée sur une seule
observation d'une éclipse de satellite de Jupiter peut être susceptible de quelque imperfection. Il
faudrait ici plus que de l'imperfection il faudrait une erreur des 5 ou 6 minutes de temps, erreur
qui n'est pas vraisemblable. Mais l'accord singulier de presque toutes les observations que j'ai faites
depuis le 3 de janvier m'a frappé".
a 16 août 1763
[2] Vraisemblablement il s'agit du goémon.
[3] Goéland.
[4] Goémon.
a C'est le lieu où l'on dépose les provisions prochainement nécessaires.
[5] Sainte-Barbe : nom de la sainte que les artilleurs reconnaissent pour leur patronne et que les
canonniers marins ont donné à la chambre de leur maître et, par extension, à toute la partie de
l'arrière du vaisseau, voisine de la soûte aux poudres.
Mars
Je me trouvais donc à Lisbonne avec M. Thuillier, un domestique et mes plus précieux
effets. Deux chemins m'étaient ouverts pour retourner en France : le premier, par terre, était long
et coûteux* ; celui par mer était dangereux, tant par rapport à la circonstance de la guerre que par
rapport à la saison où nous étions, la grosse mer que nous avions éprouvée depuis le onze de février
m'avait presque dégoûté de cet élément : M. Thuillier paraissait encore plus résolu que moi de ne
s'y plus exposer. Tous mes compagnons de voyage prenaient le parti de retourner par terre : je me
décidai à les imiter. Je fis préalablement embarquer mes instruments à bord d'un navire portugais
dont j'étais assuré ; ils devaient être débarqués au Havre de Grâce. Les préparatifs de cet
embarquement, des tracasseries de la part des maltôtiers de Lisbonne, la difficulté de trouver des
voitures pour Madrid à un prix raisonnable, quelques autres raisons de cette espèce me retinrent à
Lisbonne jusqu'au 27 de mars. Je ne m'ennuyai pas durant cet [intervalle]. Je trouvai bonne
compagnie, non pas tout à fait chez les Portugais ; outre que j'ignorais leur langue, ce peuple ne
paraît pas généralement fait pour sympathiser avec les nations qui lui sont étrangères : des
Français, des Anglais, des Italiens formèrent ma société. M. O'Dunne, ministre extraordinaire et
plénipotentiaire de France, m'honorait d'un accueil gracieux et favorable. D'autres me promenaient
dans les ruines de Lisbonne et partout où l'on supposait que ma curiosité pouvait se satisfaire ; la
conversation seule de la plupart m'empêchait de m'apercevoir que le temps s'écoulait. Tels étaient
[entre autres] M. Wet médecin anglais, M. [Cier] Italien destiné à être un des chefs du nouveau
collège des Nobles, M. [Brui] autre Italien, M. Dufaux, médecin français, M. Mme et Mlle de
Beaumont, négociants français, M. l'abbé Garnier, professeur de langue française, M. l'abbé Platel,
connu autrefois sous le nom de P. Norbert, M. de Buss, libraire, etc.
Lisbonne est une des villes de l'Europe les plus grandes et les plus peuplées. Elle a au
moins deux de nos lieues de longueur ; il vrai que sa largeur est beaucoup moins considérable ; je
ne sais si elle excède une demi-lieue dans sa plus grande étendue. Sa longueur s'étend de l'est à
l'ouest le long de la rivière du Tage. On y compte trois cent mille habitants et je ne crois pas ce
nombre exagéré. Le Tage y forme un des plus beaux ports du monde : quelques basses en rendent
l'entrée un peu difficile pour ceux qui ne connaîtraient point leur position, mais moyennant un peu
d'expérience, et surtout avec le secours des pilotes du pays, il est de facile accès, même pour les
plus gros vaisseaux. Le fond est de très bonne tenue. Il a plus d'une lieue de largeur, on y est à
l'abri des vents ordinaires. J'ai lu quelque part qu'on y était quelquefois exposé à de violents
ouragans : je n'en ai point entendu parler sur les lieux ; il est hors de doute que les tremblements
de terre, lorsqu'ils sont violents, peuvent faire autant d'impression sur l'eau que sur la terre même.
Le 11 de mars, j'ai vu la rivière fort agitée le long de sa rive méridionale. Près de la rive
septentrionale où se tiennent les vaisseaux, on ne s'apercevait pas d'aucun mouvement. La bonté,
la grandeur et la situation du port de Lisbonne doit nécessairement y attirer beaucoup d'étrangers.
Lorsque nous y sommes arrivés, je crois qu'il ne contenait pas moins de 200 vaisseaux portugais,
anglais, hollandais, suédois, danois, italiens, etc. Aussi, le commerce de cette ville est-il très
considérable, mais les préjugés de la nation l'abandonnent presque entièrement aux étrangers. Je
ne sais si je m'avancerais de trop en disant que de ceux qui habitent Lisbonne, il y en a près d'un
tiers de Français, d'Anglais, de Hollandais, surtout si l'on comprend sous ces noms ceux qui,
quoique nés à Lisbonne tirent leur origine immédiate de Hollande, d'Angleterre ou de France ; j'ai
plusieurs fois entendu le plus grand nombre des passants dans les rues, ou des mendiants à la
porte des églises s'exprimer en français, et faire avec un accent qui ne me laissait aucun lieu de
douter qu'ils ne fussent mes compatriotes. Il y a aussi à Lisbonne des Italiens, des Suédois, et
peut-être des Européens de toute espèce. Les Nègres y sont assez communs ; le commerce qu'on
leur a permis d'avoir avec les naturelles du pays a donné naissance à plusieurs mulâtres*. Les
Portugais n'ont ni assemblées, ni spectacles analogues à ceux de Londres et de Paris. En
conséquence, il se tenait exactement tous les vendredis une assemblée chez M. le Consul de France
; il y avait de plus une salle destinée à procurer de temps en temps le plaisir des spectacles. Le
consul ne faisait pas seul les frais de ces divertissements : les plus riches d'entre les Français se
croyaient obligés d'y contribuer. Les honnêtes gens de toutes les nations y étaient d'ailleurs
indistinctement admis. On m'a assuré que les Anglais tenaient une pareille assemblée tous les
mercredis dans une maison qu'ils louaient pour cet effet à frais communs.
Lisbonne a de commun avec Rome qu'elle est bâtie [sur] 7 collines. En conséquence de cette
situation, elle se présente en forme d'amphithéâtre et fait un très bel aspect pour ceux qui la
regardent de l'autre côté du Tage ; mais il s'ensuit aussi que les rues de la ville ne sont point unies :
il faut toujours monter ou descendre. Je ne crois pas que ce soit à cet inconvénient qu'il faille
rapporter la disette de carrosses à Lisbonne. J'y en ai vu très peu ; ils appartenaient au roi et je les
ai trouvés d'ailleurs moins propres que plusieurs de nos carrosses de remise. On ne se sert
ordinairement dans la ville que de chaises roulantes attelées de deux mules. Il y en a de louage au
service des étrangers ; on peut en disposer pour environ huit livres de notre monnaie par jour.
On peut distinguer dans Lisbonne trois parties fort différentes au coup d'oeil : la partie qui
s'étend à l'ouest et au nord-ouest de la ville est actuellement la plus belle ; elle s'est
considérablement accrue par la nécessité où se sont trouvées les personnes les plus distinguées de
la ville d'abandonner leurs anciennes demeures détruites par le tremblement de terre ou
consumées par le feu pour s'établir dans un quartier moins suspect. On y voit cependant encore
quelques restes de ce goût visigoth qui avait dirigé l'architecture ancienne de ces nations, je veux
parler de ces jalousies qui, masquant les ouvertures des maisons, laissaient le plus vaste champ
ouvert à la curiosité d'un sexe, et ne servaient qu'à amorcer les désirs de l'autre ; mais ces faibles
barrières de l'honneur sont presque toutes détruites. La partie occidentale de la ville est presque
entièrement en pierres de taille. Les maisons sont mieux éclairées, des façades dirigées par une
architecture noble et simple satisfont l'oeil de l'amateur ; il y a des rues que l'on pourrait préférer
aux plus belles de Paris. On peut regarder le règne de Jean V [1] comme la véritable époque de
l'embellissement de Lisbonne : c'est alors que le vrai goût des arts a pris racine en Portugal. C'est
sous le règne de ce prince que la capitale de ce royaume a commencé à attirer l'admiration des
étrangers par d'autres beautés que celles qu'elle empruntait de la simple nature, et, pour ne citer
qu'un seul des monuments de la gloire de ce monarque, c'est alors qu'on a vu s'élever ce superbe
aqueduc [2] dont les Romains n'auraient pas rougi, destiné à rassembler à Lisbonne les eaux de
l'Estramadure portugaise. Il n'attire point l'attention des curieux par la multiplicité des galeries qui
supportent le conduit de ces eaux ; dans les vallées les plus profondes de simples arcades ont suffi
pour soutenir l'aqueduc. Il est vrai que ces arcades sont d'une hauteur surprenante ; j'en ai vues
sous lesquelles un vaisseau du premier rang tiendrait facilement avec tous ses mâts. Ce monument
a résisté au tremblement de terre.
Joseph I [3] , héritier du trône et des vertus de Jean V, s'appliquait à entretenir le goût que
son père avait introduit pour les beaux arts ; celui de l'architecture surtout se répandait de plus en
plus : Lisbonne s'embellissait de jour en jour. La partie de la ville que je compte pour la seconde et
qui est située au milieu des deux autres était alors la plus belle et la plus peuplée. Le palais du roi,
la place nommée O'Ferreiro do Paço ou place du Palais, le beau bâtiment de la douane, l'église
métropolitaine dédiée sous le nom de St Vincent, plusieurs autres palais, églises, hôtels,
monastères, etc. Voilà ce qu'on admirait dans ce quartier en octobre 1755. Voilà ce dont quelques
jours après il ne restait que d'informes ruines. Le premier novembre matin, un violent tremblement
de terre ébranle les fondements de Lisbonne, les édifices les plus élevés sont renversés, O Ferreiro
do Paço est englouti dans la rivière avec un nombre prodigieux d'habitants qui croyaient avoir
assuré leur conservation en se réfugiant sur cette place. Le feu consume les maisons renversées et
se communique aux voisines, plutôt par la malice des méchants que par un effet naturel du
tremblement. Des malheureux, réfugiés dans une église au-dessous de la métropolitaine étant
atteints par les flammes, rencontrent une mort plus cruelle que celle qu'ils se proposaient d'éviter.
D'autres sont les victimes infortunées de l'avarice de quelques scélérats qui parcourent les ruines
pour profiter du désastre universel dont ils sont en partie les auteurs, et qui, massacrant sans
distinction d'âge ni de sexe tous ceux qu'ils rencontrent, s'imaginent par là étouffer les indices de
leur crime. Joseph versa des larmes sur les malheurs de son peuple, il le soulagea ; son troisième
soin fut de réparer le dommage. Déjà le palais royal est sorti de ses ruines, moins élevé
qu'auparavant, mais plus solide et d'un goût supérieur à celui qui avait présidé à sa première
construction. Le Roi cependant ne pense point à habiter ce palais : les différentes justices ou cours
de Lisbonne y auront leurs tribunaux, on y rassemblera une superbe bibliothèque ; les écuries du
roi occupent un côté de cet édifice. Près de ce palais, on travaille à la décoration d'une belle place
qui puisse faire oublier l'ancien Ferreiro do Paço. Aux environs, on a aligné des rues spacieuses ; les
maisons doivent être toutes bâties sur le même modèle, mais non pas de la même grandeur.
Quelques-unes sont déjà en état d'être habitées. Elles m'ont paru belles, solides, mais peut-être un
peu trop élevées sur un terrain aussi suspect. Près de cette place est une colline, ou montagne
assez élevée et escarpée sur le penchant de laquelle était bâtie la Seu ou l'église métropolitaine de
Saint-Vincent. On n'y découvre plus maintenant que des ruines. Je ne sais s'il sera facile de
réparer cette partie ; elle pourra bien au moins rester déserte jusqu'à ce que tout le reste soit
parfaitement rétabli ; alors la nécessité de bâtir pour se loger n'étant plus jointe à la liberté sur le
choix du terrain, ce vide se remplira, et Lisbonne sera plus grande, plus belle et peut-être même
plus peuplée qu'elle ne l'était avant son désastre.
La troisième partie de la ville est à l'est et au nord-est de la seconde : cette partie m'a paru
bien peuplée, mais les rues y sont étroites et très malpropres, les maisons basses et mal bâties pour
la plupart, habitées par des artisans et des pauvres. Ce quartier a peu souffert dans le tremblement,
ou du moins il en conserve peu de vestiges ; cependant le monastère royal de Saint-Vincent, situé
au haut d'une montagne à l'extrémité de la ville vers le nord-est, a essuyé une violente secousse, la
tour de l'église a été renversée et ne subsiste plus ; d'autres lieux du monastère fortement ébranlés
et détruits même en partie ont été rétablis depuis.
Le gouvernement ecclésiastique distingue deux Lisbonnes dans une seule : l'une appelée
Lisbonne orientale est un siège métropolitain ; l'autre, sous le nom de Lisbonne occidentale a le titre
de Patriarcat. M. le patriarche actuel est en même temps cardinal de la Sainte Eglise romaine, mais
cette dernière dignité ne le relève point à Lisbonne. Comme patriarche, il a tous les droits des
cardinaux et même des légats a latere ; les privilèges accordés par le St Siège à ce patriarche sont
encore plus étendus puisqu'on m'a assuré qu'il célébrait les saints mystères et les divins offices
avec la même pompe, le même cortège, les mêmes cérémonies et les mêmes vêtements que le
souverain Pontife. Il peut être regardé comme le chef de l'église de Portugal puisqu'il a droit de
préséance sur les évêques, les métropolitains et le Primat de Brague, même dans leurs églises. Le
chapitre de l'église patriarcale participe en quelque sorte à ces privilèges : les chanoines qui le
composent portent la soutane violette et célèbrent la messe en habits pontificaux.
Ces chanoines, tirés de l'élite de la noblesse, ont sans doute reçu une éducation conforme
à leur naissance ; je les suppose au moins instruits de ce qu'un prêtre ne peut ignorer sans honte.
Je voudrais pouvoir rendre un pareil témoignage à tout le clergé de Lisbonne. Les précautions
sages que le ministère a prises pour l'éducation de la jeunesse ne tarderont pas probablement à
porter leur fruit, mais il y aura beaucoup à défricher dans cette terre. On a prétendu me faire
regarder l'ignorance comme le caractère distinctif du clergé séculier de Lisbonne. J'en ai interrogé
parfois quelques-uns en latin ; je leur parlais une langue absolument étrangère, quelque attention
que j'eusse d'ailleurs à imiter la prononciation portugaise de cette langue. Je suis cependant bien
éloigné d'affirmer que tout ce clergé soit formé sur un même modèle.
On peut distinguer le clergé régulier de Lisbonne en deux classes : je renferme dans la
première, premièrement ceux qui ne passent pour réguliers que parce qu'ils ont embrassé la vie
commune, sans cependant avoir contracté aucun engagement à cet égard ; deuxièmement les
religieux rentés ; troisièmement les étrangers. Cette classe m'a paru renfermer bien des sujets de
mérite. A la Nécessitude, hors de Lisbonne vers le nord-ouest, les P.P. de l'oratoire de la
congrégation de St Philippe de Néri ont une très belle bibliothèque qui ne paraît pas un trésor
inutile pour eux. Ils ont fait bâtir un observatoire au bout de leur jardin, sur un terrain élevé ; ils se
proposaient de le meubler des instruments nécessaires pour cultiver l'astronomie.
Le latin n'est point une langue étrangère chez eux. J'ai remarqué dans leur bibliothèque
beaucoup de livres écrits en cette langue ainsi qu'en français, et même en italien, en anglais, et en
espagnol. Aucun livre portugais ne m'a frappé la vue. Au monastère royal de St Vincent, les
chanoines réguliers étudient avec succès la théologie, le droit canonique et l'histoire. Les
Bénédictins de la congrégation de Portugal ont une très belle maison dans Lisbonne, sous le nom
de San Benito, ou Saint-Benoît. Ces moines sont estimés ; ils ont, dans l'intérieur de leur maison,
un collège pour ceux d'entre eux qui étudient dans l'université de cette ville ; je crois même qu'ils
admettent des écoliers externes dans ce collège, au moins depuis que l'éducation de la jeunesse a
été ôtée au P.P. jésuites. Si tout le clergé régulier ressemblait aux Capucins français ou aux
Dominicains irlandais que j'ai connus à Lisbonne, il pourrait mériter ce haut degré de considération
dont il a toujours joui en Portugal. Il y a aussi des chartreux français établis en cette ville ; je ne les
ai pas vus.
L'autre classe de réguliers est toute composée de religieux mendiants et naturels du pays.
Je ne crois pas qu'il me soit permis de douter que cette classe ne renferme aussi beaucoup de
sujets aussi édifiants dans leurs moeurs que capables de former les coeurs à la vertu par la solidité
de leurs instructions. Comment se persuaderait-on que les Dominicains, par exemple, fussent si
différents en Portugal de ce qu'ils sont partout ailleurs ? J'en pourrais dire autant des autres
ordres. Peut-être attribue-t-on au corps entier ce qui ne convient qu'à plusieurs de ses membres.
Quoi qu'il en soit, ces religieux ou, pour me servir du terme du pays, ces padres ont beaucoup
perdu de la considération que les honnêtes gens avaient pour eux. Les Portugais s'attribuent le
droit d'avoir, chacun dans leur maison, un autel portatif ; on m'a assuré qu'avant le tremblement de
terre, il n'y avait pas de maison à Lisbonne où il n'y eut au moins un padre. Dans les bonnes
maisons on en entretenait cinq ou six. Ces padres faisaient des apparitions très rares dans leur
couvent ; leur séjour principal était dans la maison où on les admettait ; ils y disaient la messe.
C'était apparemment là l'unique service qu'ils pouvaient rendre. Pour cela, ils étaient nourris, logés,
entretenus ; on s'imaginait sans doute que l'esprit immonde ne pouvait approcher d'une maison
sanctifiée par la présence du padre. Les plus pauvres voulaient participer à ce bénéfice, et comme
ils n'avaient souvent qu'une chambre à coucher, le mari, la femme, le padre, les enfants, prenaient
leur repos presque pêle-mêle. Les riches enfin commencèrent à se dégoûter de cette compagnie,
obligés pour la plupart de se confiner dans des espèces de baraques après que le tremblement de
terre eut renversé leurs vastes maisons, ils se virent en même temps forcés de diminuer leur train.
Les padres furent les premiers réformés. Les pauvres furent encore contraints d'imiter cet exemple.
On s'accoutuma aussi à ne plus entretenir de padres et la mode en est presque entièrement
passée. Les padres ne sont pas cependant réduits à mourir de faim : ils vivent de la superstition des
peuples qu'ils entretiennent, des péchés des hommes qu'ils autorisent, de l'ignorance qu'ils
fomentent, et des aumônes, ou volontaires ou forcées, qu'ils reçoivent.
Dès que la nuit approche, les négociants, ceux du moins dont la famille est peu
nombreuse, ferment exactement leurs maisons. J'ai demandé la raison de cette précaution qui me
paraissait poussée à un certain excès ; on m'a répondu que l'on craignait la visite nocturne d'une
certaine espèce de padres : ils entrent furtivement dans les maisons, et, s'ils trouvent un maître mal
accompagné, ils ne demandent point l'aumône, ils l'exigent, et les menaces sont quelquefois suivies
des voies de fait. Au reste, si les faits récents qu'on m'a rapportés à ce sujet sont vrais, ce sont des
crimes qu'il faut attribuer à des particuliers qui déshonorent en eux le caractère dont ils sont
revêtus, quoique ce caractère demeure toujours extrêmement respectable en lui-même.
La vraie religion, je veux dire celle qui est fermement attachée au tronc visible, perpétuel et
indéfectible, est seule autorisée en ce royaume. Les Portugais sont bons catholiques. Je voudrais
pouvoir ajouter qu'ils sont bons chrétiens. Le vrai culte doit être principalement intérieur ;
composés de corps et d'âme, nous devons aussi à l'Auteur de notre être un culte extérieur mais
celui-ci doit être subordonné au premier dont il n'est en quelque sorte que l'interprète et le moyen.
Si l'on peut faire quelque reproche aux Portugais sur ce moyen, c'est plutôt de le porter à l'excès
que de le négliger.
A Lisbonne, les églises sont belles et superbement décorées : plusieurs sont entièrement
dorées depuis le pavé jusqu'au plus haut de la voûte, d'autres sont lambrissées d'ébène ou de bois
encore plus précieux ; de belles peintures font l'ornement de celles-ci ; dans celles-là des tableaux
de pierres rapportées trompent l'oeil du spectateur qui attribue à l'art de la peinture ce qui n'est
que l'effet de la nature artistement distribuée. J'ai regardé ces temples comme de beaux
monuments de la piété de ceux qui ont cru devoir ainsi consacrer au Seigneur une partie des biens
qu'ils avaient reçus de sa main bienfaisante.
La première fois que j'ai assisté aux divins mystères dans une de ces églises, je n'ai pu
m'empêcher de faire attention à l'attitude des personnes du [ ] qui composaient la très grande
partie de l'assemblée : elles paraissaient dans un extérieur fort recueilli, aucune ne se servait de
livre ; le chapelet est le seul livre où on leur apprend à lire, et peut-être le seul qui soit permis à
Lisbonne durant la célébration des saints-offices. Elles restèrent perpétuellement à genoux. En
Portugal comme en Espagne, ce n'est pas la coutume de se lever même durant la récitation du
Saint-Evangile : un silence profond qui paraissait régner partout n'était interrompu que par de
grands coups qu'elles se donnaient sur la poitrine, en divers endroits de la messe, avec une
uniformité si entière et si parfaite que l'on aurait facilement soupçonné qu'un maître de musique
leur donnait le signal pour commencer et pour finir. Enfin un mantelet ou une espèce de capote
noire, qui leur descendait jusqu'à la ceinture et dont le chaperon couvrait entièrement leur visage,
les faisait paraître si uniformément habillées que je crus être dans une église de religieuses. Ce
chaperon peut servir à deux fins ; il dérobe à la curiosité la vue de leurs visages ; je me suis aperçu
de plus qu'il faisait l'office de ces cornets dont ceux qui ont l'ouïe un peu dure ont coutume de faire
usage, il rassemble les sons, et des conversations perpétuelles n'interrompent point le silence qu'on
exige dans les églises.
Tous les soirs, une demi-heure ou une heure après le coucher du soleil, on fait une prière
du soir, non pas dans les églises mais dans tous les carrefours au milieu de la rue ; c'est ce qu'on
peut appeler une prière vraiment publique : elle se fait en langue portugaise, dure environ une
demi-heure et m'a paru composée de différentes litanies. Ceux qui habitent les rues voisines
ouvrent leur fenêtre ; de leur balcon ils prennent part à la dévotion publique ; ils mêlent même leur
chant à celui des enfants qui m'ont paru présider à la cérémonie. Du grand nombre de padres
établis à Lisbonne, on peut naturellement conclure que cette ville doit abonder en confréries de
toute espèce. Celle de la miséricorde est, dit-on, composée de tout ce qu'il y a de plus distingué
dans la ville. Elle entretient les pauvres, leur fournit tous les secours nécessaires, marie les pauvres
filles lorsque l'occasion s'en présente, soulage les prisonniers, leur obtient la liberté s'il est
possible, etc. Le président ou pourvoyeur est annuel, et durant son année d'exercice il ne lui en
coûte pas moins de cent mille francs, s'il veut s'acquitter avec quelque honneur de son office.
Je voudrais pouvoir certifier tout ceci sur d'autres autorités que sur celle de quelques livres
dont j'ai extrait ce que je viens d'en dire, mais je n'en ai point entendu parler à Lisbonne, et
j'assurerais que le portrait est au moins exagéré surtout pour ce qui regarde le soin des prisonniers.
Quant aux confréries réelles de Lisbonne, elles ont le même objet, et les mêmes noms qu'à
Paris ; il y en a du Rosaire, du cordon de St François, de la ceinture de St Augustin, de Notre Dame
du Mont-Carmel, etc. ; mais ces confréries sont plus nombreuses en Portugal qu'en France, et les
cérémonies en sont plus pompeuses et plus publiques. J'ai assisté à une de ces processions, à celle
des confrères du cordon. Il ne m'a point paru qu'on y chantât, c'était une simple marche ; elle était
ouverte par trois anges, je n'ai pu distinguer ce qu'ils portaient, ni quel était leur office. On portait
ensuite une croix d'argent, comme on a coutume de faire à nos processions ; les cordeliers
marchaient ensuite deux à deux et ils étaient suivis des confrères, mais cette file était interrompue
d'espace en espace, d'abord par une croix monstrueuse avec son crucifix, portée sur un brancard
fait en forme de caisse pleine de terre et jonchée de fleurs naturelles ou plus probablement factices,
ensuite par sept ou huit images de saints et de saintes de grandeur naturelle vêtus les uns en
pèlerins, les autres en religieux et religieuses et portés sur de semblables brancards, enfin par une
petite croix portée sous un dais. On se mettait à genoux au passage de quelques-unes de ces
statues mais toutes n'avaient pas ce privilège : j'ignorais la raison de la distinction et je n'osais
même la demander ; je me contentais d'imiter le peuple. M.M. les confrères, vêtus uniformément
d'un habit gris cendré et d'un manteau de même couleur, avec une ceinture à la cordelière sur
l'habit, marchaient pareillement deux à deux, avec beaucoup de décence ; ils avaient tous à la
main, un cierge ou une torche du poids de cinq à six livres ; quelques-uns le portaient allumé, la
plupart s'en servait comme de canne. M. le Comte d'Oeiras [4] et un autre seigneur de la première
distinction, vêtus en habits de confrères, fermaient la marche ; les gardes de M. le comte d'Oeiras
suivaient à cheval.
Toutes les processions ne sont pas aussi simples que celle que je viens de décrire. Elles
sont ordinairement accompagnées de pénitents qui se donnent chacun en sa manière en spectacle
au public : celui-ci fait ruisseler son sang jusqu'à terre par des coups de fouet redoublés ; celui-là
traîne des chaînes que six hommes robustes pourraient à peine porter ; cet autre a dans sa bouche
les pointes de cinq ou six épées nues qu'il porte ainsi durant toute la procession sans y toucher de
la main ; d'autres, prenant à la lettre ce que Jésus-Christ a dit qu'il faut porter sa croix et le suivre,
se chargent de croix de bois monstrueuses pour la grosseur et dont le poids semble devoir les
accabler ; enfin, chacun en Portugal fait pénitence en sa manière. Si nous ne vîmes rien de
semblable à la procession du cordon, nous en eûmes obligation à M. le Comte d'Oeiras, qui, comme
je l'ai dit, y assistait en qualité de confrère. Ce ministre habile et éclairé s'est fait inscrire sur le
catalogue de plusieurs confréries de Lisbonne ; il ne dédaigne pas même d'assister à leurs
cérémonies, lorsque les affaires de l'Etat le lui permettent ; mais il a préalablement demandé qu'on
en bannît ces flagellations spontanées et ces autres momeries dont j'ai parlé. Ce n'est pas
cependant, disait-il, qu'il blamât ces pratiques, elles pouvaient être utiles, mais le spectacle lui en
déplaisait et d'ailleurs il les croyait d'autant moins nécessaires qu'elles avaient été inconnues dans
la primitive église et qu'elles l'étaient encore actuellement dans la plus grande partie de l'église
catholique. L'association d'un confrère tel que le Comte d'Oeiras flattait trop les padres, ils ont
mieux aimé renoncer à leurs superstitions que de manquer une telle acquisition. Cependant les
Portugais s'accoutument à voir des processions décentes, ils sont plus édifiés de la présence du
premier Ministre que scandalisés de la suppression des fouets, des chaînes, des croix et des épées.
Les Portugais ont une entière confiance dans l'intercession de Saint Georges et de St
Antoine de Pade. Nous entrâmes un jour dans l'église d'un de ces deux saints ; sa ceinture était
garnie d'un nombre assez considérable de papiers ; nous demandâmes ce que ces papiers
signifiaient : il nous fut dit que lorsque les Portugais avaient demandé plusieurs fois inutilement
une grâce par l'intercession du saint ; ils lui adressaient enfin un placet en forme, qu'ils
l'attachaient à sa ceinture, en mettant quelques testons ou quelques cruzades dans un tronc voisin,
et qu'alors il n'y avait plus de doute qu'ils n'obtinssent au plus tôt l'effet de leurs demandes. Le roi
très fidèle a coutume d'apporter tous les ans un présent sur l'autel d'un de ces saints. On m'a
assuré qu'en 1761 il avait envoyé le présent au lieu de l'apporter lui-même selon la coutume, que le
saint avait refusé le présent, au moins selon le témoignage que les Padres en rendirent au roi,
qu'enfin Sa Majesté avait eu la complaisance de venir la présenter en personne, et que l'offrande
alors avait été gracieusement acceptée.
Les saints sont ménagés à terre, même lorsque les placets qu'on leur présente n'ont pas un
prompt effet, ce qui doit probablement arriver quelquefois ; mais il n'en est pas de même sur mer.
Chaque vaisseau portugais [a son] Saint-Antoine ; on lui rend tout honneur, tant que la navigation
est heureuse ; si le temps devient mauvais, le culte redouble, les placets se multiplient ; au retour
du beau temps, le saint est porté en triomphe. Mais si ce beau temps tarde trop à paraître, le saint
est condamné au supplice de la cale, on lui fait mille indignités, on le plonge dans la mer ; il tient le
vent sous sa puissance, c'est sa faute s'il ne le procure pas aussi favorable qu'on le désire. Je tiens
ce fait de plusieurs officiers français qui en ont été témoins oculaires.
Une des grandes dévotions portugaises a pour objet la délivrance des âmes du Purgatoire.
J'ai lu leur calendrier spirituel, il n'y a point de jour en carême, il n'y en a presque point dans toute
l'année où la délivrance de plusieurs de ces âmes ne soit attachée à quelque procession, à quelques
prières, à quelques cérémonies faciles à pratiquer. Mais de peur que quelque âme délaissée ne fût
pas si tôt à portée de profiter de ces amples secours, la charité ingénieuse des padres a imaginé un
moyen praticable tous les jours, à toute heure, à chaque instant : à quelques coins de rue on a
scellé dans l'intérieur du mur un anneau de fer mobile sur une espèce d'axe et posé
horizontalement ; on n'en voit qu'une partie à l'extérieur ; on pose sur cette partie l'extrémité du
pouce ou de l'index, je ne me souviens plus lequel des deux, on récite en même temps une fois la
salutation angélique ; on met enfin quelque monnaie dans un tronc voisin, une âme est à l'instant
délivrée des feux du purgatoire, pour jouir de la béatitude céleste. Le purgatoire est depuis
longtemps un lieu bien désert, si les pratiques des Portugais sont aussi efficaces que leurs padres
voudraient le leur persuader.
Un autre Pérou pour les padres, c'est la bulle de la cruzade.
Ce n'est point l'usage en Portugal, non plus qu'en Espagne que les évêques permettent
chaque année l'usage du laitage et des oeufs en carême. Le Pape l'a permis une fois pour toutes,
mais à de certaines conditions relatives aux circonstances où l'on se trouvait alors. Les rois
d'Espagne et de Portugal venaient d'expulser les Mores de tous les pays qu'ils possédaient encore
dans cette partie de l'Europe. Un nouveau monde découvert attire leur attention et anime leur zèle ;
non contents d'y faire des établissements, ils désirent d'y faire connaître la vraie foi ; ils y
établissent des missions nombreuses pour travailler à la conversion des infidèles. Tout cela ne
pouvait s'exécuter d'abord sans de grandes dépenses. Il fallait de plus empêcher les Mores de
remettre le pied en Espagne, il fallait conserver les conquêtes qu'on avait faites sur eux en Afrique.
Les souverains pontifes, pour seconder autant qu'il était en eux d'aussi légitimes desseins,
n'imaginèrent point de meilleur expédient que celui d'animer aussi le zèle des sujets. Ils les
exhortèrent à payer à leurs monarques un tribut annuel et volontaire pour subvenir à ces frais. Ils
accordèrent différents privilèges à ceux qui se soumettraient à ce tribut ; un de ces privilèges est
que tous ceux qui auront la bulle expédiée à ce sujet pourront faire usage de laitage et d'oeufs en
carême. Il n'est pas nécessaire pour cela d'avoir payé quelque tribut, il suffit d'avoir la bulle ; mais
les padres exigent qu'on l'achète tous les ans ; il ne suffit pas même d'en avoir un seul exemplaire
pour tout un ménage. User du privilège de la bulle sans en posséder individuellement une copie de
l'année même, ce serait un crime qui serait infailliblement puni à Pâques par le refus de
l'Absolution, jusqu'à ce que l'on eût satisfait à l'obligation imposée de l'acheter ; on serait même
traité en excommunié, si l'on avait le malheur de mourir en cet état.
L'office divin, au jour des grandes fêtes, est terminé dans plusieurs églises par des danses
excécutées dans le temple même du Seigneur, au son des instruments de musique, par des filles
ou femmes richement parées, en présence du Saint-Sacrement qui reste exposé. Ces danses sont
accompagnées de chansons profanes et indécentes. Il y a deux cents ans qu'on en faisait à peu près
autant dans quelques-unes de nos églises ; il est étonnant que les Portugais tardent si longtemps à
réformer ces profanations de lieux saints.
Le nom seul de l'Inquisition faisait autrefois trembler les meilleurs chrétiens du Portugal :
les plus puissants seigneurs de ce royaume n'étaient point à l'abri des injustices de ce tribunal. Le
zèle y avait établi des lois probablement sages dans leur principe ; la superstition et l'avarice y
avaient joint des interprétations aussi contraires au véritable esprit du christianisme qu'aux
sentiments de la seule humanité. Ceux qui étaient soupçonnés de compter entre leurs ancêtres
quelque Juif ou quelque Mahométan auraient inutilement fait preuve de plusieurs générations de
Christianisme. Si, au malheur d'une telle naissance, ils joignaient celui de posséder des richesses,
ils étaient bientôt accusés d'avoir abandonné la foi de Jésus Christ, et l'accusation seule tenait lieu
de conviction. Il fallait s'accuser soi-même du fait pour lequel on avait été déféré au sacré tribunal,
et surtout déceler tous les complices du même crime. La nécessité de deviner ce dont on ne donnait
préalablement aucune notice engageait assez ordinairement les accusés à s'attribuer des crimes
chimériques et à se choisir des complices aussi innocents qu'ils étaient eux-mêmes avant leur
détention. Ceux-ci, incontinent arrêtés, se trouvaient enveloppés dans le même embarras. D'un
autre côté, on prenait acte de la confession des premiers et au premier autodafé (acte de foi), ils
étaient condamnés au feu pour n'avoir pas deviné qu'un ancien chrétien, leur ennemi, les avait
accusés d'avoir refusé de manger du boudin un tel jour, en tel lieu, dans telles et telles
circonstances. L'unique moyen d'éviter le feu était alors d'avouer non seulement le crime mais de
confesser de plus qu'on l'avait commis par attachement aux superstitions judaïques. On en était
quitte alors pour cinq ou six ans de galère et pour la confiscation de tous ses biens au profit de la
sainte Inquisition. Les chrétiens anciens n'étaient pas toujours à l'abri de ces vexations. La cupidité
se portait facilement à regarder comme un nouveau chrétien celui qui possédait de grands biens.
L'intégrité et le discernement étaient quelquefois tellement oubliés dans ces jugements que, de
deux frères accusés d'un même crime, on a vu l'un condamné comme nouveau chrétien sur la
simple accusation, l'autre renvoyé absous comme ancien chrétien et ses accusateurs punis. Jean V,
par une seule loi, est parvenu à réformer la jurisprudence de ce tribunal, à diminuer le nombre et
la monstruosité de ses injustes arrêts, à mettre en sûreté la vie et l'honneur de ses sujets. Mais que
prescrit donc une loi qui a produit de si singuliers effets ? Rien que ce qui est dicté par toutes les
lois naturelles et positives, divines et humaines, anciennes et modernes, européennes et iroquoises,
que ce que le tribunal seul de l'Inquisition ignorait ou feignait d'ignorer : on instruit l'accusé du
crime pour lequel il a été dénoncé ; l'accusateur est obligé de prouver le fait, et l'accusé est écouté
dans ses défenses. Aussi, dans le dernier autodafé qui avait été célébré en 1761, il n'y avait eu que
trois ou quatre misérables condamnés au feu, et de ce nombre même était le fameux P. Malagrida
[5] . Ce n'est pas cependant que la loi de Jean V ait obvié à tous les inconvénients d'un tel tribunal ;
le mieux serait sans doute de l'abolir entièrement. Je connais à Paris un médecin portugais très
honnête homme, et à ce qu'il m'a paru chrétien sincère ; il s'était formé une assez belle
bibliothèque de livres de sa profession : il s'en est trouvé quelques-uns dans lesquels MM. les
Inquisiteurs ont vu, ou cru voir quelques semences de matérialisme. Les biens du médecin ont été
confisqués ; il s'est trouvé fort heureux de pouvoir s'expatrier et se réfugier dans un royaume où il
peut [pratiquer] avec une entière liberté les exercices de la vraie religion dont il fait profession ;
mais au moins c'est là actuellement le pis aller de ceux qui ayant des ennemis donnent matière à
des soupçons apparents sur la sincérité de leur religion.
Les Portugais, ceux surtout qui sont en état de prouver que leurs ancêtres tant maternels
que paternels n'ont souillé leur christianisme par aucune alliance avec les infidèles, regardent
intérieurement l'Inquisition comme un tribunal auguste, sacré et peut-être même infaillible.
Les superstitions en usage du temps de leurs pères leur paraissent comme autant de
dogmes auxquels il serait dangereux de toucher. La cérémonie de baiser la main du Roi passe chez
eux pour un hommage et presque pour un acte de servitude. Quelque humiliant que puisse être cet
acte, ils n'oseraient le pratiquer à l'égard des padres et des autres ministres du seigneur ; ils se
tiennent honorés de pouvoir baiser la manche et quelquefois même le bas de la robe d'un moine ou
d'un prêtre. Quelques différends de politique ayant fermé tout commerce entre Rome et Lisbonne,
les Portugais se sont presque crus sous l'anathème et sous l'interdit. Sous un gouvernement moins
éclairé, moins vigilant, moins actif que le gouvernement présent, on aurait vu peut-être éclore
quelque sédition, quelque révolte. Ils ont fait graver une estampe où, sous l'emblème de vaisseaux
voguants sur une grande mer, ils ont exprimé leur manière de l'enfer sur la religion des peuples
avec lesquels ils entretiennent un commerce plus intime : aux deux extrémités de cette mer sont le
paradis d'un côté, l'enfer de l'autre. Le vent le plus favorable pousse les Portugais à toutes voiles en
paradis. Les Espagnols à l'aide d'un vent largue tiennent la même route ; les Français tendent au
même but, mais ils sont obligés de prendre le vent au plus près et de louvoyer même un peu ; pour
les Anglais, ils cinglent à pleines voiles du côté de l'enfer.
Nonobstant cette énorme différence de sentiments sur la religion, les Anglais ont un
cimetière sous les murs de Lisbonne : les Portugais se sont crus nécessités à accorder cette faveur à
des hérétiques dont ils croyaient que le secours leur était nécessaire pour la vie temporelle : ils se
persuadent que les Anglais seuls peuvent leur porter le blé et le vin dont ils ont besoin pour leur
consommation. Le ministre de Portugal a sans doute eu de très fortes raisons pour préférer
l'alliance de l'Angleterre à celle de la France et de l'Espagne, il ne m'appartient pas de les pénétrer,
mais j'ose assurer qu'il ne pouvait agir autrement sans exciter au moins un murmure universel
dans Lisbonne. Peu de Portugais lisent les gazettes ; les nouvelles de leur propre pays ont le
privilège exclusif de les intéresser. Ils voyaient arriver à Lisbonne plusieurs prises françaises
conduites par les Anglais, ils n'en voyaient aucune anglaise amenée par les Français ou par les
Espagnols. Ils concluaient que les Espagnols et les Français ne faisaient réellement aucune prise
sur leurs ennemis. La conclusion n'était pas rigoureusement contenue dans ses principes, mais
chaque pays a sa coutume et c'est apparemment celle des Portugais de raisonner ainsi.
Les Portugais m'ont paru s'estimer beaucoup, haïr les espagnols et mépriser tous les
étrangers. Une loi que le ministre a cru devoir établir ne fait point honneur à la nation : par cette
loi, le commerce des couteaux portatifs est interdit dans le royaume, il est défendu sous des peines
très rigoureuses d'en porter sur soi. Auparavant, la mort la plus prompte était assez souvent la
peine d'un coup de coude donné par mégarde ou par inadvertance dans une rue. On m'a
cependant assuré que les Portugais s'étaient toujours défendus, surtout au tribunal de la
pénitence, du crime de l'homicide : ils en avaient toujours été incapables, disaient-ils sérieusement.
Ils avaient seulement tiré leur poignard, ou leur couteau, et le diable toujours alerte avait profité de
la circonstance pour pousser leur bras directement à la poitrine de leur adversaire.
Les succès des guerres que les Portugais ont eu à soutenir contre les Mores et les
Espagnols ne laissent aucun lieu de douter qu'ils ne soient naturellement courageux. On les a vus
dans les siècles passés ouvrir sur mer des chemins inconnus jusqu'alors ; ils sont les premiers qui
aient doublé le Cap de Bonne Espérance et qui aient entrepris des navigations jusqu'aux Indes.
Leur commerce s'est étendu sur toute la terre habitée. Il me paraît certain qu'ils ont de la
disposition pour toutes les sciences, mais ils ne les cultivent point. L'Inquisition en est sans doute
la cause. [L'amour] de la nouveauté, toujours pernicieux en matière de foi, est cependant le germe
du génie dans les sciences humaines. La crainte d'erreurs quelquefois chimères étouffe souvent ce
germe. On appréhende avec raison de passer les justes limites, mais lorsque le feu peut être la
suite du soupçon le plus frivole, on reste trop en deça, on n'ose même s'engager dans une carrière
aussi périlleuse. L'éducation y contribue aussi beaucoup mais ce dernier obstacle sera
probablement bientôt levé. Déjà les Grands du royaume se font un honneur d'allier l'amour des
sciences à la naissance, aux titres, aux grands emplois ; l'on a établi des écoles où sont d'habiles
maîtres ; il est permis de puiser les connaissances humaines les plus nécessaires au commerce, à la
navigation, aux autres parties des sciences. On a formé un plan d'études dicté par la sagesse et
autorisé par un grand ministre qui a même vraisemblablement aidé de ses lumières ceux qui
étaient chargés de rédiger ce plan. On travaille sans relâche à la construction d'un collège qui tirera
de sa destination le nom de collège des Nobles. Si l'on a déjà fait choix de maîtres étrangers pour
présider à l'éducation, il est à présumer que ce n'est que pour un temps et que les Portugais
profitant des secours qui leur sont préparés, développant le feu du génie qui leur est naturel et
franchissant enfin les bornes étroites où leur raison avait été jusqu'à présent détenue, seront
bientôt en état, non seulement d'instruire leur compatriotes mais encore d'éclairer l'Europe entière
par leurs découvertes, en même temps qu'ils l'étonneront par leur succès. Jean V avait ébauché cet
ouvrage ; ce prince avait établi à Lisbonne en 1720 une académie royale d'histoire et une autre
académie en 1728. Ces établissements avaient eu quelques succès dans leur commencement, mais
c'est à Joseph I qu'il est réservé de faire passer son nom à la postérité avec les titres de protecteur
des lettres, de restaurateur des sciences et des arts, de vrai père de son peuple et de la patrie.
L'air de Lisbonne est très salubre : les chaleurs de l'été sont tempérées par un vent de nord
très fort qui souffle en cette saison presque continuellement ; en hiver, le froid est très supportable
; il gèle peu et rarement, aussi les cheminées ne sont d'usage chez les Portugais que dans la
cuisine ; il est très rare d'en voir ailleurs. Cet usage de se passer des cheminées a inspiré à
quelques grands seigneurs une délicatesse qui m'a paru tout à fait singulière ; près des châteaux
ou de plus belles maisons bâties dans les dehors de Lisbonne, on voit souvent des espèces de tours
d'une élévation surprenante et d'un diamètre extrêmement modique : ce sont les cuisines de ces
châteaux. On les sépare ainsi des appartements, tant pour que la fumée n'altère pas la blancheur
des façades qu'afin que l'élévation de la cheminée n'interrompe pas la continuité des combles.
Le ciel a été presque toujours serein durant mon séjour à Lisbonne. Le soleil échauffait assez l'air
durant le cours de la journée pour que nous puissions nous croire en printemps, mais cet astre
était à peine descendu sous l'horizon que le vent de nord se faisait sentir ; un froid assez perçant
succédait immédiatement à la chaleur. Il est facile de se persuader que ces vicissitudes de l'air
doivent produire des rhumes et des fluxions : c'est pour se précautionner contre ces inconvénients
que les Portugais, ainsi que les Espagnols, ont la sage coutume de se couvrir beaucoup, en quelque
saison que ce soit. Cette coutume est certainement incommode durant les grandes chaleurs mais on
est bien dédommagé par l'exemption des maladies auxquelles on assure que les étrangers sont
sujets lorsqu'ils s'opiniâtrent à ne point suivre cet exemple.
A mon arrivée à Lisbonne, c'est-à-dire à la fin de février, les fruits de la terre paraissaient
aussi avancés qu'ils le sont à Paris au commencement de mai. J'ai vu, peu de jours après, des épis
de blé formés ; les petites fèves de marais étaient déjà très communes, je les appelle petites parce
que réellement elles n'atteignent pas la grosseur de nos fèves ordinaires ou haricots ; elles [ ]
avant les petits pois. Je les crois en conséquence d'une espèce différente de nos fèves de marais,
auxquelles elles ressemblent d'ailleurs pour la figure et pour le goût. A-t-on essayé [de doter] la
France de ce légume ? S'il y réussissait, ce serait sans [doute] un des premiers présents que le
printemps nous ferait ; les petits pois, et les fraises ont mûri en mars.
Le terrain aux environs de la ville n'est pas uni, il est cultivé, il paraît fertile. Les oliviers
sont beaucoup plus [gros] et plus hauts que ceux que j'ai vus en 1736, en traversant le Languedoc
et la Provence. L'huile portugaise n'en est pas pour cela meilleure. De vastes jardins entièrement
plantés d'orangers chargés de fleurs et de fruits formaient un aspect tout à fait satisfaisant. Les
oranges n'étaient pas encore mûres ; elles ne le sont ordinairement qu'en mai et juin ; on
n'attendait pas cependant cette saison pour les envoyer en France, mais on assure que le transport
accélère leur parfaite maturité.
Les géographes nous représentent le Portugal comme un pays fertile. La province d'Alentejo
est surtout selon eux extrêmement abondante en blé. J'ai traversé l'Alentejo dans sa plus grande
largeur : ce pays est assez nu, peu peuplé, les chemins y sont travaillés, et les terres cultivées par la
simple nature ; la terre est sablonneuse, capable cependant de produire des bois, du seigle, et des
menus grains, mais, abandonnée à elle-même, elle n'est couverte que de jonc marin, de genêt et de
bruyère ; il y a peu d'arbres : j'y ai vu des pins et un très petit nombre d'oliviers. Les pierres que j'ai
ramassées le long du chemin étaient toutes de marbre. Au voisinage des lieux habités, il y a
quelques champs cultivés mais les lieux habités sont extrêmement rares. Il en faut seulement
excepter les environs d'Elvas qui sont très bien entretenus et qui paraissent en effet le mériter pour
qu'on les entretienne soigneusement. Lorsque j'étais à Lisbonne, on demandait hautement qui
pourrait fournir du blé au Portugal si on se déclarait contre les Anglais. Le vin le plus commun à
Lisbonne est celui de Porto. Cette ville passe pour la seconde du Portugal, elle est la capitale de la
province d'Entre Douro et Minho. Le vin qu'on recueille aux environs de cette ville est épais, fort et
capiteux ; on ne le fait point paraître sur les bonnes tables de Lisbonne, on lui préfère le vin de
Bordeaux. Mais si le vin de Bordeaux transporté à Lisbonne est préféré à celui de Porto, il se
pourrait faire très bien que le vin de Porto, transporté en France et conservé longtemps, devint
préférable à celui de Bordeaux. Le terroir de Sétubal, petit ville de l'Estramadure située sur le bord
de la mer à huit lieues de Lisbonne au-delà du Tage, produit un vin blanc fort délicat ; il figure
assez bien au dessert sur les tables françaises de Lisbonne.
Le Portugal est assez abondant en bétail de toutes espèces. Les rivières et surtout la mer y
sont très poissonneuses. J'y ai mangé des sardines en mars. Elles ne paraissent pas si tôt sur les
côtes du Poitou et de la Guyenne. La mer fournit aussi des soles, des turbots, des poules d'eau,
mille autres poissons que nous connaissons. De tous, auquel les Portugais donnent la préférence
est une espèce de cabillaud qu'ils appellent poisson de Saint-Pierre : sa chair m'a paru un peu plus
ferme que celle du cabillaud mais le goût n'en est pas plus relevé. Lorsque Saint-Pierre et quelques
autres disciples pêchaient après la résurrection du Sauveur dans la mer de Tibériade et que
l'homme-Dieu ressuscité leur ayant apparu, leur eut ordonné de jeter le filet à la droite de leur
nacelle, ils obéirent et Saint-Pierre tira à terre le filet plein de cent cinquante-trois gros poissons.
Les Portugais prétendent que ces poissons étaient tous de l'espèce de ceux dont il s'agit ici. Tout
autre poisson, selon eux, aurait été un présent trop médiocre et indigne de la libéralité divine ; et
c'est depuis, que ce poisson n'a point porté d'autre nom que celui de poisson de St-Pierre. Les
Portugais n'ont point à redouter les prisons de l'Inquisition tant qu'ils raisonneront ainsi. Je crois
cependant que le prix modique auquel on vend ce poisson, vu son abondance, contribue beaucoup
à l'éloge que les Portugais font de sa délicatesse.
On ne fait usage à Lisbonne que du tabac du Brésil ; il est prisé comme le tabac d'Espagne,
et c'est l'unique rapport que l'on remarque entre ces deux espèces de tabac. Si l'on en jugeait par la
vue et par l'odorat, on se persuaderait facilement que les matières les plus infectes entrent dans la
composition de celui de Portugal. Cependant tout autre tabac est interdit à Lisbonne sous des
peines rigoureuses. Persuadé que les lois des souverains sont partout infiniment respectables, je
voulus me soumettre à celle-ci, mais il m'a été impossible d'y être longtemps fidèle. J'ai profité des
privilèges qu'ont les ecclésiastiques et les religieux de ne pouvoir être arrêtés sans beaucoup de
formalités préalables. D'autres n'oseraient dans les rues ouvrir une tabatière où il y aurait du tabac
râpé : les mouches sont répandues partout et veillent continuellement ; on serait aussitôt arrêté et
conduit en prison. La prison est très redoutée à Lisbonne ; on y entre facilement, on y est bientôt
oublié et l'on est heureux quand au bout de quelques années on daigne s'informer pourquoi vous y
avez été renfermé. Les amis seraient même ici d'un médiocre secours ; la clé d'or peut seule avoir le
privilège d'ouvrir les portes. Je parle d'après le témoignage de plusieurs habitants de Lisbonne, et je
crois avoir le droit de conclure que la confrérie de la miséricorde, dont j'ai parlé plus haut , est un
peu trop souvent distraite.
La monnaie du Portugal est la plus belle de l'univers. Celle d'or est très commune, celle
d'argent l'est beaucoup moins, enfin celle de cuivre m'a paru la plus rare de toutes ; il n'y en a
point de billon. Il y a douze monnaies d'or de Portugal, lesquelles ont aussi cours en Angleterre, la
moindre de toutes vaut 480 reis ou environ un écu de notre monnaie, la plus forte est de 25 600
reis ou près de 170 livres, monnaie de France, mais cette dernière espèce est devenue fort rare,
surtout depuis qu'elle est monnaie courante d'Angleterre ; toutes ces espèces sont très bien
frappées. La plus forte monnaie d'argent est la cruzade neuve ; elle est de 480 reis comme la
moindre d'or qui porte aussi le même nom. La cruzade vieille, qui vaut 400 reis ou un peu plus de
50 sous de notre monnaie est, il est vrai, une monnaie de compte, mais elle est aussi effective,
quoique plus rare que la cruzade neuve. M. de Campomanès s'est trompé dans son itinéraire
général des postes d'Espagne, lorsqu'il a mis la cruzade vieille au nombre des monnaies
imaginaires. La moindre monnaie d'argent est le vingtain, il ne vaut que vingt reis. Les monnaies de
cuivre les plus communes sont celles de 10 et de 5 reis. Le rei n'est qu'une monnaie de compte : il
vaut environ un denier et demi ; le peu de valeur de cette monnaie, qui est ordinairement la seule
employée dans les comptes, a quelquefois induit les Etrangers en erreur. Un négociant français
reçut à Paris la nouvelle qu'un de ses parents établi à Lisbonne et qui n'était pas soupçonné d'être
riche l'avait constitué son légataire pour six cent mille reis. Le Parisien croit sa fortune faite, il part
en poste, il apprend à Bayonne par ses correspondants que la somme qui lui paraît si forte n'est
que d'environ 3 800# de notre monnaie ; incertain même s'il pourra recouvrer cette somme, il se
dégoûte du voyage et revient à Paris.
Depuis le tremblement de terre, le roi de Portugal ne vit plus à Lisbonne. Sa résidence
ordinaire est à Bélem, à deux lieues de Lisbonne en descendant le Tage. C'est un village
considérable ; il y a, outre le château qui n'est que médiocrement beau, un magnifique couvent
d'hiéronymites fondé vers le commencement du seizième siècle, en l'honneur de Jésus-Christ
naissant ; c'est ce qui lui a fait donner le nom de Bethléem, et par corruption Bélem. Le village ou
bourg est assez grand et bien peuplé. Le port est défendu par une forte tour bâtie sur pilotis au
milieu de la rivière. Un peu plus bas que Bélem, à l'embouchure même du Tage, on voit la citadelle
de Saint Julien qui défend l'entrée de la rivière, et vis-à-vis est une tour bâtie sur pilotis en pleine
mer ; les Portugais la nomment Torré de Bugio. Les vaisseaux ne peuvent entrer dans le Tage, sans
passer sous le canon de ces deux forteresses. Quand un navire est parvenu près de la Terre de
Bugio, il peut continuer sa route en assurance jusqu'au port, tous les écueils et toutes les basses
sont passées.
Voilà ce que, pendant près d'un mois de séjour, j'ai pu recueillir de plus certain sur
Lisbonne et ses environs. Les Portugais sont si enthousiasmés de sa beauté qu'ils disent
communément en proverbe :
Que no ha visto Lisboa, no ha visto cosa boa, c'est-à-dire qui n'a point vu Lisbonne, n'a rien
vu qui vaille. Ils ont un autre proverbe relatif au cas extrême qu'ils font des sucreries : que no ama
deos, no ama Dios, ce qui signifie, Celui qui n'aime pas les friandises n'aime pas Dieu. Aussi M. le
prieur des chanoines réguliers de Saint-Vincent ne crut pouvoir mieux me témoigner la sincérité de
ses sentiments à mon égard qu'en m'envoyant, la veille de mon départ, un grand plat de confitures
sèches : je les acceptai, c'était le coeur qui les présentait, et d'ailleurs c'est en Portugal une
impolitesse de refuser un présent.
Je désirais pouvoir partir de Lisbonne avec M. le Chevalier de Ruis. Notre départ était fixé
au 17 de mars mais je ne trouvais pas de chaises roulantes qu'à un prix exorbitant ; nos
compagnons de voyage, les officiers du Boutin qui étaient déjà partis avant nous, les avaient rendu
fort rares et extrêmement chères ; le monopole a les mêmes inconvénients en Portugal que partout
ailleurs. De plus, je fus invité à dîner le 16 chez M. de Ceabra, desembargador du Portugal. Je ne
crois pas qu'on puisse trouver ailleurs un magistrat qui réunisse plus parfaitement les caractères
aimables de la société avec tous les talents et toutes les vertus que son état exige. Je dois avoir une
bien haute idée de tous les magistrats portugais si j'en juge par le seul que j'ai eu l'honneur de voir
un peu particulièrement. M. de Ceabra, allant au devant de mes désirs, daigna me proposer de me
présenter à M. le Comte d'Oeiras, me faisant espérer que ce principal ministre me procurerait
l'honneur de saluer Sa Majesté très fidèle. La proposition fut acceptée et exécutée, du moins en
partie.
Dès le 18 du mois, nous fûmes à Belem, M. Thuillier et moi, sous la conduite de M. l'Abbé
de Garnier. M. le Comte d'Oeiras était excédé d'affaires ; il eut cependant la complaisance de nous
faire introduire chez lui, furtivement et exclusivement à tout autre, par un escalier dérobé. On ne
peut rien ajouter à la bonté avec laquelle cet illustre ministre nous reçut et nous fit offre même de
nous obliger en tout ce qui pourrait dépendre de lui, durant tout le temps que nous devions encore
passer en Portugal. Il n'est pas nécessaire que j'avertisse que le passage de Vénus fut en partie la
matière de cette conversation ; elle fut courte, nous respectâmes les occupations de M. le Comte et
nous sortîmes contents d'avoir vu celui que toute l'Europe admire.
Notre satisfaction aurait été complète si le ministre eut pu nous présenter au roi, mais les
circonstances présentes des affaires étaient telles qu'elles lui laissaient à peine le temps de
respirer. Il y eut de l'indiscrétion à lui en faire seulement la proposition. Nous pouvions,
absolument parlant, contenter notre désir le lendemain 19 du mois, jour de la fête de Saint-Joseph
dont Sa Majesté très fidèle porte le nom : ce jour est un de ceux où presque tous les sujets sont
indifféremment admis à présenter leur hommage au souverain.
Le cérémonial est que chacun passant à la file devant le roi met un genou en terre et baise
la main du Prince, et ce cérémonial passe pour une protestation de soumission, pour une espèce
d'acte de servitude. Quelle figure aurais-je fait dans une telle cérémonie ? On me dit [qu'] instruit
par quelqu'un que le hasard aurait conduit auprès de lui, me distinguerait peut-être de la foule,
qu'il me ferait peut-être l'honneur de m'adresser la parole, qu'il trouverait peut-être bon que je ne
fléchisse point le genou devant lui, que, pour la main, il ne souffrait jamais qu'un prêtre ou un
religieux la lui baisât. Tout bien considéré, je crus les circonstances où je me trouvais, devoir
imposer silence au désir que j'avais de voir un grand prince et ne point m'exposer à rendre à un
monarque étranger un hommage que mon légitime roi n'a jamais exigé de moi. Ma délicatesse fut
fort approuvée de M. O'Dunne, ministre plénipotentiaire de France.
Les voitures semblaient enchérir tous les jours ; nous nous déterminâmes enfin à en
arrêter ; et, le 26 au soir tout était prêt à partir le 27, lorsque je reçus vers sept heures une visite
aussi gracieuse qu'inattendue, celle de M. Claufurd, général anglais ci-devant gouverneur de
Belle-Ile, débarqué depuis deux ou trois jours à Lisbonne. La conversation ne m'ennuya point. M.
Claufurd me persuada par son exemple qu'on peut allier les talents qui forment le guerrier avec
ceux qui caractérisent l'homme de lettres, avec les charmes et l'aménité de la conversation, avec
l'esprit et le génie des sciences. Je regrettai seulement de n'avoir pas eu le bonheur de connaître
quelques jours plus tôt ce général. Nonobstant les répugnances de M. Thuillier, j'aurais
probablement accepté l'offre gracieuse que M. Claufurd me fit de me faire conduire à mon choix ou
en France ou en Angleterre sur un bon vaisseau de guerre commandé par un officier de mérite qui
parlait fort bien français, qui aimait les sciences et qui estimaient ceux qui les cultivent ; mais nos
préparatifs du voyage par terre étaient trop avancées.
Le 27 de mars, après avoir rendu visite à M. Claufurd, nous partîmes de Lisbonne sur un
petit bâtiment que les Portugais appellent frégate et qu'au Havre on honorerait à peine du nom de
[Heu].
Il y a trois lieues à faire par eau jusqu'à un village ou bourg nommé Aldea-Gallega ; le vent
était assez fort et il nous était favorable ainsi que la marée : nous fîmes le trajet en une heure et
demie de temps. Notre caravane était composée de M. et de Mme de Longchamp, de M. Etienne,
négociant né à Lisbonne de parents français, de M. Thuillier et de moi. Nous avions à nous cinq sept
domestiques et nous étions fort mal servis. Le mien faisait souvent à lui seul plus de besogne que
les six autres ensemble.
Aldée-Gallegue est un assez gros bourg ; il n'y a rien de curieux à voir. Ce lieu paraissait
désert en comparaison de Lisbonne. Nous portions avec nous nos provisions, une batterie de
cuisine, et nos lits, précaution nécessaire pour voyager à l'aise en ce pays. Il y avait dans notre
auberge d'Aldée Gallegue deux estrades pour placer deux lits ; il fallut placer les autres sur le
plancher. Cette auberge est même, je pense, la seule de Portugal où nous ayons vu deux estrades.
Quoiqu'on ne fournisse dans ces auberges que le feu et un très mauvais logement, nous étions
obligés d'y laisser plus d'argent que dans les meilleurs logements de France. Les Portugais nous
regardaient déjà sans doute comme ennemis, quoique la guerre ne fut pas encore déclarée, et ils
croyaient qu'il leur était permis de s'enrichir de nos dépouilles. Peut-être aussi que le grand train
de M. de Longchamp leur persuadant que nous étions puissamment riches, ils ne regardaient que
comme un [petit] mal de s'engraisser un peu de notre superflu.
Le 28, nous dînâmes à la Venda de los Pegoens à cinq lieues d'Aldée-Gallegue. Venda en
portugais, et venta en espagnol, signifie une auberge. Cette auberge de los Pogoens est
accompagnée d'une ou de deux maisons, tout au plus. C'est ici qu'on quitte l'Estramadure
portugaise pour entrer dans l'Alen-Téjo, ce mot signifie au delà du Tage et cette province est
réellement située au-delà du Tage par rapport à Lisbonne. Après avoir fait trois lieues dans
l'Atlentéjo, nous nous arrêtâmes à Las Vendas novas où nous couchâmes sur le plancher. Un
Espagnol avec son épouse faisait même route que nous ; la chaise, attelée d'un seul cheval, lui
appartenait ; celle de son épouse était de louage et attelée de deux mules ainsi que les nôtres. Cet
Espagnol, homme de naissance et bien élevé à ce qu'il m'a paru, avait été dépêché à Lisbonne vers
l'ambassadeur d'Espagne et revenait après avoir exécuté sa commission. On ne le ménageait pas
plus que nous dans les auberges portugaises.
Le 29, après quatre lieues de chemin, nous arrivâmes à Montemor-o-novo. C'est une petite
ville assez peuplée. C'était une place d'armes durant que les Mores en étaient en possession. On
voit encore sur le sommet de la montagne des restes considérables d'un château qui la défendait :
l'ancienne ville ou la cité est bâtie sur le penchant de la montagne, les murs paraissent en ruine
ainsi que le château ; je n'ai point eu le temps d'y monter. Nous avons dîné dans le faubourg qui est
au bas de la montagne et qui paraît très abondant en communautés religieuses. Il y a quatre
paroisses dans la ville. J'ai de la peine à me persuader qu'il n'y ait que 2000 habitants à Montemor,
comme le dit la Martinière. Cette ville est la patrie de Saint-Jean de Dieu. On montre encore sa
maison dans le faubourg où il y a aussi un couvent de son ordre.
On compte trois lieues de Montemor à Arrayolos, où nous couchâmes ; la terre est un peu
moins inculte le long du chemin que dans le reste de l'Atlentejo, je ne parle que de la partie que
nous avons traversée. On voit même entre Montemor et Arrayolos quelques maisons de campagne.
Arrayolos est un assez gros village avec titre de comté ; il est sur une hauteur dont les avenues sont
assez difficiles pour les voitures. Il était autrefois défendu par un fort dont on voit encore les restes.
Il y a aussi quelques églises et quelques couvents. Nous y avons vu une belle fontaine qui ne donne
point d'eau, mais les habitants se flattaient qu'elle serait bientôt remise en état. Le roi de Portugal
enfin a une maison de campagne assez proprette à Arrayolos.
Nous en partîmes le 30 par un temps pluvieux ; il avait fait beau depuis notre départ. Nous
dînâmes à trois lieues de là, à la Venda del Duque, à l'auberge du Duc ; c'est la plus mauvaise que
nous ayons rencontrée sur notre route. Nous nous arrangeâmes comme nous pûmes dans un petit
taudis qui pouvait avoir 12 pieds de long sur 10 de large. Don Francisque, c'était, je pense, le nom
de l'Espagnol qui nous accompagnait avait fait jusque là bande à part avec sa femme. Il fut obligé de
se réunir à nous pour le dîner de la Venda del Duque. Aucune autre maison n'accompagne cette
auberge. On l'a à peine quittée qu'on découvre, sur la droite du Chemin, Evoramonte, petite ville ou
plutôt gros bourg situé sur le sommet d'une montagne. Il ressemble à une grosse tour carrée,
entourée de murailles.
On ne compte que trois lieues de la Venda del Duque à Estremos où les voyageurs ont
coutume de s'arrêter mais nous avions tout lieu de nous défier de la sûreté de ce gîte. Les voitures
de M. le Chevalier de Ruis y avaient été arrêtées par l'ordre de M. Augustin d'Acunha gouverneur de
la ville et frère de M. le Comte d'Acunha, ci-devant ambassadeur en France. M. de Ruis après s'être
inutilement morfondu durant deux jours dans l'antichambre du gouverneur, sans avoir pu obtenir
un moment d'audience, fut très heureux de ce qu'après l'avoir condamné à payer à ses voituriers le
tiers du prix dont il était convenu, quoiqu'il n'eût pas encore fait le quart du voyage, après l'avoir
taxé pour son auberge à des dépenses [qu'il n'avait] pas faites, on lui permît enfin de louer dix
bourriques jusqu'à Elvas, pour y transporter sa personne, celles de ses compagnons de voyage et
ses bagages. Quelques jours après, on avait pareillement arrêté les mules de M. O'Dunne, ministre
plénipotentiaire de France, et M. d'Acunha ne les avait pas laissées partir sans peine. Nous avions
appris ces nouvelles à Lisbonne, et nous ne devions pas nous attendre à un traitement plus
favorable ; pour ne nous pas y exposer, nous résolûmes de brûler Estremos, et Don Francisque jugea
à propos de suivre notre exemple. Je ne parlerai de cette ville que d'après M. des Bretonnières qui y
avait passé avant M. de Ruis. M. d'Acunha ne s'était pas encore mis en tête d'arrêter les Français
voyageurs. M. des Bretonnières faisait un journal exact de son voyage en Portugal et en Espagne
seulement ; il a bien voulu me le communiquer. Je joins souvent ses réflexions et ses observations
aux miennes ; par rapport à Estrémos, c'est lui seul qui tient la plume.
Estremos est une petite ville du diocèse d'Evora. Du côté du Portugal elle est fortifiée de
bastions à la moderne et entourée d'un fossé, sans qu'il paraisse d'ouvrages avancés. Du côté de
l'Espagne, la ville paraît fort faible, étant commandée par plusieurs hauteurs, et les bastions, de
plus, ayant besoin de grandes réparations : le fossé est assez large, mais il n'a peut-être pas deux
toises de profondeur. La ville est située sur une montagne, sur le sommet de laquelle, il y a comme
une espèce de cité ou citadelle entourée de murs à l'antique et renfermant au milieu de son
enceinte une grande tour carrée, couronnée de pilastres pyramidaux ce qui, joint à la caducité du
total, dénote une grande antiquité. Cette ville est médiocrement grande et assez jolie, mais les
auberges y sont comme en Portugal, très mauvaises et très chères.
Il y a auprès d'Estrémos une carrière de beau marbre. Nous arrivâmes vers six heures du
soir à une demi-lieue de cette ville ; nous attendîmes près d'une espèce de cabaret que la nuit fut
fermée ; nous nous remîmes alors en chemin, et, faisant le tour de la ville par les dehors, nous
échappâmes à la vigilance de M. d'Acunha. Nous arrivâmes sur les dix heures du soir à la Venda del
Negro, deux lieues au-delà d'Estrémos.
Le 31, nous avons été dîner à Elvas, à cinq lieues de notre dernière venda. Nous avons
rencontré sur cette route beaucoup de voitures qui transportaient du canon à Elvas. A environ
moitié chemin, est une fontaine sur laquelle sont gravées les armes de Portugal. L'eau est reçue
dans un grand bassin fait en forme de parallélogramme rectangle, et ce bassin sert d'abreuvoir. Ce
n'est pas cependant que l'eau manque sur ce chemin : il est traversé par plusieurs petits ruisseaux,
mais ces ruisseaux sont peut-être desséchés par les chaleurs de l'été. Cette fontaine est au pied
d'une petite montagne au sommet de laquelle est une tour carrée entourée de murs et nommée
Atalaja do Zapatéro ou Tour du Cordonnier. Un cordonnier y étant de garde, découvrit, dit-on, le
premier les ennemis, et mérita par sa vigilance de donner son nom à cette tour. De cet endroit on
découvre Elvas Badajoz et d'autres objets jusqu'à seize lieues de distance. Avant d'arriver à Elvas
on découvre un bel aqueduc de trois quarts de lieue de longueur. Il a au moins trois cents arches ;
dans les fonds, il y en a jusqu'à quatre, l'une sur l'autre pour entretenir le niveau des eaux.
Elvas, ou selon les Espagnols Yelves, est une ville épiscopale ancienne assez grande, bien peuplée,
assez joliment fortifiée à la moderne, cependant avec peu d'ouvrages avancés. C'est une des clefs du
Portugal. Elle est défendue vers l'ouest par la citadelle de Sainte-Lucie dont il ne nous a pas été
permis d'approcher. Il m'a paru cependant que cette citadelle ne tiendrait pas longtemps, si la ville
était une fois prise. Nous arrivâmes vers midi à Elvas ; nous ne pouvions faire à l'égard de cette ville
ce que nous avions fait à Estrémos. L'air maussade et chagrin des soldats qui étaient de garde nous
annonçait assez que nous n'étions point dans une ville amie. On examina scrupuleusement nos
passeports ; ils étaient par bonheur en règle, on nous laissa entrer, mais non sans froncer le
sourcil. M. Etienne connaissait M.M. de la douane ; il fallut y faire porter nos paquets mais
moyennant quinze ou seize#. La visite se fit poliment et, pour la forme seulement, on nous délivra
notre albara ou attestation de visite exacte et de déclaration sincère. Après dîner, il était trop tard
pour gagner de jour Badajoz. Nous fûmes contraints de rester à Elvas et je fus me promener avec M.
Etienne. Nous voulûmes d'abord rendre visite à M. le Gouverneur ; il était en affaires avec M.
Patouillet, lieutenant général des armées de Sa Majesté très fidèle, pour lequel j'avais une lettre que
je n'ai pu remettre. Nous fûmes cependant reçus avec toute la politesse possible par un jeune
homme, fils et aide-major du Gouverneur. Je crois que ce gouverneur se nommait M. le Comte
d'Oignon et qu'il était Gouverneur Général de toute la province d'Atlentejo. Son aimable fils possède
la langue française dans toute sa pureté. Il nous assura que M. le Comte, son père, avait blâmé la
conduite tenue à Estrémos à l'égard de M. le Chevalier de Ruis, que les ordres du roi n'étaient point
qu'on molestât ainsi les étrangers, qu'on avait tâché de réparer le mal à Elvas en faisant chercher
des voitures pour M. de Ruis, et qu'on en avait trouvées en effet, mais trop tard, cet officier s'étant
déjà déterminé à partir pour Badajoz sur des montures semblables à celles qui l'avaient amené
d'Estremos, qu'enfin, l'intention décidée de M. le Gouverneur était que les Français ne reçussent
aucun sujet de mécontentement.
Nous fûmes ensuite voir la ville. Pour peu que nous nous approchassions des remparts, on
disait à M. Etienne que, comme Portugais, il avait droit de passer outre, mais que l'approche des
murs m'était interdite comme Français. On mit une sentinelle à la porte de notre auberge pour
veiller sur nos évagations nocturnes. Quelques officiers ou cavaliers portugais voulurent déloger nos
mules pour faire place à leurs chevaux, on daigna décider en notre faveur : nos mules restèrent.
D'autre part on avait confisqué le cheval de Don Francisque ; il était, disait-on, défendu de laisser
sortir des chevaux du Portugal à la veille d'une guerre prête à se déclarer. Don Francisque
représentait en vain que le cheval était espagnol et lui appartenait. Quelques cruzades donnèrent
enfin du poids à ses raisons. Son cheval lui fit restitué.
Le premier d'avril matin, pour deux chambres et quelques oeufs qu'on nous avait fournis à
notre auberge, on voulait bien se contenter de 43# de notre monnaie. M. Etienne ne paya rien.
L'épée de M. Thuillier avait été subtilement enlevée ; on la réclama, mais les Portugais savent
apparemment mieux prendre que rendre. L'hôtesse nous menaça de nous faire arrêter à la porte de
la ville. Nous le fûmes, en effet, mais non pas à sa requête. Il nous fallait des passeports pour sortir,
comme il nous en avait fallu pour entrer, c'est ce dont on nous avait prévenus.
Il était de bonne heure, il ne faisait point encore jour chez M. le Gouverneur. Cependant
en une demi-heure de temps tout fut expédié. Nous en fûmes probablement redevables aux bons
services du jeune aide-major que nous avions eu l'honneur d'entretenir le jour précédent.
Nous sortîmes donc d'Elvas avec plus de peine et plus de plaisir que nous n'y étions entrés.
On nous fit entrer et sortir par la même porte, par celle d'Olivença. Cette politique, dont je n'ai pu
pénétrer la cause, nous procura le plaisir de voir par le dehors presque toutes les fortifications
d'Elvas. Le chemin est beau et la terre bien cultivée. A deux lieues d'Elvas nous passâmes à gué la
rivière ou le ruisseau de Caya qui sépare de ce côté, le royaume de Portugal de l'Estramadoure
espagnole, et nous entrâmes en Espagne. On nous avait fait à Lisbonne un portrait affreux de la
route que nous allions entreprendre, et nous avons reconnu jusqu'à Elvas qu'on n'avait rien
exagéré. On avait ajouté que quelque mécontents que nous puissions être en Portugal, ce ne serait
que des roses en comparaison des épines que nous rencontrerions en Espagne. Les roses nous
avaient piqués au vif. Quelle idée devions-nous donc nous former des épines ? Don Francisque avait
épuisé toute son éloquence pour nous rassurer ; il ne nous promettait pas une route aussi
gracieuse qu'on en pourrait trouver en France, mais il nous représentait au moins ses compatriotes
comme des hommes traitables ; nous ne devions pas nous flatter de rencontrer dans les auberges
d'Espagne tout le secours, toutes les aisances que nous pourrions désirer, mais au moins on ne
devait exiger de nous que le juste prix des services qu'on nous avait rendus, des denrées qu'on
nous avait fournies. L'Espagne était mieux connue de Don Francisque que de nos Français de
Lisbonne.
Il y a une lieue de chemin à parcourir en Espagne avant que d'arriver à Badajoz. La terre
est plus inculte et m'a paru moins bonne en elle-même que de l'autre côté de la Caya. En entrant à
Badajoz, nous fûmes requis de présenter nos passeports. Soit préjugé, soit plutôt réalité, nous
nous trouvâmes dans un pays absolument différent de celui que nous venions de traverser. Des
manières polies, des visages déridés, un air affable et riant, tout nous annonçait que nous étions
chez nos amis, chez nos frères ; nous étions même hautement traités comme tels par les bouches
espagnoles : tant est prompte et puissante que la volonté d'un monarque, aimé et révéré, fait sur
l'esprit et le coeur de ses sujets ! Nous fûmes conduits d'abord chez M. le Comte de la Boca,
gouverneur de la ville, de là chez M. le Gouverneur de la province. Ils étaient absents l'un et l'autre,
nous fûmes expédiés promptement. Nous fûmes ensuite à la douane, il ne nous coûta rien pour la
visite de nos effets. Elle se fit plus exactement qu'à Elvas mais cependant avec politesse et sans que
l'exactitude fût poussée jusqu'au scrupule.
Badajoz, capitale de l'Estramadoure espagnole, a été bâtie par les Romains qui lui avaient
donné le nom de Colonia Pacensis et celui de Pax Augusta. De ce dernier, les Mores qui ont
possédé longtemps cette ville ont formé celui de Baxogus. Les Espagnols, l'ayant enfin conquise sur
les Mores, altérèrent encore plus son nom en la nommant Badajos ou Badajoz, qu'ils prononcent
presque comme nous prononcerions Badagos. Cette ville est un siège épiscopal descendant de la
métropole de Compostelle ; elle est grande mais peu peuplée ; les rues sont pour la plupart assez
petites, les maisons sont basses, elles n'ont qu'un étage, l'extérieur n'en est pas beau, presque
toutes les fenêtres sont offusquées par des jalousies. Il y a plusieurs petites places, beaucoup
d'églises soit paroissiales, soit conventuelles, celle de Saint-Jean qui est la cathédrale est assez
belle. On entre dans cette ville en venant du Portugal par un très beau pont de 27 arches qu'on
assure être l'ouvrage des Romains, mais il a apparemment été réparé depuis car il est en très bon
état ; il est un peu étroit pour sa longueur. Ce pont est construit sur la Guadiana, une des plus
grandes rivières d'Espagne ; elle baigne les murs de Badajoz au nord et à l'ouest ; on monte en
entrant dans la ville, laquelle est divisée en ville haute et ville basse. Badajoz est fortifiée à la
moderne, au moins du côté de la campagne. On travaillait fortement à mettre ces fortifications en
état ; du côté de la rivière les fortifications sont antiques. Nous avons vu de ce côté un ancien
château flanqué de tours carrées. L'entrée du pont est défendue du côté du Portugal par un fort à
quatre bastions situé sur une petite hauteur et nommé San Christoval, ou fort de St Christophe ; il
nous a paru avoir son chemin couvert et son glacis ; il bat toute la rive de la Guadiana et contient
aussi le château. Il y a un aqueduc à Badajoz. Cette ville est une des clefs de l'Espagne ; elle a été
vainement assiégée par les Portugais en 1658 et en 1705 par les Alliés.
Ses dehors sont plus beaux du côté de l'Espagne que du côté du Portugal, la campagne est
riante ; nous y avons vu des jardins, des vignes, des oliviers, des orangers, des citronniers et même
d'autres arbres fruitiers que nous n'avions point vus depuis longtemps, tels que des figuiers et des
pommiers.
De Badajoz, on compte trois lieues jusqu'à Talaveruela, où nous soupâmes. Talavera de
Badajoz, ou Talavera la Real, ou Talavera del Arroyo, ou enfin Talaveruela, car on lui donne tous
ces noms, est un bourg, environné de murs à l'antique qui tombent absolument en ruine.
Nous descendîmes dans une auberge fort inférieure aux plus mauvaises de France, mais
plus honnête cependant que toutes celles que nous avions rencontrées en Portugal. Il y avait des
estrades pour placer nos lits, c'est même la seule en Espagne où nous n'ayons pas trouvé au moins
des paillasses fort épaisses, des matelats assez minces, et des couvertures très légères. Ce n'est pas
là la seule différence que nous ayons trouvée entre les auberges d'Espagne et celles du Portugal.
Dans les unes comme dans les autres on ne trouve ni pain, ni vin, ni viande. Il est défendu par la
loi à tout autre qu'à un boulanger de vendre du pain. Il en est de même des denrées par rapport à
leurs marchands respectifs. En Portugal, nous faisions tout acheter par nos domestiques. On
daignait à peine leur enseigner le chemin ; on nous servait comme si ç'eut été par charité, et on
finissait par nous imposer des taxes exorbitantes pour des dépenses que nous n'avions pas faites.
En Espagne, on paraissait s'empresser à nous procurer les secours qu'on soupçonnait nous pouvoir
être agréables. On s'offrait à aller chez le boulanger, chez le marchand de vin, on fournissait peu
mais on fournissait ce qu'on pouvait. Enfin nous ne laissions pas tant d'argent dans quatre
auberges d'Espagne que dans une de Portugal.
Le 2 d'avril, nous fûmes dîner à Lobon à deux lieues de Talaveruela. On côtoie la Guadiana
durant une partie du chemin ; la campagne est assez belle, le chemin passable, varié de coteaux et
de plaines. Dans les temps pluvieux, le chemin pourrait n'être pas si praticable que nous le
trouvâmes. Lobon est un bourg peu considérable ; il est cependant, dit-on, très ancien. On y voit
une église vaste et assez belle, mais qui tombe en ruine, et une autre petite chapelle fort propre ;
mais d'ailleurs ce bourg est l'image de la plus grande misère : il y a plus de ruines que de maisons.
J'ai soupçonné qu'il avait été autrefois peuplé de Mores et de Juifs ainsi que plusieurs villes et
villages de l'Estramadoure qui sont à peu près dans le même état. Après l'expulsion des uns et des
autres, il ne s'est point trouvé assez de monde en Espagne pour habiter les maisons qu'ils
occupaient : elles sont insensiblement tombées en ruine. Lobon est sur une montagne au pied de
laquelle passe la Guadiana. L'air que l'on y respire paraît très pur, la vue s'étend, au loin au delà
de la rivière la Puebla de Montijo, et un peu plus loin Montijo, château très ancien avec titre de
comté auquel sont attachés les honneurs de la grandesse.
De Lobon, on compte 4 lieues jusqu'à Mérida. Ce pays est agréablement varié : à droite du
grand chemin, un coteau borne presque perpétuellement la vue ; à gauche, elle se promène dans
de vastes plaines couvertes surtout d'excellents pâturages où paissent des troupeaux de moutons
très nombreux on y voit aussi d'autre bétail. La Guadiana paraît et disparaît de temps en temps.
L'aspect de plusieurs maisons de campagnes et de quelques villages diversifie le plaisir.
L'Estramadoure en général est fertile en pâturages : c'est dans cette province que des
autres lieux de l'Espagne on envoie les moutons pour passer l'hiver. Les pâturages s'afferment et
sont d'un très bon revenu pour les propriétaires. Vers la moitié du chemin, entre Lobon et Mérida,
il y a un ermitage en forme de chapelle ; l'ermite fait présenter aux passants une image à baiser, et
de l'eau pour les désaltérer. Il n'a pas été édifié, sans doute, du refus que quelques-uns ont fait de
baiser l'image.
De toutes les villes d'Espagne, une dont l'antiquité est la mieux constatée est Mérida.
Auguste, ayant dompté les peuples voisins et voulant récompenser ses soldats émérites, fonda cette
ville, la leur donna et lui imposa le nom d'Emerita-Augusta. Elle a été durant plusieurs siècles une
des principales villes de l'Espagne, la capitale de la Lusitanie, et la métropole d'un pays assez
étendu. Prudence la place dans le pays des Vettons, mais Strabon, plus ancien que Prudence, la
rapporte au pays des Turdules ou Turditains. Prise par les Mores vers le commencement du
huitième siècle, elle est restée sous leur domination durant 520 ans, jusqu'en l'an 1230 que les
Chrétiens s'en rendirent de nouveau les maîtres. Il y a apparence que les chevaliers du Temple
contribuèrent beaucoup à cette conquête, puisque l'on prétend à Mérida qu'ils ont été propriétaires
de cette ville avant la suppression de leur ordre. Le domaine en appartient maintenant aux
Chevaliers de St Jacques.
Mérida a beaucoup perdu de son ancienne splendeur pendant ces diverses révolutions.
Lisbonne est devenue la capitale de la Lusitanie réduite sous le nom de Portugal à des bornes plus
étroites. Le siège métropolitain a été transféré de Mérida à Compostelle. Mérida n'a pas même le
titre d'évêché ; elle est petite, peu peuplée, contient à peine huit cents familles, et n'a plus rien de
ces titres qui la rendaient autrefois si recommandable. Il y a, comme partout ailleurs en Espagne,
un assez bon nombre d'églises et de couvents ; on y voit une place carrée vaste et assez belle. Une
chaîne de fer, entourant une des bornes d'une porte cochère, nous surprit. On nous en dit la
raison : c'est la marque que la maison est privilégiée et l'origine de ce privilège est que Philippe V y
a couché, elle appartient au Comte de la Roca.
Un amateur d'antiquités trouverait à Mérida, plus que partout ailleurs en Espagne, à
satisfaire sa curiosité. Les Romains semblaient avoir pris à coeur de décorer cette ville et on y
montre encore aujourd'hui beaucoup de vestiges de leurs ouvrages. On voit des restes de l'ancienne
enceinte, il est facile d'en conclure que la ville était fort grande. Un pont magnifique construit sur la
Guadiana a subsisté jusqu'en 1610, il fut alors détruit par une inondation ; on en louait beaucoup
l'architecture lorsqu'il subsistait encore. On n'en découvre plus que quelques ruines ; on lui a
substitué un autre pont solidement bâti en pierres de taille, c'est par là qu'on entre à Mérida en
venant de Badajoz. Nous y avons compté 61 arches et M. des Bretonnières 62. Il y a sur ce pont une
petite chapelle de Saint-Antoine. On nous a assurés qu'en 1757, dans un débordement, l'eau
mouilla le bois de la robe de ce saint, c'est-à-dire qu'elle monta environ 40 pieds au-dessus de son
niveau ordinaire. En entrant à Mérida par ce pont, on laisse à droite une grosse tour extrêmement
massive, et dans le pont gothique, à peine y voit-on quelques petites ouvertures que l'on prendrait
pour des trous plutôt que pour des fenêtres. Deux beaux aqueducs bâtis par les Romains
conduisaient l'eau à Mérida de plus de quatre lieues ; ils sont ruinés depuis longtemps ; il en
subsiste cependant des vestiges qui suffisent pour donner une haute idée de leur ancienne beauté.
Des ruines de cet aqueduc, on en a bâti un troisième mais qui n'approche, selon les historiens, ni
de la grandeur, ni de la beauté des deux premiers. Sous le nom d'Arc de St-Jacques, on montre un
arc très ancien que presque tous les auteurs prétendent être un arc de triomphe, et c'est en effet la
persuasion des habitants de Mérida. Nonius remarque qu'on n'élevait des arcs de triomphe qu'à
Rome, et que d'ailleurs on les décorait de bas-reliefs et d'inscriptions dont on ne voit aucun vestige
sur l'Arc de Saint-Jacques, mais quelque qu'ait pu être la destination ou l'objet de cet arc, il est au
moins certain que c'est un ouvrage des Romains. De plusieurs autres morceaux antiques on a élevé
vers l'est de la ville une espèce de colonne surmontée d'une statue pédestre. Le tout est ancien et
du meilleur goût ; et quoique ces morceaux, à ce qu'on m'a assuré, n'aient point été faits pour être
réunis ensemble, ils forment cependant un tout qui ne déplaît pas. Cette colonne est élevée sur
une espèce d'estrade de plusieurs marches et entourée de bornes ; il y a, au pied, une fontaine
avec son bassin. Sur un morceau qui forme comme le piédestal de la colonne, on lit CONCORDIAE
AUGUSTI, et sur la face opposée il y a une inscription moderne à moitié effacée qui instruirait
apparemment des circonstances où ce monument a été placé et disposé tel qu'il est maintenant ; on
découvre seulement que c'est durant le seizième siècle peut-être sous le ministère du cardinal
Ximenès. A quelques pas de cette colonne, on trouve deux portes d'une hauteur médiocre avec trois
trumeaux au-dessus. Ce monument qui est certainement antique, ne faisait probablement qu'un
tout avec des ruines que l'on voit aux environs, et ce tout était l'enceinte d'un théâtre, d'un cirque
ou de quelqu'autre lieu semblable. Le nouvel aqueduc passe entre ces ruines et les deux portes.
Une médaille et une inscription trouvée à Mérida ne laissent aucun lieu de douter qu'Auguste n'ait
fait paver un chemin depuis Mérida jusqu'à Cadix. Il y a grande apparence que pour faire cette
route, on commençait par traverser la Guadiana sur le pont dont nous avons parlé plus haut. On
peut du moins assurer que ce chemin, dès son origine, devait être absolument différent de celui
qu'on tient aujourd'hui pour aller de Mérida à Madrid. Il est cependant vrai que sur ce dernier
chemin nous avons reconnu plusieurs vestiges d'un ancien chemin romain ; malgré la vétusté et les
dégradations causées par l'écoulement des eaux, on en rencontre des morceaux très bien
conservés. Ce chemin était bien pavé, élevé en dos d'âne, mais un peu étroit. On conclut d'une
autre inscription trouvée à Tarragone que l'empereur Vespasien fit réparer à ses frais le chemin de
Mérida à Cappara, et l'itinéraire [ ] place Cappara ou Capara sur le chemin de Mérida à
Sarragosse. J'avais été tenté de croire que c'était le chemin que nous avions rencontré ; il
conduirait en effet assez directement de Mérida à Sarragosse. Il paraît cependant que le chemin de
Capara prenait au nord ou au nord-est à la sortie de Mérida, et celui que nous suivions tendait
presque vers l'est. Ce chemin romain est vraisemblablement un troisième chemin distingué de ceux
d'Auguste et de Vespasien. Nous en avons trouvé des vestiges jusqu'à quatre ou cinq lieues de
Mérida. Il n'est point étonnant qu'il y ait eu plusieurs grands chemins pour aborder une des plus
considérables colonies romaines.
De Mérida, on compte une lieue jusqu'au village de Truxillanos et une autre lieue jusqu'à
San Pedro, autre village où nous dînâmes le trois d'avril. La campagne est encore belle sur cette
route, la terre fertile, on y voit beaucoup de bestiaux.
San Pedro est dans un fond qui doit être dans les mauvais temps le confluent d'une infinité
de ravines. A quelque distance de San Pedro on revoit la Guadiana pour la dernière fois. De ce
village à Miajadas où nous couchâmes, on compte cinq lieues. Le chemin est entrecoupé de ravines
et est d'ailleurs fort ennuyeux. C'est une vaste plaine presque déserte, on voit à peine au loin
quelques clochers et quelques maisons en petit nombre. La vue se perd au delà, dans des
montagnes dont quelques-unes paraissent fort hautes. L'herbe paraît bonne, grasse et abondante.
Nous rencontrions en conséquence des troupeaux nombreux, de moutons et autres bestiaux,
gardés ordinairement par un seul homme et un chien. Cette plaine est de plus très abondante en
une espèce d'arbre que je ne connaissais point ; quelques-uns ont prétendu que c'étaient des
chênes verts, d'autres ont dit que c'étaient des faux oliviers, des oliviers sauvages, d'autres leur ont
donné le nom d'écorciers, en ajoutant que c'était de ces arbres qu'on tirait le liège. Je crois qu'il y
avait plusieurs espèces d'arbres. N'ayant jamais vu de liège il ne m'est pas venu en pensée
d'examiner l'écorce de ces arbres inconnus. Au premier coup d'oeil, tous ces arbres se
ressemblaient : leurs feuilles étaient de la couleur de celle des feuilles d'olivier, mais pour la forme
elles approchaient beaucoup de celles du houx, excepté qu'elles sont beaucoup plus petites. En les
examinant de près, j'ai trouvé que toutes les feuilles de quelques-uns de ces arbres étaient
épineuses comme celles du houx et que d'autres arbres avaient toutes leurs feuilles dentelées sans
aucune pointe épineuse ; mais j'ai aussi reconnu une espèce de milieu entre ces deux extrémités,
je veux dire qu'il y a tels de ces arbres dont une partie des feuilles est épineuse, et l'autre
absolument sans pointes. Je me suis assuré que cette diversité a d'autres causes que l'âge et la
grandeur des feuilles, quoique l'âge y puisse aussi contribuer, puisque sur quelques arbres, les
feuilles naissantes étaient sans pointes et les feuilles vieilles épineuses ; mais cela n'était pas
général. Enfin, j'ai examiné un très grand nombre d'arbrisseaux qui paraissaient de l'espèce de ces
arbres, et je n'y ai vu aucune feuille qui ne fût épineuse. Il m'a paru que ces arbres sont assez
communs en Espagne et en Portugal, surtout dans l'Alentejo et l'Estramadoure espagnole. Ils sont
grands et leur aspect n'est pas disgracieux. Entre San-Pedro et Miajadas, on trouve beaucoup de
pierres de marbre rouge ; j'en avais toujours trouvé peu ou beaucoup depuis Lisbonne.
Miajadas est une espèce de petite ville où il y a plusieurs églises dont une paraît grande
par le dehors. On y voit un fort, bâti, je pense, par les Maures et ruiné. Les maisons paraissent
assez propres ; elles sont bâties en pierres de grain taillées. Je m'étonne qu'aucun géographe ne
fasse mention de ce lieu ; je ne le trouve pas même sur des cartes qui paraissent très détaillées.
Depuis Lisbonne jusqu'à San Pedro, nous avions toujours une route presque directement à
l'est. De San Pedro à Almaraz, la route est presque au nord.
Le 4, nous dînâmes à El Puerto de Santa Crux et nous soupâmes à Truxillo. Le pays est
presque désert, la terre inculte, excepté aux environs de quelques villages ou hameaux qu'on
découvre du chemin ; des genêts, quelques lièges ou chênes verts très petits, des roches ; voilà tout
ce qui s'offre à la vue ; le chemin est inégal, mauvais, entrecoupé de ravines et de ruisseaux. El
Puerto de Santa Crux n'est qu'un village situé à trois lieues de Miajadas et à trois lieues de Truxillo.
Les avenues en sont fort mauvaises ; il est situé au bas d'une montagne qui porte le même nom ;
cette montagne est très haute, on a prétendu même qu'on la découvrait de trois lieues au-delà
d'Elvas ; elle ne paraît d'ailleurs qu'un amas de roches stériles ; la pluie en a détaché plusieurs qui
entourent la montagne et dont quelques-unes ont même roulé assez loin. Il paraît que l'on en a fait
des monceaux que l'on voit çà et là entre le peu de terres cultivées qui environnent le village. Outre
la montagne de Santa-Crux on en découvre d'autres de tous les côtés. L'approche de Truxillo est
très difficile : avant que d'y arriver, il faut traverser une lieue de [routes] inégales et entrecoupées
de ravines.
Truxillo a titre de cité ainsi que Mérida ; il serait assez difficile de prouver qu'elle a été bâtie
par Jules César sous le nom de Turris Julii ; mais on convient au moins qu'elle est ancienne. Elle
est assez grande ; elle renferme six paroisses et dix communautés religieuses ; elle était, dit-on,
autrefois bien peuplée et très florissante ; elle est maintenant assez déserte. Il y a des maisons
assez belles, généralement parlant, toutes sont solides, basses et couvertes de briques. Les rues
sont étroites. J'y ai remarqué, près d'une grande église, une maison qui m'a paru singulièrement
construite : elle est très vaste, bâtie de pierres de taille et n'a qu'un étage ; tout le rez-de-chaussée
ressemble à un portique ou à une galerie, ce ne sont que de grandes arcades ouvertes ; au-dessus
on ne voit que de petites fenêtres toutes égales entre elles, également distantes et très voisines les
unes des autres. Je prenais ce bâtiment pour un couvent dépendant de l'église, on me dit que
c'était le gouvernement.
Truxillo est la patrie de François Pizarro, marquis de las Charcas qui découvrit et conquit le
Pérou. On montre encore sa maison sur la grande place de Truxillo. Pizarroa, nous dit-on, de retour
de sa conquête, la fit bâtir en pierres de taille et couvrir de plaques d'argent. L'empereur Charles V
en fut formalisé, s'empara de tout l'argent, et pour rabaisser l'orgueil des Pizarres, il fit convertir la
maison en boucherie et en prison. Truxillo est bâtie au milieu des montagnes, sur le penchant
d'une colline, au sommet de laquelle est un vieux château.
Le 5, au sortir de Truxillo, nous avons trouvé un chemin assez passable durant trois lieues,
quoiqu'un peu raboteux par intervalles. On voit sur la droite des montagnes, sur la gauche
quelques maisons ou villages, il y a très peu de terre cultivée ; nous avons encore rencontré
quelques troupeaux. Après trois lieues de chemin, on nous a fait mettre pied à terre, on a dételé les
mules, et des boeufs, commandés dès la veille, leur ont été substitués, il s'agissait de descendre
une montagne, haute, longue, et rude et d'en monter une semblable. Entre les deux montagnes, il
y a une petite rivière nommée del Monte ; on la passe sur un pont assez beau, construit solidement
en bonnes pierres de taille, mais trop étroit, comme le sont la plupart des ponts de ce pays. Sur
toute cette route, il y a beaucoup de genêts à fleurs blanches, d'une odeur très douce ; il y en a
aussi à fleurs jaunes, mais en beaucoup moindre quantité.
Au bout d'une lieue de chemin faite à pied, nous arrivâmes à Jaraicejo village ou bourg qui
paraît avoir été plus considérable qu'il ne l'est aujourd'hui. On y voit quelques restes d'architecture
gothique, ou plutôt barbare, j'y ai cependant aussi reconnu quelques morceaux d'une architecture
régulière. L'église est très grande, assez belle, sans bas-côtés, il y a une communauté de religieuses
et d'ailleurs plus de ruines, je crois, que de maisons. On voit aussi un vieux fort ou château ruiné.
Après-dîner tous nos bagages partirent sur des ânes, précaution qui ne nous donnait pas
une belle idée du chemin que nous avions à faire, il est en effet détestable. La compagnie de M. des
Bretonnières n'ayant pas pris les mêmes mesures que nous, a versé plusieurs fois tant avant
qu'après Jaraicejo. Durant une lieue et demie nous ne faisions que monter et descendre par
chemins très inégaux et raboteux. Nous étions tantôt au-dessus des nuages et tantôt dedans, mais
point plus haut. Dans les nuages, nous étions comme au milieu d'un brouillard épais ; quand ce
brouillard se dissipait, nous découvrions d'autres montagnes plus élevées que celles que nous
traversions et couvertes de neige. Nous en longeâmes une sur le sommet de laquelle est une tour
carrée. Après avoir fait ainsi une lieue et demie, nos postillons nous avertirent que pour ce jour là,
le beau chemin était passé, qu'il fallait encore mettre pied à terre si nous ne voulions courir les plus
grands risques. Nous ne nous le fîmes pas dire deux fois. Nous étions sur la crête d'une montagne
d'où notre vue se perdait fort loin sur d'autres montagnes. Nous découvrîmes entre autres la Sierra
de Plazencia : c'est une chaîne de montagnes qui environnent une petite vallée où est située la ville
de Plazencia, et dont les auteurs font la description la plus pompeuse. Ces montagnes étaient alors
couvertes de neige, préjugé peu favorable pour la température de l'air de cette délicieuse vallée. Nos
chaises nous quittèrent en cet endroit ; elles prirent un chemin plus long, mais moins dangereux ;
nous descendîmes par des roches nues et presque unies, traversant des blocs de marbre et d'autres
pierres, des fossés, des ravines et nous arrivâmes sains et saufs à Las Casas des Puerto, village
assez considérable situé au bas de la montagne, à deux lieues de Jaraïcéjo. Les mauvais chemins
n'étaient cependant point encore passés ; nous n'avions plus, il est vrai, de montagnes à escalader,
mais les roches de marbre, les ravines et les bourbiers se succédaient perpétuellement durant une
mortelle lieue qui nous restait à faire. Nous continuâmes d'aller à pied malgré la nuit qui nous
surprit, et nous arrivâmes heureusement à la Venta nuerva sur le bord du Tage. Près de Las Casas
del Puerto, sur le chemin de la Venta, nous avons vu quelques terres cultivées et des prairies qui
paraissaient fort grasses. Aussi avons-nous rencontré quelques troupeaux assez nombreux. Nous en
avions même vus sur la côte que nous avions descendue avant que d'arriver à Las Casas. La Venta
nuerva, que d'autres appellent la Venta de Almaraz, est une fort mauvaise auberge, nous fûmes
obligés de coucher neuf dans une chambre. Il y a quelques maisons autour.
Le 6, nous partîmes encore à pied, il reste environ une demi-lieue de mauvais chemin
entre deux montagnes qui rétrécissent beaucoup le lit du Tage. Il paraît que l'on craint les
inondations de ce fleuve. Pour le passer, Charles V a fait construire un pont qui n'a que deux
grandes arches. Son sol est, je pense, élevé de vingt toises au-dessus du niveau de la rivière. Il est
très solide, construit de bonnes pierres de taille, d'un grain extrêmement serré et bordé de deux
bons parapets. Il est couvert d'un bon pavé qui excède de beaucoup les entrées du pont, précaution
qu'on a prise sans doute pour empêcher les eaux de dégrader le pont en séjournant dessus. Après
le passage du pont, on monte un peu et l'on entre dans une grande plaine où les chemins
commencent à devenir beaucoup plus praticables. Il y a cependant toujours un peu de haut et de
bas ; on ne discontinue pas jusqu'à Madrid de voir sur la gauche une longue chaîne de montagnes
couvertes de neige ; c'est une suite de la Sierra de Plazencia qui, sous différents noms, sépare le
royaume de Léon et la vieille Castille de la nouvelle Castille, et va se joindre ensuite aux Pyrénées.
A une lieue de la Venta nuerva, on passe par Almaraz, petite ville à une lieue de laquelle on trouve
Espadanal, dernier village de l'Estramadoure. Après avoir fait une autre lieue, nous dînâmes à
Naval moral dans la nouvelle Castille : ce n'est qu'un petit village. Il y a une lieue de là à
Valparaiso, petit village, et trois lieues de Valparaiso à la Calçada d'Oropeza. Sur toute cette route,
la campagne est peu cultivée, si ce n'est près des villages. Ailleurs ce ne sont que des espèces de
taillis, des buissons, des genêts, quelques arbres des roches, etc. Les moutons paraissent plus
petits que ceux de l'Estramadoure.
La Calçada d'Oropésa a l'air d'une petite ville ; nous en partîmes le 7. Après deux lieues de
chemin, on voit sur la droite une petite ville et un château en forme de fort. Elle s'appelle Oropéza
et a titre de comté. Vis-à-vis de cette ville, à gauche et le long du chemin, il y a un assez beau
couvent de Franciscains. Dans la ville même d'Oropéza, il y a un collège de Jésuites et un très bel
hôpital. Peu après, on entre dans le village de Torralva : les habitants hommes et femmes, grands et
petits, paraissent sensiblement plus basanés que ne le sont ordinairement les Espagnols. On
compte deux lieues de ce village à la Venta de Peralbanegas. C'est une auberge isolée où nous
avons dîné, et, après quatre autres lieues, nous sommes arrivés de très bonne heure à Talavera de
la Reyna. Tout le chemin de ce jour était beau, les terres cultivées assez médiocrement ;
cependant, aux approches de Talavera, le sol paraît plus fertile et mieux entretenu ; les environs
de cette ville flattent la vue par la diversité ; on y remarque beaucoup d'oliviers et de mûriers blancs.
Talavera de la Reyna, ainsi appelée parce qu'elle faisait autrefois partie du domaine cédé
aux reines de Castille pour leur entretien, appartient maintenant aux archevêques de Tolede. C'est
une ville ou cité assez grande, assez belle, assez riche, et assez peuplée. Elle doit être de plus fort
ancienne, si comme les auteurs le prétendent, elle ne diffère point de la ville d'Ebura, près de
laquelle le prêteur Fulvius Flaccus défit les Celtibériens l'an 573 de Rome, selon le témoignage de
Tite-Live, livre 30. Des écrivains de ce siècle, copiant apparemment leurs prédécesseurs,
représentent Talavera comme environnée de bonnes murailles fort hautes et fort épaisses, flanquée
de tours et de remparts à l'antique. Ils ajoutent que ces murailles ont été réparées par les Goths ou
par les Mores, ce qui paraît, disent-ils, parce qu'on y voit quantité de pierres chargées d'inscriptions
romaines mais placées confusément et de travers, sans aucune suite, sans aucune liaison. Ce que
j'ai vu des murailles de Talavera est bâti en briques, assez solidement il est vrai, mais ces murailles
ressemblent plus à celle d'un jardin que d'une ville. Les remparts sont étroits et maussades. Il y a
peu de tours, ou peut-être même point du tout. Je n'ai vu d'autre défense qu'une espèce de vieille
citadelle. Il y a dans cette ville sept paroisses dont une est collégiale, un collège de Jésuites, une
douzaine de maisons religieuses, et quelques hôpitaux. Les rues sont étroites. Le faubourg où nous
avons logé est beau, je le préférerais presque à la ville. Mais ce qui pourrait illustrer le plus
Talavera, ce sont ses manufactures ; il y en a d'étoffes de soie, d'argent et d'or, de galons de soie et
d'or, de bas au métier, nous y avons vu tirer l'or, etc. Presque tous les ouvriers sont français ; ils
sont présidés par des inspecteurs espagnols. Les desseins des galons sont de bon goût et bien
exécutés, du moins en argent, mais on ne réussit pas aussi bien qu'à Lyon dans la dorure des fils
d'argent. La soie qu'on emploie se recueille dans le pays ; on en fait aussi venir de Valence. Ces
manufactures languissent. Deux jours plus tôt, nous n'aurions point vu travailler : on ne met la
main à l'oeuvre que lorsqu'il y a de l'ouvrage commandé. On m'a dit une autre raison de la longueur
de quelques-unes de ces manufactures ; leur directeur ou entrepreneur, lyonnais de naissance, a
été soupçonné d'envoyer la marchandise en Portugal et le produit de la vente en France ; on le
retenait depuis dix-huit mois à Madrid ; ceux qui présidaient n'osaient plus faire de trop fortes
avances, et plusieurs ouvriers, faute de travail, étaient déjà partis. Il y a aussi à Talavéra des
manufactures de faïence dont on fait un bon commerce en Espagne. Cette faïence est assez
grossière. Cette ville est située sur la rive septentrionale du Tage. On passe ce fleuve sur un pont
bâti de brique. Ce pont est fort long, mais il est trop bas ; l'eau monte quelquefois plus de dix pieds
au-dessus dans les grands débordements. L'Alverche se jette dans le Tage un peu au-dessus de
Talavera. On a, dit-on, trouvé une mine d'or près de cette ville en 1732. Je ne sais si on continue
de travailler à l'exploitation de cette mine ; je n'en ai entendu parler à aucun de ceux qui m'ont fait
l'éloge de Talavera.
Nous partîmes de Talavera de la Reyna le 8. A une demi-lieue de là, on passe l'Alverche
sur un pont de bois assez beau. Ce pont avait été de pierre, il en subsiste même encore trois arches
entières du côté de Madrid. Les débordements ont emporté plusieurs fois les autres. On les a
rehaussées sur les anciennes piles et les rehausses sont de brique. A une lieue de Talavera on
trouve la Venta de Alverche, et trois lieues plus loin El Bravo, village ou bourg assez considérable où
il y a quelques églises ou chapelle assez bien entretenues. Nous y avons dîné. Le chemin de
Talavera à El Bravo est inégal, le terrain pierreux et inculte ; on y voit cependant des troupeaux. Le
chemin est plus beau et la campagne mieux cultivée depuis El Bravo jusqu'à Santa-Olalla,
c'est-à-dire Ste-Eulalie où nous avons couché ; la distance n'est que de deux lieues. Santa-Olalla
est un assez gros bourg ; nous y avons été témoins d'une procession de flagellants. Un sac blanc
couvrait les pénitents depuis la tête jusqu'aux pieds, le dos seul était à découvert. De fortes
disciplines bien nouées, et trempées dans de l'eau, étaient les instruments de la dévotion du jour.
Après cinq ou six coups, les pénitents croisaient les bras avec un air de componction aussi frappant
qu'on puisse en exprimer par les gestes seuls. Ils priaient un moment et recommençaient à se
discipliner de nouveau ; il m'a paru que c'étaient des Jésuites qui présidaient à cette procession,
mais je n'ai pu apprendre s'ils avaient réellement un collège, ou du moins une maison, à
Santa-Olalla. On m'a dit, ce que je n'assure pas, que ces pénitents étaient payés pour se fustiger
ainsi.
Le 9, nous devions dîner à la Venta del Gallo (à l'auberge du Coq), à quatre lieues de Santa Olalla.
On passe d'abord près de la petite ville de Maquéda, qui a titre de Duché, à une lieue de Santa
Olalla. Il y a à Maquéda un assez beau château. De là on compte une lieue jusqu'au village de
San-Silvestro, peu après avoir passé ce village, une canne à pomme d'or laissée à Maquéda nous a
fait quitter le grand chemin. Nous avons pris sur la gauche, et nous avons été dîner dans un gros
bourg, nommé Portillo. La principale église du lieu est très décorée. En récompense les chrétiens le
sont peu : on croirait voir la pauvreté même incarnée. Ce n'est pas que tous soient pauvres ;
quelques-uns le sont réellement, et cela, dit-on, par une suite nécessaire de leur paresse ; d'autres,
quoique couverts de haillons sont très riches, mais ils ne veulent pas paraître tels, ou bien même
l'avarice leur dicte de ménager leurs trésors pour leurs héritiers. Ceci au reste ne regarde pas
exclusivement les habitants de Portillo. Ce bourg est à une lieue de San-Silvestro. La canne oubliée à
Maquéda a été retrouvée : nous n'étions plus au Portugal mais en Espagne. De Portillo, une lieue et
demie jusqu'à la Venta del Gallo, c'est une auberge isolée, une autre lieue jusqu'à Las Ventas de
Retamosa, village assez joli, enfin une autre lieue jusqu'à Casa-rubios. Chemin assez beau et terres
bien cultivées jusqu'à Portillo et au-delà ; peu après le chemin devient inégal, pierreux et difficile, on
voit quelques vignes et peu de terres ensemencées. Casa-rubios est un bourg considérable : il a, je
crois, titre de comté. Il y a trois ou quatre églises, dont une seule est [ ]. Dans une de ces églises,
l'image de Jésus-Christ était couchée mollement dans un lit et des images de saintes entouraient, à
genoux, ce tombeau de nouvelle espèce. On remarque de plus à Casa-rubios un vieux château ou
fort qui paraît abandonné ; c'est un carré flanqué de quatre principales tours pentagones, le tout est
bâti en briques.
De Casa-rubios on compte quatre lieues jusqu'à [Mosto] : la première est assez agréable
pour la beauté du chemin et la fertilité de la campagne, elle se termine à un village nommé
El-Alamo ; les deux autres lieues suivantes sont mauvaises ; on monte et l'on descend beaucoup, on
rencontre des ravines. A moitié chemin, nous passâmes à gué la rivière de Guadarrama ; il y a un
pont, mais qui ne peut guère servir qu'aux piétons ; il est fort long, sans garde-fou et construit
seulement de mauvais madriers soutenus sur de simples pilotis arcboutés. Pour passer cette rivière,
on nous fit laisser sur la gauche le grand chemin qu'on assura être plus mauvais que celui qu'on
nous faisait prendre. A quelque distance de là, on passe à gué un ruisseau nommé Arroyo-Molinos,
on monte ensuite par de mauvais chemin à un village peu considérable qui porte le même nom
d'Arroyo-Molinos. Il y avait autrefois en ce lieu un château dont il ne reste rien qu'une tour
principale avec quelques masures. On entre presque aussitôt dans la belle plaine de Madrid où,
quoique la terre ne paraisse pas trop bonne par elle-même, elle est cependant très bien et très
assidûment cultivée. Cette plaine ressemble assez à la Beauce, mais elle n'est pas, à beaucoup
près, si grande ni si unie. D'Arroyo Molinos il y a une bonne lieue jusqu'à Mostoles où nous
dînâmes le 10, après avoir vu préalablement deux églises, dont une nous a paru plus riche
qu'aucune que nous eussions vue depuis Lisbonne. Elle est d'une architecture noble, mais c'est
principalement par sa décoration que cet édifice se fait remarquer : tout l'intérieur est doré jusqu'à
la voûte ; la multitude des ornements rend peut-être le retable de l'autel un peu confus ; on
distingue au milieu un enfant Jésus un peu trop nu ; au-dessus du retable on voit une image de la
Sainte Vierge de grandeur naturelle, coiffée et habillée superbement -on nous a fait monter dans
une espèce de sacristie qui est derrière, pour nous procurer le plaisir de la considérer de près- elle
est couverte d'un nombre infini de perles et de pierres précieuses. Si tout cela est fin, comme on a
voulu nous le persuader, on peut dire qu'il y a peu de Vierges aussi riches que celle de Mostoles. De
ce bourg à Alcorcon il y a une petite lieue, une lieue mortelle de Alcorcon à Las Ventas de Alorcon,
et une lieue très petite de ces Ventas à Madrid. Il y a des auberges dans cette ville. Je logeai d'abord
à la Posada del Principe dépendante de la Fuente del oro ; nous n'y fûmes pas contents, et nous
prîmes le parti de joindre M. de Ruis qui logeait à la Campana de Oro, rue de Jacometrenço. Cette
dernière auberge est très bonne, nous y étions servis à peu près comme à Paris.
Madrid, comme je l'ai dit, est située au milieu d'une assez grande plaine bornée au
nord-ouest et au nord par une chaîne de montagnes dont le sommet est toujours couvert de neiges.
Cette chaîne passe environ à six ou sept lieues de la ville, et y occasionne des fraîcheurs qui
seraient très dangereuses si les Espagnols n'avaient point la coutume de se tenir toujours très
couverts. La plaine n'est point parfaitement unie, aussi, Madrid est bâtie sur une colline qui
domine presque toute la campagne voisine. Cette situation serait son unique défense, car d'ailleurs
elle n'a absolument aucune fortification ; elle n'est entourée que de mauvaises murailles. Le
Maucanarès est à peu de distance de la ville du côté de l'ouest et du sud ; ce n'est qu'un ruisseau
ou quelquefois un torrent ; il est presque à sec en été. Cependant Philippe II l'a fait couvrir d'un
pont magnifique de plus de quatre cents toises de long.
Avant le règne de Charles Quint, Madrid n'était qu'une bourgade du domaine de
l'Archevêque de Tolède, mais ce prince y ayant établi sa résidence ordinaire, ainsi que ses
successeurs, cette bourgade s'est accrue et forme aujourd'hui une très belle et très grande ville.
Elle a plus d'apparence que Lisbonne, quoiqu'elle soit moins grande, mais elle est plus ramassée et
plus unie. On y compte, m'a-t-on dit, environ cent mille communiants. Les portes de la ville ne sont
pas belles, les rues sont toutes pavées, au moins le long des maisons, car quelques unes ne le sont
pas encore au milieu ; il y en a de longues, larges et bien percées. Mais dans certains quartiers
elles sont étroites et très malpropres, moins cependant qu'elles ne l'étaient précédemment, vu les
sages ordonnances de Charles III [6] sur la propreté des rues. Ce même prince paraît aussi avoir
entrepris de réformer tout le pavé de Madrid. On avait déjà commencé cette réparation du côté de
l'église de Saint-Thomas.
Les maisons généralement parlant sont assez belles : quelques-unes sont de pierres, la
plupart sont bâties en brique liée de terre en guise de chaux ; les balcons qui règnent au devant de
tous les étages font un bel effet. Ils sont ordinairement accompagnés de rideaux, de jalousies ou de
brise-soleil dont le principal usage, à ce qu'il m'a paru, est de défendre l'intérieur des appartements
contre la trop grande ardeur du soleil. Le palais du roi est situé à une extrémité de la ville,
au-dessus de la vallée où coule le Mançanarès. L'architecture m'en a paru fort simple : il est orné
en dedans d'un très grand nombre de tableaux de la main des plus habiles maîtres. Un incendie
arrivé en 1733 en avait consumé une partie, mais on avait eu le temps d'en sauver les effets les plus
précieux. Près du palais, il y a une bibliothèque publique dont on doit l'établissement à Philippe V.
Je ne m'étendrai pas sur la somptuosité des églises, sur la quantité et la belle architecture des
fontaines qui font l'ornement des rues et des places publiques, sur la bonté des eaux que ces
fontaines font jaillir, sur la beauté des places publiques, sur celles de la Plaça Mayor en particulier,
laquelle a 250 toises de circuit et est environnée de 136 maisons ou plutôt pavillons uniformes à
cinq étages, tous accompagnés de balcons et soutenus en bas par des pilastres qui forment des
portiques tout autour, offrent une promenade gracieuse à l'abri du soleil et de la pluie. Je ne
pourrais que répéter ce qui en a été dit par Don Juan Alvarez de Colménar dans ses Délices de
l'Espagne et du Portugal par M. l'Abbé de Vayrac dans son Etat présent de l'Espagne [7] et par tous
les auteurs modernes qui ont donné la description de l'état actuel de Madrid.
Les carrosses sont aussi communs à Madrid qu'ils sont rares à Lisbonne. Ils sont
ordinairement traînés par des mules. Le cocher ne s'assied pas sur le siège qui lui semble destiné,
il monte sur un des chevaux. Plusieurs carrosses en conséquence n'ont point de siège de cocher.
On attribue cette coutume à l'indiscrétion du cocher d'un ministre. Ce cocher, assis sur son siège,
prêta l'oreille à la conversation de ceux qu'il conduisait, apprit le secret de l'état et le divulgua : on
n'a plus voulu depuis souffrir des cochers sur le siège.
On ne fait point à Madrid de prières du soir dans les rues, comme à Lisbonne, mais j'y ai vu
nombre de processions avec des croix, des bannières, des fanaux, du chant tel quel, sans aucun
prêtre, sans aucun ecclésiastique qui y présidât. Nous vîmes une entrée publique du Nonce ; elle
ressemblait assez à celle des ambassadeurs à Paris, excepté que M. le Nonce était à cheval. Les
femmes à la Comédie sont mises pour le moins aussi décemment qu'à l'Eglise elles n'ont que le
visage de découvert. On représente souvent des mystères ou des histoires saintes ; les croix, les
bannières précèdent des processions théâtrales, des acteurs paraissent en habit ecclésiastique ou
religieux. Personne ne se fait scrupule d'y assister. La profession de comédien n'est pas diffamée en
Espagne comme en France.
Le 11 avril, nous fûmes au parc du Retire ou au Buen-retiro. C'est une maison royale de
plaisance à la porte de Madrid sur le penchant d'une colline bâtie sous Philippe IV. Ce palais est
formé de quatre corps de logis, mais fort bas. Ils n'ont qu'un rez-de-chaussée et une mansarde
au-dessus. Il y a, à chaque corps de logis, environ vingt-cinq croisées de front ; ils sont tous les
quatre égaux et flanqués à leurs extrémités de gros pavillons carrés. Le tout forme un carré parfait
au milieu duquel est un parterre avec une fontaine dont la statue jette beaucoup d'eau et sert à
arroser le parterre. Les appartements sont, dit-on, très beaux en dedans ; nous n'avons pu y
pénétrer. Dans la cour d'entrée on voit sur un piédestal la statue en bronze de Philippe II. Le parc
est au-delà du palais ; il a environ une lieue de circuit ; il y a des étangs, des pavillons, des petits
jardins séparés, des grottes, des cascades, de grandes allées, un mail, etc. Tout cela fait du
Buen-Retiro un lieu véritablement charmant, quoiqu'il soit vrai que l'art la pourrait encore
perfectionner. Toute la cour y était. Le roi chassait, le Prince des Asturies jouait au mail, les autres
princes et princesses étaient occupés ou à la promenade ou à quelque autre exercice. Au mail on ne
parlait que français. Le Prince des Asturies maniait cette langue avec toute la grâce possible et dans
la pureté la plus exacte, habillé plus simplement que les grands qui l'accompagnaient ; il se faisait
distinguer d'eux par un air de majesté tempéré du ton de la douceur et de la politesse.
Le 12, nous fûmes rendre nos devoirs à M. le Marquis d'Ossun, Ambassadeur de France.
Le 15, la cour partit pour Aranjuez.
Le 16, nous partîmes pour l'Escurial, nous dînâmes aux Roses à trois lieues de Madrid,
nous soupâmes à l'Escurial, nous ne pûmes rien voir ce jour là, le temps était trop mauvais pour
aller au Monastère et il était tard.
La journée du 17 fut totalement employée à la visite du superbe monastère de l'Escurial. Nous
fûmes très favorablement reçus par le P. sacristain et ensuite par le P. grand portier. L'Escurial est
un monastère royal fondé par Philippe II après la bataille de Saint-Quentin. Il est situé à mi-côte de
la chaîne de montagnes qui sépare les deux Castilles. Il est entouré de montagnes plus élevées de
tous les côtés, excepté vers l'est ou l'est sud-est où la chaîne, s'ouvrant, laisse voir une vaste
étendue de pays et Madrid au milieu. La principale entrée est à l'occident, un peu offusquée par les
montagnes. On y arrive par une espèce de grande esplanade qui borne l'édifice au nord et à l'ouest,
et qui est entièrement pavée de pierres de taille. Le total de l'édifice est presque carré, il est
entièrement bâti de pierres de taille et l'espèce de pierre qu'on y a employée est si dure et conserve
tellement sa beauté à l'air que, depuis deux siècles, aucune partie de cet édifice immense n'a
encore rien perdu de sa première beauté. Lorsque l'on regarde le milieu de la principale façade qui,
comme je l'ai dit, est exposée à l'ouest, on a l'église vis-à-vis de soi. Tout ce que l'on voit sur sa
gauche appartient au collège ou au palais du Roi ; à droite, vers le midi, est le monastère qui, outre
les cellules des religieux et leurs lieux publics, comprend plusieurs boutiques d'artisans qui y sont
établis pour l'usage du monastère. On entre dans ce couvent par une espèce de porche soutenu par
huit colonnes d'ordre dorique de soixante pieds de haut, y compris le socle qui en a cinq et
l'entablement. Les quatre colonnes du milieu en soutiennent quatre autres d'ordre ionique
surmontées d'un fronton. On entre par là dans un vestibule et de ce vestibule dans une grande cour
au fond de laquelle est l'église dont le portail est décoré de huit colonnes d'ordre dorique, six de
front, et deux de côté. Les six colonnes de front soutiennent six statues colossales qui représentent
les rois David, Salomon, Josaphat, Ezechias, Manasse et Josias. On a fait choix de ces rois parce
qu'ils ont tous contribué à la construction ou aux réparations du temple du vrai Dieu à Jérusalem.
L'église de l'Escurial forme une croix grecque, étant bâtie sur le dessein de l'église de Saint-Pierre de
Rome. Ses murailles sont ornées en dedans de pilastres d'ordre dorique dont le fût a six pieds de
large. Ce n'est guère qu'à l'entrée principale, au portail de l'église, dans l'église et dans le Panthéon
que j'ai vu des colonnes ou des pilastres. Tout le reste est extrêmement simple, mais noble dans sa
simplicité. Les fenêtres sont fort petites, mais leur nombre et leur symétrie uniforme composent un
ensemble tout à fait agréable. Il y a onze mille fenêtres percées en dehors, sans compter celles qui
sont ouvertes sur les cloîtres. Les clés seules des portes pèsent douze cent cinquante livres. Outre
les figures des six rois dont j'ai parlé ci-dessus, il y a, aux deux côtés du maître-autel, deux
tombeaux, surmontés chacun d'une figure à genoux. Les armes d'Espagne sont d'ailleurs sculptées
en plusieurs lieux du monastère. Et voilà presque tout ce que j'y ai remarqué en fait de sculpture.
Mais la quantité des belles et magnifiques peintures soit à l'huile en tableaux, soit à fresque sur les
murailles et les plafonds, est presque innombrable. On y compte mille six cent vingt-deux tableaux
originaux des plus habiles maîtres flamands et italiens. Cependant un Espagnol plus
recommandable par ses talents, sa science et ses lumières que par sa haute naissance et l'éminente
dignité qu'il occupe et qui m'a paru très bon connaisseur, prétend que le nombre des tableaux
originaux est très petit et que les autres ne sont que d'excellentes copies des chefs-d'oeuvre des
peintres les plus estimés du seizième siècle. Je ne finirais point si j'entreprenais la description de
toutes les beautés que j'ai vues dans ce monastère vraiment royal. On peut en prendre une idée
assez exacte dans les Délices de l'Espagne par Colménar ; et d'ailleurs, je n'ai pas vu tout. J'ai vu et
admiré le Panthéon ou tombeau des Rois, espèce de mausolée destiné à la sépulture des rois et
reines d'Espagne et où sont réellement déposés les corps de Charles Quint, des trois Philippe qui lui
ont succédé, de Charles II, de Louis I et de plusieurs reines. Tout y est de marbre et de jaspe, jusqu'à
l'escalier par où l'on descend ; la croix pectorale du Prieur, elle est d'or, de cinq ou six pouces de
longueur et presque aussi large, chargée de perles fines de la grosseur d'une forte noisette et de
plusieurs espèces de pierres précieuses ; l'instrument dont on se sert pour présenter la paix au Roi,
son fond est un rocher naturel d'émeraudes ; des ornements des ministres de l'autel chargés de
perles et de pierres précieuses mais peut-être moins recommandables par leur matière que par l'art
avec lequel ils sont travaillés ; une armoire pleine d'une argenterie très riche décorée pareillement
d'une infinité de pierres fines ; une des quatre armoires où sont renfermées environ trois mille cinq
cents reliques tant grandes que petites dans les reliquaires extrêmement riches, on m'en fit
remarquer entre autres une qu'on assurait être de Sainte-Geneviève de Paris ; la Sainte forme, ou
plutôt les précieux ornements qui l'entourent, la boiserie du choeur de la sacristie, de la
bibliothèque, etc ; elle est faite de bois rare apporté des Indes, comme de palissandre, d'ébène, de
cèdre, et de bois encore plus estimés ; des salles, des chapelles magnifiques ; une des deux
bibliothèques, on ne pouvait voir l'autre sans permission, celle qui nous fut ouverte est la plus
propre et la plus décorée que j'ai vue et qui subsiste peut-être dans le monde entier ; tous les livres
sont dorés sur tranche, c'est tout ce que j'en puis dire, car les livres n'offrent que la tranche à la
curiosité du spectateur ; on eut seulement la complaisance de me montrer un manuscrit arabe très
bien conditionné et qu'on m'assura être très précieux ; les hauts de l'église où il y a pour l'horloge
un carillon à plusieurs parties et par conséquent fort supérieur à celui de la Samaritaine ; un
réfectoire très vaste mais dénué d'ornements ; le Roi seul peut y être admis pour y manger avec les
moines ; celui qui nous conduisait nous assura que l'enfant Don Louis, frère du roi, s'y étant
présenté une fois avec le Roi à l'heure du repas, fut prié par le Roi même, sur les représentations
des moines, de se retirer ; les livres de choeur au nombre de deux cent trente-huit, plus grands,
plus beaux et ornés de plus belles peintures que je n'en ai vu partout ailleurs, ils ont été écrits et
peints par deux seuls religieux ; quelques-uns des trente-deux cloîtres, car on m'a assuré qu'il y en
avait autant, plusieurs des préaux formés par l'enceinte de ces cloîtres sont ornés de très belles
fontaines de marbre ; le jardin des moines qui est très bien entretenu et décoré de fontaines
semblables et de quelques sculptures ; une très belle apothicairie, les cuisines, la boulangerie, etc.
Je ne me suis point du tout ennuyé ce jour-là. Le religieux qui nous conduisait parlait latin, sinon
avec toute l'exactitude possible, au moins de manière à nous entretenir gracieusement, et à ajouter
en quelque sorte par sa conversation un degré de mérite aux beautés réelles qu'il nous faisait
remarquer dans son couvent. Au reste, je n'ai point été étonné de trouver de la politesse à l'Escurial.
Tous les moines sont issus des plus nobles familles d'Espagne ; on n'est admis dans ce monastère
qu'après avoir fait des preuves de noblesse aussi strictes et aussi scrupuleusement exigées qu'elles
peuvent l'être par les comtes de Lyon de ceux qui se présentent pour entrer dans leur respectable
chapitre. Ces religieux sont de l'ordre des hiéronymites, ils ne sont plus qu'au nombre de cent
quatre-vingt-dix ; ils m'ont dit avoir été en beaucoup plus grand nombre. Ils ne sortent guère de leur
couvent ; leur vie d'ailleurs est assez douce. Ils sont gouvernés par un prieur que le Roi nomme tous
les trois ans, sans aucune participation des religieux. Ce prieur a sur eux une autorité absolue.
C'est aussi le Roi qui nomme ceux qui conduisent le collège. Ce collège est nombreux ; le Roi y
entretient beaucoup de pauvres écoliers ; on y forme aussi les ecclésiastiques aux sciences
convenables à leur état. Le palais du roi n'est pas extérieurement plus orné que le reste du
monastère. Le religieux qui nous conduisait nous a dit que, lorsque le roi Charles III est à l'Escurial,
il se lève ordinairement à cinq heures du matin, il travaille jusque vers sept heures ; après avoir
entendu la messe et pris une tasse de chocolat, il continue son travail jusqu'à onze heures soit seul,
soit avec ses ministres, selon que les circonstances lui paraissent l'exiger. Il dîne ensuite, et prend
le divertissement de la chasse jusqu'à trois heures ou peu au-delà ; il se remet au travail avec ses
ministres jusqu'à sept heures et travaille ordinairement seul depuis sept heures jusqu'à neuf. Alors
il prend un repas très léger, et ne tarde point à se coucher. On m'a confirmé à Madrid que telle était
réellement la manière de vivre ordinaire de ce monarque. On m'a ajouté qu'on ignorait qu'il eut
rétracté une seule fois une résolution déjà prise et rendue publique ; non qu'abandonnant en son
propre sens il se fasse un point d'honneur de rester opiniâtrement attaché au parti qui lui a d'abord
semblé le meilleur ; on assure au contraire qu'il écoute avec [attention] les conseils qu'on lui donne,
les représentations qu'on lui fait au sujet des ordres qu'il a cru devoir donner, mais ses premières
décisions sont si sagement et si mûrement délibérées qu'il n'est point encore arrivé qu'on lui ait
objecté des inconvénients qu'il n'eût pas prévus.
Nous revînmes le 18 de l'Escurial à Madrid, et nous en partîmes le 20 avec M. de Ruis, M.
de Crémont, M. Vergoin ci-devant chirurgien-major du Boutin et qui nous servait d'interprète, et une
jeune demoiselle qui était recommandée à M. de Crémont. Nous avions trois domestiques à nous six.
Nous fûmes beaucoup mieux servis que nous ne l'avions été de Lisbonne à Madrid. Un carrosse et
deux chaises composaient notre équipage. Nous suivîmes ce qu'ils appellent le Chemin Neuf : c'est
en effet un chemin travaillé et assez [praticable] ; il conduit au pont de Viveros sur lequel on passe
la rivière ou le ruisseau Jarama. Ce pont est à trois lieues de Madrid. Une lieue plus loin, on
traverse Torrejon de Ardoz, assez gros bourg ; une lieue au-delà on traverse à gué le ruisseau Torote
; il y avait très peu d'eau mais il s'enfle quelquefois considérablement et alors il y a du risque à en
tenter le passage. De ce ruisseau on compte une lieue jusqu'à Alcala de Hénarez. Tout ce chemin
est assez beau, le pays est assez riant, la terre bien cultivée, on voit toujours à gauche la même
chaîne de montagnes, et à droite d'autres montagnes moins hautes, coupées presque à pic et
dégradées par les eaux. Le plus court chemin est de laisser Alcala sur la droite, mais outre que les
voyageurs ne sont pas fâchés de voir cette ville, c'était le lieu de la résidence ordinaire de nos
cochers. Ils nous y conduisirent tout d'une traite, et nous y passâmes toute l'après-dîner.
Alcala de Hénarès, ainsi nommée d'une rivière qui baigne ses murs pour la distinguer
d'une autre ville de même nom située sur les frontières d'Andalousie et de Grenade, est une ville
assez ancienne, avec titre de cité, très connue dans l'histoire littéraire sous son nom latin de
Complutum. C'est une ville assez grande, sans faubourgs, d'une figure ovale, entourée de murailles,
et de quelques tours assez mal entretenues. Elle est belle, bien peuplée, assez commerçante ; les
maisons sont presque toutes de brique, leur premier étage est soutenu sur des colonnes, ce qui
forme, non seulement dans la grande place, mais dans presque toute l'étendue de la ville, des
portiques sous lesquels on peut se promener à l'abri du soleil et de la pluie. Les environs de la ville
sont riants et bien cultivés quoique le terrain paraisse un peu pierreux. Il y a dans cette ville un
grand nombre d'églises, desservies, pour la plupart, par des réguliers. Mais ce qui lui donne le plus
de lustre est son université fondée par le cardinal Ximenès vers le commencement du seizième
siècle. C'est la première d'Espagne après celle de Salamanque. Il y a, dit-on, plus de trois mille
écoliers distribués dans vingt collèges. Les dix-sept canonicats de l'église collégiale de Saint-Just et
Saint-Pasteur sont réunis à l'université et affectés aux vieux docteurs ; un seul de ces canonicats est
desservi par un docteur en droit, lequel doit en conséquence aider l'université de son conseil
lorsqu'elle est attaquée sur ses revenus, ses droits et ses prérogatives. C'est à Alcala que la célèbre
Bible de Complute a été faite et imprimée. Alcala est du domaine spirituel et temporel des
archevêques de Tolède.
Nous en partîmes le 21 et, après avoir passé par la Venta del Méco, à une lieue d'Alcala,
par Alovera Azugueca, village assez médiocre à une lieue et demie de la Venta, par Alovera, village
de moindre apparence, à une demi-lieue du précédent, par Marchamalo autre petit village à une
lieue d'Alovera, nous nous arrêtâmes pour dîner à Hontenar, village de même espèce que les
précédents. Pendant toute cette route on s'écarte peu de la rivière d'Hénarès. On continue de voir,
au-delà, ces monticules coupés à pic dont j'ai parlé plus haut. Mais entre eux et la rivière, il paraît
qu'il y a d'assez belles prairies et même des terres cultivées, surtout aux environs de Guadalaxcara
[8] , ville avec titre de cité qui paraît assez grande, mais mal bâtie. On la laisse sur la droite à
environ un quart de lieue, ou une demi-lieue du chemin vis-à-vis de Marchamalo, à quatre lieues
d'Alcala. Le long de notre chemin, la terre paraissait assez bien cultivée et le chemin n'était pas
mauvais. Il n'en fut pas de même après dîner. Nous entrâmes dans de très mauvais chemins, et
nonobstant la résolution que nos cochers prirent et exécutèrent de nous conduire par une route
plus longue mais moins périlleuse, nonobstant les avis fréquents qu'ils donnèrent d'éviter les
dangers qu'ils jugeaient les plus grands en mettant pied à terre —avis que nous ne nous
contentions pas d'exécuter avec docilité, mais que nous croyions même souvent devoir prévenir—
nonobstant tout cela, dis-je, nous courûmes risque de périr. J'ai vu une fois que notre vie n'avait
pas été séparée de la mort par un pouce de terrain ; il est vrai que nous étions en sûreté, lorsque je
le vis. J'ai conjecturé que nos cochers ne connaissaient ni le chemin ordinaire suivi ou près duquel
nous étions encore alors, ni la route nouvelle qu'ils nous firent prendre en conséquence de ce
danger.
A Hontanar, la plaine commence à se resserrer, le terrain devient très inégal ; il est
entrecoupé de beaucoup de ravins. Après avoir fait environ une lieue de chemin nous passâmes à
gué la rivière d'Hénarès qui en cet endroit est fort large et peu profonde. Ses eaux sont très claires,
elles roulent sur un fond de sable et de cailloux ; il y a un bac pour la traverser dans le temps des
grandes eaux.
Après le passage de Hénarès, nous nous trouvâmes au pied d'une montagne qui ressemble
de loin à une citadelle. Les terres écroulées forment un talus ; plus haut, une couche de pierre
paraît être le cordon de la place ; enfin les terres supérieures à cette couche représentent assez
bien le parapet et le rempart. Après avoir tourné cette montagne, on entre dans une petite plaine
assez agréable et on traverse le village d'Héras à une lieue d'Hontanar. On compte une forte lieue
de là à Sopétran où il y a un grand couvent. Un peu plus loin, on laisse sur la gauche Hita : c'est
une montagne en pain de sucre entourée de murailles crénelées et défendues d'espace en espace
par des tours. Le sommet est couronné par une citadelle ou plutôt par les ruines d'une citadelle.
On voit dans l'enceinte d'Hita trois ou quatre clochers et un assez grand nombre de maisons dont la
plupart paraissent inhabitables. Après avoir tourné Hita, on monte sur une hauteur d'où l'on
découvre un assez singulier paysage. C'est une vallée entrecoupée de terres blanches, rouges,
noires, jaunes distribuées par petits carrés, bien labourées, quelques-unes en repos, sur lesquelles
il croît des petits arbrisseaux que M. des Bretonnières juge être des plants de sauge. Cette vallée qui
est assez étendue, est entre des montagnes coupées et dégradées, sur la coupe desquelles on
distingue des couches horizontales de terres blanches et noires, etc. D'Hita au village de Padilla, il
y a une lieue ; c'est sur cette route que nous avons pensé périr. Quoique la terre soit presque
couverte de cailloux, elle est cependant cultivée, et le blé paraissait très beau. Après Padilla nous
avons quitté le chemin ordinaire, nous devions passer par Jadraque à une lieue de Padilla, par
Jirueque une demi-lieue au-delà, et gagner Rebollosa à deux lieues et demie de Jirueque. M. des
Bretonnières marque qu'il a trouvé sur cette route des chemins très difficiles pour des voitures et un
terrain peu cultivé. Pour nous, prenant sur la droite, nous passâmes par les Casas de Galindo à
une lieue de Padilla, et nous couchâmes une lieue plus loin dans un village nommé Miralrio où
nous arrivâmes de nuit sans d'autre lumière pour nous conduire que celle des éclairs.
Le 22, on courut après nous, non pas pour réclamer une couverture appartenant à nos
hôtes qu'un de nous avait joint par distraction à ses bagages, mais pour restituer une montre qu'un
autre avait oubliée. Nous fûmes dîner à Rebollosa, à cinq lieues de Miralrio, chemin fort inégal, et
terres pierreuses et peu cultivées, excepté au voisinage de quelques villages dont je n'ai pu savoir le
nom. Rebollosa est un petit village ; il y a aux environs, dans la campagne, des marbres de toutes
espèces et des pierres ou même des roches entières qui paraissent totalement minérales. Au sortir
de Rebollosa, nous avons monté à pied une montagne assez rude. Le terrain est encore pierreux et
inculte durant une lieue ; on voit alors sur la droite une montagne qui forme un beau coup d'oeil ;
son pied est couvert d'arbres ; au-dessus est un lit de pierres noires en forme de cordon ; plus haut
elle est cultivée et couverte de grains de toute espèce. Cette terre cultivée est surmontée d'un autre
cordon de pierres, et enfin le sommet est couronné d'un reste de château construit, dit-on, par les
Maures. Au pied de la montagne est un petit village ou hameau nommé la Venta del Rio Frio ; on en
passe tout près en le laissant sur la droite. J'ai commencé de voir près de Rio-Frio beaucoup de
pierres qui m'ont paru être pierres d'ardoise. Le chemin commence à devenir plus praticable et la
terre meilleure et plus cultivée.
A quelque distance de Rio-Frio, on découvre Atienza, petite ville sur le sommet d'une
montagne de même nom. Elle avait été fortifiée par les Maures, et elle était défendue par une
citadelle. Mais tout cela tombe en ruine aujourd'hui. Au-delà de cette montagne et à son pied, est
la ville épiscopale de Siguenza, ville assez petite mais ancienne, bien fortifiée avec un château, une
université, etc. Elle est située sur le bord de la rivière Hénarès, fort près de sa source. On ne peut la
voir du chemin. On continue de découvrir plusieurs villages et maisons principalement sur la droite
du chemin, tels que Covillas, Morigano, etc. On rencontre beaucoup de moutons, mais qui
paraissent d'une espèce plus petite que ceux de l'Estramadoure. Nous nous arrêtâmes à Paredes
après quatre lieues de chemin. Paredes est un assez joli village. Nous le quittâmes le 23 ; nous
montâmes à pied une montagne fort raide ; la pluie et le grand vent rendaient cette route pédestre
fort incommode. Ces montagnes sont la suite de cette chaîne qui commence à la Vera de
Placenzia, et qui sépare les deux Castilles. Nous quittions la Nouvelle pour entrer dans la Vieille. Le
tonnerre peu après se joignit à la pluie : nous nous concentrâmes dans nos voitures. A une lieue et
demie de Parèdes nous passâmes par Barahona, assez gros village situé sur une hauteur ; ses
avenues sont difficiles ; tout ce terrain est inégal et presque inculte. On entre ensuite dans une
vallée assez profonde et bien cultivée durant une lieue et demie jusqu'à Villasayas, autre village
assez considérable, le premier de la Vieille Castille. On passe ensuite sur un pont et une chaussée
bien pavée pour reprendre une autre vallée inculte, mais où il y a sans doute de bons pâturages,
puisqu'on y voit plusieurs troupeaux de moutons. Cette vallée longue et étroite conduit à
Cobertelada, village distant d'une lieue et demie de Villasayas. De Cobertelada il y a une lieue et
demie jusqu'à Almazan où nous dînâmes. Le terrain est assez uni, fertile et bien cultivé.
Almazan est une ville bâtie par les Maures, sur la rive gauche du Duero, autrefois bien
fortifiée, défendue par un château, située sur un tertre au milieu d'une belle plaine. Il y a une très
belle promenade au-delà du Duero, le long de la rivière. Le pont est assez beau ; il a dix à douze
arches. La rivière, quoique voisine de sa source, paraît profonde. On nous servit à Almazan d'un vin
blanc fort agréable : je ne doute pas, s'il était plus connu, qu'on ne lui donnât un rang honorable
entre les vins d'Espagne. Cette ville ne paraît pas fort grande, mais son exposition est tout à fait
agréable. Nous couchâmes à Almaray, petit village à trois lieues d'Almazan. Les neuf lieues qui ont
formé cette journée sont très petites pour des lieues d'Espagne. A moitié chemin environ d'Almazan
à Almaray, on laisse sur la gauche un village nommé Bianilla, et sur la droite un fort bâti par les
Maures sur une montagne ; il paraît comme un carré flanqué de quatre tours, avec une autre tour
plus grande au centre : celle-ci domine tout le reste. Le chemin n'est pas mauvais et la campagne
est assez belle. A Almaray, l'auberge était occupée par des Espagnols qui venaient de Pampelune.
Nous fûmes gracieusement accueillis par de bonnes gens qui voulurent bien nous donner retraite.
Nous étions à l'étroit, mais nos hôtes firent de leur mieux pour nous procurer l'aisance qui
dépendait d'eux.
Le 24, à trois lieues d'Almaray, nous côtoyâmes la petite ville d'Alménar : elle est située sur
le talus d'un monticule au sommet duquel est un château carré, flanqué de quatre tours et
environné d'une muraille assez basse et fortifiée de tours de distance en distance ; il nous a paru
que ce château était converti en couvent. Toute la campagne est belle et cultivée, et le chemin est
assez beau jusqu'au-delà d'Alménar et même jusqu'à Hinojosa, village à deux lieues d'Alménar.
Nous y dînâmes et nous y rencontrâmes un convoi considérable de voitures destinées pour le camp
de Zamora au Royaume de Léon sur les frontières de Portugal. D'Alménar à Agréda il y a quatre
petites lieues, le chemin est étroit, pratiqué dans des défilés de montagnes, raboteux et cependant
assez praticable : on y rencontre beaucoup plus d'arbres que sur toute la route que nous avions
faites depuis Lisbonne, mais ces arbres sont des lièges, des chênes verts, des ifs, etc. A moitié
chemin, on entre dans une plaine assez cultivée, on laisse sur la gauche deux villages dont le
premier nommé, à ce qu'on nous a dit Montalevréras ou Matalevréras, paraît considérable. En
sortant de cette plaine, on passe près d'un hameau, et on voit sur la droite le bourg Mauro situé sur
un coteau. On y voit encore quelques restes de murailles et de tours ; il paraît que ce pays là était
autrefois bien fortifié. On continue ensuite de voyager dans des gorges sablonneuses en tournant
autour du mont Cayo, montagne fort élevée que nous avions commencé à découvrir en quittant
Paredes, à une distance de près de dix-huit lieues. C'est au pied de cette montagne qu'est située la
ville d'Agréda, la dernière place de Castille, sur les frontières de la Navarre et de l'Arragon. Les
abords du côté de la Castille en sont fort gracieux ; il y a de ce côté de forts jolies promenades.
Agréda est une assez grande ville, mais mal bâtie ; ses murailles et ses tours sont en ruine.
En entrant en Navarre, on est censé sortir du Royaume d'Espagne ; en conséquence, il faut aller à
la douane d'Agréda faire une déclaration exacte de tous les effets et surtout de tout l'argent que l'on
fait sortir de la Castille. On donne un Albara, c'est-à-dire une reconnaissance de la déclaration qui
a été faite, et en conséquence de laquelle on a payé un droit assez considérable. Dès la porte
d'Agréda et à tous les villages que l'on rencontre sur le chemin d'Agréda jusqu'à Pampelune
inclusivement, on trouve des maltôtiers très bien exercés dans leur métier. Somos Ministros del Rey
vous disent-ils. Nous sommes les Ministres du Roi. Cela signifie en langue maltôtière : nous sommes
en droit de visiter toutes vos malles, tous vos effets et de les confisquer même,, si nous y trouvons
quelque chose qui ne soit pas indiqué dans l'Albara, mais moyennant une pecette (une pièce de 25
sous), nous vous laisserons passer. Il nous en a coûté environ vingt écus en Navarre pour satisfaire
ces ministres du Roi. Leur exemple a fait impression sur les maltôtiers français : il leur a paru
digne d'être imité ; nous avons trouvé plusieurs de ces ministres du Roi en deçà de Bayonne. Il est
vrai que nous ne nous sommes pas montrés si complaisants à leur égard que nous l'avions été à
l'égard des ministres du Roi d'Espagne en Navarre. Je reviens à Agreda. Il y a dans cette ville un
monastère de filles connu par les visions de la soeur Marie qui en était abbesse. J'y ai vu une autre
grande église très peu ornée, que je crois l'église paroissiale du lieu ; elle est près d'une place assez
grande, mais qui n'est pas belle. Agréda n'a point titre de cité ; elle est bâtie sur une montagne qui
n'est qu'un simple tertre en comparaison du mont Cayo qui la domine ; il y a de bonnes eaux. Le
caractère des habitants m'a paru absolument différent du caractère espagnol : je croyais être
retombé en Portugal. C'est le seul lieu de l'Espagne où nous ayons été regardés de travers sous le
seul titre de Français. Los Franceses, disaient-ils, traen todo il dinero de Espana : les Français
enlèvent tout l'argent de l'Espagne. D'ailleurs point de politesse : visages renfrognés, fronts ridés,
sourcils [froncés] et peut-être ni honneur ni probité, tel m'a paru être le caractère dominant des
citoyens d'Agréda.
Nous en partîmes le 25. Après une demi-lieue de chemin, étant sur une hauteur, nous
avons découvert les Pyrénées, à la distance, disait-on, de vingt-huit lieues. On descend ensuite et
on continue de voyager dans un chemin étroit entre les montagnes jusqu'à la Venta del Portacillo à
deux lieues et demie d'Agreda. La terre est jaune, sans [gazon], pierreuse, produisant quelques
chênes verts, du thym, du genièvre, de la sauge, etc. On trouve beaucoup de pierres noires et
quelques marbres, on rencontre des moutons en assez grande abondance ; le chemin est sinueux,
inégal et, à droite, peu après la Venta, on entre en Navarre, et on trouve un chemin très beau et
aussi bien entretenu que nos grands chemins de France. La terre ne paraît pas meilleure qu'en
Castille, mais elle est plus cultivée, au moins dans les vallées, car le pays n'est point uni. Aux
approches de Cintronigo, à quatre lieues et demie d'Agréda, on traverse une forêt d'oliviers qui a un
tiers de lieue de longueur sur une grande largeur, et dont la vue est agréable. Cintronigo est un
assez gros village, plus propre que tous ceux de la Castille, dans une situation agréable ; ses
habitants nous ont paru d'un caractère très gai et très affable. Au delà de Cintronigo on trouve un
second bois d'oliviers et on entre dans une belle plaine. A une demi-lieue de Cintronigo on
découvre, sur la gauche, la ville de Corella qui paraît assez jolie et jadis fortifiée ; une lieue plus
loin, on voit du même côté la ville d'Alfaro, qui paraît plus grande que Corella, et de l'autre côté,
Tudela, ville avec titre de cité, la seconde de la Navarre et même, dit-on, plus grande et plus belle
que Pampelune. Elle est cachée en grande partie par les coteaux qui bornent la plaine sur la droite
du chemin. Le vin de Tudela a de la réputation en Espagne. Ces deux villes Alfaro et Tudela sont
situées sur la rive droite de l'Ebre. On voit au-delà de ce fleuve et à la gauche du chemin, les villages
de Villafranca et Peralta. Celui-ci est sur une hauteur et on y recueille, dit-on, les meilleurs vins de
la Navarre. Sur la droite du chemin, sur la rive gauche de l'Ebre, au pied de la Bardena, on
découvre Cadreita et Valtierra ; ce dernier lieu paraît assez gros. La Bardena paraît comme une
montagne escarpée qui borne la vue en forme de croissant ou de fer à cheval ; elle est sur la rive
gauche de l'Ebre. Toute cette campagne est très riante, le chemin très beau, et la vue bien variée ;
elle ne produit que du thym, de la bruyère et des joncs marins ; on y fait paître de nombreux
troupeaux de moutons. De Cintronigo on compte trois lieues fort petites jusqu'à la Venta de Castejon
où nous dînâmes.
Après dîner, nos mules, carrosses, chaises, bagages, etc., étant déjà passés de l'autre côté
de l'Ebre, nous avons traversé ce fleuve dans une espèce de chaloupe pontée et halée sur un grélin
amarré d'un bord à l'autre. Cette rivière est en cet endroit assez large, assez profonde et assez
rapide. On dit cependant qu'elle ne commence qu'à Tuleda à être entièrement navigable, mais on
ajoute que, du temps des Romains, elle commençait à porter des bateaux dès Alfaro. On la passe à
Tudela sur un très beau pont. Après le passage de l'Ebre, on distingue plus clairement les villages
ou bourgs de Cadreita et de Valtierra, l'un à la pointe gauche de la Bardena et l'autre sur la droite.
La terre est inculte durant un quart de lieue à cause des débordements de l'Ebre qui ont dégradé le
chemin et emporté un ancien pont qu'on laisse sur la gauche. On monte sur la Bardena real où le
chemin continue d'être beau, mais la campagne ne l'est plus ; elle est toute monstrueuse et
inculte. On arrive à Caparroso, village assez propre mais mal situé ; il est à trois lieues du passage
de l'Ebre. En Navarre, les auberges sont à peu près sur le pied français.
Le 26, à deux portées de fusil de Caparroso, nous passâmes la rivière d'Arragon sur un
pont de douze arches. On compte une lieue jusqu'à la Venta del Morillete : elle est forte. Avant
d'arriver à cette Venta, on laisse sur la droite une petite ville qui paraît assez jolie, et où il m'a
semblé qu'il y avait une citadelle. Chemins toujours magnifiques, terrain mauvais et peu cultivé,
excepté aux environs des lieux habités où l'on voit des vignes et des blés. J'ai remarqué que dans la
Navarre on tire assez généralement parti de la terre. Si elle est inculte en beaucoup d'endroits, c'est
qu'elle n'est pas susceptible de culture. Les montagnes escarpées ne se prêtent point au travail de
l'homme ; ces montagnes paraissent de terre grise avec des couches horizontales de cailloutage
marbré. De la Venta del Morillete à Tafalla, on compte trois lieues. Une lieue avant d'arriver à
Tafalla, on voit sur la droite Olite, ville autrefois assez jolie avec titre de cité et lieu de la résidence
des Rois de Navarre. On y montre encore des vestiges du palais qu'ils y occupaient.
Tafalla est une ville ancienne, honorée du titre de cité, médiocrement grande, assez jolie,
située sur la petite rivière de Cidaço qui passe aussi à Olite. Nous y fûmes assiégés d'un nombre
infini de pauvres dont les uns se disaient religieux et les autres gradués. Sont-ce ces pauvres
gradués qui ont donné lieu à quelques auteurs d'imaginer une université de Tafalla ? La ville est
fermée de murailles et défendue par une citadelle que les gens du pays disent avoir été bâtie par
les Maures. Elle est maintenant négligée. On recueille d'excellent vin dans le territoire de cette
ville. Nous y rencontrâmes beaucoup de pères de la Merci [9] . C'était l'avant garde du cortège de
leur général qui devait coucher le même jour dans l'auberge où nous avions dîné.
En sortant de Tafalla, on passe le Cidaço sur un pont de pierre ; à une lieue de là on
laisse sur la gauche El Poyo, ou El Pueyo, village qu'on dit fort ancien, situé sur une montagne. On
passe aussi à côté d'une masure antique où on distingue quelques restes d'un château ; une assez
belle fontaine subsiste encore, et plus bas il y a un bassin au milieu duquel est un tuyau qui
désigne que ce château était autrefois décoré de jets d'eau. On découvre encore d'autres villages. Le
chemin est toujours beau et doit avoir coûté beaucoup de travail ; on a été obligé pour l'adoucir de
creuser dans plusieurs croupes de montagnes. On rencontre beaucoup de bois et beaucoup de
troupeaux. A quatre lieues de Tafalla, on passe par la Venta de las Campanas ; c'est une maison
isolée avec une église vis-à-vis. Peu après, on voit sur la droite El Castillo de Tiebas au pied de la
montagne d'Alès : c'est un château bâti par les Maures ; il subsiste encore presque en entier ; il y a
un village à côté. Ici la campagne est bien cultivée jusqu'à Pampelune. On compte six lieues de
Pampelune à Tafalla. Nous fûmes très bien logés chez Domingo Lante.
Pampelune est une ville ancienne, bâtie par Pompée, lorsqu'il faisait en Espagne la guerre
contre Sertorius. Elle est médiocrement grande, assez bien bâtie. Les maisons, généralement
parlant, sont hautes à trois et quatre étages, mais les rues sont étroites et ne sont pas trop propres.
Il y a en plusieurs endroits de la ville des fontaines publiques ; la promenade qui est entre la
citadelle forme un pentagone fortifié régulièrement. Elle fut bâtie par Philippe II pour contenir les
Navarrois et défendre la ville contre les Français. Pampelune est la capitale du royaume de Navarre
et le siège du Vice-roi et d'un évêque. Le chapitre de la cathédrale est encore régulier ; il y a de plus
une université. Cette ville est située sur la petite rivière d'Arga que l'on passe au sortir de la ville
sur un pont de pierre fort élevé et dont le talus est extrêmement raide. Pour venir de là en France,
il y a deux chemins principalement fréquentés par les voyageurs : l'un par la vallée de Batan,
l'autre par celle de Roncevaux. On engagera M. des Bretonnières à prendre le premier en l'assurant
qu'il était plus court de deux journées, ce qui est faux : il y a de part et d'autre dix-neuf lieues ou
deux journées et demie de chemin de Pampelune à Bayonne. Je crois cependant le chemin un peu
plus droit, et par conséquent plus court par la vallée de Batan. En suivant cette route, on traverse
plusieurs villages : Billava, Sorauren, Ostiz à trois lieues de Pampelune, Olagoué, Lanz après lequel
on monte la montagne de Lanz, Belatté, simple cabaret à l'autre pied de la montagne, Almandoz,
Berrueta, Yrurita, Elicondo à neuf lieues de Pampelune, Eluete, village assez considérable, Maya
distant de trois lieues d'Elcondo et après lequel on monte pour passer le Puerto ou le défilé d'Urdas
: Urdas, village situé au-delà dudit Puerto ; on passe ensuite une rivière sur un pont, cette rivière
sépare les deux royaumes ; On arrive à Agnoa, premier village français à trois lieues de Maya et à
quatre de Bayonne. Ce chemin est celui de la poste et de tous ceux qui ne sont point en voiture. Je
crois que l'on monte moins haut que par l'autre route, mais il y a beaucoup de pas dangereux, et
l'on ne s'y expose que par la confiance que l'on a sur la fermeté du pied des mules qui sont
accoutumées à parcourir ce chemin sans aucun accident fâcheux pour les voyageurs. Comme cette
route est absolument impraticable pour les voitures, nous fûmes obligés de prendre celle de la
vallée de Roncevaux. Nos cochers firent cependant partir tous nos bagages sur des mules par la
vallée de Batan, pour alléger nos voitures et les rendre capables d'un transport plus facile au-delà
des Pyrénées. Après le passage de l'Arga, le chemin continue d'être assez beau et même entretenu.
A une demi-lieue de Pampelune, on repasse cette petite rivière et l'on quitte le chemin de la vallée
de Batan, avant que d'arriver à un village que l'on nous dit s'appeler Aldea de Pamplona ou le
village de Pampelune. Vers ce même endroit, l'Arga reçoit une petite rivière que nous ne cessâmes
de côtoyer durant trois au quatre lieues, la passant et la repassant souvent, rarement sur des ponts,
le plus souvent à gué. Cette vallée est étroite, assez cultivée, le chemin est inégal, étroit, pierreux,
quelquefois difficile, les montagnes voisines sont chargées d'arbres. Le tout forme un village assez
agréable, mais la vue ne s'étend pas loin ; il y a beaucoup de troupeaux de moutons. On rencontre
beaucoup de villages et de hameaux dont nos cochers ignoraient le nom. Après avoir dîné à Zubiri, à
quatre lieues de Pampelune, nous nous enfonçâmes encore plus dans les montagnes et après trois
petites lieues d'un chemin semblable à celui que nous avions parcouru le matin, nous arrivâmes au
Bourguete où nous trouvâmes pour la première fois des maltôtiers espagnols avec un gouverneur ou
commandant qui nous parurent tous fort traitables. Il y avait aussi des soldats pour garder ce
passage. Le Bourguete n'est d'ailleurs qu'un village médiocrement gros.
Le 28, on a joint un avant-train à nos chaises et on les a attelées de quatre boeufs chacune
; le carrosse était traîné par dix boeufs. Nous montâmes les uns sur des chevaux, les autres sur des
mules. Très près du Bourguete on trouve Roncevaux, très petit village avec une maison de chanoines
réguliers. Ce village est célèbre dans les romans comme ayant été le théâtre de la défaite de
l'arrière-garde de l'armée de Charlemagne. Ses douze pairs y périrent sans qu'il en pût réchapper
un seul. Au sortir de Roncevaux, on trouve deux chemins : celui qui est sur la gauche va en
montant, et il est appelé le chemin bas ; l'autre, nommé chemin haut, est à droite et va d'abord en
[ ] ; nous prîmes celui-ci. Hors de la saison des neiges, [il est sans] comparaison le plus sûr,
quoiqu'il soit en même temps le plus froid et le plus exposé aux rafales de vent. Il est aussi le seul
que les voitures puissent tenir. Nous n'avons pas descendu longtemps. On nous a bientôt fait voir
une montagne très haute ; il y restait encore des [ ] de neige, mais hors du chemin, nous y
éprouvions [des bouffées] de vent qui nous forçaient à tenir toujours bride [ ]. Le chemin était
assez large pour le passage des [voitures] mais il était bordé tantôt à droite, tantôt à gauche par des
précipices extrêmement profonds. Ces montagnes sont [remplies] de chênes et de plusieurs autres
arbres et arbrisseaux. Je n'ai remarqué rien de curieux dans les pierres que j'ai [examinées]. S'il
m'était permis de rassembler des faits séparés par intervalle de vingt-huit ans, je dirais qu'en 1736,
[ ] aux mois de mai et de juin, sur des montagnes voisines [beaucoup] moins hautes que celle de
Roncevaux, et qui en [étaient] ordinairement plus chargées de neige que celle de Roncevaux ne
l'était en 1762 et ne l'est même ordinairement au mois d'avril. On suppose facilement que la vue
doit être très [belle] au haut de cette montagne ; elle était de plus très belle et très diversifiée du
côté de la France. Deux heures et demie ou trois heures après notre départ du Bourguete, un filet
de ruisseau [assez] imperceptible nous a indiqué, au rapport de nos guides, l'orientation de deux
royaumes. Nous n'avons fait ensuite que [le suivre]. Le chemin en descendant est beaucoup plus
long, mais beaucoup plus doux qu'il ne l'avait été en montant.
Nous arrivâmes à Saint-Jean de Pied-de-Port, après quatre lieues de chemin depuis le
Bourguete. C'est une petite ville de Basse-Navarre assez jolie, commandée par une citadelle assez
belle et régulière. Nous nous y reposâmes l'après-dîner, en attendant nos voitures, et le lendemain
nous arrivâmes à Bayonne. La basse-Navarre me parut plus belle, plus fertile et beaucoup mieux
cultivée que la haute.
Je termine ici la narration de mon voyage. Je suis entré dans quelque détail sur notre
route en Portugal et en Espagne parce que j'ai cru que ces détails pouvaient être de quelque utilité.
En comparant mon itinéraire avec les cartes géographiques de ces deux royaumes, j'en ai
facilement conclu que ces cartes étaient bien imparfaites. Si les détails de ma route peuvent
contribuer à les perfectionner, j'aurai atteint le principal but que je me suis proposé. Je suis assez
assuré de la distance des lieux par lesquels j'ai passé, ainsi que de la véritable orthographe de leurs
noms espagnols. Quant à ceux que nous n'avons vus que de loin, s'il y avait de l'erreur —ce que je
n'ai aucune raison de croire— ce serait la faute de ceux qui nous auraient indiqué un lieu pour un
autre.
Il serait inutile de m'étendre sur la route que nous avons faite en France. Les opérations
que l'on continue d'y faire sous la direction de MM. Camas, Cassini [10] et de Montigni pour dresser
une carte générale du Royaume, en feront connaître la géographie bien plus parfaitement que ne
pourraient faire les itinéraires les plus détaillés. Je finirai donc par dire que je suis arrivé à Paris le
24 mai 1762 après dix-huit mois et sept jours de voyage [11] .
* Var. Ms. 1804. p. 383 : “mais j'étais absolument dégoûté des périls”.
* Var. Ms. 1804, p.385 : “[ ] les Français, les Anglais et les Hollandais entretiennent chacun [des]
consuls à Lisbonne : chacune de ces nations y a le sien.”
[1] Jean V (1689-1750) eut l'un des règnes les plus longs de l'histoire portugaise (1707-1750) ; il
dut son éclat à l'or du Brésil, dont la production sans cesse croissante stimula artificiellement
l'économie et alimenta le trésor royal par une taxe, le quinto ; il s'entoura d'hommes d'Etat habiles
et dévoués comme le Cardinal de Mota et don Luìs da Cunhor.
[2] Il s'agit de l'aqueduc des Aguas Livres ; il résista au tremblement de terre de 1755.
[3] Joseph Ier (1714-1777) régna de 1750 à 1777, ou plutôt il laissa le pouvoir au marquis de
Pombal.
[4] Le comte d'Oeiras n'est autre que le marquis de Pombal, homme d'Etat portugais, né à Lisbonne
en 1699. En 1750, le roi Joseph Ier le nomma ministre des affaires étrangères et il devint, au bout
de peu d'années, principal ministre du royaume. Il garda l'autorité pendant vingt-sept ans, diminua
le pouvoir de l'Inquisition et répara les maux qu'avait causés le terrible tremblement de terre de
1755. En 1759, il expulsa les jésuites du Portugal. Comblé de faveurs par Joseph Ier, il fut créé
comte d'Oeiras en 1759 et marquis de Pombal en 1770. A la mort du Roi en 1777, il fut disgracié et
il mourut en exil en 1782.
[5] Gabriel Malagrida, jésuite italien né en 1689, fut brûlé à Lisbonne le 20 septembre 1761. Ayant
soutenu avec les casuistes Alexandre et Mathos, que tuer le roi n'était pas un crime, il fut pourtant
protégé par la cours de Rome qui refusa d'autoriser sa mise en jugement. Mais Pombal (qui avait
chassé les jésuites en 1759) le déferra à l'Inquisition non comme régicide mais comme hérétique, à
cause de propositions contenues dans sa Vie de Sainte-Anne et sa Vie de l'anté-christ ;
paradoxalement, la dernière victime de l'Inquisition fut donc délibérément sacrifié par un
représentant de l'idéal des Lumières.
a François Pizarro n'est pas, je pense, revenu en Espagne depuis la conquête du Pérou. Si le fait
rapporté par les habitants de Truxillo est vrai, il faut l'attribuer à Ferdinand Pizarro, que son frère
François envoya en 1534 en Espagne, pour porter à Charles V des nouvelles de la conquête de ce
vaste et riche empire.
[6] Charles III (1716-1788), roi d'Espagne (1759-1788), fils de Philippe V. Tenant du despotisme
éclairé, il s'efforça de rénover le pays avec l'aide de Pedro d'Aranda et de Floridablanca.
[7] Don Juan Alvarez de Colménar, Les Délices de l'Espagne et du Portugal, Leid, 1707 ; Abbé Jean
de Vayrac, Etat présent de l'Espagne, où l'on voit une géographique historique du pays, Paris, 1718.
[8] Aujourd'hui orthographié Guadalajara.
[9] Ordre de la Merci : ordre religieux fondé en 1218, à Barcelone, par Pierre Nolasque et Raimond
de Penafort pour le rachat des chrétiens prisonniers des Maures. Il se compose d'abord de religieux
et de chevaliers qui s'illustrent dans la conquête des Baléares (1229) et de Valence (1238) ; à partir
de 1317, il devient un ordre clérical, assimilé en 1690 aux ordres mendiants.
[10] En effet, on attribue à César-François Cassini (1714-1784) la Carte de la France, composée de
180 feuilles, qui fut publiée au nom de l'Académie des Sciences (1744-1793), et qui offrait la
représentation la plus fidèle et la plus complète de la France.
Il ne put achever cette vaste entreprise ; son fils Jacques-Dominique Cassini la termina et en fit
hommage à l'Assemblée nationale en 1789.
[11] Dans une autre ébauche du journal, Pingré précise même : “un an trois mois dix-huit jours
dix-neuf heures et cinquante trois minutes”. Ms. 1803.
Ebauche d'une rédaction destinée à l'édition
VOYAGE à L'îLE DE RODRIGUE POUR OBSERVER
LE PASSAGE DE VéNUS DEVANT LE DISQUE DU SOLEIL.
Un ciel nouveau, une vaste étendue de mer, quelques petites îles d'un aspect assez
indifférent ; tels ont été les objets presque uniques qui se sont présentés à ma vue, dans le cours
d'un voyage d'environ huit mille lieues marines. Nous pénétrâmes le port de l'Orient le vendredi [7]
de janvier 1761, par un vent de [nord]-est assez faible, et qui continua [à] mollir. Le 10 au soir, nous
avions [fait] peu de chemin, toujours à la vue [de] dix ou douze vaisseaux dont plusieurs sans doute
étaient ennemis. Le vent étant devenu contraire, il fut résolu de profiter de la nuit pour regagner la
[terre]. Mais le vent variait et mollissait sans cesse : nous ne reconnûmes le voyage que le 12 vers
onze heures du matin. Nous étions alors chassés par un navire [que] nous jugions être un vaisseau
de guerre anglais. Un calme qui survint ne nous permettait pas de fuir mais il empêchait
pareillement l'ennemi de nous approcher.
Nous restâmes dans cette position jusque vers trois heures. Il s'éleva alors un bon vent frais
de nord-est, très favorable pour reprendre le chemin des Indes. Notre vaisseau le Comte d'Argenson
était commandé par le sieur Du Frêne Marion [1] , qui passe pour un officier expert, courageux,
sage, heureux. Il jugea qu'il ne restait plus assez de jour pour que le navire ennemi pût nous
joindre. Pour lui faire prendre le change, il nous fit en quelque sorte lutter contre le vent jusqu'à la
nuit ; notre manoeuvre décelait des gens qui ne soupiraient qu'après la terre, et ce n'était plus
l'intention de notre capitaine de la regagner : à la nuit close, il fit virer de bord, et le lendemain
matin, nous nous trouvâmes hors de la vue de tout ennemi.
Il ne nous arriva rien de remarquable jusqu'aux îles du Cap Vert. Nous avions reconnu en
passant les îles de Palme et de Fer.
Le 29 de janvier nous avions passé par la latitude des plus septentrionales d'entre les îles du
Cap Vert, sans en reconnaître aucune. Quel fut notre étonnement le 30, lorsqu'au point du jour
nous nous trouvâmes presque sur l'île de Saint-Yago [2] , la principale de ces îles ! Le danger que
nous courûmes cette nuit ne nous frappa que [médiocrement] : il était passé, lorsque nous nous en
aperçûmes. Nous n'en rejetâmes [nullement] la faute sur l'impéritie de notre capitaine, mais sur
l'imperfection des [cartes] que l'on met entre les mains de nos marins pour les diriger dans leur
navigation.
[Le 9] de février, à une heure trois quarts du soir, par la latitude de deux degrés
quarante-deux minutes nord et par un temps calme, le thermomètre de M. de Réaumur était à [
] degrés deux tiers au dessus du terme de décongélation : c'est la plus grande hauteur qu'il ait
atteint durant tout le cours de mon voyage. Nous avancions [lentement] à petites journées, vu les
calmes [affluents], presque inévitables dans ces [parages]. Nous passâmes la ligne le 14, et on fit le
même jour l'impertinente cérémonie que les marins qualifient du nom de baptême. Nous entrâmes
le premier d'avril sur le banc des aiguilles, et nous en sortîmes [ ] du même mois. Notre
navigation a été jusque-là fort heureuse : nous ne [ ] qu'après notre île de Rodrigue, [ ].
Monsieur Marion avait ordre de nous [descendre] en passant, les navigateurs ayant coutume de
reconnaître cette île avant d'aborder à celle de France. C'était [ce que] nous nous proposions : un
capitaine de la compagnie en disposa autrement. Il se nomme Blain des Cormiers, il revenait du
Cap de Bonne Espérance sur le vaisseau le Lys qu'il commandait ; inférieur à M. Marion en talents
et en réputation, il était malheureusement son supérieur, par droit d'ancienneté. Il usa de ce droit,
ou plutôt il en abusa à notre égard. Nous le rencontrâmes le huit d'avril : il se fit reconnaître, on
s'approcha, on se parla, enfin on se rendit visite. Le sieur Blain fit signifier à notre capitaine que sa
volonté était que les deux vaisseaux fissent route de conserve, jusqu'à l'île de France, que pour ce
qui regardait l'île de Rodrigue, ce n'était point son intention d'y passer, que si nous nous
plaignions, il était facile de nous imposer silence, en nous jetant à la mer. Monsieur Marion ne
jugea point à propos d'exécuter ce dernier ordre, mais il crut qu'il était de son devoir d'accéder aux
autres, d'autant plus que le sieur Blain n'avait pas appréhendé de les coucher par écrit, se
chargeant des suites vis-à-vis du gouvernement de l'île de France.
Nous fîmes des représentations, des protestations, des sommations : tout fut inutile. Le 4 de
mai, au matin, nous n'étions, selon notre estime qu'à quinze ou dix-huit lieues de notre île désirée :
nous passâmes sans la reconnaître, et le 6 au soir nous [mouillâmes] heureusement dans le port de
l'île de France. Je ne mis pied à terre que le 7 au matin. Je fus rendre visite à M. des Forges,
gouverneur de l'île. Le sieur Blain avait déjà été vivement réprimandé de sa hardiesse. M. le Marquis
de l'Eguille, chef d'escadre, et commandant du port, et M. des Forges, donnèrent les ordres
nécessaires pour que la Mignonne se trouvât prête à partir dès le lendemain pour Rodrigue sous la
conduite de M. Robineau des Moulières. Il n'y avait point de temps à perdre : la distance entre les
deux îles n'est guère que de 120 lieues, mais le vent qui y souffle constamment de l'est ou du
[sud]-est ne permet pas de faire le trajet en droiture : il faut faire un long circuit qui excède
quelquefois mille lieues marines. Nous fûmes favorisés : nous en fûmes quittes pour sept à huit
cents lieues. Nous avions appareillé le vendredi 8 mai et nous mouillâmes à Rodrigue le 28 au [soir].
Ce trajet est quelquefois de cinq ou six semaines.
Rodrigue est une petite île de la mer des Indes dont la longueur est, de l'est-nord-est à
l'ouest-sud-ouest, d'environ quinze mille toises, sur cinq mille de largeur. Le lieu où nous fîmes nos
observations était sur la côte septentrionale de l'île, à cinq mille toises environ de la pointe la plus
orientale ; par dix-neuf degrés quarante minutes quarante secondes de latitude sud et par soixante
degrés [ ] minutes, [ ] seconde à l'est du méridien de Paris.
Cette île est presque entièrement couverte de bois, absolument inculte d'ailleurs : il y a des
palmiers, des lataniers, des vacouas, des orangers, des citronniers, des cocotiers, du bois d'ébène,
d'un bois excellent pour la construction des navires auquel on a donné le nom de bois puant, vu
l'odeur qu'il exhale lorsqu'il est encore vert, des pignons d'Indes, des corallodendrum, du bois de
gayac, une espèce de benjoin, etc. Entre les plantes, j'y ai remarqué des ananas, des capillaires et
des scolopendres de toute espèce : il y en a sur les arbres dont les feuilles ont huit à dix pieds de
longueur. La terre de cette île m'a paru très propre à la culture. On n'y connaît que deux plantes
malfaisantes : l'une est une espèce d'arbrisseau dont on n'a pu me dire le nom ; je ne l'ai point vu
en fleurs ; le tronc est environ de la grosseur du bras, les branches s'attachent aux arbres ou aux
arbrisseaux voisins ou pendent et rampent à terre ; les feuilles ressemblent à celles du citronnier,
excepté qu'elles sont un peu arrondies par leur extrémité supérieure, [qu'] elles n'ont point l'espèce
de talon que l'on remarque au bas des feuilles du citronnier. Le suc des feuilles, des racines, du
bois même de cet arbre, passe pour un poison très violent ; l'autre plante malfaisante est une
espèce de tithymale : le lait est jaune ; s'il s'en glisse dans les yeux, on perd la vue ; le lait de femme
est un remède unique mais [efficace] pour la recouvrer. L'eau de Rodrigue est bonne au goût, mais
minérale et [laxative]. Les pierres portent aussi [quelque] empreinte de fer : je n'y ai cependant pas
trouvé de mines. Mais les [ ] et les pierres ne me permettaient pas de visiter l'île ainsi que je
l'aurais [souhaité]. Ces pierres portent plus généralement les caractères de la calcination. Il y en a
principalement sur les îlots voisins, tellement [calcinées] qu'elles en sont absolument friables. Leur
[couleur] est noire, leur substance assez souvent [spongieuse] : il y a beaucoup d'apparence que
cette île a été un volcan [3] .
Les habitants les plus nombreux de l'île Rodrigue sont les tortues, les rats et les
tourlouroux. Le nombre de tortues [diminue] : c'est pour n'en pas détruire absolument l'espèce
qu'on laisse cette [terre] absolument inculte. Plus elle se peuplerait d'hommes, plus elle se
dépeuplerait de tortues. La chair de la tortue de terre est extrêmement saine ; elle a fait presque
notre unique nourriture durant trois mois et demi : je n'en étais point encore dégoûté. Elle passe
pour un remède souverain contre le scorbut et les autres maladies de la mer. En conséquence, le
gouverneur de l'île de France entretient à Rodrigue une douzaine de Noirs sous le commandement
d'un officier blanc. Le soin unique de ces Noirs est de rassembler la tortue de toutes les parties de
l'île ; on l'enferme dans un parc et M. le gouverneur de l'île de France envoie tous les deux ou trois
mois une corvette pour transporter la provision dans son île : c'est l'unique secours que l'on se
propose de retirer de la possession de Rodrigue. Ces tortues sont destinées pour l'hôpital,
c'est-à-dire pour les malades de l'île de France, mais, dit-on, les chefs de cette île sont toujours
malades à l'arrivée de la corvette.
Les rats sont un fléau de l'île Rodrigue ainsi que de celle de France et de Bourbon. La race
en a sans doute été apportée par les premiers vaisseaux qui ont abordé à ces îles et cette race s'est
prodigieusement multipliée. Linge, habits, livres, papiers, rien n'était à l'abri de la dent destructive
de ces animaux malfaisants. Le mouvement même de mes pendules n'était point en sûreté contre
leurs excursions. Je ne parle point du sabbat continuel qu'ils me faisaient toute la nuit, ni du
sabbat réciproque qu'ils me contraignaient à faire pour les mettre en fuite. Ils étaient en si grand
nombre qu'on les [enfilait] quelquefois à la pointe de [l'épée].
Les tourlouroux sont une espèce de [crabes] qui vivent en terre, qui s'écartent cependant peu
du bord de la mer ; ce sont les taupes de Rodrigue : ils minent la terre en dessous. Si la [route]
superficielle vient à manquer sous les pieds, la jambe s'enfonce jusqu'au genou, au risque de se
casser ; il faut être sur ses gardes lorsque l'on traverse les lieux de leur habitation.
Il n'y a point d'animal venimeux à Rodrigue. Le plus dangereux est le scorpion, mais on
néglige sans inconvénient sa piqûre : elle est douloureuse, mais elle n'a point de suite fâcheuse.
Les îlots qui entourent Rodrigue vers l'ouest et le sud sont habités par un nombre prodigieux
d'oiseaux-pêcheurs de toute espèce, tels que les fous, les frégates, les goélettes grises et blanches,
les pailles-en-queue. Lorsque nous allions leur rendre visite, ils s'élevaient comme un nuage et
nous dérobaient la clarté du soleil. Nous nous y sommes trouvés dans le temps de leur ponte. Ces
oiseaux ne nichent point, ils déposent leurs oeufs par terre et les y couvent sans aucun autre
préparatif. Nous ne marchions sur ces îles qu'avec la plus grande précaution, sans cela nous
n'aurions pu faire un pas sans écraser quelque oeuf ou quelque petit nouvellement éclos. Je n'ai
jamais vu de basse-cour si vaste et si bien fournie. La chair de ces oiseaux n'est pas bonne à
manger, si l'on en excepte un seul plus gros, mais beaucoup plus rare que les autres : son cri lui a
fait donner le nom de boeuf. Sa taille égale presque celle de l'oie, sa chair ressemble assez pour la
couleur et pour le goût à celle du canard sauvage. Elle est cependant plus dure, mais peut-être
aurait-elle été plus tendre, si nous l'eussions conservée deux ou trois jours.
Sur l'île même de Rodrigue, je n'ai vu que trois sortes d'oiseaux : la chauve-souris —si
cependant on peut donner le nom d'oiseau à cet animal— ressemble à ces chauves-souris
européennes. Leur grosseur est prodigieuse : j'en ai vues dont les ailes étendues atteignaient
presque la longueur d'une toise. Leur corps est aussi gros, mais plus long que celui d'un pigeon.
Elles habitent les [montagnes] ; leur nourriture diffère probablement de celle de nos chauves-souris.
On les regarde aux Indes comme un mets délicieux. Nonobstant la répugnance que le nom seul de
ces animaux m'inspirait, j'en ai mangé et je les ai trouvés d'un goût assez agréable. Elles sont fort
grasses ; il y a même un temps où leur graisse est si abondante qu'elles en deviennent fades : on
s'abstient alors d'en manger.
Les perruches ont été, je crois, plus abondantes à Rodrigue qu'elles ne le sont maintenant.
Leur plumage est entièrement vert, la chair de ces animaux est très délicate.
Enfin, on trouve dans les bois un oiseau plus petit que le chardonneret auquel il ressemble
d'ailleurs assez par les couleurs de son plumage ; il a un chant assez doux mais peu continu ; il
n'est point farouche : il vient à la voix qui l'appelle. Il s'approche jusqu'à la portée de la main, [mais]
il s'écarte au moindre geste.
On prétend qu'il y a encore quelques [solitaires] à Rodrigue.
L'air de Rodrigue est très pur. Le ciel y était autrefois perpétuellement [serein], depuis le
commencement d'avril jusqu'en décembre, et c'était une des raisons qui avait déterminé l'académie
sur le choix de cette île pour y faire observer le passage de Vénus. Mais cette sérénité s'est démentie
en 1760 et en 1761. M. de Séligni, officier de la Compagnie, d'un mérite et d'un génie
universellement avoués par tous ceux qui le connaissent, conjecture que ce changement pourrait
être occasionné par le violent ouragan que l'on a essuyé dans ces mers la nuit du 27 au 28 de
janvier 1760. Je me contente de certifier le fait sans approfondir la cause. De cent quatre jours que
j'ai passés sur cette île, onze seulement ont été exempts de pluie. Il est vrai que, pour l'ordinaire, la
pluie et le beau temps se succèdent avec la plus grande promptitude. La plus grande hauteur
du thermomètre que j'ai observée à Rodrigue a été de vingt-quatre degrés le 11, le 18 et le 21 juin,
ce dernier jour était précisément celui du solstice d'hiver.
Le 9 et le 24 d'août, au lever du soleil, le thermomètre n'était qu'à seize degrés au-dessus de
la congélation, et c'est probablement la moindre hauteur à laquelle il serait parvenu à Rodrigue
durant tout le cours de l'année 1761.
Rodrigue est entouré de récifs qui s'étendent en quelques endroits jusqu'à deux lieues en
mer. En conséquence, cette île est d'un accès difficile. Le fond de la mer, tant sur les récifs que dans
la rade, est presque entièrement de corail, ce qui rend le mouillage extrêmement dangereux ; il y a
cependant quelques fonds de sable, mais il faut les connaître, autrement on risque de perdre ses
ancres et d'être jeté par les courants sur les récifs. Il y a deux ports : le premier, situé au nord
nord-ouest de l'île, était le seul fréquenté, mais il n'est [accessible] qu'aux corvettes et autres petits
bâtiments. Le second port est au sud de [l'île] ; il est assez large pour que des gros vaisseaux
puissent y entrer. Je l'ai parcouru la sonde à la main et je n'y ai pas trouvé moins de douze brasses
d'eau. Il s'avance d'environ une demi-[lieue] entre la terre et les récifs. [Une petite] île placée vers
son embouchure pourrait [servir] à en défendre l'entrée à tout [vaisseau] ennemi. Nos navires n'y
ont cependant point abordé jusqu'à présent. [L'abord] en est très faible mais le vent de sud-est qui y
règne presque toujours ne permettrait point, dit-on, d'en sortir.
Il m'a paru qu'on pouvait se touer jusqu'à l'entrée du port et que de-là rien n'empêchait [de
se porter] au sud-ouest ou même à l'est-sud-ouest, route excellente pour [contourner] l'île Rodrigue
et tous ces récifs.
Et en effet, le 15 septembre, huit jours après notre départ de Rodrigue, une escadre anglaise
est entrée sans peine dans ce port. Les vaisseaux qui la composaient en sortaient pour croiser ; ils y
rentraient. Ils l'ont enfin abandonné pour la dernière fois le 25 décembre. J'ignore qu'ils aient
éprouvé quelque obstacle de la part du vent du sud-est.
Les jours de nouvelle et pleine lune, la haute mer est entre une heure et une heure [un]
quart : les eaux montent d'environ [ ] pieds.
Nous avons profité souvent des basses [mers] vers le temps des nouvelles et pleines lunes
pour visiter les récifs ; j'ai examiné attentivement à la loupe le corail que j'arrachais du fond de l'eau
: je n'y ai remarqué aucun signe de mouvement.
La mer à Rodrigue est extrêmement poissonneuse : presque tous ses poissons diffèrent des
nôtres et pour la forme et pour le goût.
Le capitaine ressemble assez à la brême, il est plus épais ; on le sale, c'est la morue du pays
et l'unique commerce de Rodrigue. On donne aux autres poissons les noms de capucins,
chirurgiens, vieilles, bananes, etc. Les pêches-madames sont les plus délicats de tous : leur goût
paraît un mélange de ceux du merlan et de la vive. Il y a des mulets, des lubines, des poules de mer.
Les raies y sont très grosses ; j'en rapportais une queue qui avait près de huit pieds de longueur.
Presque tous ces poissons deviennent poisons lorsque le corail est en fleur, je me sers de
l'expression du pays. Aussi, de trois mille quarante hommes qui étaient sur l'escadre anglaise, il en
a péri près de quinze cents par des maladies qu'on a attribuées à l'usage du poisson qui s'est nourri
de la fleur du corail.
Outre le poisson de mer, les rivières ou les ruisseaux de Rodrigue fournissent des poissons
d'eau douce qui ne sont point sujets à devenir poisons. Les principaux sont les anguilles, les
lubines et les mules d'eau douce, que l'on
préfère à ceux des mers, les cabots, et les carpes ; ce dernier poisson est très bon, mais il ne
ressemble à nos carpes que par la figure extérieure.
Les huîtres de Rodrigue sont d'un goût délicat ; leur chair est jaune, leur écaille très difficle
à ouvrir, parce qu'elle est dentelée. J'y ai vu de ces grosses huîtres dont on connaît les coquilles
sous le nom d'imbricata.
Il y a beaucoup de crabes ou pouparts, des langoustes, que l'on déshonore en leur donnant
le nom de houmar [4] , des coquillages de plusieurs autres espèces. Il ne manquait en ce lieu
qu'une compagnie qui pût remplir agréablement les intervalles de nos observations et de nos
études.
M. de Puvigné avait alors le commandement de cette île. Sans étude et presque sans
éducation, cet officier a [tous] les sentiments d'honneur et de probité [que] peut donner une haute
naissance : aussi la sienne ne le fait point rougir. Il nous reçut très bien et nous a logés et nourris
pendant tout le séjour que nous avons fait sur cette île. Le logement, il est vrai, n'était ni spacieux,
ni orné : nos instruments, nos pendules étaient exposés à la poussière, au [vent], aux insultes des
animaux, ils n'étaient pas [ ] en toute sûreté contre la pluie.
Mais M. de Puvigné nous procurait tout ce qui pouvait dépendre de lui : nous ne pouvions
équitablement en exiger davantage. Les premiers jours furent occupés aux préparatifs de notre
observation : nous n'avions pas de temps à perdre.
Tout fut prêt dans les premiers jours de juin par les soins surtout de M. Thuillier, professeur
de mathématiques, excellent géomètre et initié dans les connaissances astronomiques, que
l'Académie avait nommé pour m'accompa-gner en qualité d'adjoint dans ce voyage. Nous étions sur
pied, le 6, dès cinq heures du matin : il faisait encore nuit, le soleil ne devait se lever qu'à six heures
trente quatre minutes ; nous étions aux jours les plus courts de l'année. Le temps était couvert
surtout à l'orient ; il pleuvait même. Cependant, à six heures quarante-cinq minutes
cinquante-deux secondes, le soleil s'étant découvert un instant, je vis que Vénus était entièrement
entrée sur le disque du soleil. Son bord oriental pouvait être distant de celui du soleil d'environ le
quart du diamètre de Vénus ; c'est tout ce que je pus juger à la vue simple, car aussitôt, le soleil
rentra dans les nuages. Il en sortit un quart d'heure après et, jusqu'à huit heures et demie, nous
eûmes plusieurs intervalles lucides. Depuis huit heures et demie le ciel fut très serein jusqu'au
moment du contact intérieur des bords du soleil et de Vénus. Alors des nuages légers
commencèrent à ternir l'éclat du soleil.
Après l'éclipse, nous n'eûmes que le temps nécessaire pour mettre nos instruments à
couvert, et le ciel fondit en eau.
J'étais occupé à observer avec une lunette [de 18] pieds et un bon micromètre les distances
des bords les plus proches de Vénus et du soleil. M. Thuillier observait le passage des bords des
deux astres aux fil horizontal et vertical du quart de cercle. De mes observations il suit que la plus
courte distance apparente des astres du soleil et de Vénus a été de neuf minutes [ ] secondes ; le
contact intérieur des bords [pour] la sortie est arrivé à midi trente-six minutes [ ] secondes, ou
peut-être une seconde plus tôt. Ce contact s'est fait en un instant et avec la [promptitude] de l'éclair
: j'ai été surpris : je ne l'attendais pas sitôt. J'ai cru voir le dernier contact à midi cinquante-quatre
minutes [ ] secondes : mais un nuage survenu [alors] m'a empêché de m'en assurer. J'ai comparé
mon observation du contact [intérieur] avec celles qui ont été faites à Tobolsk, à Paris, à Greenwich,
à Stockholm, à Vpsal, à St Pertersbourg, à Cajanbourg ; j'ai calculé la longitude de plusieurs de ces
villes dans la précision la plus rigoureuse ; j'ai réitéré la comparaison de toutes ces observations
avec celles du Cap de Bonne Espérance et le résultat de mes immenses calculs est que la parallaxe
horizontale du soleil est de [ ] secondes. C'est la détermination à laquelle je pense qu'il faut s'en
tenir.
Nous sommes restés le reste du mois à Rodrigue, pour assurer la longitude du lieu où nous
avions observé, précaution essentielle pour que notre observation pût être de quelque utilité. Nous
ne nous attendions point à l'aubade qui nous était préparée pour le 29 dudit mois. Au matin, nous
entendîmes quelques coups de canon qui nous annonçaient l'arrivée d'un navire qui parut bientôt
sous le pavillon hollandais.
Arrivé à la portée du canon, ce navire arbore pavillon anglais ; on lui envoie de la Mignonne
des dragées du poids de deux livres, nous lui en envoyions de terre du poids d'une livre. Il nous
répond par des boulets de douze. Il fut bientôt maître de la Mignonne : la partie n'était point égale.
Sur les deux heures après midi, les ennemis firent une descente sur l'île, au nombre de
trente ou quarante. M. de Puvigné avait rassemblé près de lui des Noirs, des matelots, et quelques
officiers de la Mignonne et de l'Oiseau, autre corvette qui était arrivée depuis deux jours ; il fut
bientôt abandonné seul avec ses officiers et le pavillon du port fut amené par les fuyards sans son
ordre. Il fallut se rendre : les Anglais ravagèrent l'île, mirent le feu au mât de pavillon, détruisirent
une image de batterie élevée sur le port, brûlèrent l'Oiseau, sans nous donner le temps d'en
[retirer] cinq milliers de riz et une barrique de vin, provisions qui nous devenaient absolument
nécessaires. Enfin, contre la teneur d'un passeport de l'amirauté d'Angleterre sur lequel il leur était
défendu de me molester ni dans ma personne ni dans mes effets, ils emmenèrent la Mignonne,
corvette qui n'avait été dépêchée de l'île de France que pour me conduire à Rodrigue, et ils nous
laissèrent sur cette île sans aucun secours pour en sortir, sans vin, presque sans [pain],
abandonnés à la merci de la providence et absolument incertains du [sort] qui nous était réservé.
C'est dans cet état que nous avons été depuis la [fin] de juin jusqu'au 6 septembre. [Qu'ennuyés] de
ce disgrâcieux séjour, [nous] faisions sérieusement travailler à [une] chaloupe, sur laquelle nous
nous [proposions] de regagner l'île de France.
Toutes les levées étaient déjà faites, et le 6 de septembre, au matin, on était dans le bois
pour choisir l'arbre qui devait nous servir de quille. Des coups de canons, plus gracieux que ceux
que nous avions entendus le 29 de juin, nous rassemblèrent sur le port : on aperçut et l'on
reconnut bientôt le Volant, corvette de l'île de France, qui venait chercher sa cargaison accoutumée
de tortues. Nous nous embarquâmes le 8 sur cette corvette et nous mouillâmes heureusement le 12
au port de l'île de France.
[1] Marion Dufresne .
[2] Santiago.
[3] Rodrigue, comme les deux autres îles des Mascareignes, a une origine volcanique. Surgie des
abysses, sous l'effet de gigantesques éruptions sous-marines, elle n'aurait pas plus de 1,5 millions
d'années.
[4] Homard