Edition critique du Voyage à Rodrigue (1761-1762) d'Alexandre-Guy Pingré

 

Introduction (4)

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© - Sophie Hoarau et Marie-Paule Janiçon - Édition critique du Voyage à Rodrigue (1761-1762) d'Alexandre-Louis Pingré - Mémoire de Maîtrise 1992 sous la direction du Professeur J.M. Racault.

 

IV. LA RELATION DE PINGRE: UN JALON NECESSAIRE DANS L’HISTOIRE DES MASCAREIGNES.

 

Aventures scientifiques, maritimes, exotiques, tout se trouva consigné dans un journal tenu quotidiennement.

A l'instar des voyageurs des XVIIème et XVIIIème siècles, le chanoine, pour rendre compte de son expérience, usa d'un genre littéraire mis à la mode par le développement de la navigation : la relation de voyage. 

En Europe, de nombreux naturalistes se lançaient dans des périples fructueux. On trouvait parmi eux un bon nombre de religieux ou de missionnaires. Outre l'aventure, leurs récits de voyages peuvent être considérés comme un apport important à la culture européenne des XVIIIème et XIXème siècles.

A partir de 1748, l'abbé Prévost composa une Histoire Générale des Voyages, qui rassembla et résuma les récits de ces nombreux voyageurs. Ces relations fournirent, d'une part, des éléments narratifs à la littérature, et, d'autre part, elles contribuèrent à installer en Occident une conception de la relativité universelle.

Dès le XVIIème siècle, la route maritime des Indes orientales attira des visiteurs soucieux de ramener à leurs contemporains une description exhaustive de ces contrées lointaines et exotiques.

Le 20 mars 1668, le "chirurgien navigan" briard Gabriel Dellon[1] (1649­-1709), embarqué sur un vaisseau de la Compagnie des Indes, commença le journal de son expédition aux Indes. En 1685, ce récit fut publié à Amsterdam sous le titre Relation d'un Voyage fait aux Indes orientales, où il avait décrit les îles de Bourbon et de Madagascar, Surate, Côte de Malabar, Calicut, etc. Dans un récit organisé avec une tendance encyclopédiste, on trouve l'histoire des plantes et des animaux ainsi qu' un traité des maladies particulières aux pays orientaux. Journal-reportage, la relation de Dellon retraçait les étapes nécessaires du voyage vers les Indes, dessinant un itinéraire-type : le port de l'Orient, les îles des Canaries, du Cap-Vert, de l'Ascension et de Sainte-Hélène, le Cap de Bonne-­Espérance, les Mascareignes, etc.

Presque un siècle plus tard, l'astronome Pingré emprunta les mêmes étapes.

En 1761, son expédition astronomique s'effectua dans un contexte qui se caractérisait principalement par l'intérêt nouveau des "sçavans", (dénomination alors en usage) pour les Mascareignes.

 

Les "sçavans" aux Îles.

 

Jusque-là, seuls les aventuriers ou spéculateurs fréquentaient les îles de manière assidue. A partir de la seconde moitié du XVIlème siècle, l'intérêt scientifique pour ces haltes de la route des Indes se précisa. On peut citer entre autres "sçavans" : Pierre Poivre, Fusée-Aublet, d'Après de Mannevillette, l'abbé de la Caille, etc.

Ce fut le botaniste Pierre Poivre qui inaugura ce mouvement scientifique. Amené pour la première fois à l'île de France par Mahé de Labourdonnais en 1746, il conçut, quelques années plus tard, le projet d'importer des arbres à épices dans les Mascareignes, lieux qui lui paraissaient propices à cette culture. En 1756, il rentra en France pour être reçu à l'Académie des Sciences ; il revint à Port-Louis en 1767 et fut nommé Intendant général des îles-soeurs. Son absence des Mascareignes lors de la visite de Pingré justifie peut-être son absence du manuscrit.

En revanche, l'astronome rencontra à l'île de France un autre illustre botaniste, ennemi du premier, Fusée-Aublet. En 1753, celuî-ci fut envoyé par le ministre de la Marine à titre de botaniste et de premier apothicaire-compositeur de la Compagnie des Indes à l'île de France.

D'Après de Mannevillette, l'auteur du Neptune oriental, collection de cartes des mers de lOrient, arriva à l'île de France en 1751. Il "détermina avec précision la position et la figure de l'île"[2]. En rentrant, il s'arrêta au Cap où il soumit ses observations à La Caille qui vint les confirmer deux ans plus tard.

Du 13 juillet au 28 septembre 1753, cet astronome séjourna à l'île de France où il effectua, le premier, une triangulation complète de l'île et répertoria sa flore et sa faune. En 1762, il publia ses notes dans son journal historique. La carte établie sur ses calculs, par Bellin, en 1763, constitue la première carte exacte de cette île.

En 1761, le transit de Vénus fut à l'origine du voyage des astronomes Pingré et le Gentil de la Galaisière. Ce dernier, nous le rappelons, avait quitté Brest le 26 mars 1760 avec l’espoir d'établir sa station d'observation dans la colonie française de Pondichéry. A son arrivée à l'île de France, il apprit que

Pondichéry était assiégée ; son observation s'avérant compromise, il lui restait la solution de se rendre à Rodrigue, mais la chance lui fit défaut : c'est à bord d'un vaisseau qu'il observa Vénus. Le temps était clair mais il ne put faire de sérieuses observations scientifiques. Comme il apprit à ce moment que Pingré était à Rodrigue, il dit: "je souhaite qu'il ait été plus heureux que moi"[3].

Ne voulant pas rentrer bredouille, le Gentil décida de prolonger son séjour dans les Mascareignes et d'attendre le passage de Vénus de 1769. Il occupa ses huit années par des comptes-rendus multiples d'ordre géographique, nautique, zoologique, botanique, à propos des Mascareignes, de Madagascar, des Philippines, de Manille, etc. Un document assez volumineux regroupa ses diverses observations : Voyage dans les mers de l'Inde fait par ordre du Roi à l'occasion du passage de Vénus sur le disque du soleil, (Paris 1779-1781).

Tout comme le Gentil de la Galaisière après son rendez-vous manqué avec Vénus, le chanoine rendra compte de son expédition dans un ouvrage tout aussi volumineux, mais celui-ci est demeuré malheureusement inconnu jusqu'ici.

Dès l'appareillage du Comte d'Argenson à l'Orient, son récit affiche indiscutablement un caractère scientifique.

A bord du vaisseau, nous l'avons vu, il a tenté de concourir au progrès de la navigation grâce à des relevés de température, à des calculs de distance, de latitude, de longitude, cette dernière faisait à l'époque l'objet d'une estime.

Lors de ses incursions terrestres, grâce au dépouillement d'une impressionnante bibliographie, qu'il corroborait très souvent par ses propres observations, Pingré procéda de manière méthodique : l'histoire, somme toute récente, des trois îles est retracée depuis leur découverte, le cadre géographique et climatique exposé, la flore et la zoologie répertoriées et décrites à la manière d'un botaniste. Son assistant, Thuillier, fut d'ailleurs chargé par Buffon, le célèbre naturaliste français, de lui ramener des spécimens de flore et de faune, aussi bien pour l'étude que pour le jardin du roi.

Véritable documentaire, le manuscrit de l'astronome pourrait bien remettre en question la date d'introduction de certaines plantes des Mascareignes. En effet, l'histoire des végétaux de ces îles nous apprend que des plantes telles que le manguier, l'anone, etc., ont été introduites à une date postérieure à 1761 ; or Voyage à Rodrigue atteste déjà la présence de ces plantes. Ce témoignage pourrait ainsi apporter un nouvel éclairage sur l'histoire de certaines plantes.

 

Pour une meilleure connaissance de Rodrigue au début de son peuplement.

 

A Rodrigue, où ils accostèrent le 28 mai 1761, il restait à Pingré et à son assistant neuf jours pour préparer l'observation du transit de Vénus. En dépit des mauvaises conditions climatiques, l'astronome put faire quelques calculs ; il est néanmoins peu prolixe sur ce sujet qui était à l'origine de son expédition. Dans les jours qui suivirent, "nous sommes restés le reste du mois à Rodrigue pour assurer la longitude du lieu,où nous avions observé, précaution essentielle, pour que notre observation pût être de quelque utilité", souligne-t-il dans l'annexe de son journal. Mais, là encore, le second objectif ne fait pas l'objet d'un rapport particulier.

Le 29 mai, un navire anglais vint prolonger ce séjour. Après avoir pillé l'île, les "trente ou quarante [ennemis]" brûlèrent la corvette l'Oiseau et emmenèrent la Mignonne, autre corvette dépêchée de l'île de France pour conduire les scientifiques à Rodrigue, condamnant nos voyageurs à y rester prisonniers. Ce ne fut que le 8 septembre, soit cent quatre jours après leur arrivée, qu'ils purent quitter Rodrigue à bord de la corvette le Volant.

Ce long et "disgracieux" séjour permit de faire un état des lieux qui occupe une centaine de pages, soit plus d'un tiers du manuscrit. La nature généreuse de l'île, hélas aujourd'hui disparue, apparaît comme la première caractéristique retenue par le visiteur.

En regard de la situation actuelle de l'île, ce témoignage offre un complément historique indispensable à la figure de référence incarnée par François Leguat.

Le ler mai 1691, le huguenot François Leguat et ses compagnons débarquèrent dans la petite île alors nommée Diego Ruis, ils l'occupèrent durant deux ans. De cette expédition, Leguat rapporta un livre, Voyage et Aventures de François Leguat et de ses compagnons en deux îles désertes des Indes orientales. Avec la relation des choses les plus remarquables qu'ils ont observées dans l'île Maurice, à Batavia, au cap de Bonne-Espérance, dans l'île de Sainte-Hélène et en d'autres endroits de leur route, publié en 1707, ouvrage descriptif qui servit de guide à Pingré. Cependant cet ouvrage fut longtemps l'objet d'une controverse : récit authentique ou pur fruit de l'imagination, tel fut le sujet du débat. Aujourd'hui, grâce à des chercheurs tels que A. North-Coombes et J.M. Racault, l'authenticité du récit ne fait plus de doute. Le témoignage de Leguat donne une description paradisiaque de cette île encore déserte lors de son passage:

 

"L'air de Rodrigue est admirablement pur et sain, et une grande preuve de cela, c'est qu'aucun de nous n'y a été malade pendant les deux années du séjour. ( ) Il y a des vallons de la plus excellente terre qui soit au monde Les vallons sont couverts de palmiers, de lataniers, d'ébéniers et de beaucoup d'autres espèces d'arbres dont le branchage et le feuillage ne cèdent point en beauté à celui de nos plus beaux arbres d’Europe."[4]

 

Constat dithyrambique chez François Leguat et reportage encyclopédique chez Alexandre-Guy Pingré s'enchaînent pour combler une lacune de l'histoire rodriguaise et témoigner de la destruction engendrée par l'homme.

En effet, presque un siècle après le passage de Leguat, Pingré rend compte d'une période peu connue : les débuts du peuplement à Rodrigue. Il atteste la réalité décrite par le huguenot mais note déjà les nombreux changements occasionnés par le passage et la présence de l'homme. La dégradation de la terre paradisiaque s'annonce ainsi dans le manuscrit de l'astronome :

 

"[La familiarité des oiseaux n'est plus ce qu'elle était car] ces animaux innocents ne connaissaient point encore les hommes ; ils ont eu depuis le temps d'apprendre à se méfier de cette race traîtresse et meurtrière". "Le nombre de tortues diminue : c'est pour n'en pas détruire absolument l'espèce qu'on laisse cette terre absolument inculte. Plus elle se peuplerait d'hommes, plus elle se dépeuplerait de tortues".

 

Prévisions fatalement concrétisées puisque ce fut en 1804 que l'on vit, pour la dernière fois, une tortue rodriguaise vivante.

La tortue n'a malheureusement pas été la seule espèce vivante concernée par l'inconscience et l'avidité humaines. Les colonisateurs, d'une part, et, d'autre part, les Rodriguais, ont contribué à la déforestation de l'île, asséchant peu à peu des sources dont François Leguat faisait l'éloge

 

"Ces beaux ruisseaux ne tarissent point et quand on aurait disposé leur cours pour leur faire arroser tout ce petit pays à égales distances, il n'aurait pas été possible de mieux réussir[5] ».

 

Arpentant l'île dans tous les sens, Pingré fut le premier à en fixer les coordonnées et à en établir un véritable plan. Ceci semble d'autant plus important que Rodrigue constituait un jalon essentiel sur la route des Iles. En effet, au retour des Indes, les navigateurs qui empruntaient cet itinéraire appareillaient au plus tard en décembre ou début janvier et, profitant de la mousson d'hiver de l'Inde, ils visaient Rodrigue, repère marin, avant de mettre le cap sur les deux autres îles des Mascareignes.

A la manière d'un géographe, l'astronome dressa des tables climatiques où il nota avec minutie les relevés quotidiens de température, des vents, de la constitution de l'air. Par malheur, il eut aussi à relater l'événement malencontreux de la bataille navale contre les escadres de l'Angleterre dans une des anses rodriguaises qui gardera le nom d'Anse aux Anglais.

 

Deux colonies contrastées: l'île de France et l'île Bourbon.

 

De retour à l'île de France, le 12 septembre 1761, la description s'effectue suivant un processus analogue, mais cette fois l'étude s'annonce moins exhaustive :

 

"Je n'ai fait aucune autre observation à l'île de France, outre que je n'étais pas commodément logé pour en faire, M. l'abbé de la Caille avait séjourné plus longtemps que moi dans cette île et il était en état de décider tout ce qui pourrait la regarder. Cependant, comme la description qui en a été imprimée dans les Mémoires de l'Académie des Sciences, en l'année 1754, m'a paru un peu courte et susceptible d'additions intéressantes, je vais tâcher d'y suppléer, au moins en partie".

 

L'intérêt des informations recueillies par l'astronome durant son séjour d'un mois et cinq jours réside dans un rapport détaillé sur les espèces végétales et zoologiques, une présentation des habitants et de l'activité économique de l'île.

Arrivé à l'île Bourbon le 18 octobre 1761, il y séjourna pendant un mois. Comme à chacune de ses relâches maritimes, Pingré porta sur Bourbon un regard scrutateur qui revêt ici une importance particulière. En effet, les "sçavans" qui visitaient les Mascareignes avaient, jusqu'ici, tendance à privilégier l'île de France. Bourbon semble jouir des faveurs du chanoine qui lui octroie une description très flatteuse : la nature aussi bien que les hommes qui peuplaient cette terre bénéficièrent de sa bienveillance.

Par un procédé comparatif, l'île de France et l'île Bourbon sont mises en opposition. Les deux colonies, assez semblables dans leur statut, différaient totalement, selon Pingré, dans le fonctionnement de leur société. Le rapport de l'astronome fut préjudiciable à l'île de France. Dès le premier contact, l'image occidentale de l'île, investie d'une signification généralement paradisiaque, s’estompe.

 

"Lorsque nous sommes arrivés à l'île de France sur le Comte d'Argenson, nous préférions notre eau de l'Orient, toute vieille et toute jaune qu'elle était, à l'eau fraîche de l'île de France".

 

Colonie esclavagiste tout comme l'était Bourbon, l'île de France est la seule qui n'attire pas les indulgences de l'auteur. Certes, Pingré ne prône pas l'anti-esclavagisme comme le fait Bernardin de Saint-Pierre, quelques années plus tard, mais il souligne le rendement économique médiocre du système esclavagiste :

 

"La pioche supplée à la charrue et une centaine de Noirs font l'effet qu'on obtiendrait ailleurs à l'aide d'une demi-douzaine de boeufs et de chevaux ».

 

Quant aux habitants de l'île, Pingré les juge sévèrement en constatant que "l'appât du gain" était l'agent-moteur de leur société.

 

"Les colons sont presque tous des Européens qui se sont transportés à l'île de France dans la vue de s'enrichir [ ... ] Ainsi, l'on peut dire que la colonie, en général, n'est pas composée de gens riches, mais de gens qui aspirent à le devenir bientôt. Il est naturel que l'intérêt personnel soit la seule loi qui dirige les actions de tels colons, qu'il soit l'unique Dieu auquel tout doit être sacrifié. En effet, la culture des terres est dirigée selon le plan de l'intérêt personnel, les engagements contractés avec la Compagnie sont parfaitement oubliés".

 

Dans un tel contexte, les esclaves, en premier lieu, firent les frais de cette avarice

 

"J'ai vu, le 17 de septembre, [la nourriture préparée] par des esclaves : ils hachaient de la paille de riz à la porte d'une habitation. Je demandai à mon guide quel était le but de ces esclaves, ou de celui qui les mettait en oeuvre ; il me fut répondu que leur maître, Harpagon décidé, distribuait à ses esclaves, en un mois, autant de riz qu'il pouvait en consommer en un jour, que la nécessité de se sustenter les forçait de mêler de la paille hachée avec le grain, que cela était contraire aux lois, que ces lois étaient connues à l'île de France, mais que le respect qu'on leur portait n'était point poussé jusqu'à l'observation".

"On compte sur les magasins de la Compagnie pour le riz nécessaire à l'entretien des esclaves et, si cette réserve vient à manquer, on les nourrit de paille, on les laisse nus, on les force à devenir marrons ».

 

Ceux-ci étaient extrêment nombreux d'après le témoignage de Pingre :

 

"On estimait en 1761 [que les marrons] pouvaient être au nombre de huit cents".

 

Même la réglementation officielle instituée pour lutter contre les abus ne suscita aucune sympathie de la part de Pingré.

 

"Pour contenir les Noirs esclaves dans le respect qu'ils doivent à leurs maîtres, et peut-être aussi pour leur persuader qu'ils sont d'une nature inférieure à la nôtre, on a établi une suite d'ordonnances que l'on appelle le Code Noir".

Ainsi, l'île de France vue par Pingré n'avait rien d'un paradis terrestre ; en revanche, à Bourbon il en est tout autrement. Soumise également au système esclavagiste, l'île ne semblait pas offrir de situations conflictuelles. La présence des Noirs est à peine signalée dans la narration, ces derniers faisaient partie intégrante de la société :

 

"[en 1761, l'île compte] environ 20 000 âmes, dont 4 à 5 000 Blancs, les autres Noirs".

"Le nombre des marrons [...] est très petit à Bourbon. Les Créoles font une bonne guerre aux marrons [...]. Une dernière raison qui rend ici les marrons plus rares qu'à l'île de France est qu'on ne fait pas manger de paille aux esclaves ; ils sont mieux avec leur maître que dans les forêts. Il s'en échappe cependant quelques-uns de temps en temps ; le nom de la liberté plaît partout".

Dotée d'une image quasi-utopique, Bourbon qui, le plus souvent était délaissée par les autorités, au profit de l'île de France, retrouve ici ses lettres de noblesse. Ile-grenier des Mascareignes, elle requit toute l'attention de l'astronome.

 

"L'île de Bourbon n'est pas seulement fertile en grains et en fruits ; elle abonde pareillement en bestiaux et en volailles. Aussi, c'est à Bourbon que les vaisseaux qui reviennent en France vont faire leurs provisions. Je me contente de dire que l'établissement d'un bon port à Bourbon ferait de cette île un des meilleurs entrepôts que l'Europe pourrait désirer pour son commerce des Indes".

 

Tout comme la terre de Bourbon, le peuple qui l'habitait entretenait une sérénité qui faisait défaut à l'île de France.

 

"Les habitants de Bourbon y sont nés pour la plupart, et ils comptent y mourir. Ils regardent Bourbon comme leur véritable patrie, en conséquence ils sont affectionnés à leur île. Le luxe n'a point pénétré chez eux, la simplicité des moeurs de nos ancêtres semble faire leur caractère distinctif. Une vie tranquille, une subsistance honnête, l'éducation de leur famille, l'acquit des engagements qu'ils ont contractés avec la Compagnie, voilà le plus haut terme de leurs désirs. Ils sont ordinairement accomplis, parce qu'ils sont réglés sur la modération et l'équité. Ce caractère n'est pas particulier aux Créoles ; les Français habitués à Bourbon le contractent aisément ; on le reconnaît même dans plusieurs des principaux de l'île".

 

De toute évidence, l'observateur de 1761 atteste d'un thème souvent présent dans les relations du XVIIIème siècle : l'utopie bourbonnaise.

L'île Bourbon, négligée, comme on l'a dit ci-dessus, par les instances gouvernementales, semble néanmoins répondre à la curiosité exotique des Occidentaux. Sa fonction d'île nourricière, dotée d'un peuple aux moeurs paisibles, comblent les visiteurs des Mascareignes et participent à l'idée d'utopie de l'hémisphère sud.


[1] . Voir sur ce site, page Auteurs.

[2] A. Toussaint, Histoire des iles Mascareignes, Ed. Berger-Levrault, Paris, 1772, p. 67.

[3] Le Gentil de la Calaisière, Voyage dans les mers de l'Inde fait par ordre du Roi à l'occasion du passage de Vénus sur le disque du Soleil, Paris, 1779-1781

[4] F. Leguat, Aventures aux Mascareignes, Ed. La Découverte, Paris, 1984, p. 84

[5] Ibid.

 

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