© - Sophie Hoarau et Marie-Paule Janiçon - Edition critique du Voyage à Rodrigue (1761-1762) d'Alexandre-Louis Pingré - Mémoire de Maîtrise 1992 sous la direction du Professeur J.M. Racault.

 

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DEUXIEME PARTIE

 

 

L'Ile Rodrigue

 

 

DESCRIPTION DE RODRIGUE

 

*Quel est le premier Européen qui a navigué vers Rodrigue ? En quel temps cette île a-t-elle été découverte ? Ce sont deux questions  qui, par bonheur, paraîtront fort peu intéressantes à mes lecteurs. J'en ai cherché inutilement la solution. L'île de Madagascar découverte en 1492 par les Portugais est probablement l'île Cerne dont Pline parle au 6ème livre de son Histoire n. 12. 36 ch. 31. A l'est de cette île on en rencontre trois petites disposées presque en ligne droite de l'ouest ; à l'est, en déclinant un peu au nord entre 21 degrés 15 minutes et 19 degrés 40 minutes de latitude méridionale. La première, nommée aujourd'hui île de Bourbon, est éloignée d'environ 125 lieues marines [1] de la côte la plus voisine de Madagascar. Les Portugais qui l'ont découverte lui avaient, dit-on, donné le nom de Mascareignas ; les plus anciennes cartes que j'ai consultées la nomme île de Sainte Apollonie [2] . Les Créoles de cette île l'appellent encore assez fréquemment île Mascarin.

A 165 lieues environ de l'île de Madagascar [3] , on trouve une seconde île, nommée par quelques anciens voyageurs, île du Cygne, par un grand nombre d'autres, Cerne ou Cirne. Ceux-ci se persuadaient que cette petite île ne différait point de l'île Cerne dont il est fait mention dans Pline et dans quelques autres anciens géographes. Quelques-uns enfin l'ont nommée Mascareigne, soit qu'ils l'aient confondue avec la précédente, soit que ce soit à cette seconde île que le nom de Mascareigne ait été primitivement appliqué. Les Hollandais y ayant abordé en 1598, [4] se l'approprièrent et lui donnèrent le nom de Maurice en l'honneur de Maurice de Nassau, leur stathouder . Ils l'abandonnèrent en 1712, et les Français s’y étant établis en 1721, ont substitué aux noms qu'elle avait portés jusqu'alors, celui d'île de France ; et c'est sous ce nom qu'elle est principalement connue aujourd'hui, quoique plusieurs navigateurs persistent encore à la désigner par son ancien nom de Maurice [5] .

Enfin à 280 lieues environ [6] de la côte orientale de Madagascar, on trouve une troisième île nommée Don Galopes dans plusieurs cartes gravées depuis le milieu du 16ème siècle. Cette île est certainement la même que dans le siècle suivant on a appelé île de Diego Ruiz ou Diego Roiz ou Diego Rodriguez ou enfin Rodrigue : c'est sous ce dernier nom qu'elle est généralement connue depuis un assez grand nombre d'années. Comme il est difficile de rencontrer ces îles en allant d'Europe ou d'Afrique aux Indes et qu'en revenant, il est très possible de n'en rencontrer qu'une, la confusion que l'on peut remarquer à leur égard dans les anciennes relations de voyages ne me paraît pas surprenante ; mais j'aurai désiré que l'auteur de la Nouvelle Collection Française des Voyages [7] n'eût pas confondu l'île Rodrigue avec l'île Mauricea, contre l'autorité de l'original anglais qu'il traduit ; qu'il n'eût pas décidé dans une note que c'est celle qu'on nomme aujourd'hui île de Bourbonb ; qu'enfin sur l'autorité de quelques voyageurs peu intelligents, il ne l'eût pas placée à 40 lieues environ à l'est de Madagascarc.

La première mention claire et expresse que je trouve de cette île sous le nom de Diego Roiz est faite dans la relation du voyage de Davis et de Michel Borne [8] en 1605d. Je n'ai pu découvrir quel est le Portugais qui lui a donné ce nom [9] .

A l'édition française des Voyages de Jean Hugues de Linschot [10] , imprimé à Amsterdam en 1619, on a joint un Routier des Indes trouvé dans les papiers de Linschot, mort en 1611. On y enseignea une route pour revenir des Indes en Europe, en reconnaissant, en chemin, l'île de Diego Rodrigue, et cette route est attribuée à un pilote Portugais nommé Vincent Rodrigue de Lagos. Mes recherches sur le temps où ce pilote avait voyagé ont été infructueuses. On pourrait même remonter jusqu'au voyage de l'amiral Harmansen [11] , Hollandais, en 1601, lequel voyage fait partie de la Collection des Voyages qui ont servi à l'établissement et aux progrès de la Compagnie (hollandaise) des Indes Orientales. Il y est fait mention d'une île autrefois nommée Diego Rodrigueb, il est vrai que l'auteur de la relation confond d'abord cette île avec l'île Maurice ou l'île de France, mais il les distingue ensuite très clairementc et son témoignage peut prouver que l'île Rodrigue portait le nom de Diego Rodriguez bien avant le commencement du 17ème siècle.

Dans un recueil intitulé Relations véritables et curieuses de l'île de Madagascar et du Brésil, etc., à Paris 1651 in 4, on trouve une relation du voyage de François Cauche [12] , natif de Rouen, embarqué à Dieppe le 15 janvier 1638 sur le Saint-Alexis, commandé par le Capitaine Alonse Goubert de Dieppe. Ayant passé la ligne le 10 mai de la même année, ils arrivèrent le 25 juin suivant à l'île de Diego Roiz, qui est à la hauteur de 20 degrés du côté du pôle antarctique, à quarante lieues ou environ de l'île de Madagascar. La diligence que ces voyageurs avaient faite depuis le passage de la ligne les aura peut-être induits en erreur : ils se seront crus de 250 lieues moins avancés à l'est qu'ils ne l'étaient réellement. Ils descendirent dans l'île, leur navire restant toujours en mer, et en signe de prise de possession, ils arborèrent les armes de France contre un tronc d'arbre. De là nous tirâmes, disent-ils, en l'île de Mascarhene, qui en est éloignée de 30 lieues, (il y en a bien 150), située environ deux degrés au delà du tropique du Capricorne, où nous arborâmes aussi les armes du Roi. Après y avoir séjourné 24 heures, nous fûmes surgir en l'île de Sainte-Apollonie qui est à un degré plus haut, tirant vers la ligne, en intention de l'habiter, mais nous trouvâmes la place prise par des Hollandais qui y bâtissaient un fort, s'y étaient [hutés] et nommé, il y avait longtemps, la dite île du nom du Prince Maurice. Il y a ici bien de la confusion et de l'obscurité, mais il est clair au moins que François Cauche a eu connaissance de ces trois îles, qu'une des trois s'était nommée île de Sainte-Apollonie, que les Français enfin ont pris possession des îles de Rodrigue et de Bourbon dès l'an 1638. François Cauche confond l'île Maurice avec celle de Sainte-Apollonie ou de Sainte-Apolline. Il a peut-être raison ; cependant, la plupart des cartes gravées avant la fin du 16ème siècle nomment île de Sainte-Apolline celle des trois îles qui est la plus voisine de Madagascar et donnent le nom de Mascareigne à la seconde. C'est peut-être par une suite de cette confusion de noms que, même [depuis] que les trois îles sont parfaitement connues, quelques géographes se sont obstinés à en placer une quatrième qu'ils ont nommé de Sainte-Apollonie, entre Bourbon et Madagascar : cette quatrième île n'a jamais existé.

Rodrigue est donc une île de la mer des Indes éloignée d'environ 280 lieues de la côte orientale de Madagascar ; elle s'étend entre 19 degrés 40 minutes et 19 degrés 46 minutes de latitude australe, sa longitude est entre 80 degrés 44 minutes et 80 degrés 57 minutes en comptant depuis le premier méridien. La longueur de l'île de l'est à l'ouest est de près de onze mille toises. Sa plus grande largeur n'est que d'environ quatre mille six cents toises [13] du sud au nord. J'ai fait mes observations dans l'enfoncement nommé de François Leguat sur la côte septentrionale de l'île, au lieu marqué A sur le plan, par 19 degrés 40 minutes 40 secondes de latitude et 80 degrés 51 minutes 30 secondes de longitude. Le nom que porte cet enfoncement lui a été donné en mémoire de François Leguat [14] , gentilhomme bourguignon qui, ayant quitté la France pour cause de religion en 1689, se rendit en Hollande, où il s'embarque l'année suivante sur le navire l'Hirondelle : il devait, conjointement avec plusieurs autres Français réfugiés, être comme la pépinière d'une nouvelle colonie, soit à l'île de Bourbon, qu'on croyait alors abandonnée des Français, soit à celle de Rodrigue. On les débarqua en effet à Rodrigue, au nombre de huit, le 10 mai 1691 ; ils établirent leur séjour dans l'enfoncement susdit et ils y demeurèrent jusqu'au 31 mai 1693, qu'ennuyés de leur solitude ils s'abandonnèrent à la mer sur une espèce de chaloupe qu'ils avaient construite à ce dessein. Un vent un peu fort survint et fut pris par eux pour une tempête. Ils arrivèrent cependant sains et saufs à l'île Maurice le huit du mois suivant.

Les voyages et aventures de François Leguat ont été imprimés en deux volumes in 12 à Amsterdam en 1708. Cet ouvrage passe pour un tissu de fables ; j'en ai trouvé beaucoup moins que je ne m'y attendais.

On trouve dans la relation de Leguat un plan de Rodrigue qui ne ressemble en rien à cette île. Celui que je donne ici est le fruit d'un voyage que nous avons fait, M. Thuillier et moi, tout autour de l'île. Nous avons, outre cela, parcouru plusieurs fois presque toute la côte septentrionale. Comme la vue de M. Thuillier est plus perçante que la mienne, je lui ai laissé prendre presque tous les angles. Les triangles que nous avons fermés autour de l'île ont été liés avec une base que nous avons établi dans notre enfoncement de François Leguat et qui s'est trouvée de quatre cent huit toises. Nous aurions pu multiplier les triangles plus que nous n'avons fait ; les angles auraient pu être mesurés avec plus de précaution ; il ne nous aurait peut-être pas été aussi impossible qu'on l'assurait de franchir les pointes des Quatre Passes. Mais, jusqu'à l'arrivée des Anglais, le temps nous a manqué. La prise de Rodrigue nous a ensuite privés des secours nécessaires pour perfectionner notre ouvrage. D'ailleurs, une exactitude géométrique n'était point ici requise. Quand nos opérations se sont trouvées en défaut, j'ai eu recours à un plan de cette île qui m'a été communiqué par M. de Puvigné [15] , commandant de l'île. J'ai reconnu que ce plan dans sa totalité n'était point exact, qu'il était mal orienté, trop serré en certains endroits, trop étendu dans d'autres ; mais il m'a paru qu'il était assez bien détaillé et c'est dans ses détails que je l'ai principalement consulté. Je ne donne donc pas mon plan de Rodrigue comme rigoureusement exact, mais je le crois beaucoup plus exact que ceux que j'ai vus jusqu'ici. Je suis même persuadé qu'il fera connaître l'île Rodrigue plus parfaitement qu'on ne connaît aucune île de la mer des Indes, si l'on excepte la seule île de France dont M. l'abbé de la Caille a levé le plan avec tout le zèle, toutes les précautions et tous les secours possibles.

On peut arriver à Rodrigue par deux ports, celui du nord et celui du sud. Les gros vaisseaux de France n'approchent point ordinairement de Rodrigue : ils s'en tiennent à une lieue ou une lieue et demie de distance vers l'est-nord-est et envoie, de là, leur chaloupe à terre. Ils craignent l'approche des récifs qui environnent l'île et qui s'étendent en certains endroits jusqu'à une lieue et une lieue et demie en mer. Ces récifs sont de substance de coraila et sont presque à sec durant la basse mer, au moins vers le temps des nouvelles et pleines lunes. Le fond de la mer est même tapissé en beaucoup d'endroits d'une pareille substance, ce qui rend l'ancrage difficile : cette substance coupe en peu de temps les câbles, on perd ses ancres et l'on risque d'être jeté par le courant sur le récif si l'on n'est prompt à appareiller et à s'éloigner de l'île. Il y a cependant quelques endroits où l'on peut mouiller en sûreté sur un fond de sable. Au voisinage du grand pâté qui semble fermer le milieu de l'entrée du port du nord, le fond n'est que de corail : il y a plus de sable vers les trois petits pâtés qui sont à l'est du port et surtout à l'Orient de celui qui est le plus près de la terre, à quelque distance au sud du grand pâté. Pour y arriver, il faut ranger les récifs qui sont à l'ouest de l'île à un bon quart de lieue jusqu'à ce que l'on voie l'îlot du Large. Il faut alors porter sur cet îlot et quand on sera au nord de la pointe des récifs qui s’avancent le plus au nord, on rangera les pâtés ou les basses qui sont à l'est du port sans s'en approcher trop, mais en évitant encore plus de s'approcher trop du grand pâté ou des basses qui sont au milieu de l'entrée ; on mouillera ensuite par 10 à 12 brasses de fond. Pour sortir il faut tenir à peu près la même route jusqu'à la susdite pointe de récifs, ce qui est facile lorsque le vent souffle du sud-est ou même de l'est-sud-est ; mais par un vent d'est ou d’est-nord-est, la sortie serait périlleuse. Si on est pressé, il faut chercher une issue à l'ouest du grand pâté ; il y en a une que l'on appelle Passe du Nord [16] , plusieurs Français la connaissent. En deux jours que les Anglais avaient demeuré à Rodrigue, ils avaient découvert cette passe.

En dedans du port, on voit une espèce d'enfoncement ou canal qui s'avance vers la terre et qu'on nomme le barachoi : les corvettes que l'on envoie à Rodrigue pour en rapporter des tortues, mouillent dans ce barachoi par deux ou trois brasses d'eau en basse mer.

Comme le vent à Rodrigue souffle presque toujours de l'est et du sud-est [17] , si on a une fois passé l'entrée du port, il est difficile de réparer cette faute, le courant qui porte à l'ouest se joint au vent pour vous empêcher de revenir sur vos pas ; on peut alors mouiller au nord de tous les récifs au lieu qui a été pour cet effet nommé Mouillage de la ressource. J'ai dessiné le port du nord, la situation des récifs qui l'environnent, de ses pâtés, de son barachoi, le Mouillage de la ressource, etc., d'après le plan de Rodrigue dont j'ai parlé plus haut. Je n'ai rien vu, je n’ai rien entendu dire qui ait démenti ce plan, qui n'en ait au contraire confirmé l'exactitude à cet égard.

Pour ce qui regarde le port du sud, je puis dire l'avoir étudié par moi-même. Aidé ou même dirigé par M. Glaut, officier des vaisseaux de la Compagnie, j'ai parcouru ce port dans une simple pirogue, la sonde à la main, et nous avons conclu, l'un et l'autre, qu'il était en tout sens préférable à celui du nord. De retour en l'île de France, j'ai cru devoir faire part à M. des Forges, gouverneur, de ce que nous avions fait et de ce que je pensais là-dessus. M. des Forges est tombé d'accord que ce port du sud était plus sûr que celui du nord, que les plus grands vaisseaux pouvaient y entrer, que l'entrée en pouvait être facilement défendue aux ennemis presque sans aucune dépense, etc. Mais, ou l'on n'avait pas examiné l'entrée du port, ou on l'avait fait trop légèrement, on s'était persuadé qu'il était impossible d'en sortir par les vents d'entre l'est-sud-est et le sud-sud-est, vents qui sont les plus communs de tous à Rodrigue ; et c'est cette difficulté de la sortie qui me fut alléguée pour cause unique de ce qu'on négligeait ce port. Nous avons été, M. Glaut et moi, jusqu'à l'entrée et nous nous sommes assurés qu'un vaisseau après s'être toué jusque là, peut sortir sans danger, en mettant le cap à l'ouest-sud-ouest. Mais quand il faudrait même le mettre d'abord au sud-ouest, les vents les plus communs à Rodrigue permettraient de le faire avec moins de danger qu'on encourt en voulant quitter le port du nord par un vent d'est ou d'est-nord-est. Lorsque je raisonnais ainsi avec M. des Forges, nous ignorions qu'une escadre anglaise de onze vaisseaux de guerre et de quatre frégates était mouillée dans ce port et que ces vaisseaux entraient et sortaient fort librement.

Toute la partie occidentale de l'île Rodrigue est environnée de petites îles ou îlots. J'ai pris géométriquement la position de la plupart, j'ai donné à ces îles, ainsi qu'aux différentes parties de la côte de Rodrigue, les noms qui étaient en usage durant mon séjour dans cette île, car ces noms ont varié selon qu'il a plu à ceux qui commandaient à Rodrigue. L'îlot du Large a été appelé l'île aux Fous, celui de Terre, l'île aux Diamants, l'île de Saint-Jacques a été connue sous le nom de Sainte-Catherine, celle de Calice sous celui d'île de Sable. Les noms des autres îles ont été plus constants. Les petites îles qui sont entre la côte de corail [18] et l'île Mombrani [19] ont été nommées petite [île] de Mombrani, îles de la Roche, de St François, de Ste Catherine, île Mayoque, etc. Je n'ai point marqué ces noms sur le plan tant pour éviter la confusion que par l'inutilité même de ces dénominations.

Le terrain de Rodrigue est inégal. Il y a des  plaines basses, assez vastes dans l'enfoncement de François Leguat [20] , dans le grand enfoncement, dans la plupart des autres enfoncements qui ont quelque étendue. La côte de corail est également basse et a à peu près l'étendue que je lui ai donnée sur le plan. Le reste de l'île est couvert de montagnes, je doute que la plus haute de toutes excède 100 toises [21] de hauteur perpendiculaire. Il y a pareillement des montagnes dans l'île de Mombrani, dans celle aux Crabes et dans quelques autres.

Ces montagnes de l'île Rodrigue ont le même usage que partout ailleurs : elles servent à la formation de plusieurs ruisseaux d'eau douce qui arrosent l'île. Je n'ai point représenté tous ces ruisseaux sur le plan ; je n'y ai marqué que ceux de l'existence desquels j'ai eu quelque assurance. L'eau de ces ruisseaux est bonne et saine, mais un peu minérale et, à ce qu'il m'a paru, laxative. L'eau du ruisseau qui traverse l'enfoncement de Puvigné est saumâtre, nous n'avons pu en boire ; heureusement le vin ne nous manquait pas encore quand nous avons été obligés de coucher dans cet enfoncement. Ces ruisseaux, formés dans l'intérieur de l'île, serpentent entre les montagnes et se précipitent quelquefois dans les enfoncements par des cascades naturelles, plus belles à mon avis que toutes celles que l'art a préparées. La plus haute de toutes est probablement celle du ruisseau qui nous fournissait habituellement notre provision d'eau, il coule dans la partie orientale de notre enfoncement de François Leguat. Après avoir remonté ce ruisseau jusqu'à une demi-lieue environ de notre habitation, on parvient à la cascade, l'eau s'y précipite au moins de 80 pieds. Il faut que son mouvement soit bien lent au haut de la montagne car le talus est presque vertical et l'eau descend presque sans quitter son lit ; la quantité de l'eau qui se précipite m'a paru être d'environ un pied en carré. Le chemin qui mène à cette cascade est aussi peu aisé que frayé, mais je me suis cru bien récompensé de mes peines lorsque je suis enfin parvenu à ce lieu qui m'a paru charmant.

Au bas de la cascade, il y a un bassin où l'on trouve quelquefois, dit-on, de fort belles anguilles. En regardant la cascade, on a à sa gauche une montagne nue, sauf quelques herbes, et escarpée ; quelques roches menacent de tomber et tomberaient réellement en temps de dégel, mais un dégel n'est point à craindre en un lieu inaccessible à la plus faible gelée. A droite, on voit un spectacle dont on croirait être redevable à l'art : la montagne est presque aussi escarpée que de l'autre côté, mais elle est couverte d'arbres qui forment le plus majestueux amphithéâtre que j'ai vu. Les palmiers, les lataniers, les vacouas n'en font pas le plus bel ornement ; je n'aime point la tournure de ces arbres, je leur préfère nos arbres européens les plus communs. Cependant, en cet endroit, la hauteur de leur tige élevée perpendiculairement, leurs cimes étagées proportionnellement, la variété qu'ils occasionnent, leur donnent un agrément que je ne leur trouvais pas ailleurs. Ils sont entremêlés de plusieurs autres arbres qui ne cèdent point en beauté à nos plus beaux arbres d'Europe ; je n'ai pu distinguer les espèces, à cause de l'éloignement. Vis à vis de la cascade, d'autres arbres, la plupart lataniers et vacouas, nous cachaient le chemin raboteux qui nous avait conduits à ce lieu de délice. J'ai remarqué que les arbres qui étaient à notre droite étaient généralement aussi garnis de branches et de feuilles du côté de la montagne que du côté du précipice. Il y a aussi une cascade au ruisseau de l'enfoncement de Stafforet [22] : elle est moins haute que la précédente, son élévation n'étant que de 25 ou 30 pieds ; mais la chute de l'eau est plus amusante, vu que l'eau jaillit de rochers en rochers par autant de cascades différentes, au lieu que dans l'autre enfoncement, elle ne fait en quelque sorte que couler.

L'île de Rodrigue n'est ordinairement habitée que par un officier Français qui commande à une douzaine ou une quinzaine de Noirs, dont la principale occupation est de ramasser des tortues dans les différentes parties de l'île [23] . On rassemble ces tortues dans un parc et on les envoie à l'île de France sur des corvettes que l'on dépêche de temps en temps pour cette cargaison. Ces Noirs, originaires de Madagascar ou des Indes, sont la plupart esclaves de la Compagnie. Il y en a cependant quelques-uns de libres ; les travaux de ceux-ci sont payés selon le prix dont ils sont convenus en se louant. Il y avait outre cela à Rodrigue, lorsque j'y suis arrivé, un chirurgien et un caporal de l'île, l'un et l'autre  Européens. Le commandant peut avoir avec lui sa famille et ses esclaves s'il en a. Telle était la colonie de Rodrigue en 1761. Lorsque le gouverneur de l'île de France dépêchait une corvette pour charger des tortues, il envoyait en même temps une provision de riz suffisante pour l'entretien de la colonie. Pour sa défense, M. de Puvigné avait fait élever sur le bord de la mer une batterie de six pièces de canon de deux livres de balle ; la plupart de ces canons avaient servi de lest à des vaisseaux français. Comme on ne conservait Rodrigue que pour profiter de ses tortues, on ne croyait point qu'il fût nécessaire de la mettre en état de défense. On ne s'imaginait pas qu'il viendrait dans l'esprit des Anglais d'en faire un entrepôt pour attaquer l'île de France avec plus d'avantage.

Tous ceux qui demeuraient à Rodrigue faisaient profession d'être chrétiens ; mais chacun l'était à sa manière : celui-ci mangeait de tout, parce que les P.P. Capucins qui l'avaient instruit, lui avaient représenté que la distinction des viandes, usité dans son pays, n'avait pu être dictée que par la superstition ; celui-là s'abstenait de manger du boeuf parce que sa conversion avait été opérée par le ministère d'autres missionnaires, plus accommodants aux opinions des peuples. On appelait ceux-ci chrétiens Paolistes comme étant baptisés par ceux qui desservaient l'église de Saint-Paul à Pondichéry ; les autres étaient nommés chrétiens Capouches. Le culte public se réduisait à Rodrigue à faire sonner tous les jours l'Angélus que personne ne disait ; de plus le commandant faisait faire exactement la prière à ses esclaves par un esclave qui n'était point encore baptisé. Il n'y avait ni Eglise, ni Chapelle, il n'y en avait même jamais eu. François Leguat et ses compagnons servaient Dieu à leur manière, avec plus d'exactitude que ne l'ont servi les catholiques depuis qu'ils se sont établis dans cette île. Il y a cependant à Rodrigue un cimetière béni par quelque aumônier de navire qui aura voulu laisser ce monument du passage d'un ministre de la véritable Eglise par cette île abandonnée. Au reste, je suis assuré que cet abandon ne doit pas être imputé aux ministres zélés qui cultivent les terres d'ailleurs presque incultes, de Bourbon et de l'île de France, mais ces ministres ne peuvent tout ; j'ajouterai même qu'ils ne savent pas tout. Ils m'ont dit n'avoir aucune connaissance d'une fête Malabare qui se célèbre tous les ans avec assez de solennité à l'île de France, le jour de la pleine lune du mois d'août. J'ai été témoin de cette célébrité à Rodrigue ; des jeux, des danses, une musique qui m'étaient inconnus, ont fait l'âme de la fête : la musique s'exécutait en chants qui m'ont paru très indifférents en eux-mêmes, mais ils étaient relevés par le son d'un tambour sur lequel les doigts de nos Indiens voltigeaient avec une volubilité et une cadence surprenante. Tous nos Noirs, chrétiens Capouches, chrétiens Paolistes, se prêtaient également à la fête. On dit qu'elle est assez curieuse à l'île de France ; à Rodrigue la gaieté seule et la bonne volonté l'animaient. Les moyens ne répondaient point au zèle de nos Malabares. Cette fête doit durer quinze jours ; le premier jour est le plus solennel. J'ai appris depuis que les gentils des Indes [24] (c'est le nom qu'on donne fort mal à propos aux idolâtres de ce pays) et les mahométans fondaient cette solennité sur des idées absolument superstitieuses. Je crois cependant que nos chrétiens Capucins ne prenaient part qu'au divertissement isolé de son origine ; quand ces gens-là ont pris une fois sur leurs préjugés de manger du boeuf, il faut les regarder comme absolument détachés des superstitions de leurs ancêtres.

J'ai dit qu'on ne conservait Rodrigue que pour en tirer des tortues ; en effet, cette espèce de denrées est d'un grand secours pour l'hôpital de l'île de France. La tortue est un excellent remède contre les maladies de mer ; par un effet tout contraire, l'appétit de cette chair rend quelquefois malades ceux dont la santé ne paraissait susceptible d'aucune altération. A l'arrivée d'une corvette chargée de tortues, les principaux de l'île de France sont subitement attaqués du mal de mer ; ils enlèvent les trois quart de la cargaison, le reste est pour l'hôpital. Si l'on voulait sacrifier cette petite utilité dont l'île de France est redevable à celle de Rodrigue, je crois que celle-ci pourrait procurer des avantages plus réels et plus abondants à sa voisine ; son air est excellent, son terrain est très bon, ses productions seraient souvent d'un très grand secours. Enfin, il est peut-être essentiel pour la sûreté de l'île de France, que celle de Rodrigue, qui est à son vent, soit peuplée et défendue [25] .

L'air de Rodrigue est à peu près le même que celui des îles de France et de Bourbon, c'est-à-dire qu'il est très sain. On pourrait diviser l'année en deux saisons : le printemps durerait depuis le commencement de mars jusqu'en octobre, et même en novembre ; les trois autres mois seraient attribués à l'été. Durant ce long printemps on était autrefois assuré d'un ciel perpétuellement serein, ce n'est pas toujours sur l'autorité seule de François Leguat que je l'avance ; le fait m'a été certifié par tous ceux qui ont eu quelque connaissance de Rodrigue. L'année 1760 [26] a été pluvieuse ainsi que 1761 [27] ; ce changement de température est constant ; quelle en peut être la cause ? M. de Séligny [28] officier des vaisseaux de la Compagnie, estimé généralement aux Indes par l'étendue de ses connaissances, par la multiplicité de ses talents, par la simplicité de ses moeurs, par nombre de machines utiles que son génie inventif a créées, est très porté à croire que la constitution de l'air a pu être altérée par le terrible ouragan qu'on a essuyé à l'île de France et à Rodrigue la nuit du 27 au 28 janvier 1760. On ne se souvenait pas d'en avoir éprouvé d'aussi violent. Avant 1760, le défaut de pluie était compensé par des rosées abondantes qui fournissaient des sucs à la terre et de l'eau à la source des ruisseaux. Dans la saison du printemps le vent souffle toujours de l'est ou du sud-est, rarement du sud-sud-est ou de l'est-nord-est. J'ai remarqué que les grains étaient ordinairement plus fréquents et plus violents par le vent du sud-est que par celui d'est. Durant les trois ou quatre mois d'été, la chaleur est tolérable, les vents d'est et sud-est soufflent le plus souvent ; mais il n'est point rare de voir le vent tourner au nord-est, au nord, au nord-ouest. Alors la chaleur augmente et se termine, comme ici, par des orages, des pluies, des tempêtes. On profite quelquefois de cette saison pour aller en droiture de Bourbon à l'île de France, et de celle-ci à Rodrigue ; pendant les autres mois de l'année, il faut faire un circuit très long. Hors le temps des chaleurs, il n'y a point de tempêtes à craindre dans cette mer ; on y éprouve seulement quelquefois des brises extrêmement fortes, les marins les appellent brises carabinées. Pendant les chaleurs on peut éprouver des tempêtes ; la plus violente de toutes se nomme ouragan [29] , il semble alors que tous les vents soufflent à la fois, l'agitation de la mer ne peut se décrire, le ciel fond en eau, les ruisseaux se débordent et remplissent des gorges où la veille on les distinguait à peine, les arbres sont renversés, les vallées quelquefois comblées, les habitations détruites, les vaisseaux ont peine à demeurer sur leurs ancres, plusieurs sont emportés et périssent. Quelques auteurs parlent de l'ouragan comme d'une espèce de tribut annuel auquel cette mer est assujettie. L'ouragan, disent-ils, passent tous les ans vers le mois de janvier ou de février. Cela peut être, mais il faut ajouter qu'il passe souvent sans que personne s'en aperçoive, qu'aux années où il se fait sentir, il n'est pas toujours de la même force, qu'enfin il n'étend pas également ses effets sur toute la surface de cette mer. L'ouragan du 28 janvier 1760 a été à l'île de France d'une violence extrême. Ce que je dis des effets de l'ouragan en général ne peut donner à mes lecteurs qu'une légère idée de celui-ci ; il n'a pas été moins furieux à Rodrigue. Sa mémoire est gravée pour longtemps dans l'histoire de ces deux îles par la main du ravage et de la destruction. Bourbon n'est éloignée que de 36 lieues de l'île de France [30] ; à peine se souvient-on d'y avoir éprouvé ce même ouragan ; tandis qu'on ne pense encore qu'avec effroi à celui qu'on y a essuyé en 1751 [31] .

On ne respire point de brouillard à Rodrigue, du moins je n'en ai point aperçu le plus léger vestige en trois mois et demi de séjour que j'ai fait dans cette île.

Le terroir de Rodrigue n'est point partout égal. La côte de Corail est ainsi appelée parce qu'elle est réellement de substance de corail ; on suppose facilement que cette côte doit être stérile, il y croît cependant du pourpier et de la criste-marine.

Il y a aussi des côtes de corail à l'est de l'île aux Crabes et au sud-ouest de l'île Mombrani ; la côte orientale de Rodrigue est bordée de roches d'une semblable substance. Il y a des pierres à chaux aux environs de l'enfoncement qui porte ce nom, ainsi qu'en haut de la montagne voisine et probablement en d'autres endroits de l'île. Les roches de la côte septentrionale sont nommées giraumonts : elles sont d'une couleur grise tirant sur le noir, elles m'ont paru très dures ; je n'y ai point remarqué de vestiges décisifs de combustion. L'îlot du Large n'est qu'une roche qui paraît au premier coup d'oeil de même matière que ces giraumonts, mais les marques de combustion sont ici plus frappantes ; cette roche est en partie spongieuse et très friable ; je la réduisais en poussière entre mes doigts, presque sans effort. Dans l'intérieur de l'île, il y a aussi beaucoup de pierres, le peu que j'en ai vu est fort analogue aux giraumonts de la côte. Je n'ai rencontré aucun indice certain de mines ; on assure qu'il y a du fer et cela me paraît très probable.

Dans plusieurs enfoncements, et principalement dans celui de François Leguat, le fond du terroir n'est que du sable marin, jusqu'à 25 ou 30 toises environ de la côte ; un tel fond ne peut produire que quelques mauvaises herbes. Plus loin on trouve de très bonne terre. Tous les essais de culture faits à Rodrigue ont parfaitement réussi, soit dans les vallées, soit sur les montagnes. Incertains quand il plairait à la providence de nous retirer de cette île, quelques-uns d'entre nous jugèrent prudemment qu'il fallait penser à l'avenir. M. Julienne [32] fit donc défricher une certaine quantité de terrain entre les montagnes ; on sonda le fond ; on trouva quatre pieds et demi de terre franche, les arbres qui couvraient l'endroit furent bientôt abattus, on bêcha, on sema, vers la mi-juillet, du blé, du riz et des pois. Le tout approchait de la maturité lorsque nous quittâmes l'île le 8 de septembre suivant. Je crois qu'on pourrait se promettre un succès égal dans toutes les parties de l'île, excepté sur la côte de Corail ; il y aurait aussi quelques petites îles susceptibles de culture, telle que celle de Mombrani, l'île aux Crabes, etc.

L'île Rodrigue est couverte de plantes, d'arbrisseaux et d'arbres toujours verts ; il en faut encore excepter la côte de Corail. J'ai vu peu d'arbres sur la montagne qui domine les pointes des Quatre Passes. Il y a à l'ouest de l'enfoncement aux huîtres, une étendue de terrain presque desséchée. Un accident a occasionné ce dessèchement ; un Noir, soit par malice, soit par négligence, y ayant mis le feu au mois de février 1761.

Les plantes que Rodrigue produit, la plupart lui sont naturelles, quelques-unes lui sont étrangères ; ce sont de nouvelles richesses que M. de Puvigné lui a procurées et qu'elle fait fructifier avec usure ; un jardin potager, avant l'arrivée des Anglais, nous fournissait abondamment des laitues, des oignons, mille autres légumes européens. Les orangers et les citronniers étaient chargés de fruits ; mais ici les oranges ne sont pas assez douces ; leur beauté surpasse leur bonté. Nous n'étions point dans la saison de la maturité des ananas. Il restait encore quelques attes : ce fruit que l'on appelle en Amérique pommes de canelle, m'a paru d'une espèce tout à fait singulière ; je l'ai cru d'abord un fruit plutôt artificiel que naturel. Sous une écorce de couleur celadon, taillée en façon d'artichaut naissant ou de pomme de pin fort applatie, grosse comme une pomme de reinette, on trouve une consistance de bouillie que l'on prendrait, à la vue et au goût, pour une crème très délicate. Cette bouillie renferme les pépins qui ressemblent fort aux pépins de l'anone ou du coeur de boeuf, mais c'est l'unique ressemblance qui soit entre ces deux fruits. L'anone est aussi insipide que le goût de l'atte est relevé, elle a réellement la figure d'un coeur de boeuf. Je crois qu'on la réserve pour engraisser les cochons.

Il y a à Rodrigue beaucoup de bananiers ; les feuilles de cet arbre, ou plutôt de cette plante, sont très longues. J'en ai vu de 7 à 8 pieds ; elles s'élèvent au-dessus du fruit qui descend comme en forme de longues grappes : chaque grappe contiendrait bien une centaine de bananes, si toutes mûrissaient, mais celles qui approchent de l'extrémité de la grappe parviennent rarement à leur maturité. Ce fruit est vert avant que d'être mûr, il jaunit ensuite ; il a presque la forme d'un cervelas de 6 à 7 pouces de long ; sa chair est pâteuse, mais d'un goût très relevé. On distingue les figues des bananes ; je n'y ai trouvé d'autre différence que dans le goût, celui des bananes est plus délicat, elles sont aussi plus vertes que les figues. Les figues, d'ailleurs, sont plus longues et plus grosses que les bananes ; on les fait cuire surtout quand elles ne sont pas assez mûres. Il y a trois espèces de bananes dans les Indes, je n'en ai connu qu'une espèce ou deux tout au plus, en y comprenant celle à laquelle on donne le nom de figues.

M. de Puvigné avait planté près de son jardin potager deux manguiers ; ces arbres étaient parfaitement beaux et tellement couverts de fleurs qu'on distinguait à peine les feuilles. Ces fleurs sont ou blanches ou d'un rouge violet, les unes et les autres viennent en bouquets comme le lilas ; leur couleur occasionne la distinction de deux espèces de manguiers, le blanc et le rouge. La mangue est un fruit estimé aux Indes ; il est assez rond, de la grosseur d'une pomme de fenouillette, ou même un peu plus gros ; le noyau tient fortement à la chair, il renferme une amande en forme de fève, mais longue d'un bon pouce et grosse à proportion. On tient qu'il faut planter cette amande aussitôt qu'on l'a ôtée du fruit si l’on veut qu'elle reproduise son espèce. Je ne me suis pas trouvé dans le temps de la maturité des mangues : j'en ai mangé seulement de confites à Rodrigue et d'autres à Bourbon, en compote, avant leur parfaite maturité ; celles-ci avaient entièrement le goût de pommes de reinette préparées de même. Le manguier vient aussi gros et aussi beau que nos plus beaux marronniers d'Inde.

Le papayer de Rodrigue et des îles voisines n'est point un arbre hermaphrodite. Il y en a de mâles et de femelles, l'une et l'autre espèce peut élever un tronc droit jusqu'à la hauteur de 8 à 9 pieds ; une écorce, une espèce d'aubier de l'épaisseur de 2 à 3 lignes, une moelle de 4 pouces environ de diamètre, voilà la consistance de ce tronc ; aussi je crois qu'un enfant de 9 à 10 ans le romprait avec facilité. Le tronc vers le haut se divise assez souvent en plusieurs branches, la tête forme en dessus une espèce de plate-forme de 4 à 5 pieds de diamètre. Cette plate-forme est beaucoup mieux décidée dans les papayers mâles que dans les femelles. Les feuilles des uns et des autres ressemblent assez à celles de nos figuiers : elle est cependant moins rude au tact, il n'y a qu'une feuille à chaque branche. La plate-forme du papayer mâle se couvre de boutons et ensuite de fleurs blanches, assez ressemblantes à celle de la tubéreuse pour la couleur, la figure, la grandeur et même pour l'odeur. Elles ont cinq pétales, dix étamines dont cinq plus élevés que les autres ; je n'y ai point vu de pistil, il est sans doute sur l'arbre femelle. Peu après la naissance des fleurs, on voit les fruits se former au-dessous de la tête du papayer femelle, près du tronc ; ils parviennent souvent à la grosseur d'une bouteille ordinaire de pinte, leur figure est assez approchante de celle d'une poire de beurré d'Angleterre ; ils sont verts jusqu'à leur maturité, la peau et la chair jaunissent en mûrissant. La chair peut avoir un pouce ou un pouce et demi d'épaisseur. Le coeur, marqué de plusieurs côtes qui le divisent comme autant de capsules, renferme un très grand nombre de graines, noires et raboteuses à l'extérieur, égalant à peine un petit pois en grosseur. Ce fruit, mangé cru, n'est ni bon ni mauvais ; on en fait de très bonnes confitures ; on le fait aussi frire avec succès avec le secours d'une pâte semblable à celle que l'on emploie à Paris pour faire frire les artichauts, les salsifis, les beignets. On m'a montré à Bourbon une papaye qui croissait au milieu des fleurs d'un papayer mâle. Cette production m'a été vantée comme monstrueuse et je l'ai d'abord regardée comme telle ; on m'a cependant assuré depuis que ce phénomène n'était pas fort rare ; mais ces sortes de papayes bâtardes ne prospèrent point ; celle que j'ai vue n'excédait pas la grosseur d'une petite poire de rousselet. Quelqu'un cependant m'a assuré à Bourbon qu'on en avait vu mûrir. Je n'ai point vu à Rodrigue l'espèce de palmier qui porte des dattes et que pour cette raison on nomme dattier ; dans l'île de Bourbon, il vient moins haut que les autres espèces, il a plus de branches, ses feuilles sont plus petites et plus séparées les unes des autres. Le palmier proprement dit, ou le palmiste, est très abondant à Rodrigue ; ils en distinguent trois espèces ; mais vu la prodigieuse hauteur de cet arbre, on n'a pu me faire voir sur quoi cette distinction est fondée ; il est cependant nécessaire de ne point confondre ces espèces puisqu'il en est une à laquelle on donne le nom de palmier-poison non que son chou soit un poison proprement dit, mais parce qu'il occasionne des incommodités qui peuvent devenir dangereuses. Je n'ai point vu de fruits à ces palmiers ; s'ils en portent, comme il y a lieu de le croire, on en fait aucun usage. Si l'on fait une entaille de quelques pouces au tronc d'un palmier, et qu'on attache au dessous un vase pour recevoir la liqueur qui en découlera, en peu d'heures on aura trois ou quatres pintes d'une liqueur fort douce, qu'on nomme vin de palmiers. L'arbre ne meurt pas ; la blessure qu'on lui a faite se consolide, on peut revenir au bout d'un certain temps exiger un nouveau tribut. Le vin de palmiers est d'autant meilleur qu'il est plus nouveau ; au bout de trois ou quatre jours il est aigre. Je n'ai point bu de ce vin, les palmiers étaient trop éloignés de notre habitation ; on en faisait usage à l'habitation de M. Julienne où M. Thuillier allait souvent se régaler de cette liqueur. Au milieu de la tête du palmier, il s'élève du coeur même de l'arbre un corps cylindrique dans presque toute sa longueur, terminé en pointe par le haut. Sa longueur est à peu près égale à celle des palmes, son diamètre est de 3 à 4 pouces. Ce cylindre est un rouleau de feuilles et c'est en effet la pépinière des feuilles ou palmes qui doivent embellir la tête de l'arbre ; il s'en détache, dit-on, une tous les ans ; on a donné à ce cylindre le nom de chou. Un palmier privé de son chou périt bientôt ; en conséquence, comme le palmier est très haut, peu épais, d'une consistance très faible, on ne se hasarde pas d'y monter pour couper le chou, on commence par abattre l'arbre. Le chou étant coupé, on déroule les feuilles qui pourraient être déjà vertes, l'intérieur est absolument blanc, très bon à manger soit cru, soit dans la soupe en guise de légumes, soit en friture, soit à la sauce blanche, etc. On peut même le faire sécher pour le réduire en farine et en faire du pain. Ce fruit ou ce légume est très doux et fort délicat, mais il est un peu purgatif, au moins pour les estomacs qui n'y sont point accoutumés.

Le latanier diffère du palmier par la structure de ses palmes, qui sont plus grandes et plus belles que celles du palmier, quoiqu'elles ne soient composées que d'une seule feuille. Des deux côtés d'une côte, épaisse d'un pouce ou un peu plus, une feuille assez ferme se plie et se replie comme en plusieurs feuillets ; telle est la feuille du latanier laquelle, lorsqu'elle est dépliée ou bien ouverte, prend assez exactement la forme d'un éventail. Ces feuilles ont quelquefois 7 ou 8 pieds de longueur : lorsqu'elles sont desséchés, on les emploie à la construction et à la couverture des cases ; quelques branches d'arbres forment la carcasse ; les feuilles de latanier entrelacées achèvent la clôture. On n'a besoin à Rodrigue ni d'architectes, ni de maçons, ni de charpentiers pour se loger. Les Malabares emploient les feuillets de la feuille du latanier pour écrire, un stylet sert de plume, l'encre est inutile ; j'ai mis de cette écriture au cabinet de nôtre bibliothèque. Les dattes ou,  comme on le disait, les pommes du latanier, sont de la grosseur d'une noix dans son brou encore vert, et ont à peu près la même figure. Le goût n'en est pas recherché ; les tortues en mangent lorsqu'elles sont tombées   ; on s'en sert aussi pour engraisser les cochons. On extrait du vin du latanier comme du palmier ; on ne met pas non plus beaucoup de différence entre les choux de ces deux arbres.

De toutes les espèces de palmiers, le cocotier est sans contredit la plus précieuse. Il y en avait une allée près de notre habitation, elle avait été plantée par M. de Puvigné. On sait que lorsque le coco mûrit, il se remplit d'une eau assez agréable au goût et très rafraîchissante. Cette eau se change ensuite en une glaire blanche qui prend de la consistance et forme enfin une amande qui a un goût de noisette fort agréable et assez approchant de celui du chou de palmier. On peut extraire aussi du vin de cocotier, comme on le fait des autres palmiers, son chou est aussi, dit-on, très délicat ; mais on ménage cet arbre utile que l'extraction de son vin affaiblirait et que l'extirpation du chou ferait périr.

On peut mettre les espèces de palmier dont j'ai fait mention jusqu'ici au nombre des arbres fruitiers ; il n'en est pas de même du vacoua. François Leguat, ignorant son nom, lui a donné celui de pavillon. Je n'ai vu ni palmiers, ni lataniers naissants ; j'ai vu beaucoup de vacouas sortant de terre, ce qui me porte à croire que cette espèce de palmiers, la plus inutile de toutes, est en même temps la plus féconde. J'avoue cependant qu'entre tous les palmiers le vacoua mérite le prix de la beauté ; il n'est pas même entièrement inutile son branchage épais m'a quelquefois garanti de l'ardeur du soleil et de la violence de la pluie. Le vacoua naissant pourrait être pris pour une espèce d'aloès : ses feuilles ont alors 3 ou 4 pieds de longueur et sont armées de pointes dont j'ai quelquefois ressenti les atteintes, en voulant vaincre l'obstacle que ces jeunes plantes opposaient à mon chemin. L'arbre ne montre alors ni tronc, ni branches, ni racines : les unes et les autres paraissent à mesure que l'arbre s'élève. Lorsque l'arbre est formé, à un pied et demi environ de terre, le tronc, en descendant, se divise comme en une vingtaine de troncs plus petits, lesquels formant un cône droit, gagnent la terre et s'y divisent probablement en plusieurs autres rameaux. A 10, 12, 15 pieds de terre, selon la grosseur et l'âge de l'arbre, le tronc se divise encore en plusieurs branches, lesquelles se subdivisent en d'autres branches plus petites et cela avec une régularité et une symétrie assez constantes, pour former toujours une demie sphère, dont la convexité est tournée vers le ciel. L'extrémité de chaque petite branche porte une espèce de bouquet de feuilles : ces bouquets ressemblent encore à des aloès, mais moins que quand la plante était encore tendre ; les feuilles sont plus petites et les épines émoussées n'ont presque plus de force. Au milieu de chaque bouquet il naît une espèce de grappe qui contient le fruit de l'arbre ; elle ressemble en quelque chose à l'ananas ; les grains qui la composent sont extrêmement serrés ; en les ouvrant on est frappé par une odeur qui est précisément celle d'un coin bien mûr, mais le goût n'est pas le même : le fruit du vacoua est âpre et ne vaut absolument rien.

Outre ces arbres que l'on peut regarder comme fruitiers, excepté le vacoua, l'île de Rodrigue en produit encore une infinité d'autres de différentes espèces, voici les principales. Le bois d'olive n'a rien de commun avec nos oliviers, il porte seulement un fruit qui a quelque analogie avec nos olives pour la figure, mais non pour l'usage, ni même pour la grosseur ; il est beaucoup plus petit. Le bois d'olive vient très haut et forme un bel arbre, il est bon pour la charpente ; les levées de notre chaloupe de laquelle je parlerai plus bas étaient faites de ce bois. Le tronc ressemble assez ordinairement à plusieurs troncs réunis ensemble et recouverts de la même écorce ; mais, en le charpentant, on se convainc qu'il n'y a réellement qu'un seul tronc non cylindrique. Les feuilles de cet arbre m'ont offert un phénomène singulier ; lorsque l'arbre est jeune, ses feuilles sont très longues et très étroites, en vieillissant ses feuilles s'accourcissent en devenant plus larges. La différence était si frappante que je n'avais encore pu me persuader que ces arbres jeunes et vieux fussent de la même espèce. Je rencontrai enfin un de ces arbres qui venait de pousser une branche ou un gourmand nouveau : les feuilles du gourmand avaient 4, 5, et même 6 pouces de long sur 6 lignes au plus de large ; celles des vieilles branches étaient longues de 2 à trois 3 pouces, leur largeur était de 18 lignes et de deux pouces. La feuille du bois d'olive vieux est assez ressemblante à celle du laurier-cerise, moins longue cependant, moins épaisse et moins arrondie par le bout.

J'ai vu aussi un bois d'olive assez singulier ; on pouvait dire que son tronc avait trente pieds d'épaisseur en un sens. Le fait est que ces arbres ont leurs racines à fleur de terre et que de ces racines il naît quelquefois de jeunes oliviers, ainsi que de nouvelles branches naissent du tronc de nos arbres européens. Or, ou trois de ces arbres auront tellement entrelacé leurs racines que le tronc horizontal de ces racines paraît maintenant unique ; ou le tronc de l'arbre primitif sortant de terre et obligé par quelque cause étrangère de s'étendre horizontalement jusqu'à la distance de trente pieds, aura produit ensuite trois branches principales qui forment maintenant comme trois arbres différents. Quoiqu'il en soit, qu'on se figure un tronc d'arbre, long de 30 pieds, couché horizontalement, tenant en dessous à la terre par une infinité de racines, qu'on s'imagine ensuite trois arbres s'élevant perpendiculairement des deux extrémités et du milieu de ce tronc couché, on aura une idée de l'arbre ou des trois arbres dont je veux parler ; car je laisse à d'autres à décider si cet arbre doit être regardé comme un ou comme triple.

Le Benjoin selon M. l'abbé de la Caillea, est un gros arbre qui n'a aucun rapport avec le benjoin des Indes : il est ainsi appelé au lieu de bien-joint, parce que c’est le bois le plus liant du pays ; il ne s'éclate jamais, il est excellent pour le charronnage. Je suis fort incliné à penser de même. Cependant, M. Préodet, [33] officier des troupes de la Compagnie qui s'occupe à Bourbon de l'étude des plantes et qui paraît le faire avec goût et intelligence, est persuadé que le benjoin de Bourbon est du véritable benjoin, quoique d'une espèce différente du benjoin des Moluques. Le benjoin de Rodrigue, qui est certainement le même que celui de Bourbon, distille une gomme qui n’a aucun rapport avec celle du benjoin des Indes.

L'ébène n'est pas rare à Rodrigue, je n'en ai vu que de noire ; je ne doute pas qu'il n'y ait aussi de blanche et de veinée. Les jeunes ébéniers n'ont que de l'aubier ; l'ébène, qui est le coeur de l'arbre, ne paraît se former qu'au bout de quelques années.

Le bois puant est un bel arbre de haute futaie ; son bois est beau, ferme, bien veiné, excellent pour la charpente et pour la construction des vaisseaux. Il  a un inconvénient auquel il est redevable de son nom : nouvellement employé, il incommode par une odeur infecte à laquelle il est difficile de s'accoutumer.

              Le corallodendrum est ainsi appelé parce que son bois imite assez la tournure des branches de corail, par les espèces d'articulations qui donnent naissance aux branches. Il a cela de particulier qu'il perd ses feuilles, dans un pays où les autres arbres sont toujours verts. Lorsque je l'ai vu, le 10 d’août, il n'avait point de feuilles, il était chargé de  fleurs et de fruits. Cet arbre est à peu près de la taille d'un gros pommier, moins branchu cependant ; les branches sont hérissées d'épines. L'extrémité des branches ou tiges est de la grosseur du petit doigt, sans épines ; c'est là que naît la fleur, en grappes ou en bouquets, comme le lilas, excepté que les grappes ne sont point divisées en petits grappillons. Toutes les fleurs partent immédiatement de la même tige, chaque tige est chargée de 100 ou même de 200 fleurs. La fleur peut avoir 2 pouces de long sur 8 à 10 lignes de largeur ; elle est du genre des fleurs de pois, de belsamines, de gueules de loup ; sa couleur est d'un beau rouge ponceau ; son pistil est entouré de dix étamines. Les fleurs sont en trop grand nombre et trop serrées pour ne se pas gêner. Les plus voisines de la branche étaient passées et étouffées ; les suivantes étaient dans leur plein éclat ; les dernières, à l'extrémité du bouquet, attendaient apparemment leur tour pour éclore. Je n'en ai pas trouvé une seule dont le fruit fut noué, sans doute les dernières seules réussissent. Le fruit est renfermé dans une silique qui, outre la membrane extérieure, est composée de trois autres membranes assez fortes. Ce fruit ressemble assez à nos fèves ; il est plus rond et d'une couleur rouge assez foncée. Le corallodendrum se multiplie facilement par boutures.

Le pignon d'Inde se dépouille pareillement de ses feuilles, lorsqu'il doit se revêtir de fleurs. Cet arbre est assez petit ; les plus haut que j'ai vus à Rodrigue ne passent pas neuf pieds, y compris leur branchage. La fleur du pignon d'Inde est petite ; elle est soutenue, comme la rose sur cinq feuilles assez rondes et disposées en forme d'étoiles ; elle est composée de cinq pétales d'un jaune léger tirant sur le vert ; en dedans il y a comme dix petites feuilles que j'ai reconnues à la loupe pour être les étamines de la fleur. J'ai cherché en vain le pistil jusqu'à ce que, ayant disséqué une de ces fleurs, j'ai découvert que le pied des pétales est entouré de cinq petits globules d'une couleur orangée très éclatante, et d'une consistance assez molle, j'ai regardé ces globules comme tenant lieu de pistila. Le fruit du pignon d'Inde est renfermé dans une capsule de figure ellipsoïde : toutes les capsules que j'ai ouvertes étaient divisées en trois loges ; chaque loge avait son amande, de figure pareillement ellipsoïde, couverte d'une écorce de couleur gris-sale, mais d'une chair assez blanche et d'un goût assez agréable ; mais il faut s'en défier, ce fruit purge violemment. Il est composé de deux lobes séparés par une pellicule en membrane blanche que l'on prendrait aisément pour une fleur, cette pellicule paraît être le germe et c'est dans elle seule, dit-on, que réside la vertu purgative de cette amande. En ôtant cette pellicule, on peut manger l'amande sans aucun risque.

J'approchais d'un arbre que je regardais comme vivant, nonobstant une couleur qui me paraissait différente de celle des autres arbres. Placé dessous l'arbre, j'ai été presque tenté de le regarder comme mort. Cet arbre est le gayac, ses feuilles en-dessous ont absolument la couleur de feuilles mortes, en-dessus elles sont vertes. Le gayac forme un arbre très haut et très beau.

J'ai vu d'autres arbres qui avaient plusieurs troncs : de leurs branches ils jettent vers la terre des fibres ou des filaments, ces fibres ayant atteint la terre y prennent racine et forment de nouveaux troncs, dont les branches multiplieront de même, de manière qu'un seul de ces arbres pourrait, à la fin, composer une forêt. Un des officiers qui était avec moi à Rodrigue donnait à cet arbre le nom de bauge. François Leguat le confond avec le paretuvier ou le paletuvier de Rochefort, auquel on donne aussi le nom de mangle ou manglier. Je crois que c'est une des espèces de figuiers d'Inde ou figuiers malabars dont Jean Ray [34] donne la description au 2ème volume de son Histoire des Plantes, livre 27 Chapitre 3 page 1436. J'ai remarqué aussi une fouge ou une lianea qui naît ordinairement dans quelque creux ou réduit du tronc des arbres et delà, envoie en bas des filaments qui, ayant touchés la terre, deviennent troncs, enveloppent de leurs branches et couvrent quelquefois entièrement le tronc de l'arbre où cette fouge a été produite.

Il y a tant à Rodrigue qu'à l'île de France et à Bourbon un arbrisseau que l'on peut dire être la plus belle de toutes les ronces. A l'île de France on m'a dit qu'il s'appelait bois de senteur parce qu'on ne peut s'en approcher sans sentir la piqûre des épines dont le bois, les feuilles et les fruits sont hérissés. A Bourbon on le nomme cadoque. C'est absolument le même que celui qui est appelé caretti dans le deuxième volume de l'Hortus Malabaricus [35] , inimboy au Brésil selon Maregrave, livre [  ] chapitre 8, et le bonduc de la grande espèce par les autres naturalistes modernes. J'en ai vu dans nos îles de la hauteur de 7 à 8 pieds. La graine du caretti de Rodrigue est plus grosse que celle des deux autres îles, sa couleur de gris-cendré tire beaucoup plus sur le blanc, au lieu qu'à Bourbon et à l'île de France, elle est presque verte. Enfin, à Rodrigue elle a la figure d'un ellipsoïde aplati et dans les autres îles celle d'un ellipsoïde un peu allongé. Cette graine est un très bon vermifuge, le bois et la racine en décoction sont un bon sudorifique. On ajoute dans nos îles que cet arbre est un remède souverain contre la gonorrhée, même virulente. Quelques-uns étendent sa vertu jusqu'aux autres maux vénériens. J'ai ouvert bien des fruits de bonduc, j'y ai toujours trouvé deux graines, jamais de place pour une troisième ; je n'ai point vu l'arbrisseau en fleurs.

Ce qu'on m'a dit à Rodrigue s'appeler bois hollandais est un très petit arbre ou un arbuste de 4 à 5 pieds de hauteur, y compris les branches ; la feuille ressemble assez à celle du pêcher, elle est d'un vert clair et d'un aspect satisfaisant. Ces arbres forment des petites forêts très incommodes à traverser ; leur bois, quoique petit, est très raide ; et l'on assure que les blessures qu'il pourrait occasionner en se rompant, sont extrêmement dangereuses. Je ne l'ai vu ni en fleurs, ni en fruits.

Le bois de cannelle est un joli arbrisseau, moins haut encore que le bois hollandais ; il ne pousse des feuilles qu'à l'extrémité de ses branches, de sorte qu'il paraîtrait comme taillé de main d'homme : à l'extrémité de chaque branche est un bouquet de feuilles, ces feuilles sont d'un très beau vert clair et enduites d'une espèce de gomme. Ce bois est aromatique et très bon, dit-on, pour les bains. Au reste, cet arbrisseau ne ressemble pas plus au cannelier que le bois d'olive à l'olivier. M. l'abbé de la Caille (Journ. Hist. p.226) parle d'un autre bois  de cannelle que je n'ai pas connu.

Le buis de Rodrigue forme de fort jolis arbrisseaux ; il m'a paru d'ailleurs absolument semblable au nôtre, excepté que le fruit de celui de Rodrigue n'a pas les espèces de pieds de marmite qu'on remarque au nôtre. Les trois pointes qui forment ces pieds étant fort voisines et se touchant presque vers le coeur ou l'oeil du fruit.

Il y a un autre arbrisseau très ressemblant au précédent, j'y ai même été trompé d'abord. J'ai été surpris de la facilité avec laquelle j'en arrachais les branches. A peine ai-je eu enlevé avec le couteau quelque partie de l'écorce, que mes doigts se sont trouvés ensanglantés ; j'ai cru être blessé, je me suis lavé dans un ruisseau voisin, il n'y avait pas le moindre vestige de blessure. La surpeau de ce buis, si je puis employer ce terme, couvrait une peau fort épaisse, enflée par une espèce de gomme très gluante ; le suc de cette gomme était rouge, son odeur résineuse et très forte. On dit que cet arbrisseau devient arbre et qu'alors ses feuilles ne ressemblent plus à celles du buis ; on ajoute que ses fleurs ont une odeur très suave.

Rodrigue enfin produit des cannes de sucre ; des plantes de moutarde dont nous mangions les feuilles en guise d'épinard ; du poivre ou piment et surtout du petit piment, appelé piment du diable ou piment enragé à cause de sa force ; des patates à deux rangsa que quelques-uns appellent patates à durand, dont les feuilles tendres appliquées par le dedans sur des plaies sont un excellent suppuratif, ainsi que je l'ai éprouvé moi-même ; mais, appliquées par le dehors, elles sont, m'a t-on dit, un souverain dessiccatif ; du laceron ou laiteron ; du pourpier qu'on ne regarde pas comme bien sain, contre l'autorité de François Leguat qui en faisait beaucoup de cas ; des scolopendres dont les feuilles ont 4 à 5 pieds de long, sur 8 à 10 de large, sans être laciniées ; des capillaires, des pavots épineux, des chardons, du chiendent, du tabac. Un arbre assez joli dont on nous servait aussi les feuilles en guise d'épinards sous le nom de feuilles de séné, nom qui suffisait seul pour me dégoûter de ce ragoût, quelque persuadé que je fusse que ce n'était pas du véritable séné. Enfin une infinité d'autres arbres, arbrisseaux, plantes et simples, entre lesquelles on assure qu'il n'y en a que deux qui puissent passer pour dangereux ; on n'a pu me dire leur nom.

 

Je serais fort embarrassé de définir le premier de ces deux poisons : c'est une espèce de tithymale qui n'a point de feuilles ou, si l'on veut, dont les feuilles sont cylindriques, longues de deux ou trois pouces, épaisses d'une ligne [36] . Chaque feuille ou chaque tige est terminée par une sorte de dôme surbaissé qui n'excède pas la circonférence de la tige ; au dessous de ce dôme il y a un bourgeon qui renferme apparemment le germe de la fleur et du fruit. Le lait de cette plante suspend l'usage des yeux s'il vient à les toucher ; et le lait de femme, ajoute-t-on, est le seul remède que l'on connaisse pour recouvrer la vue.

L'autre plante dangereuse est un poison proprement dit ; son tronc peut être de la grosseur du bras, il s'élève à trois ou quatre pieds de terre, il ne peut soutenir ses branches, il les accroche, s'il peut, aux arbres et arbrisseaux voisins, sinon il les laisse tomber et ramper par terre. Les feuilles ont assez de rapport avec celles du citronnier, excepté qu'elles sont plus arrondies par le haut. En pilant les feuilles, l'écorce et même le bois et les racines de cet arbre, on en extrait un suc ou un poison extrêmement prompt.

Je n'ai point vu à Rodrigue de fleur pareille à celle dont parle François Leguat [37] tome I p. 109, mais je n'ai point été par toute l'île.

Rodrigue ne produit point d'ambre ; si la mer y en a apporté et de jaune et de gris, du temps de François Leguat, c'est par une espèce de hasard qui n'a point eu de suite. Le nom que porte l'enfoncement des Topas tirerait-il son origine de quelques topazes qu'on aurait cru trouver ? Encore actuellement on croit trouver des diamants dans cette île. J'ai eu quelques-uns de ces prétendus diamants, ils se sont dissipés lors de la prise du Boutin par les Anglais. Je ne regrette pas du tout cette perte : j'avais essayé de couper un morceau de verre avec un de ces diamants ; l'unique succès de la tentation a été que le diamant s'est éclaté.

Lorsque je suis arrivé à Rodrigue, outre une basse-cour que M. de Puvigné s'y était procurée laquelle consistait en poules, poulets, canards, canards d'Inde, oies, coqs d'Inde, etc., il y avait un troupeau de boeufs, quelques moutons, des chèvres et des cabris, etc. qui trouvaient une subsistance abondante dans les pâturages de l'île ; mais ces animaux n'en étaient point originaires, ils y avaient été transportés de l'île de France. Les boeufs et les vaches étaient originaires du cap de Bonne-Espérance ou de Madagascar et étaient de l'espèce de ceux qui ont une bosse sur le cou.

Outre les animaux quadrupèdes naturels à l'île Rodrigue, quelques-uns croient pouvoir compter les rats [38] . Lorsque François Leguat y a débarqué avec ses compagnons, il y en a trouvé une quantité prodigieuse ; il les a mis au nombre des fléaux de cette île. En effet, ces animaux pénètrent partout, gâtent tout, volent tout et ravagent tout ; ils prenaient leur repas dans mon lit, ils faisaient un sabbat perpétuel toutes les nuits, ils m'ont rongé des livres, des cartes géographiques, des habits, ils m'ont enlevé beaucoup de linges. Leur quantité est telle que, dans les ténèbres, j'en atteignais quelquefois avec un rotin qui était toujours à cet effet auprès de mon lit ; M. Thuillier en a percé à la pointe de l'épée. Pour détruire les rats on avait fait venir des chats dans l'île ; ils se sont retirés dans les bois et sont devenus sauvages. Ils semblaient avoir fait alliance avec les rats ; la basse-cour était le théâtre de leurs déprédations.

Nous avions quelques chiens domestiques et un makis de Madagascar assez familier ; M. Julienne avait ramené un cheval qui est mort peu après son débarquement. Voilà les seuls animaux quadrupèdes qui j'ai vus dans l'île, à moins qu'on ne veuille renfermer dans cette classe les tortues de terre.

La tortue de terre n'est point un bel animal, mais il nous a été le plus utile de ceux que nous avons trouvés à Rodrigue. En trois mois et demi que j'ai passés dans cette île, nous ne mangions presque rien autre chose : soupe de tortue, tortues en fricassées, tortues en daube, tortues en godiveau, oeufs de tortues, foies de tortues, tels étaient presque nos uniques ragoûts. Cette chair m'a paru aussi bonne le dernier jour que le premier ; je n'en goûtais pas beaucoup les oeufs ; le foie me paraissait être la partie la plus délicieuse de l'animal. Après cinq semaines de séjour, je fus attaqué d'un flux de sang que je célai, parce que pour le guérir je comptais plus sur moi que sur le chirurgien de l'île : la diète et le repos me rétablirent en peu de jours ; il ne m'en resta qu'une répugnance extraordinaire et involontaire pour ce foie que j'avais tant aimé jusqu'alors. Dois-je en conséquence le regarder comme la cause de mon indisposition ?

La graisse de la tortue est très abondante et ne se fige pas ; c'est ce qu'on appelle huile de tortue. Cette huile n'a aucun mauvais goût, elle est très saine, nous en assaisonnions nos salades, nous l'employions dans nos fritures et dans toutes nos sauces. Les tortues de Rodrigue ont un pied et demi de long sur un pied environ de large, elles étaient autrefois plus grandes, mais on ne leur donne plus le temps de croître ; lorsqu'on en trouve d'une taille plus grosse, on leur donne le nom de Carrosses. Ces carrosses ne peuvent faire de mal à un homme éveillé, ils ont quelquefois mordu vivement les dormeurs [39] .

Les écailles des tortues de terre nous servaient comme de paniers pour transporter des huîtres ou autres provisions semblables. C'est presque l'unique usage qu'on puisse faire de ces écailles. La chair de ces tortues est de la couleur de celle du mouton, elle en approche même pour le goût.

La tortue de mer passe pour plus délicate que celle de terre ; sa chair est plus blanche, sa graisse est verte et de plus la chair est comme environnée d'une espèce de couenne de même couleur, ce qui paraît dégoûtant au premier aspect ; cependant cette graisse et cette couenne sont fort estimées. Le foie de la tortue de mer est malsain ; nous n'en mangions pas à Rodrigue. Je regarde même leur chair comme moins saine que celle des tortues de terre ; je l'ai trouvée trop purgative. Heureusement nous en avons mangé peu, tant parce que M. de Puvigné les réservait pour l'île de France que parce que nous n'étions pas encore dans la saison de leur ponte, cette saison ne commençant à Rodrigue qu'en octobre ou novembre. Les tortues viennent alors à terre pour déposer leurs oeufs dans le sable ; on les guette et lorsque l'opération est faite, on leur coupe le chemin de la mer à l'aide d'un levier, on les renverse sur le dos ; elles ne peuvent plus se redresser ; cette opération s'appelle retourner la tortue. En d'autres saisons, on surprend quelquefois ces tortues dans des trous, entre les récifs, où elles attendent le retour de la marée.

Les tortues de mer sont plus grosses que celles de terre, les pattes se terminent en nageoires, et servent à deux [usages], à nager et à marcher, si cependant des animaux aussi pesants peuvent véritablement nager. Leur bec, si je puis me servir de ce nom, ressemble fort bien à celui d'un perroquet.

Les chauves-souris [40] sont mises par les naturalistes au nombre des quadrupèdes. Celles que j'ai vues à Rodrigue étaient de la grosseur d'un pigeon, mais plus longues, ;la tête ressemble assez à celle d'un renard, le poil est roux, plus foncé sur la tête et sur le cou que sur le reste du corps. Les ailes sont d'une couleur de gris foncé ; étendues ou éployées elles peuvent avoir chacune un pied ou un pied et demi d'envergure. Ces chauves-souris ressemblent d'ailleurs à nos chauves-souris européennes ; elles sont fort grasses : on m'a dit qu'à l'île de France, dans une certaine saison de l'année, chaque chauve-souris fournissait une chopine d'huile ; mais alors elles ne sont pas bonnes à manger, ou du moins il faut les faire préalablement dégraisser. Ce gibier ne m'a pas paru mauvais, cependant je n'ai point trouvé qu'il méritât cette haute réputation de délicatesse où il est en quelques pays des Indes.

La perruche me semblait beaucoup plus délicate. Je n'aurais regretté aucun gibier de France si celui-ci eut été plus commun à Rodrigue ; mais il commence à devenir rare. Il y a encore moins de perroquets [41] , quoiqu'il y en ait eu autrefois en assez grande quantité selon François Leguat ; et en effet, une petite île au Sud de Rodrigue en a encore conservé le nom d'île aux Perroquets.

Le corbigeau passe pour un très bon gibier : nous en avons poursuivi, mais sans pouvoir les atteindre ; ainsi je n'en ai pas vu à Rodrigue de près. On connaît cet oiseau à l'île de France et à celle de Bourbon ; le nom qu'on lui donne est apparemment nouveau, puisqu'entre mille relations de voyages que j'ai consultées, celle de M. l'abbé de la Caille est la seule où le corbigeau soit nommé, mais sans aucune description. J'aurai occasion de revenir à cet oiseau.

Je ne trouve aucun voyageur qui ait parlé du boeuf [42] , au moins sous ce nom. C'est un oiseau plus gros que le canard, auquel il ressemble assez par la configuration extérieure du corps ; son bec est très fort, à peu près aussi long que celui du canard, de figure pyramidale ou plutôt conique, de couleur cendrée, tirant un peu sur le rouge ; la pointe, qui est un peu crochue, est noire ; les yeux, qui prennent précisément au défaut du bec, sont beaux, noirs et gros ; le cou et le corps sont couverts d'un duvet dont la blancheur est éblouissante ; les plumes des ailes et de la queue sont noires ; la couleur des pattes est grise, tirant sur le noir ; les doigts ou ergots sont joints par des membranes ou nageoires. L'animal n'est pas haut monté, son cri est fort rauque, ressemblant en quelque chose au mugissement du boeuf. La chair est presque noire, son goût assez approchant de celui de nos oiseaux de mer, n'est pas disgracieux. On trouvait la chair dure, il est vrai, mais c'est qu'on ne lui donnait pas le temps de s'attendrir.

Les fous sont ainsi appelés parce qu'ils viennent imprudemment se faire prendre sur les vaisseaux. Labat [43] remarque qu'on pourrait, sans beaucoup hasarder, donner au fou le nom de corbeau de mer. Il a en effet quelque ressemblance avec le corbeau, mais il n'en a pas la couleur ; son dos et ses ailes sont grises, son ventre blanchâtre. Il y a plusieurs espèces de fous sur les deux îles aux Frégates ; ils se retirent dans des trous où ils font un bruit semblable au hurlement des chiens. Cette espèce porte à Rodrigue le nom de fouquets, ils ont le bec plus crochu que les autres fous.

Les cordonniers diffèrent peu des fous ; ils ont seulement le ventre plus gris. Je crois que le touaran dont j'ai parlé sur le 16 de février n'est autre que le cordonnier. Je ne trouve aucun auteur qui ait parlé du cordonnier, du touaran, ni même du fouquet en tant que distingué du fou. Peut-être donne-t-on à ces oiseaux d'autres noms qui me sont inconnus. Lorsque nous avons été le 15 de juin à l'îlot du Large, nous l'avons trouvé habité par des cordonniers qui nous ont bientôt cédé la place, couverte de leurs oeufs et de leurs petits. Nous avons fait une provision d'oeufs presque aussi gros que des oeufs de poule ; mais ils se sont trouvés tous trop avancés, nous n'avons pu en manger.

Tous ces oiseaux sont ichtyophages, aussi bien que ceux dont il me reste à parler.

Les goilettes sont de l'espèce des oiseaux que les naturalistes appellent larus ; quelques voyageurs leur ont donné le nom de goilands, d'autres celui de mouettes [44] . Il y en a de deux espèces à Rodrigue, de blanches et de grises. Les blanches sont réellement blanches comme neiges, le bec et les pattes rougeâtres ; il est inutile que j'avertisse que ces oiseaux pêcheurs ont des membranes aux pattes. La goilette grise ne diffère guère de la blanche que par la couleur ; les unes et les autres battent de l'aile en volant, crient presque continuellement, ressemblent assez pour la grosseur et la tournure de leur corps à des pigeons.

François Leguat dit avoir trouvé des pigeons et des tourterelles à Rodrigue ; il n'y a vraisemblablement trouvé que des goilettes grises et blanches. Quelqu'un nous avait vanté la chair de ces oiseaux comme assez délicate ; nous avons fait une fricassée de jeunes goilettes blanches : je ne l'ai pas trouvée bonne. Lorsque dans ces mers on aperçoit des goilettes blanches, c’est, dit-on, un signe assuré qu'on n'est pas à 50 lieues de Rodrigue.

Les tratras sont ainsi appelés à cause de leur cri : je n'en ai vu que de très jeunes, ils étaient couverts d'un duvet extrêmement blanc. Je n'assurerai pas cependant que cette blancheur ne soit sujette à aucune altération [45] .

Plusieurs auteurs ont parlé de la frégate, et l'ont dépeinte assez exactement. Il est assez étonnant qu'aucun des naturalistes que j'ai consultés n'en parle, au moins sous ce nom, qui est le seul qui lui soit donné par les auteurs des dictionnaires les plus estimés, et par tous les navigateurs.

La frégate est grosse comme un canard, noire sur le dos et sur les ailes, un peu moins noire sous le ventre. Elle a les yeux noirs, le bec assez long, fort, et un peu crochu par le bout, les jambes un peu courtes, mais grosses, les pattes armées de griffes, longues, fortes et aiguës, les ailes très longues : déployées elles ont 7 ou 8 pieds d'envergure. Cet oiseau, peut être celui de tous qui vole le plus haut, le plus facilement et le plus longtemps ; on conjecture, et avec assez de fondement, qu'il vole à trois cents lieues de la terre et qu'il y revient sans s'arrêter, et c'est à cause de l'aisance de son vol qu'on lui a donné le nom de frégate, par analogie avec le meilleur voilier de tous les vaisseaux. Les mâles sont distingués des femelles par une membrane rouge qui leur pend sous la gorge, à peu près comme à nos coqs d'Inde ; on prétend aussi que les femelles sont brunes sur le dos et les ailes et grises sous le ventre. Il y a en effet des frégates de cette couleur, mais ceci est peut-être la marque distinctive des jeunes frégates, les jeunes mâles n'ayant point encore la membrane rouge qui doit caractériser leur sexe. La frégate vit de poissons et surtout de poissons volants, lesquels, poursuivis par les bonites et les dorades, changent d'élément, comme je l'ai dit plus haut, et retrouvent dans l'air des ennemis aussi irréconciliables que ceux qu'ils fuyaient dans les eaux.

François Leguat rapporte que lorsque le fou est à la pêche, la frégate le guette et fond ensuite sur lui quand il quitte l'eau, non pour lui faire du mal, mais pour le forcer à dégorger le poisson dont il s'est rempli ; le fou, trop faible contre un tel assaillant, vide son jabot, et la frégate attrape subtilement le poisson en l'air. Je n'ai point été témoin du fait, mais il m'a été confirmé par plusieurs officiers qui ont, disent-ils, eu plusieurs fois le plaisir de ce spectacle [46] .

On attribue à la graisse de la frégate la vertu d'adoucir les douleurs de la goutte sciatique, et même celle de la goutte, les rhumatismes, etc. Le père Labat a trouvé la chair des frégates des Antilles assez bonne et très nourrissante. Nous avons tué de ces oiseaux à Rodrigue ; personne ne nous a excités à manger de leur chair.

Le paille-en-queue ou paille-en-cu [47] , car on lui donne ces deux noms, a été connu, du moins en partie, de quelques ornithologistes. Willugby [48] est celui qui en a donné une plus ample descriptiona, mais il ne le représente pas en tout tel que je l'ai vu ; soit que l'oiseau empaillé, sur lequel ce naturaliste faisait sa description, eut été altéré dans ses couleurs et dans la conformation de ses parties, soit qu'il y ait plusieurs espèces de paille-en-queue. Il y en a en effet au cabinet du Roi dont les deux grandes plumes de la queue sont blanches ; celui que j'ai vu et touché avait ces plumes d'un beau jaune de paille, tirant même un peu sur le rouge.

M. l'abbé de la Caille dit qu'à l'île de France il y a deux espèces de paille-en-queue : l'une dont le bec, les pattes et les pailles sont blanches, l'autre dont le bec, les pattes et les pailles sont rouges. Il peut même y avoir encore plus de variété. Celui que j'ai vu était femelle, il n'était guère plus gros qu'un pigeon, mais beaucoup plus long ; il avait la tête à peu près de la grosseur de celle du pigeon, le cou plus long, le bec rouge, fort, pointu de deux pouces au plus de longueur, les plumes des ailes, du corps et de la queue absolument blanches ; je crois cependant y avoir aperçu quelques teintes de rouge plutôt que de noir, mais vu le peu de temps qu'il m'a été permis de considérer l'oiseau, je ne garantirai pas cette dernière circonstance. Le paille-en-queue a certainement une queue analogue à celle de la plupart des oiseaux ; celui que Willughby a décrit avait apparemment perdu en chemin les plumes qui composaient sa queue, ces plumes peuvent avoir un demi-pied de longueur, comme le dit le père Labat. Du milieu de cette queue il sort une paille de quinze ou dix-huit pouces de long, et c'est cette paille qui donne le nom à l'oiseau. Elle est composée de deux plumes accolées qui semblent n'en faire qu'une, j'ai cru, à la première vue, que cette paille n'avait point de barbe, je me suis assuré depuis qu'elle en avait, mais que cette barbe était extrêmement courte. La paille de mon paille-en-queue était, comme je l'ai dit, d'un beau jaune tirant sur le rouge ; ses pattes étaient aussi rouges et les quatre ergots unis par une membrane de même couleur. Le paille-en-queue a les ailes longues et fortes, moins cependant que la frégate ; on le voit à deux ou trois cents lieues des terres, mais il peut se reposer et peut-être même dormir sur l'eau, ce qu'on ne croit pas que la frégate puisse faire. François Leguat dit que ces oiseaux leur faisaient à lui et à ses compagnons une plaisante guerre ; ils les surprenaient par derrière et leur enlevaient leurs bonnets de dessus la tête ; ces bonnets étaient faits de feuilles de latanier. On m'a confirmé ce fait à Rodrigue par quelques traits qui y étaient assez analogues. Il ne faut pas cependant s'attendre à trouver dans les oiseaux de Rodrigue les mêmes apparences de familiarité que François Leguat et ses camarades en ont éprouvées. Ces animaux innocents ne connaissaient point encore les hommes ; ils ont eu depuis le temps d'apprendre à se méfier de cette race traîtresse et meurtrière. Je reviens à mon paille-en-queue. Lorsque nous l'abordâmes, il couvait un seul oeuf un peu plus petit qu'un seul oeuf de poule ; il ne se serait peut-être pas dérangé si nous n'eussions pas porté la main sur lui ; il se laissa toucher, mais non pas prendre ; nous ne retînmes que sa paille, encore le vent nous l'enleva-t-il bientôt. Le creux d'un arbre, ou plutôt d'une racine d'arbre, constituait sans aucun apprêt le nid de cet oiseau. Nous dérangeâmes son oeuf et le plaçâmes sur l'herbe à quelques cinq ou six toises de là ; la tendre mère voltigea longtemps au-dessus, sans cependant le couvrir, à quelque distance que nous nous tinssions d'elle, pour lui en faciliter l'accès. Au bout de deux heures, l'oeuf était entièrement abandonné.

J'ai donné au paille-en-queue le nom sous lequel seul il est connu de tous les navigateurs, et qui le caractérise de manière à ne pas le méconnaître. Quelques auteurs l'ont dénommé oiseaux des tropiques parce que, disent-ils, on en voit jamais qu'entre les deux tropiques ; j'en ai vu à 27 degrés et demi de latitude et d'ailleurs ; le paille-en-queue est-il le seul oiseau qui ne s'écarte point de la zone torride ?

Les oiseaux pêcheurs dont j'ai parlé ne font pas leur séjour ordinaire sur l'île Rodrigue, mais sur les îlots voisins. Ils viennent cependant rendre quelques visites à la grande terre, c'est ainsi qu'on nommait Rodrigue, soit pour y trouver de l'eau douce, soit pour pêcher sur les basses. Lorsque nous avions donné un coup de seine, et que nous avions choisi le poisson qu'il nous plaisait d'emporter, la grève était bientôt couverte d'oiseaux qui venaient profiter du reste de notre pêche. Le petit îlot du Large était habité le 15 juin par des cordonniers, un nombre prodigieux de goilettes, tant grises que blanches, quelques cordonniers, des fous, des frégates, etc. couvraient l'île des Cocos lorsque nous y abordâmes le 18 du même mois. Les îles aux Frégates ont été ainsi appelées parce que les oiseaux de ce nom les ont choisies pour leur principale habitation. Il y a aussi un grand nombre de fouquets sur ces deux îles. Le 19, à l'île de Mombrani, la multitude des goilettes grises que notre abord intimida était telle qu'elles nous servaient exactement de parasol ; elles voltigeaient au-dessus de nous de manière à tempérer faiblement les ardeurs du soleil. Ce fut là que nous surprîmes un paille-en-queue sur son oeuf ; il y avait aussi quelques frégates, quelques tratas, quelques perruches. Je n'ai point vu de nids dans toutes ces îles ; les oiseaux y posent sans façon leurs oeufs sur le sable, ou entre des broussailles, ou sur la terre nue. Sur l'île aux Cocos, les goilettes nous étourdissaient par leurs cris qui imitaient assez la syllabe ouai, deux ou trois fois répétées, leurs oeufs étaient fort près de nous ; elles craignaient de s'en approcher ; quelques mères, lasses de notre long séjour, se posaient enfin sur leurs oeufs, mais la crainte ne leur permettait pas d'y rester longtemps. Sur l'île de Mombrani, la multitude d'oeufs et de petits était encore plus grande ; c'était la plus belle basse-cour qu'il soit possible d'imaginer. Je n'exagère pas : il fallait regarder attentivement à nos pieds, sans cette précaution, nous aurions écrasé à chaque pas ou quelque oeuf ou quelque petit nouvellement éclos. J'ai cru remarquer que chaque mère ne couvait qu'un ou deux oeufs.

Je n'ai vu à Rodrigue qu'une seule espèce de petits oiseaux. Ils ont quelques traits de ressemblance avec nos mésanges, et sont à peu près de la même grosseur, peut-être un peu plus petits ; ils ont un petit cri assez doux, mais sans modulation, sans chant. Lorsqu'on les appelle ils s'approchent de branche en branche jusqu'à la portée de la main, mais alors, le moindre geste les fait reculer.

Les solitaires [49] étaient communs à Rodrigue du temps de François Leguat. M. de Puvigné m'a assuré que la race n'en était pas encore détruite ; mais ils se sont retirés dans les endroits de l'île les plus inaccessibles. Je n'ai entendu parler ni de gelinottes, ni de butors, ni d'alouettes, ni de bécassines ; il peut y en avoir eu du temps de François Leguat, mais ils se sont retirés loin des habitations ou plus vraisemblablement la race n'en subsiste plus depuis qu'on a peuplé cette île de chats.

Les principaux insectes de Rodrigue sont des mouches de deux sortes ; les unes ressemblent en tout à nos mouches ordinaires ; les autres n'en diffèrent que quant à leur couleur, elle est d'un bleu doré assez éclatant [50] ; les unes et les autres sont extrêmement incommodes par leur excessive multiplicité ; des fourmis en nombre prodigieux ; rien ne peut être tellement fermé qu'il échappe à leur recherche ; des cancrelats, moins nombreux, et par cela même moins incommodes ; des araignées de même espèce qu'en France, au moins en apparence ; d'autres araignées, habitants des bois, grosses comme une noix, filant une toile ou plutôt une soie jaune qui ressemble à celle de nos vers à soie par la couleur, la texture et la force ; des scorpions fort petits dont la piqûre n'est pas très dangereuse ; des lézards semblables en tout à nos petits lézards de murs ; d'autres lézards longs de près d'un pied ; les couleurs les plus vives, le bleu, le vert, le jaune, le blanc, etc. semblaient se disputer à qui revêtira ces lézards avec plus de vivacité ; cependant le vert et le bleu dominent sur la tête et sur le dos. François Leguat prétend en avoir vu de noirs, de bleus, de verts, de rouges et de gris, et de tout cela, dit-il, du plus vif et du plus éclatant. Voici ce que je suis assuré d'avoir vu. J'avais déjà rencontré à Rodrigue quelques-uns de ces lézards sans qu'ils me donnassent le temps de les examiner. J'en ai vu beaucoup sur l'îlot du Large ; ils ne pouvaient pas fuir loin, mais ils se cachaient promptement dans les crevasses du rocher : je les poursuivais même dans leurs trous. J'avais vu entrer dans une crevasse un lézard dont les couleurs étaient superbes ; avec une broussaille je fis sortir de la même crevasse un lézard dont la couleur noir sale me fit presque horreur : j'en avais déjà remarqué quelques-uns ainsi décolorés ; je ne doutais pas que ce ne fut une autre espèce. Enfin, j'en considérais un attentivement ; je ne remuais pas de peur de le mettre en fuite ; la vivacité de ses couleurs bleue, verte, jaune, etc. me charmait : un instant après, le lézard m'aperçut ; des tâches noires dépareillèrent l'éclat de sa peau, ces tâches s'accrurent bientôt et dans un petit nombre de secondes, mon lézard couvert d'un noir hideux dans toute l'étendue de son corps, se réfugia dans l'intérieur du rocher. Je suis assuré, comme je l'ai dit, de ne m'être pas trompé dans cette observation. Ces lézards d'ailleurs sont conformés comme les lézards verts que j'ai vusen Poitou, en Angoumais, etc., du moins autant que j'en ai pu juger au coup d'oeil.

En parlant des lézards à la suite des insectes, je ne prétends pas décider qu'il faille les classer dans cette classe d'animaux.

On ne connaît à Rodrigue aucun animal dont la piqûre ou la morsure puisse être dangereuse.

La pêche à Rodrigue est facile et abondante : au commencement de notre séjour dans cette île, nous allions quelquefois pêcher à la  ligne ; en peu de temps nous avions assez de poissons pour notre souper et celui de nos Noirs : d'un seul coup de seine nos Noirs mettaient cent cinquante ou deux cents poissons sur la grève ; nous choisissions les meilleurs, les Noirs choisissaient après nous ; le reste était abandonné aux goilettes et aux frégates.

Les ruisseaux même de Rodrigue sont poissonneux et nous préférions le poisson qu'ils nous fournissaient à celui que nous tirions de la mer. Nous n'avions point vu, comme François Leguat, des anguilles si grosses qu'il fallut deux hommes pour en porter une seule, mais nous en avons eu quelquefois de presque aussi grosses que le bras, et de près de trois pieds de long, et d'ailleurs d'un goût excellent. On a donné le nom de carpe à un petit poisson qui ne ressemble à nos carpes que par sa figure extérieure ; il n'est guère plus gros que nos goujons, il a la chair blanche et d'un goût très délicat. Les gros-yeux sont ainsi nommés parce que leurs yeux sont réellement très gros, à proportion du corps qui n'est pas plus gros que celui de la carpe. Au défaut de carpes, nous mangions des gros-yeux avec plaisir ; on en trouvait aussi quelquefois dans la mer. Le cabot pourrait être appelé le poisson dormeur ; nous en prenions quelquefois au filet, le plus souvent on les trouvait dormant sur l'eau et on les tuait d'un coup de bâton sur la tête. Le cabot est de la grosseur de la carpe, mais plus long, la tête plus grosse que le corps, le corps presque cylindrique, la chair blanche, ferme et délicate. Nos ruisseaux nous fournissaient enfin des mulets et des lubines d'eau douce, presque aussi gros que ceux de la mer auxquels nous les préférions. On pêchait ces poissons au-dessus de la grande cascade dont j'ai parlé plus haut, c'est-à-dire 150 pieds au-dessus du niveau de la mer. Les mulets ont dans le ventre deux substances graisseuses très délicates. Je n'y ai point vu d'autre laite.

La mer de Rodrigue nourrit presque une infinité d'espèces de poissons. Le lamentin ou vache-marine [51] aurait peut-être été le meilleur ; nous en avons vu se jouer sur l'eau, sans pouvoir les approcher. La pêche-madame pourrait passer pour une espèce de merlan, mais sa chair est plus ferme et d'un goût bien plus relevé. Je l'ai trouvée assez analogue pour le goût à la chair de la vive, mais plus délicate encore ; on connaît, dit-on, ce poisson dans les grandes Indes ; on n'en trouve plus en deçà de Rodrigue. Un capitaine qui, sur le point de quitter Rodrigue a le bonheur de pêcher deux ou trois de ces poissons, se croit être dans l'occasion de faire un joli présent à M. le Gouverneur de l'île de France, s'il est assez favorisé du vent pour pouvoir les lui présenter avant qu'ils aient commencé à se corrompre. Le peu que j'ai vu de ces poissons n'excédait pas la grosseur d'un gros merlan, mais la chair en est plus compacte et plus nourrissante.

La carangue est un poisson gras, tendre et délicat ; celles que nous avons prises pouvaient avoir un pied et demi et plus de longueur. Labat donne la description de ce poisson au 6ème volume de ses Voyages aux îles de l'Amérique.

La banane approche de la carangue pour la grosseur de son corps et la délicatesse de sa chair, elle est aussi assez grasse. Ce poisson est gravé dans une planche du 3ème volume du recueil des voyages in 4ème page 311.

La vieille est une espèce de cabliau. Je n'en ai point vu de taille de celles dont Labat au même livre, et plusieurs autres voyageurs ont parlé ; celles-ci excédaient le poids de deux cents livres, les plus grosses que j'ai vues à Rodrigue pouvaient peser sept ou huit livres au plus, peut-être en aurait-on trouvé de plus pesantes en pleine mer. D'ailleurs, je ne doute pas que nos vieilles ne fussent au moins analogues à celles dont Labat a donné la description. La poule-d'eau est une espèce de turbot d'une chair grasse et délicate. Les raies sont fort grosses, ont la queue extrêmement longue, armée à sa naissance de plusieurs peignes ou double-scies terminées comme en aiguillon ; la piqûre de ces aiguilles peut être dangereuse, ils entrent facilement dans la chair et n'en peuvent sortir sans occasionner un déchirement douloureux.

J'apportais en France une de ces queues de raies que l'on aurait presque pris pour un fouet de baleines ; elle avait 7 pieds et quelques pouces de long, encore n'était-elle pas entière, ses peignes pouvaient être longs de 4 à 5 pouces. Nos insulaires de Rodrigue estimaient leurs raies, je ne pensais pas comme eux, il est vrai qu'on les mangeait le jour même qu'elle était pêchée, aussi était-elle coriace.

La gueule-pavée est ainsi nommée parce que son palais est comme  osseux, on dirait presque que c'est un pavé à la mosaïque, sauf que les petites pierres qui semblent le composer ne varient point dans leur couleur. Ce poisson est estimé, mais moins que les précédents. Deux petites nageoires, une de chaque côté et une queue extrêmement petite, empêchent que la lune ne soit tout à fait ronde, ou du moins elliptique ; les lunes que j'ai vues n'avaient guère que six à sept pouces de longueur, c'est un assez bon poisson.

Le capitaine est une espèce de brème pour la taille et pour la figure, moins plat cependant ; pour l'usage, c'est la morue du pays, on le fait sécher, on le sale, ou le transporte à l'île de France, on le vend, on le conserve pour les jours où le poisson frais manquera. Nous prenions plus de capitaines que d'autres poissons, mais nous n'en mangions qu'au défaut de meilleurs, il n'est cependant pas mauvais.

La tête du capucin est faite de manière qu'elle paraît être couverte d'un capuce.

Le chirurgien a sur le dos une lancette, c'est-à-dire une arrête ou épine semblable à celle de la vive.

Les lubines, les mulets, les rougets ont beaucoup de rapports avec les poissons de nos mers qui portent les mêmes noms.

La sèche paraissait être plus estimée de nos officiers qu'elle ne l'est en Europe. Je ne sais ce qui a fait donner à un poisson de ces mers le nom de breton.

Tous les poissons que j'ai nommés sont bons à manger. Il y a cependant une saison de l'année où la plupart deviennent poisons, c'est celle où le corail est en fleur [52] . Je me sers de l'expression seule connue dans ces îles. L'escadre Anglaise en fit une triste expérience : j'ai dit plus haut qu'elle entra au port de Rodrigue le 15 de septembre, elle en repartit le 25 de décembre, mais après avoir perdu près de la moitié de son équipage par des maladies qu'on a attribuées dans le pays à l'usage immodéré et indiscret du poisson, dans une saison où il commençait à être dangereux. La vieille passe alors pour le poisson le plus suspect de tous. En pleine mer on pourrait pêcher des thons, des bonites, des dorades, des marsouins, etc., mais ces poissons approchent rarement de la côte. Les requins sont plus hardis, ils viennent jouer sur les récifs. François Leguat s'était persuadé que les requins de Rodrigue n'étaient pas malfaisants, il s'est, dit-il, souvent baigné avec ses compagnons, environné de grandes troupes de requins sans qu'il leur en soit arrivé aucun mal. Il est possible que les requins de Rodrigue, trouvant une multitude de poissons suffisante pour satisfaire leur appétit glouton, soient moins friands de chair humaine, mais je crois que le plus sûr est de ne pas s'y fier inconsidérément. Un Noir de Rodrigue sortait d'une pirogue avec deux poissons à la main, il lui restait un petit trajet de mer à traverser où la profondeur de l'eau était tout au plus d'un pied, un requin se trouva sur son passage, sauta aux poissons et les enleva avec une partie de la main du pauvre Noir.

On voit aussi dans la mer de Rodrigue des baleines, des souffleurs, des espadons ; ce dernier poisson est l'ennemi mortel de la baleine. M. de Puvigné m'a dit qu'on avait été quelquefois témoin à Rodrigue de leur combat, mais de loin seulement.

Nous avons trouvé sur le bord de la mer un coffre desséché ; c'est un petit poisson qui ne ressemble pas mal à un petit coffre, aux côtés duquel on ajouterait une tête et une queue de poisson. Nous comptions l'emporter en France, il s'est trouvé égaré. D'ailleurs nous avons trouvé aux Açores un Verrès, grand amateur de toutes les curiosités naturelles, qui ne nous aurait pas permis de l'apporter en France. Nous pêchions souvent un poisson hideux qu'on appelait crapaud de mer  et dont on ne fait aucun usage ; il est à peu près de la grosseur et de la figure d'un boudin, la tête et la queue [cependant] plus petite que le milieu du corps, il ne paraît pas avoir de nageoires, il a encore moins d'écailles, la couleur de sa peau est d'un gris sale. Nous le roulions un peu sous le pied et alors ce poisson s'enflait extraordinairement et devenait rond comme une boule, sauf une petite inégalité qui se faisait remarquer au lieu où était sa tête ; lorsqu'il était en cet état, nos jeunes appuyaient fortement le pied dessus et le faisait crever avec bruit.

Les coquillages abondent aussi à Rodrigue. Les huîtres sont assez grosses, leur chair est jaunâtre et délicate, leurs écailles sont comme dentelées, ce qui les rend très difficiles à ouvrir, il faut y employer le marteau ou quelque instrument équivalent. On trouve même dans les ruisseaux des chevrettes qui ne m'ont pas paru différer de celles qu'on pêche en Normandie. Les langoustes que nos insulaires appelaient homards ressemblent à celles de la méditerranée. Les crabes ressemblent, et pour la forme et pour la grosseur, à ceux qu'on pêche dans la Manche et que les Normands appellent tourteaux. Il y en a cependant beaucoup d'autres espèces ; les carangais passent pour les plus délicats ; ils ressemblent extérieurement aux étrilles que l'on pêche près du Havre, excepté qu'ils sont rouges et qu'ils n'ont pas les pattes aussi velues, leur chair est blanche mais couverte d'une peau ou pellicule noire.

J'ai remarqué une espèce de crabes  qui m'a paru assez singulière. La partie occidentale de notre enfoncement était vaseuse, la mer y entrait durant le flux ; lorsque la mer s'était retirée, la vase était couverte de petits crabes rouges, leur corps égalait à peine en grosseur celui d'une abeille, ils n'avaient tous qu'une seule grosse patte, elle ne leur servait point pour marcher, ils en couvraient leur petit corps, comme pour le garantir des insultes inopinées.

Le crabe le plus commun à Rodrigue vit ordinairement hors de la mer, sa couleur est d'un brun sale en dessus, d'un gris sale en dessous, il est presqu'aussi gros que le tourteau, mais ses grosses pattes, quoique d'une taille assez considérable, sont cependant moins grosses à proportion que celles du tourteau. Cet animal est la taupe de l'île Rodrigue ; il se creuse en terre des habitations vastes et profondes et ne cesse de jeter hors de son trou les écroulements de la voûte de sa maison. Il arrive delà non seulement que les plantes qui sont au dessus ayant peu de terre, non seulement ne peuvent profiter, mais encore, qu'il faut marcher avec beaucoup de précaution aux endroits où on s'aperçoit qu'il y a des habitations de tourlouroux, c'est le nom que l'on donne à ce crabe terrestre ; il faut avec une canne, sonder devant soi si le terrain est ferme, autrement on risque d'enfoncer d'un pied ou même plus dans l'habitation dont on aura fait ébouler la voûte. Vers le bord de la mer, on aura de l'eau jusqu'à mi-jambe ; dans les lieux secs on courait peut-être de plus grands risques. Aussi François Leguat compte-t-il les tourlouroux au nombre des fléaux de l'île Rodrigue et les Français, depuis qu'ils sont en possession de l'île, paraissent leur avoir déclaré une guerre irréconciliable. L'arrivée d'une corvette à Rodrigue est l'avant coureur de la destruction de plusieurs milliers de ces animaux ; après le départ de la corvette, le nombre ne paraît pas diminué. Lorsque le tourlouroux est poursuivi, il semble vouloir se défendre en présentant une de ses grosses pattes en l'air ; si on l'a lui abat avec une baguette, il élève l'autre que l'on peut enlever de même. J'ai remarqué plusieurs fois qu'il ne survit pas à la perte de ces deux pattes. Ce coquillage n'est pas délicat, nous en mangions cependant quelquefois pour diversifier.

On rencontre un grand nombre de soldats le long de la côte de Rodrigue, c'est le coquillage auquel plusieurs donnent le nom de Bernard-l'ermite. Nous en avions conservé quelques-uns des plus gros après les avoir macérés dans de l'arak. M. Archibal-Kennedy [53] s'en sera peut-être fait quelque ami à Lisbonne.

Il y a des espèces d'huîtres dont l'écaille ovale, plus régulière que celle des huîtres ordinaires, peut avoir un pied ou un pied et demi de longueur dans le sens de son grand axe ; je les crois de l'espèce de celles que les conchyliologistes appellent [imbricata]. M. de Puvigné nous en avait fait pêcher quelques-unes, non pour les manger, mais nous comptions en emporter les coquilles ; elles ont été oubliées quelque part.

Le bord de la mer est couvert de coquilles, mais comme ces coquilles ont roulé longtemps sur les récifs, elles sont toutes dégradées. M. Thuillier profitait souvent de la basse mer pour aller visiter les récifs, je l'y ai accompagné quelquefois. Outre plusieurs coquilles assez curieuses, nous avions fait une collection nombreuse d'oursins diversifiés par leur forme, leur taille, les couleurs de leurs bâtons, la forme et l'arrangement de leurs mamelons, etc. M. Thuillier avait trouvé sur ces récifs un coquillage singulier de la nature des écrevisses, il était à peine aussi gros qu'une petite écrevisse de rivière et il était long de douze à quinze pouces, ses pattes étaient pareillement fluettes et très longues ; vu la longueur de ces pattes, j'aurais donné volontiers à l'animal le nom d'araignée, ou même celui de faucheux de mer. On connaît ce coquillage à l'île de France, mais on y a trouvé le nôtre monstrueux pour la longueur ; on l'appelait, je pense, loup de mer je ne sais par quelle analogie.

Nous avions aussi rassemblé une assez grande quantité de madrépores et quelques morceaux de coraila, tout cela s'est dissipé avant notre arrivée en France. Pour ce qui regarde le corail, j'ai trouvé tous les habitants des trois îles également prévenus en faveur de l'ancien système sur sa nature, quelques-uns même ayant préjugé, m'ont-ils dit sur l'autorité des physiciens Européens les plus éclairés, que c'était une véritable plante marine sujette à toutes les mêmes affections que l'on remarque dans les autres plantes. Ce qu'ils appellent la fleur du corail, leur paraissait surtout décisif en faveur de leur opinion. Leurs raisons ne m'ont pas convaincu, mais ne m'étant point trouvé dans la saison de la fleur du corail, je n'ai pu faire les observations qui m'auraient semblé les plus propres pour m'éclaircir sur cette question ; trouvant cependant, le 5 août, sur les récifs, du corail de différente dureté, j'en ai arraché quelques branches aussi tendres au moins que de l'éponge, assez ressemblantes, pour la consistance, à plusieurs de nos plantes terrestres. Elles étaient plus minces que les branches du corail formé, mais j'y distinguais clairement la tournure, les configurations, l'essence, s'il est permis de le dire, de ce qu'on prend pour ouvrage d'insectes dans le corail et les madrépores. Dessus le récif même où je pêchais et depuis, étant à terre et plus à tête reposée, j'ai fait tous mes efforts pour découvrir, à la loupe, tous les insectes auxquels nous pouvions être redevables de cet ouvrage ; j'en ai découvert entre les branches, mais c'était une petite chevrette, une espèce de loche, d'autres animaux semblables, qui n'étaient point ceux que je cherchais.

J'ai cru parfois apercevoir quelque mouvement étranger à ces animaux ; j'ai conçu bientôt qu'il pouvait être occasionné par des gouttes d'eau qui, se desséchant, permettaient la séparation de quelques branches qu'elles tenaient précédemment unies. Ainsi, mes recherches sur ce point ont été parfaitement inutiles car, de ce que je n'ai pas vu ces insectes, je ne conclus point qu'ils soient imaginaires.

Il me resterait à parler des maladies qu'on pouvait craindre à Rodrigue, si j'en connaissais de particulières à cette île. L'air m'en a paru très sain ; ceux qui l'ont respiré se réunissent à le regarder comme un séjour de santé, pourvu cependant qu'on soit réservé dans l'usage du poisson pendant la saison de la fleur du corail. Au défaut des maladies, je dirai quelque chose d'une incommodité sur l'existence de laquelle les sentiments étaient partagés. Elle consiste dans une démangeaison qui attaque les pieds, les jambes et les cuisses et quelquefois même les extrémités supérieures ; il n'y a ni tumeur ni rougeur, tout se réduit à la douleur, laquelle ne saurait mieux être comparée qu'à celle qui serait occasionnée par de fines épingles, enfoncées dans la chair. Le patient est tranquille tout le jour, le mal ne se fait ressentir que pendant la nuit. Cette maladie ou plutôt cette incommodité n'est, dit-on, connue qu'à Rodrigue et même on ne l'éprouve que sur la côte septentrionale ; sur la côte méridionale on en est exempt. Les Noirs lascars se plaignent de ne point dormir la nuit à cause de cette incommodité, à laquelle il leur a plu de donner le nom de piquémordé ; M. de Puvigné qui n'a jamais ressenti ce mal, en niait l'existence, ainsi que quelques-uns de nos officiers. Le piquémordé, selon eux, n'était qu'une imagination que les lascares prétextaient pour couvrir leur paresse. L'existence du mal a été constaté par ma propre expérience et par celle de quelques officiers de vaisseaux qui en ont ressenti les atteintes. Mon sommeil a été fort troublé durant tout le mois d'août, malgré cela je ne comparerai point le piquemordé ni au mal de dents, ni au mal d'oreille comme le faisait un de mes officiers qui en était apparemment plus tourmenté que moi. Les voyages que j'ai fait sur les récifs ont été suivis de nuits extrêmement tranquilles ; lorsque j'ai commencé à me plaindre du piquémordé, il y avait déjà du temps que je ne mangeais plus de poisson de mer. Je cite les deux faits parce que ceux qui se piquaient de raisonner à Rodrigue, attribuaient cette incommodité à l'eau de mer imbibée de l'essence du corail dont elle est en quelque sorte parée ; les autres au poisson de mer nourri de la fleur de cette même substance. D'ailleurs le corail n'était pas encore en fleur. Je reprends le fil de ma narration.

 

Relation de ce qui nous est arrivé à Rodrigue.

 

J'avais mis pied à terre à Rodrigue, le jeudi 28 mai 1761 comme je l'ai dit ci-dessus, et nous remîmes aussitôt nos dépêches au commandant de l'île qui était M. de Puvigné, lieutenant dans les troupes de la Compagnie des Indes, oncle de Mlle de Puvigné qui s'est fait admirer de tout Paris dans un état auquel elle a cru depuis, que l'honneur et la religion exigeaient qu'elle renonçât. La sincérité, la probité, l'intégrité caractérisent M. de Puvigné. Nous lui produisîmes des ordres de nous bien recevoir, ces ordres, vis-à-vis de lui, étaient presque inutiles ; il aurait fait par caractère, par honneur, tout ce qu'il a fait en quelque sorte par devoir. Outre les égards personnels dont nous lui sommes redevables, il s'est prêté avec le plus grand zèle à tout ce qui a su contribuer au succès de notre mission. Il nous a procuré peu de secours, mais il ne nous en a refusé aucun qui ait dépendu de lui.

Il nous introduisit d'abord dans son gouvernement. Quatre murailles longues de 15 à 18 pieds, construites de pièces de bois non équarries et crépies d'une espèce de torchis assez peu lié, un pavé de pierres brutes, un toit de planches assez mal jointes composaient ce que nous appelions la salle. A côté, une chambre d'une construction semblable était occupée par M. et Mme de Puvigné, par M. de Puvigné fils et par plusieurs coffres et armoires qui contenaient les richesses de M. le gouverneur. A l'est, et par conséquent au vent de tout ceci, étaient deux espèces d'appentis fermés par des cloisons à   jour : le plus petit, occupé par M. de la Rue, chirurgien-major de Rodrigue, renfermait en outre toute l'apothicairerie de l'île ; le plus grand nous fut cédé à M. Thuillier et à moi. Toutes les autres cases ou payottes étaient modelées sur un même goût d'architectures. Des troncs ou des branches d'arbre non équarris et entrelacés de feuilles de lataniers en faisaient toute la façon, soit pour les murailles, soit pour le toit ; il n'y avait pas d'autre pavé que la terre même. Après trois semaines ou un mois de cohabitation, M. Thuillier me quitta et s'établit dans une de ces payottes ; il est vrai qu'on y était plus à couvert du vent, de la pluie et des incursions des rats que je ne l'étais sous mon appentis, mais au moins cet appentis fermait à clé.

Les premiers jours furent employés à débarquer mes instruments, à faire tous les préparatifs nécessaires au succès de l'observation, à choisir et à préparer le lieu où il était le plus convenable de la faire. Il me semble qu'il faut moins citer ici l'observation du passage de Vénus.

M. Lelong, capitaine du Volant, et M. Glaut, deuxième lieutenant de la Mignonne, nous étaient d'un grand secours dans tous ces préparatifs et ils ne nous furent pas moins utiles dans l'observation même. Cette circonstance retarda d'un ou deux jours le départ du Volant, il devait partir le jour même du passage de Vénus, il n'est parti que le 8, chargé de tortues pour l'île de France.

Le même jour, 8 juin, vers onze heures du matin, nous avons entendu un coup de canon sans que nous ayons pu conjecturer d'où il venait.

Nous avons commencé, le 10, les préparatifs de la mesure d'une base dans la plaine de notre enfoncement de François Leguat.

Le 13 et le 14 nous avons mesuré notre base, les bouts-dehors de la Mignonne nous servaient de porches. Nous avons aussi pris les angles nécessaires aux deux extrémités de notre base.

Le 15 nous avons été en pirogue à l'îlot du Large pour y prendre des angles. M. de Puvigné avait fait planter des pavillons aux principales pointes de la côte septentrionale de l'île. Nous avons aussi, le même jour, mesuré la valeur des parties de nos micromètres.

Le 16 M. Thuillier a parcouru à pied toute la côte jusqu'à la pointe des Palmiers pour prendre des angles. J'étais resté pour d'autres opérations qui se sont réduites à bien peu de chose à cause du mauvais temps ; M. Thuillier n'a pas éprouvé ce mauvais temps.

Le 17 nous avons été dîner à bord de la Mignonne. Je voulais essayer d'y prendre quelques angles, mais cela n'a pas été possible.

Le 18, au bruit de toute l'artillerie de terre et de celle de la Mignonne, nous sommes partis pour faire le tour de l'île. Après avoir été à l'île des Cocos et à celle de St Jacques, nous avons été obligés de nous rabattre à la nuit, sur celle aux Crabes pour faire des feux. La pirogue qui portait nos provisions nous avait quittés ; en conséquence, nous n'avions point dîné et l'espérance de notre souper n'était fondée que sur celle d'être rejoint par notre pirogue d'approvision-nement. Elle nous rejoignit à dix heures du soir. Quelques-uns de nos officiers avaient soupé avec du pain et de l'eau douce dont nous avions heureusement provision dans notre pirogue, des capitaines secs qu'on avait trouvés sur l'île et quelques caranguais qu'on avait pêchés. Je n'étais point encore accoutumé à l'eau, je m'étais couché sur des feuilles de lataniers et je dormais lorsque notre pirogue arriva. Je ne consentis à me réveiller qu'autant qu'il fut nécessaire pour boire un grand verre de vin et pour donner le temps de faire mon lit.

Le 19 nous prîmes des angles aux deux extrémités de l'île aux Crabes, à la pointe occidentale de Corail et à une extrémité de l'île de Mombrani. Delà, nous gagnâmes précipitamment l'enfoncement du grand port, il nous fallait trouver un gîte pour passer la nuit.

Le 20 nous nous séparâmes M. Thuillier et moi. M. Thuillier retourna à l'île de Mombrani pour prendre les angles à une extrémité différente de celle où nous avions observé hier ; il fit ensuite des opérations semblables sur l'île aux Perroquets. Cependant, sous la direction de M. Glaut, comme je l'ai dit plus haut, je parcourais le grand port ou le port du Sud dans une pirogue, et je m'assurais que ce port est absolument préférable à celui du nord.

Jusqu'ici nous avions profité de certains canaux qui, traversant les récifs, nous permettaient de voyager en pirogue. A l'est du grand port, on ne trouvait plus assez d'eau pour porter une pirogue, ou bien cette eau communiquant avec la pleine mer, était trop agitée pour porter un bâtiment aussi fragile. M. de Puvigné renvoya donc les pirogues par le chemin qui les avait amenées avec ordre de nous venir rejoindre le lendemain, à l'enfoncement des grandes pierres à chaux. Quelques Noirs portaient mes provisions. Nous partîmes donc du grand port à pied en prenant, chemin faisant, des angles aux principales pointes, jusqu'à celle qui suit l'enfoncement de Puvigné. La nuit nous ayant alors surpris, nous soupâmes et nous couchâmes à la belle étoile dans le dit enfoncement ; nous n'y trouvâmes que de l'eau saumâtre, mais le vin ne nous manquait pas.

Les montagnes des quatre passes sont à pic et comme il n'y là presque point de récifs et que la côte est directement exposée au vent, la mer bat si violemment contre la côte qu'il y aurait plus que de l'imprudence à hasarder de franchir ce passage ; je n'en parle au reste que sur le témoignage de M. de Puvigné. En conséquence, le 21 matin nous escaladâmes la montagne et par le plus droit chemin nous nous rendîmes à l'enfoncement des grandes pierres à chaux. Nous y prîmes des angles, ainsi qu'aux pointes suivantes jusqu'au grand  enfoncement. Nous nous embarquâmes alors tout de bon dans nos pirogues et nous arrivâmes sur les deux heures et demie du soir à notre port, au bruit de l'artillerie de terre et de la Mignonne. Nous avons depuis relevé à l'aise toutes les pointes qui sont entre le grand enfoncement et le nôtre.

Le détail dans lequel je viens d'entrer n'est pas long, je me flatte qu'on ne le trouvera point entièrement inutile. S'il eut été essentiel de connaître à 20 ou 25 toises près la surface de l'île Rodrigue, il est hors de doute que j'aurais dû employer plus de temps et même plus de précautions pour déterminer l'étendue. Mais outre qu'une telle précision était superflue, cette opération n'était point le sujet de ma mission où je devais observer le passage de Vénus, je devais, de plus, constater avec toute la précision possible, la latitude et la longitude du lieu. J'avais observé ce passage. La détermination de la latitude ne m'embarrassait pas, mes observations à cet égard étaient plus que suffisantes. Il n'en était pas de même de la longitude. Nonobstant les veilles fréquentes de M. Thuillier et les miennes, nous n'avions pu obtenir jusqu'au 17 du mois qu'une seule observation relative à la longitude de Rodrigue : c'était trop peu, et cette seule observation même pouvait devenir absolument inutile, par défaut de correspondance en Europe. Depuis le 17 jusqu'au 21, l'éphéméride que je m'étais dressée à moi-même n'annonçait aucune observation à faire et il n'y en avait réellement point. J'ai cru pouvoir profiter de ces quatre jours pour faire connaître l'île. Il n'a pas tenu cependant à quelques esprits bornés qu'on ne me fit à l'île de France un crime d'état de ce voyage que j'avais, disait-on, entrepris pour mon plaisir, et qui avait été cause de la prise de la Mignonne et de celle de Rodrigue. Les chefs de l'île de France raisonnèrent mieux ; ils supposèrent que je savais ce que j'avais à faire et que d'ailleurs je n'avais pas le goût assez dépravé pour prendre Rodrigue pour un séjour de plaisir.

Je me hâtais de revenir le 21 ; j'avais deux observations à faire, l'une le 21 même au soir, la seconde le 23 au matin : elles réussirent toutes les deux.

Le 23 au soir et le 24 pendant tout le jour, on célébra avec toute la solennité que le lieu pouvait comporter, la fête de St Jean-Baptiste dont notre communauté porte le même nom. Il devait encore y avoir ce jour-là, 24 du mois, une observation que les nuages m'empêchèrent de faire. Je me proposais durant le reste du mois de relever les pointes qui sont entre le grand enfoncement et le nôtre et de confirmer la longitude de Rodrigue par deux observations qui tombaient toutes deux dans la nuit du 29 au 30, pour partir ensuite de Rodrigue au commencement de juillet. Mais la Providence en a disposé autrement.

Le 26, la corvette l'Oiseau est arrivée au port de Rodrigue au bruit de l'artillerie de terre, de celle de la Mignonne et de la sienne propre. Il était commandé par M. Julienne, qui venait d'épouser à l'île de France la fille de M. de Puvigné. Je venais de prendre la hauteur méridienne du soleil, je laisse le quart de cercle en place, tant pour prendre ensuite d'autres hauteurs que pour aller au devant de M. et Mme Julienne ; il se leva un coup de vent si violent que le quart de cercle est renversé. Le coup avait porté sur le garde filet et l'instrument s'est trouvé faussé au lieu où il était touché par le garde filet, c'est-à-dire au commencement des divisions. Par l'intelligence de M. Thuillier et l'adresse du Sr Servonnet, Noir libre et grand canonnier de l'île, tout a été remis en état dès le lendemain 27. M. Julienne nous apprit que le d'Argenson devait partir armé en guerre pour Batavia avec quelques autres vaisseaux de guerre. Le but de cette expédition était d'intercepter, s'il était possible, les vaisseaux anglais revenant de la Chine et de prendre, à Batavia, des vivres pour la subsistance de la garnison et des habitants de l'île de France. M. Marion m'avait offert de me conduire à Batavia si le cas échéait qu'il dût faire le voyage ; il me faisait réitérer la même offre. J'étais disposé à l'accepter. La longitude de Batavia n'est point connue suivant le meilleur juge en cette matière, M. d'Après ; j'aurais même pu trouver l'occasion de déterminer quelques-autres positions de lieux dans les Indes. Je résolus donc de partir le premier de Juillet. Je commençai à mettre au net mes observations du 6 de Juin, ainsi que celles de M. Thuillier ; le 28 je multipliai les observations des hauteurs méridiennes du soleil et des étoiles, le même jour, l'Oiseau entra dans le Barachoi.

Le 29 de Juin, quelques coups de canon ou plutôt de [boêtes], ayant été tirés sur l'Oiseau pour solenniser la fête de Saint-Pierre dont M. Thuillier porte le nom, je me disposais à aller prendre des angles sur la partie orientale de la côte septentrionale de l'île. Nous fûmes avertis par quelques coups de canon qu'un navire approchait ; les coups se succédèrent deux à deux avec beaucoup de régularité. La Mignonne nous fit signal qu'elle voyait ce navire. Il parut en effet bientôt après, portant pavillon hollandais. Le capitaine de la Mignonne, se croyant en sûreté sur la teneur d'un passeport très ample que l'Amirauté d'Angleterre avait jugé à propos de me faire expédier, mit son canot à la mer pour envoyer au devant du vaisseau étranger, mais, sur un signal qu'on lui fit de terre, il fit rembarquer son canot et il commença à canonner l'ennemi. Celui-ci arbore pavillon anglais, aborde la Mignonne, commence l'attaque au fusil et au pistolet. M. des Moulières lui crie dans le porte-voix que son vaisseau n'est qu'un vaisseau de transport ; le feu continue jusqu'à ce qu'enfin le pavillon français amené nous assure de la prise de la Mignonne. Il était environ dix heures et demie.

Ce vaisseau ennemi était une espèce de palle armée de 16 pièces de canon, dont 10 de 3 et 6 de 12 livres de balle, 4 pierriers, 4 espingalesa dans chaque hune, une espingale entre chaque poste de canon, deux caisses de grenades dans chaque hune, etc. Il était monté de 110 hommes d'équipage, dont 45 soldats blancs et 20 soldats cafres. Son nom était la Calapate ou Carapate ; on le lui avait changé depuis peu pour lui donner celui de Plassey.

La Mignonne fut donc amarinéeb et l'on y arbora le pavillon anglais. Cependant le Plassey tirait sur nous et sur l'Oiseau. Nous avons trouvé depuis, quelques boulets de 12 qu'il nous avait envoyés. De notre côté, on faisait échouer l'Oiseau et maître Servonnet canonnait le Plassey avec tant d'adresse que tous les coups portaient, à ce que nous avons su depuis, ou sur la dunette, ou entre les mâts. Mais nos canons étaient trop faibles, les boulets n'avaient plus de vigueur en arrivant au Plassey, un seul perça la voile du grand hunier un autre, tombant sur le pied d'un soldat, le blessa légèrement. M. Glaut, deuxième lieutenant de la Mignonne, était à terre : en aidant au service de notre artillerie, il fut frappé de la flamme d'un canon qui se déchargea trop précipitamment, les mains, les bras, une partie du visage brûlés le mirent en un état assez triste ; il a été obligé de garder longtemps le lit. Cette blessure, qui n'a point eu d'autres suites, a été la seule que cette première action ait occasionnée. On parut ensuite se tenir en  repos : plusieurs se persuadaient que les Anglais n'oseraient tenter une descente, en tout cas, on était disposé, disait-on, à les bien recevoir.

Les Anglais avaient en effet besoin de quelqu'un qui les aidât dans leur descente, mais ils avaient trouvé de bons aides parmi les matelots de la Mignonne. Les nommés Martin et Cadion [54] ne s'offrirent pas seulement pour montrer le chemin jusqu'à terre, ils répondirent même du succès en faisant au commandant anglais un tableau fidèle de nos forces ou plutôt de notre faiblesse. Martin transigea, nous a-t-on dit, pour de l'argent qui lui a été payé ; on promit à Cadion un poste sur la flotte anglaise lorsque l'on serait arrivé à Bombay. Sur les trois heures donc, quatre ou cinq canots du Plassey et de la Mignonne, chargés de soldats, prirent le chemin de la terre. M. de Puvigné, accompagné de son gendre et des officiers de l'Oiseau, se mit en état de défense. Nous avions à terre l'équipage de l’Oiseau, c'est-à-dire deux douzaines de lascars, ou environ, quelques matelots blancs de la Mignonne et les Noirs de l'île. Nous n'avions pas de quoi armer tout ce monde. Nous nous mîmes à l'écart et hors de la portée des coups, M. de Puvigné, M. Julienne, M. Thuillier  et moi ; nous étions accompagnés de deux Noires et de quelques enfants. Les Anglais firent leur descente à l'enfoncement de Stafforet ; la pointe occidentale de cet enfoncement leur tenait lieu de rempart contre notre canon ; notre batterie était à portée de leurs fusils. La moitié de notre artillerie refusa le service ; elle fut ainsi réduite à 3 pièces que l'on faisait cependant ronfler. Bientôt les balles de fusil des Anglais épouvantèrent les  nôtres, ils n'étaient pas blessés mais ils craignèrent de l'être ; ils gagnèrent au pied, les officiers restèrent presque seuls. Le commandant cria aux fuyards qu'au moins il restât quelqu'un au mât du pavillon ; un d'entre eux, ou ayant mal entendu, ou s'imaginant interpréter légitimement le sens de cet ordre, amena le pavillon et continua de fuir. A cette vue, les Anglais avancent ; M. de Puvigné s'apercevant de la sottise qu'on a commise et ne se sentant pas de force pour la réparer, attend les Anglais et présente son épée au sieur Robert Fletcher [55] , commandant du détachement et de toute l'expédition du Plassey. Nous quittons notre retraite, nous trouvons M. de Puvigné  buvant amiablement avec M. Fletcher. Il n'y avait eu personne de blessé sauf un charpentier français au service  des Anglais, qui l'était, ou qui feignait de l'être au pied : il prit ce prétexte pour passer la nuit sur l'île. J'exhibai mon passeport à M. Fletcher ; je réclamai la Mignonne  comme n'ayant été expédiée que pour me conduire à Rodrigue et me ramener à l'île de France. Je représentai que, selon la teneur du passeport, il était fait défense très expresse à tout Anglais de m'occasionner aucun obstacle ou délai, soit dans mon voyage aux Indes, soit dans mon retour en Europe, ou même de me molester en aucune manière, soit dans ma personne, soit dans mes efforts, sous quelque prétexte que ce pût être ; que, de m'enlever l'unique ressource que j'avais pour sortir d'une île où je n'avais plus rien à faire et où vraisemblablement la disette régnerait bientôt, c'était m'occasionner un délai, c'était même me molester d'une manière très sensible. M. Fletcher était sourd à mes représentations ; il m'offrit cependant l'Oiseau qui, comme je l'ai dit, était échoué, mais que nous ne désespérions pas de remettre en flot. Je répondis que je me croyais en droit de réclamer la Mignonne, mais que s'il me laissait l'Oiseau, il n'y aurait que demi-mal et que mes plaintes contre lui seraient moins vives.

Cependant maître Servonnet,  après avoir encloué nos canons, avait pris la fuite comme les autres ; M. Gaumont, premier lieutenant de l'Oiseau  en avait fait autant pour éviter de prendre aucun engagement. On fit signer aux autres qu'ils ne serviraient point de 18 mois contre les Anglais. J'ignorais alors que M. Fletcher fut commandant de toute cette expédition et que M. Thomas Hague, capitaine du Plassey, lui fut subordonné. En conséquence, M. Fletcher ayant laissé un détachement sur l'île et s'en retournant avec M. de Puvigné qu'il faisait prisonnier, je priai M. Thuillier de les accompagner pour porter mes plaintes à M. Hague pour lui demander, ou la Mignonne, ou l'Oiseau, pour réclamer, au moins les effets qui nous restaient sur la Mignonne. Il était tard ; nos Anglais ne croyaient plus, sans doute, avoir autant besoin de guides que pour faire leur descente. Ils prirent un fort mauvais chemin, leur canot chaviraa cinq fois  dont une fois sur le bord du canal. Personne ne périt par bonheur, mais les soldats anglais furent obligés d'abandonner leurs armes : tous arrivèrent bien mouillés à bord du Plassey. A terre, les Anglais montèrent la garde toute la nuit. Cette nuit fut belle, mais la présence des Anglais, l'absence de M. Thuillier, une courbature occasionnée par un flux de sang et empirée par la douleur que je ressentais de la séparation de M. de Puvigné, c'était plus qu'il n'en fallait pour me faire manquer les deux observations que la sérénité du ciel m'aurait permis de faire. J'ai su depuis que M. Thuillier avait été reçu et traité fort poliment sur le Plassey.

Le 30, M. Fletcher revint seul à terre, il fit amener le pavillon anglais qu'on avait arboré hier sur l'île et fit mettre le feu au mât  de pavillon ainsi qu'à notre batterie de canons. Il enleva la cloche qui nous appelait aux repas et tout ce qu'il trouva de vils métaux jusqu'à l'aiguille même du cadrana. Il décida que le bétail et la volaille seraient partagés par moitié, ordre qui fut mal exécuté quant à la volaille et aux chèvres et chevreaux ; les Anglais prirent presque tout. Enfin, le sieur Fletcher prononça que l'Oiseau serait brûlé. J'eus beau lui représenter l'offre qu'il m'avait faite la veille, il nia que je l'eusse acceptée, mais quand cette raison aurait été vraie, qu'elle l'était peu, elle n'en aurait pas été plus solide. Je réclamai fortement mais inutilement l'Oiseau ou la Mignonne. Je sens parfaitement que l'intérêt des Anglais pouvait exiger qu'on ne fût pas informé, à l'île de France , de l'expédition que le sieur Robert Fletcher  faisait à celle de Rodrigue ; je serais donc tenté de lui pardonner l'incendie de l'Oiseau  et la prise de la Mignonne, mais nous allions être à l'étroit ; l'Oiseau  était chargé de cinq milliers de riz, de vin et d'autres provisions qui nous auraient mis plus à l'aise ; on pria inutilement  M. Fletcher de faire décharger ces provisions, il crut faire un grand effort de retarder l'incendie d'une heure ou d'une heure et demie. Quelques officiers profitèrent du délai pour sauver leurs meubles, les provisions ne purent être débarquées, tout notre monde était en fuite. M. Fletcher refusa de nous en procurer, ce [geste] ne lui aurait rien coûté. Je n'entrerai point dans un détail ennuyeux des circonstances de la demande et du refus. Je dirai seulement que je ne puis m'habituer à reconnaître un procédé digne d'un homme, encore moins d'un Anglais, dans ce refus inhumain du sieur Robert Fletcher. Il s'avisa cependant de me faire une plaisante proposition, ce fut qu'il me laisserait l'Oiseau à condition que je donnerais ma parole d'honneur qu'aussitôt après mon arrivée à l'île de France, je ferais  conduire cette corvette à Madras aux frais de la Compagnie ou aux miens. Je ne pouvais m'engager au premier, ni exécuter le second. J'offris seulement ma parole d'honneur qu'aussitôt après mon débarquement à l'île de France , l'Oiseau serait brûlé. Il le fut à Rodrigue.

Un autre embarras succéda au premier. M. Fletcher  me donna à entendre que M. Thuillier pourrait bien ne pas revenir, que mon passeport ne regardait que moi que j'y étais seul nomméb, qu'il fallait au moins que je donnasse ma parole d'honneur que M. Thuillier ne servirait pas de dix-huit mois contre l'Angleterre  et ses alliés. M. Fletcher était aussi empressé à me demander une parole d'honneur que j'étais peu disposé à l'engager indiscrètement. Je répondis que mon passeport s'étendait à tout ce qui me regardait, que si j'avais droit de réclamer un domestique, comme il en était convenu, je pouvais à plus forte raison réclamer un adjoint à mes opérations, que cela devait souffrir d'autant moins de difficulté que j'exhibais l'acte par lequel l'Académie avait nommé M. Thuillier  pour m'accompagner en cette qualité. M. Fletcher se contenta d'une copie de cet acte que je lui accordai bien volontiers, et je n'ai point eu depuis de démêlé avec lui.

Quant à mes effets, je n'ai point eu à me plaindre. La plus grande partie était à terre ; M. Fletcher défendit qu'on y touchât. S'il s'en égara quelque chose,je crois le devoir imputer aux Français vaincus, qu'aux Anglais vainqueurs. M. Thuillier revint avec le plus essentiel de ce qui m'appartenait sur la Mignonne. Je regrettai cependant 70 ou 80 bouteilles d'eau de vie, 9 ou 10 bouteilles d'huile d'olive et quelques bouteilles de tabac râpé qui me furent retenues. M. Fletcher  ne paraissait plus à terre, je les fis redemander plusieurs fois par un pilote, Gascon de naissance, déserteur, si savant que, même s'il ne sait pas lire, il s'était acquis quelque considération parmi les Anglais, par sa haine contre sa patrie. Je me suis reposé sur les promesses réitérées de ce Gascon : j'ai été abusé, j'ai appris depuis, mais trop tard, qu'il n'en avait pas ouvert la bouche devant M. Fletcher.

Tous les officiers de la Mignonne vinrent le même jour à terre ; ils avaient été relâchés sur leur parole de ne servir de 18 mois contre l'Angleterre. D'un autre côté, Mme de Puvigné partit le même soir avec son fils et deux Négresses pour aller partager la captivité de son mari. Après son départ, il ne resta plus que des Français sur l'île, y compris le charpentier français dont il a été parlé sur le 29 de ce mois. Ce charpentier, fait prisonnier par les Anglais, avait eu, nous a-t-il dit, la permission de M. Léri, gouverneur de Pondichéry, de prendre quelque service chez les Anglais, pourvu cependant qu'il ne portât point les armes contre sa patrie ; il s'était donc engagé à leur service comme charpentier de navire. Le jour de la descente, il fut mis au nombre de ceux qui devaient l'exécuter, il voulut refuser, on le força à descendre, le pistolet sous la gorge. Le soir il ne retourna point à bord avec ses camarades ; il s'excusa le lendemain sur ce que la blessure qu'il avait reçue dans l'action l'avait empêché de les suivre. Il prit enfin son dernier parti le même jour et s'enfonça dans la forêt. Il avait fait part à quelques-uns de nous du dessein qu'il méditait de quitter le service des ennemis de sa patrie ; j'ai su que personne ne lui avait conseillé de l'exécuter et nous ignorions parfaitement le lieu où il s'était retiré.

Cependant, le lendemain premier de juillet, notre Gascon vint avec furie nous redemander ce malheureux ; il ne parlait de rien moins que de faire mettre à sa place un officier de l'Oiseau qu'on avait vu s'entretenir la veille avec le fugitif. Tout le jour fut d'ailleurs employé par les Anglais à tuer des boeufs et à ravager l'île. De notre côté nous pensions à notre état futur et, faisant réflexion qu'il nous fallait surtout un chef, nous élûmes en forme M. Julienne pour Commandant de l'île. Il ne connaissait point encore parfaitement cet office ; il a d'excellentes qualités, mais sa vivacité passe les bornes ordinaires et pourrait mériter un autre nom. Il est d'ailleurs entier ; ce n'aurait point été un défaut dans les circonstances que nous prévoyions. Il fut fait le premier du mois un relevé des vivres qui nous restaient ; nous n'en avions que pour quarante jours, à ne donner à chacun que 8 onces de pain ou de riz par jour. Les voix recueillies, il fut décidé qu'on se contenterait de cette ration à compter du jour du départ des Anglais et, par conséquent, du retour de tous nos fugitifs. Mais ces fugitifs noirs et blancs auraient murmuré, ils auraient refusé de travailler, ils auraient menacé, ils auraient peut-être voulu passer au-delà des menaces ; il fallait un homme ferme pour les contenir et même, s'il était nécessaire, pour les punir. En conséquence, le lendemain, de l'avis de tout le conseil, je dressai un acte qui portait en substance que, Nous, envoyés par le Roi et l'Académie des Sciences, etc., capitaines et autres officiers des navires l'Oiseau et la Mignonnes assemblés en conseil, après avoir fait de sérieuses réflexions sur les suites funestes de toute anarchie et sur les circonstances qui rendraient cet état encore plus pernicieux pour nous qu'il ne l'est en lui-même, avons choisi M. Julienne ci-devant, capitaine de l'Oiseau, pour chef et commandant de l'île Rodrigue, lui donnant tout pouvoir nécessaire pour entretenir la police dans l'île, ordonnant à tous ceux qui demeureront sur l'île d'obéir à M. Julienne en cette qualité, enjoignant aux esclaves de rester esclaves, etc., le tout sous peine d'être punis, même de mort, si le cas est jugé assez grave, à la pluralité des voix des membres du conseil, pour mériter cette peine. Le dit conseil devant être composé de tous les officiers de l'Oiseau et de la Mignonne, etc., le présent acte ne devant avoir de force que jusqu'à ce qu'il fût autrement pourvu à la régie de l'île par l'autorité du Roi, notre souverain, ou par celle du gouverneur de l'île de France, etc. On me regardait comme premier membre de ce conseil souverain de nouvelle érection. Je ne disconvenais pas que je ne fusse la première personne de l'île depuis le départ de M. de Puvigné, mais je m'embarrassais fort peu de me mêler de leurs affaires ; je n'aurais même pu m'y immiscer lorsqu'il se serait agi de quelque cause criminelle. C'était en partie pour cette raison que j'avais rejeté la proposition que M. Julienne m'avait faite de me faire nommer commandant de l'île. L'acte fut signé de tous les officiers, par bonheur il n'eut pas de suite. Le même jour, 2 du mois, les Anglais, après avoir détruit à coups de hache notre grande chaloupe et la plupart de nos pirogues, nous renvoyèrent deux pirogues que j'avais demandées pour la pêche et pour aller à la provision des tortues : une de ces pirogues fut perdue, nous en retrouvâmes une autre que les Anglais n'avaient pas vue. Nous trouvâmes aussi environ 600 livres de riz que les fugitifs avaient cachées, cela nous a fait environ 1200 livres de riz et 400 livres de farine pour 60 ou 70 personnes. Les Anglais voulaient partir, un vent d'est violent les a retenus.

Le 3, la Mignonne, commandée par le sieur Fletcher, a appareillé, portant pavillon rouge anglais. Dans le même temps, il nous arriva une pirogue du Plassey. Quelle fut ma surprise et ma joie, quand j'en vis sortir M. et Mme de Puvigné ! M. Fletcher, avant d'appareiller, avait été donner ses derniers ordres à M. Hague, capitaine du Plassey ; il annonça en même temps à M. de Puvigné sa liberté et ordonna au sieur Hague de lui restituer généralement tous ses effets. Ce dernier ordre a été mal exécuté, le sieur Hague ayant retenu une Négresse de M. de Puvigné qui estime cette perte 1500 livres. Par le retour de notre légitime chef, notre acte du 2 perdait naturellement toute sa force. Il est vrai qu'il n'y était point fait mention du cas de ce retour, mais ce cas était de droit sous-entendu : tous n'en convenaient pas, mais on n'osa pas s'exprimer trop haut. Tout en fut mieux par la suite. On était accoutumé à obéir à M. de Puvigné, on continua de le faire, et on n'eut pas besoin de potence pour entretenir l'ordre. Un officier marinier de la Mignonne, envoyé au Plassey, fit entendre à celui qui le conduisait que c'était à terre qu'il était envoyé : le conducteur qui n'avait que des ordres cachetés, se laissa duper et le mit à terre. Le sieur Hague envoya le lendemain pour le réclamer ; nous ne savions où il avait fui. On exerça à cette occasion un nouveau pillage dans l'île : on tua de la volaille, des bestiaux, on emporta ce qu'on put de tortues. Nous regrettions M. Fletcher ; en sa présence le sieur Hague n'aurait pas ainsi piraté.

Enfin, le cinq, nous fûmes délivrés de la présence de la Calapate ou du  Plassey : ils appareillèrent vers 11 heures du matin et nous laissèrent à Rodrigue 15 de table, M. et Mme de Puvigné, leur fils, M. Thuillier, M. et Mme Julienne, MM. Gaumont, Richard et Millet, lieutenants de l'Oiseau, M. des Moulières, MM. Guichard et Glaut, lieutenants de la Mignonne, M. de la Rue, chirurgien de l'île, M. du Bousquet, pilote de la Mignonne, et moi. Les fugitifs revenaient de tous les côtés ; nous étions au moins 70 sur l'île. Nos provisions étaient augmentées de cinq quarts de farinea qui furent retrouvés dans un grenier dont les Anglais n'avaient pas soupçonné l'existence. Le vin nous manquait absolument ; ma provision était finie, celle de M. de Puvigné avait été brûlée avec l'Oiseau, celle de la Mignonne était restée entre les mains des Anglais. On avait sauvé un petit baril d'eau de vie, il tomba en de mauvaises mains, fut mal ménagé et dura très peu de jours. L'eau constitua notre boisson ordinaire jusqu'au 6 de septembre. La tortue ne nous manqua point, le poisson ne fut pas toujours abondant, nos filets étant souvent hors d'état de servir. Voilà pour ce qui regardait la vie animale. Quant à la société, elle fut bientôt dissoute. Je restai toujours attaché à M. de Puvigné, je n'avais sujet que de me louer de lui, d'ailleurs, dans la division qui éclata le 10 de Juillet entre son gendre et lui, je crois qu'il n'a eu d'autre tort que de n'avoir pas assez usé de son autorité. De faux rapports, des médisances, des calomnies, des invectives, des menaces de violence, des lettres indécentes entretenaient et augmentaient la division. Il se forma même une espèce de troisième partie qui ne communiquait avec aucun des deux autres, mais qui, dans la suite, se réunit à nous. J'avoue que ces divisions m'ont fait passer bien disgracieusement le reste du temps que j'ai été obligé de demeurer à Rodrigue.

Revenons à nos autres opérations.

Le 6, on fut en mer près du canal où les Anglais avaient chaviré le 29 de juin et où ils avaient, comme je l'ai dit, été obligés de laisser leurs armes. On repêcha trois fusils qui étaient encore en assez bon état, une bonne baïonnette, quelques balles, etc. On fut ensuite aux débris de l'Oiseau dont on nous a rapporté des mâts, des vergues, des poulies, des caps-de-mouton, des cordages, presque tout à demi brûlé.

Le 7, on releva le mât de pavillon en se servant à cet effet des débris de l'Oiseau, repêchés hier.

Le 10, M. et Mme Julienne nous quittèrent et furent s'établir à une nouvelle habitation que j'ai marquée sur le plan de Rodrigue, emmenant avec eux M. Guichard et le charpentier, déserteur des Anglais. Avec ce secours et celui de ses esclaves, M. Julienne eut bientôt fait construire une case, et défricher aux environs une étendue considérable de terrain.

Le 14, vers 1 heure du soir, nous vîmes paraître successivement deux vaisseaux ; ils mouillèrent en rade de Rodrigue. Le premier était la Baleine, frégate peu auparavant française, prise, ou plutôt surprise par les Anglais en rade de Pondichéry lorsqu'il n'y avait pas un seul homme de son équipage à son bord. Elle était commandée par M. Philippe Affleck [56] , capitaine de vaisseau de haut bord de Sa Majesté britannique. Le second vaisseau était une espèce de bombardière nommée la Dreke ou, selon l'orthographe anglaise, la Drake c'est-à-dire le Canard. Ignorant si ces vaisseaux étaient amis ou ennemis, ayant tout à espérer dans le premier cas et rien à craindre dans le second, nous avons arboré pavillon français en berneb, et l'avons assuré de plusieurs coups de canon. Nous n'avons point tarder à reconnaître que les deux navires portaient flamme anglaise. Cependant, M.M. Julienne et Guichard que la vue de ces vaisseaux avait attiré de leur habitation, M. Millet et un autre se jettent en veste et en bonnet dans une pirogue et nagent vers la Baleine. Ils sont reçus poliment de M. Affleck qui témoigne cependant qu'il aurait été plus flatté de recevoir la visite de M. de Puvigné et la mienne, que celle de quatre officiers mariniersa. L'habillement dans lequel ces messieurs se présentaient, occasionna cette méprise affectée : M. Affleck soutenait l'honneur de son pavillon et croyait qu'il était du devoir strict que les premiers de l'île fussent lui rendre visite en habit décent. Nous y fûmes M. de Puvigné et moi. Je ne rapporterai point les discours que nous tint M. Affleck ; il n'y avait presque pas un mot de vrai dans tout ce qu'il nous dit. Je ne lui en fait pas un crime ; au contraire, il était à propos qu'il nous célât l'ordre de sa marche, le lieu d'où il venait, celui où il allait, le motif de son expédition, etc. Nous n'eûmes qu'à nous louer d'ailleurs des politesses de M. Affleck ; il plaignit notre sort, il parut regarder la prise de la Mignonne comme illégitime, il dit que, comme il n'y avait point de garnison sur l'île, s'il eut prévenu M. Fletcher, il nous eut laissé dans l'état où il nous eut trouvé, ne reprenant rien qu'en échange ou en payant. Il demanda à M. de Puvigné la permission de lui envoyer le lendemain quelques bouteilles de vin ; enfin il nous servit à souper. Ils étaient fort mal mouillés, sur un fond de corail ; durant le souper ils perdirent une ancre et chassèrent de deux bonnes encablures. Le danger pouvait augmenter ; ils ne voulurent point nous le faire partager. M. Affleck nous prêta son canot pour retourner à terre, nous priant de le renvoyer aussitôt, ce que nous fûmes, et il était temps qu'il rejoignit la Baleine : elle venait de perdre une seconde ancre. Elle appareilla ; nous ne la voyions plus le 15 au matin. Avant ce départ forcé, M. Affleck envoya ses ordres au capitaine de la Drake ; ils portaient entre autres choses qu'on eut à continuer de traiter avec nous sur le ton de politesse et d'amitié dont il avait donné l'exemple.

Le 15 la Drake n'a fait autre chose que de sonder et de se touer pour trouver un bon fond et sans doute aussi pour en indiquer un bon à la Baleine quand elle aura regagné Rodrigue.

Le 16 nous eûmes la visite de deux officiers de la Drake dont le capitaine désirait aussi nous voir. La mer, un peu agitée, épouvantait M. de Puvigné qui n'était pas encore revenu de la frayeur que le roulis un peu fort du 14 lui avait causée. Je partis donc avec M.M. Richard et de la Rue. Nous fûmes aussi bien reçus que nous l'avions été sur la Baleine ; mêmes politesses, mêmes assurances de condoléances sur l'état où M. Fletcher nous avait réduits, mêmes contes inventés à plaisir pour nous dépayser sur l'objet de l'expédition de ces deux navires.

La Baleine reparut le 17 matin et vint mouiller le plus près de terre et beaucoup mieux qu'elle ne l'avait fait le 14. Vers le soir, un canot amena à terre un jeune midshipman qui parut avoir le ton un peu plus haut que M. Affleck. Il se prétendait porteur des plaintes de son capitaine, la principale était qu'on n'avait pas été rendre visite à M. le commandant, la loi étant que, lorsqu'un vaisseau du Roi arrive dans un port, les principaux du lieu aillent lui présenter leurs devoirs. M. de Puvigné fit pour réponse qu'il ignorait les lois d'Angleterre, que la mer était trop agitée pour se hasarder dessus dans une simple pirogue, que si M. Affleck voulait le lendemain nous envoyer un canot, nous irions volontiers à bord, faire la révérence à M. le commandant.

Le ton du jeune homme nous apprêta à penser que πquelques-uns se persuadaient déjà que nous allions peut-être être encore plus maltraités que nous l'avions été par M. Fletcher. Le lendemain un canot arriva, non pour nous mener à bord, mais pour amener à terre M. Affleck et M. Jones son parent et passager sur son vaisseau. Nous retrouvâmes M. Affleck tel que nous l'avions trouvé le premier jour. Il dit, mais poliment, qu'il avait besoin de monde pour faire de l'eau, du [lest] et du bois, qu'il voulait en conséquence que tous nos lascars vinssent aider ses gens, promettant de ne leur faire aucune violence, qu'autrement il serait obligé d'envoyer cinquante hommes à leur poursuite. Tous nos Noirs étaient en fuite ; M. Affleck ne prit point la peine inutile et peut-être dangereuse de les faire chercher. Il réclama de plus les quatre déserteurs de la Calapate ; nous n'en avions qu'un ou deux tout au plus, lesquels sans doute étaient bien cachés. M. Affleck avait usé de la permission que nous lui avions donnée ; il nous fit présent d'un panier de bouteilles de vin et d'arack. Enfin, il nous invita à dîner pour le lendemain. Ses gens restèrent sur l'île, commandés par des officiers très aimables et très polis qui nous tinrent une fidèle compagnie jusqu'à leur départ.

Le 19, nous fûmes dîner à bord de la Baleine, M. et Mme de Puvigné, le jeune M. de Puvigné et moi. Mme Julienne était invitée. Quoiqu'enceinte, elle s'était transportée de son habitation au port et était retournée chez elle ; elle s'était blessée de la fatigue de ce double voyage, elle ne put nous accompagner. Le repas fut splendide et la conversation tout à fait aimable. M. Affleck me fit ordre de me conduire avec M. Thuillier au cap de Bonne Espérance et delà aux Indes, pour me faire repasser en Europe à la première occasion. Mais je lui présente que mes effets étaient à l'île de France, qu'il pouvait m'y descendre en passant. L'esprit imaginatif de M. Affleck produisit à ce sujet un nouveau roman : il n'était point de sa prudence de me dire que son intention réelle était de visiter le port de l'île de France ; il pouvait soupçonner ma discrétion et comme il devait employer quinze jours ou trois semaines à ce trajet, qui n'est ordinairement que de deux ou trois jours, il ne devait pas exposer son dessein au risque d'être éventé avant son exécution.

Le 20, la scission éclate entre ceux qui étaient restés au port. Les Anglais sont informés par eux de la zizanie qui nous divise et, par un effet de leur bon sens habituel, ils donnent tort à qui l'a réellement. C'est dommage que ces messieurs les rénitents ne se soient pas avisés d'imiter l'exemple de M. Julienne et d'aller planter une habitation ailleurs ; il y aurait eu trois villages, ou même trois républiques à Rodrigue. Du temps de François Leguat il n'y en avait qu'une [57] .

M. le commandant nous avait promis de venir dîner à Rodrigue ; le mauvais temps y a mis obstacle. Le soir nous eûmes une visite de notre midshipman : d'un ton aigrement poli, il exigeait qu'on le mena à l'habitation de M.Julienne. Il était nuit, le chemin n'était connu que d'un seul pilotin nommé Souveste ; celui-ci, sommé de servir de guide, répondit qu'il n'osait s'y hasarder de nuit et offrit ses services pour le lendemain matin. Je crois cependant qu'il partit seul peu après pour avertir le charpentier déserteur et l'officier marinier de la Mignonne de se cacher, en cas qu'ils ne le fussent pas déjà.

Le 22, nous nous sommes remis à l'eau, pour boisson ordinaire. Deux matelots anglais voulant forcer un coffre et insultant un officier français qui leur faisait obstacle, furent sévèrement tancés par M. Douglas, premier lieutenant de la Baleine. Après avoir fait excuse à M. Gaumont, officier insulté, ils devraient être conduits à bord, où leurs pleurs nous persuadaient qu'ils auraient mal passé leur temps. M. de Puvigné, M. Gaumont et plusieurs autres intercédèrent pour eux et obtinrent leur grâce, mais non pas sans peine.

Le 24 nous fûmes à bord, M. de Puvigné et moi. M. Affleck faisait enlever nos canons et notre poudre ; nous lui représentâmes que nous en avions besoin pour faire des signaux, il promit de nous laisser un canon, de nous restituer deux ou trois gargousses de poudre, de ne point nous ôter notre pavillon blanc, nous avertissant cependant de ne le point arborer quand il y avait des vaisseaux anglais à la rade ou dans le port. Il nous demanda 3 ou 4 boeufs qu'il promit de payer ou en argent comptant, ou par l'échange d'autres provisions. M. de Puvigné préféra ce dernier parti, il tournait à l'utilité publique.

Le 25, M. le commandant nous envoya six sacs de riz, pesant environ cent dix livres le sac, un sac de blé, deux paniers d'oignons, un demi muid d'arack (eau de vie de grains et surtout de riz), un paquet de petit salé, deux gargousses, etc. ; il demandait en retour quatre boeufs ou vaches. Le troupeau avait été exprès renfermé, on y conduisit les Anglais. Ce ne fut pas sans peine qu'après un exercice de plusieurs heures ils vinrent enfin à bout d'embarquer deux boeufs et deux vaches. Ces animaux avaient de la peine à quitter Rodrigue.

M.M. Richard, de la Rue et du Bousquet furent à bord ; ils furent retenus à souper par M.M. Jones, Douglas, Nelson, Duffe et de la Field. Ces quatre derniers avaient toujours mangé à terre. En reconnaissance de la réception que nous leur avions faite, ils nous envoyèrent cinq sacs de riz, dix gallons (ou 40 pintes) d'aracks, dix livres de sucre, etc. Le capitaine de la Drake envoya de son côté à M. de Puvigné une petite cave d'arack de Mouhon. Cet arack formait une liqueur très délicate et spiritueuse, il était fait, je pense, avec de l'eau de coco. La cave pouvait en contenir 8 ou 10 pintes.

Les Anglais appareillèrent enfin le 26 vers 9 heures du matin, emmenant avec eux quelques-uns de nos lascars, qui s'étaient donnés à eux et nous laissant sur l'île au nombre d'environ soixante.

Le 27 nous perdîmes un matelot de la Mignonne qui était déjà fort malade, lorsque nous abordâmes Rodrigue ; c'était lui qui en avait eu la première connaissance, il mourut d'hydropisie. Je l'enterrai le même jour en pratiquant autant qu'il me fut possible les cérémonies, et en récitant les prières prescrites par l'Eglise.

Nos colons séparés ont employé le 29 à faire des sottises et le 30 à les réparer. Ces deux jours ne m'ont point du tout amusé ; on ne cessait de fouetter les esclaves des deux partis.

Il n'est rien arrivé de considérable pendant les neufs premiers jours du mois d'août : M. Julienne s'occupait à faire défricher et ensemencer son habitation.

Le 10 nous fûmes, M. Thuillier  et moi, jusqu'au grand enfoncement pour relever toutes les pointes qui sont entre cet enfoncement et le lieu de notre séjour ordinaire.

Le même jour on commença à parler sérieusement d'un projet déjà formé lorsque la Baleine  était mouillée à Rodrigue  : on se proposait de construire une chaloupe pontée de trente-deux pieds de quille et onze pieds de baux pour nous transporter à l'île de France. Nous avions plus de secours que François Leguat  pour réussir dans cette entreprise, notre projet était moins déraisonnable que le sien. Le temps de notre départ de Rodrigue fut en conséquence fixé à la pleine lune de septembre.

Le 13, comme on était las de manger toujours de la tortue, on fut à la chasse d'un jeune taureau ; on vint à bout de le tuer non sans peine. J'obtins qu'on en enverrait un morceau à Servonnet qui avait contribué au succès de mon observation en faisant des aiguilles pour mes pendules et qui, depuis, avait réparé, du moins en partie, le dommage occasionné à mon quart de cercle par l'accident du 26 de juin. J'ignorais que Servonnet fut chrétien Paoliste, il refusa le présent ; sa religion lui interdisait l'usage d'une telle viande.

Le même jour on crut entendre au loin deux coups de canon et deux autres le 14. On en avait réellement entendu un le 21 de juillet, les Anglais étant en notre rade ; on avait même vu le vaisseau d'où le coup était parti, il avait continué sa route à l'ouest sans s'approcher de Rodrigue. Le Boutin sur lequel je suis revenu en Europe, avait réellement reconnu Rodrigue vers ce temps-là.

Le 20 M. M. des Moulières, Gaumont, Millet et  Richard  nous quittèrent : la séparation des esprits n'occasionna point cette séparation de corps ; l'utilité publique en fut le motif. Tous les gabarits de notre chaloupe étaient faits ; on allait travailler sérieusement à la construction et ces messieurs voulaient animer les ouvriers par leur présence, leurs conseils et leur exemple. L'enfoncement aux huîtres fut choisi pour chantier ; comme la mer y entre dans le flux, on jugea qu'il serait plus facile d'y mettre la chaloupe à flot lorsqu'elle serait construite. D'ailleurs, en cas de nouvelles visites des Anglais, on pouvait facilement dérober l'ouvrage déjà fait à leur curiosité. Comme il y a des gens qui ont reçu du ciel le talent de penser différemment des autres, il y en eut qui jugèrent que l'habitation de M. Julienne était un objet bien plus intéressant pour nous que la construction d'une chaloupe libératrice.

J'allais de temps à autre rendre visite à nos constructeurs ; sous leur direction, l'ouvrage avançait avec toute la célérité possible : il fallait arracher les ouvriers du travail pour les faire manger ou dormir.

Vers la fin du mois, la provision de riz a pris fin. On voulait à l'habitation de M. Julienne que nous en créassions ; comme notre pouvoir ne s'étendait pas jusque là, cela occasionna de nouvelles altercations qui me faisaient désirer plus que jamais l'heureux moment de notre délivrance.

 

 

Le 2 de septembre, l'arack nous manqua aussi ; celui de Mouhon n'était pas encore entamé, mais on ne nous donna point à la fin des repas un verre de cet arack, comme on avait fait jusqu'alors à l'égard de l'arack commun ; on le conserva pour les massacres. Six jaunes d'oeufs délayés dans deux pintes environ de thé bouillant, du sucre, le jus d'une demi-douzaine de bigarades ou de citrons et de l'arack, voilà ce qui constituait la liqueur que nos officiers appelaient massacre. J'y étais fait et je la trouvais bonne.

 

Dimanche 6

 

A 6 heures et demie du matin, on vint nous annoncer qu'on voyait un navire à trois lieues au vent. Ce navire ne tarda point à paraître ; c'était le Volant, la même corvette que nous avions rencontrée à Rodrigue en arrivant. L'unique canon qui nous restait avait la lumière fermée soit par les restes d'un clou, soit par la rouille. On se contenta donc d'arborer pavillon blanc et M.M. de Puvigné, Richard et Millet s'embarquèrent sur une pirogue pour aborder le Volant qui paraissait craindre l'approche de Rodrigue. Après avoir exposé à M. Lelong, capitaine du Volant, ce qui s'était passé sur notre île, ils revinrent à terre sur la pirogue, apportant avec eux un pavillon anglais qu'on arbora sur le mât au lieu du pavillon français. La pirogue était suivie d'un canot qui portait M. Lelong, M. Grimaux, officier des troupes, M. Perrot, lieutenant, et quelques autres officiers du Volant. Le pavillon anglais mis en place, on tire du bord deux ou trois coups de canon à boulets. M. Grimaux saute à terre, l'épée nue à la main ; il demande si quelqu'un défend l'île au nom du Roi d'Angleterre. M. Millet se présente armé d'un cotret en guise d'épée et prend aussitôt la fuite. Le vainqueur fait amener le pavillon anglais et rétablit le pavillon français ; les cris redoublés de Vive le Roi font retentir les montagnes de l'île et M. Grimaux prétend non seulement avoir repris possession de l'île, mais même avoir délié tous les prisonniers de l'engagement qu'ils ont pris de ne servir de dix-huit mois contre les Anglais. Toute cette opération a paru si belle à ces messieurs qu'ils en ont fait un procès verbal en forme et qu'ils l'ont déposé solennellement au greffe de l'île de France.

J'ai cessé ce jour-là de boire de l'eau pure.

Les Anglais de la Baleine nous avaient donné six jeux de   cartes ; il ne nous en était parvenu qu'un seul. Avec ce seul jeu on jouait tous les jours au réversis, souvent matin et soir. On ne comptait pas les tours ; je suis persuadé que, l'un portant l'autre, on n'en faisait pas moins de 20 ou 25 par jour. On peut juger de l'état où devait être ce jeu après 41 jours d'un tel service. L'arrivée du Volant procura des cartes plus maniables, mais on pensait à toute autre chose qu'à jouer aux cartes : on causait, on riait, on sautait, on  dansait. Rodrigue n'était plus reconnaissable.

M. Lelong voulait rester quelques jours pour amasser de la tortue ce qui, disait-il, ferait plaisir à M. Desforges, gouverneur de l'île de France ; mais il était à craindre, selon M. de Puvigné, que les Anglais ne revinssent. Et quelle défense aurait fait le Volant ? M. de Puvigné raisonnait bien ; j'ai appris depuis qu'il ne s'était pas encore écoulé sept fois 24 heures depuis notre départ, lorsqu'une escadre anglaise est venue se mettre en possession de Rodrigue. Il fut donc résolu que le 7 serait employé à décharger le Volant de cinq à six milliers de riz qu'il apportait pour la subsistance de ceux qui devaient rester, et que nous partirions le 8 pour l'île de France.

 

Lundi 7

 

Rien de nouveau. Nous avons été pour la dernière fois, M.M. Thuillier, des Moulières et moi parcourir la côte pour assurer son gisement.

 

Mardi 8

 

Un demi-quart d'heure avant 3 heures du soir, je quitte Rodrigue et je m'embarque dans le canot du Volant. Aussitôt après notre arrivée à bord, on appareille par un vent d'ESE, grand frais, très beau temps. Le tangage se fait sentir jusqu'à ce que nous ayons attrapé le lit du vent. A 6 heures nous comptions être à 7 lieues du mât du pavillon de l'île par la latitude de 19° 30' sud et par la longitude de 60° 46' à l'est de Paris.

 

Mercredi 9

 

Thermomètre au lever du soleil 19 degrés 1/2, à 2 heures du soir, 21 1/2. Plus beau temps tout le jour que pendant tout notre séjour à Rodrigue. Vent ESE et E 1/4 SE, assez frais jusqu'à 6 heures du soir qu'il commence à mollir. A midi nous comptions avoir fait, depuis la veille à 6 heures, c'est-à-dire en 18 heures, 33 lieues à l'O 7° 15’ vers le sud.

     Latitude estimée.................................................................. 19° 43' S

     Latitude observée................................................................. 20° 07' S

     Longitude.............................................................................. 59° 03' E

Je n'entrevois point ce qui peut nous avoir poussés 8 lieues au sud, plus que nous ne comptions être. Je ne puis attribuer cette erreur qu'à la fausse estime des aires ou des rhumbs que nous courions ; mais si cela est, et que l'on veuille corriger cette erreur, il faut ajouter trois minutes à la longitude estimée.

 

Jeudi 10

 

Vent E 1/4 SE. Continuation de beau temps et de belle mer ; le vent est trop mou et nous n'avançons guère. Au lever du soleil, thermomètre 20 degrés, à 5 heures du soir 21 degrés 1/2.

A midi nous avions fait en 24 heures 27 lieues 1/2 et 1/6 à l'O, 9° 15’ N.

     Latitude estimée.................................................................. 19° 54' S

     Latitude observée................................................................. 20° 00' S

     Longitude........................................................................ 57° 38 1/3 E

 

Vendredi 11

 

Vents, temps et mer comme hier. Au lever du soleil thermomètre 19° 1/4, à 2 heures du soir 21 degrés.

A midi 21 lieues 1/2 à l'O 2 degrés 1/2 N.

     Latitude estimée.................................................................. 19° 57' S

     Latitude observée................................................................. 20° 00' S

     Longitude........................................................................ 56° 30 1/2 E

 

Depuis 10 heures du matin on n'a cessé de crier terre ; on la voit distinctement avant minuit.

 

Samedi 12

 

Vents E 1/4 SE assez frais. Thermomètre au lever du soleil 19. A 6 heures du matin nous étions par le travers de l'île Ronde et vers 7 heures et demie nous avons doublé le Coin de Mire. Nous avons fait les signaux requis pour nous faire reconnaître. On ne comptait pas que le Volant dût être si tôt de retour.

A 8 heures, nous avions fait depuis hier midi 20 lieues 1/3 à l'O 4° N.

Latitude estimée....................................................................... 19° 56' S

Latitude reconnue..................................................................... 19° 57' S

Longitude estimée.............................................................. 55° 26 1/2 E

Longitude reconnue.................................................................. 55° 11' E

Cette erreur d'environ 5 lieues dans l'estime de notre longitude doit être rejetée sur les courants qui, comme je l'ai déjà dit, portent toujours à l'ouest dans l'étendue de la zone torride.

Le pilote du port nous a joints vers 11 heures en tremblant, il craignait quelque supercherie ; certain que nous étions Français, il s'est rassuré ; il nous a fait réitérer nos signaux et nous avons mouillé heureusement à 2 heures du soir.

M. Affleck était l'auteur de la frayeur du pilote : il avait, comme je l'ai dit, appareillé pour quitter Rodrigue le 26 juillet matin ; après avoir apparemment croisé entre les deux îles, il jugea à propos de rendre visite à celle de France ; il y relâcha le 8 d'août sous pavillon danois. On y fut tellement trompé, qu'un pilote du port fut le joindre vers 10 heures du matin. Vers 7 heures du soir, M. Affleck ayant considéré le port à son aise, renvoya le pilote chargé de compliments pour les principaux de l'île, et appareilla. Dès le lendemain on mit à sa poursuite le vaisseau le Fortuné armé de 64 pièces de canons, commandé par le brave M. de Surville [58] ; mais la Baleine avait déjà de l'avance. On supposait qu'elle relâcherait à Madagascar ; elle y parut en effet, mais ne s'y arrêta. Elle en était déjà partie lorsque le Fortuné y arriva. Les ordres de M. de Surville ne portant point qu'il poursuivît plus loin la Baleine, ignorant d'ailleurs quelle route M. Affleck se proposait de tenir, il reprit le chemin de l'île de France, où il mouilla le 15 de septembre.

Dans la table suivante ainsi que dans celle que j'ai dressée plus haut pour Rodrigue, des deux lignes qui répondent à chaque jour, la plus haute appartient à la matinée, jusqu'à midi, la seconde regarde le reste de la journée. Les observations sont faites à l'île de France jusqu'au 17 octobre, sur mer le 18 octobre et, passé ce jour, à l'île de Bourbon.

 

[…]


Je n'ai fait aucune autre observation à l'île de France. Outre que je n'étais pas commodément logé pour en faire, M. l'abbé de la Caille avait séjourné plus longtemps que moi dans cette île et il était en état de décider tout ce qui pouvait la regarder. Cependant, comme la description qui en a été imprimée dans les Mémoires de l'Académie des Sciences en l'année 1754 m'a paru un peu courte et susceptible d'additions intéressantes, je vais tâcher d'y suppléer, au moins en partie.

 

 

 

 


* Var. Ms. 1804, p. 156 et 157, “Le nom de Diego Ruiz, Diego Roiz, Diego Rodrigue ou enfin Rodrigue que l'on donne à cette île, peut faire conjecturer qu'elle a été d'abord découverte par les Portugais avant le commencement du dix-septième siècle. Il y a même apparence qu'on l'a quelquefois confondue avec l'île de Cerne ou Cirne appelée aujourd'hui l'île de France. L'auteur de la Collection Française des Voyages a fait  plus : non content de la confondre avec l'île de Cirne, contre l'autorité de l'original Anglais qu'il traduita, il décide que c'est la même qu'on appelle aujourd'hui l'île de Bourbonb et la place à 40 lieues environ à l'est de Madagascarc.

            La première mention claire et expresse que je trouve de l'île Rodrigue est dans le Voyage de [Davis] et de Michel Borne aux Indes Orientales. [En effet], dans la collection de Purchas tome I l. 3, p. 133 [l'île] est placée par 19 d. 40 m. de latitude australe [    ] d 30 m de longitude. A l'édition française des voyages de Jean Hugues de Linschot donnée [en 1619] on a ajouté un Routier des Indes [ch] même Linschot. Il y est fait mention [de] Diego Rodrigue sur l'autorité d'un [commandant] Portugais nommé Vincent Rodrigue [de Lagos], je n'ai pas pu découvrir quand ce [personnage] a vécu ou voyagé. Linschot est mort [en 1611]. On a continué depuis de confondre [l'île ] avec celles de France et de Bourbon, [ou plutôt] on a continué de parler des trois, [sans] connaissance et sans intelligence. Ainsi sans parler de [    ] Pyrard.”

a Tome I p. 381 de l’édition.

b Ibid. p. 509.

c Tome VIII p. 235.

 

[1] Environ 700 km.

 

[2] En l'honneur du jour où elle aurait été aperçue pour la première fois par les Portugais (le 9 février 1507).

 

[3] Environ 900 km.

 

[4] Une flotte hollandaise de huit navires, sous les ordres de l'amiral Van Neck, quitta Amsterdam en mars 1598, en direction des Indes. Mais au passage du cap de Bonne Espérance, cinq navires commandés par le vice-amiral Wybrant van Warwyck furent poussés par la tempête  vers Madagascar et l'île Cirne (l'île de France) et fut baptisée île Maurice en l'honneur du prince d'Orange Maurice de Nassau stathouder des Provinces Unies de 1584 à 1625.

 

[5] Prise par les Anglais en 1810, elle sera de nouveau dénommée île Maurice en 1814, au traité de Paris.

 

[6] Environ 1600 km.

 

[7] Il s’agit probablement de l’Histoire générale des voyages  composée par l’abbé Prévost qui rassemble et résume, en 15 volumes, les récits de nombreux voyageurs.

 

a Histoire générale des Voyages in 4 éd. de Paris, tome I page 381.

 

b Page 503.

 

c T. VIII p. 235.

 

[8] John Davis Michelburne (1574?-1611) s’associèrent en 1604 pour une expédition de course et de découverte dans l’Océan Indien. La relation de leur voyage a été publiée par Puchas.

 

d Purchas Tome I L.3 . p.133.

 

[9] North-Coombes attribue la découverte de l'île Rodrigue au Portugais Diego Rodriguez en 1528.

 

[10] Jean-Hughes Van LINSCHOOTEN (1563-1611), navigateur hollandais attaché au service de l’archevêque de Goa, parcourut l’ensemble de l’Océan Indien entre 1579 et 1589. La relation de ses voyages fut publiée à La Haye en 1591.

a Page 14 chap. 7.

 

[11] L’amiral Wolpart HARMANSEN (1550-1610), l’un des premiers grands explorateurs hollandais de l’Océan Indien, commanda l’escadre hollandaise envoyée dans cette région (1601-1603). Il relâcha à Maurice et à Rodrigues. La relation de ses périples à été publié dans divers recueils, notamment dans celui cité par Pingré (Rouen, 1725, 10 vol., t. III).

 

b Tome 3 page 426 et 430 de l'édition de Rouen en 1725 in 12.

 

c Pages 432, 433,434.

 

[12] François Cauche a 22 ans lorsqu'il embarque sur le Saint-Alexis commandé par Alonse Goubert chargé de coloniser les îles Mascareignes. La véracité de son récit passe pour extrêmement sujette à caution.

 

[13] Une toise égale environ 2 mètres. Les mesures actuelles de l'île Rodrigue sont de 18 km de long et 8,5 km. de large soit une superficie de 110 km2.

 

[14] Sur François Leguat et son récit, voir note supra.

 

[15] Vincent François Martenne de Puvigné (1718?-1791), militaire, né à Nantes, lieutenant d’infanterie dans les troupes de la Compagnie des Indes. Commandant de l’île Rodrigue à diverses reprises (1752, puis 1759-1763), il était chargé principalement de la collecte des tortues tout en assurant sur l’île une présence française symbolique.

 

a Je me sers du terme de corail et je m'en servirai toujours dans cette description pour me conformer à l'usage universellement reçu de tous ceux qui ont fréquenté ces îles. Dans la réalité, je n'y ai point vu de vrai corail, ce sont des madrépores auxquels qui on a donné ce nom. Je crois cependant qu'il y a du vrai corail, au moins à Bourbon.

 

[16] Vraisemblablement celle qui donne accès à l’actuel Port Mathurin.

 

[17] Régime des alizés de l’hémisphère sud.

 

[18] Actuelle Plaine Corail.

 

[19] Sans doute l’île Gombrani (Orthographe des cartes actuelles).

 

[20] Ce nom apparaît dans les descriptions et les cartes du XVIIIè siècle il désigne un site localisé de part et d’autre de la Grande Rivière à la limite de l’actuelle bourgade de Port Mathurin.

 

[21] Environ 200 mètres. Le Mont Limon, le plus haut sommet de l'île, s'élève à 440 mètres.

 

[22] Tafforet ou Stafforet. Il séjourna involontairement dans l’île pendant plusieurs mois, le vaisseau qui l’avait déposé à terre ayant perdu son ancre. La relation de son séjour dans l’île (1726) est demeurée manuscrite.

 

[23] Rodrigue a été pendant longtemps la “réserve” à tortues des Mascareignes. Un poste de collecte de tortues fonctionna jusqu’en 1769.

 

[24] Au sens stricte, les païens qui ont été évangélisés au début de l'expansion du christianisme en Asie Mineure, entre 42 et 70.

 

[25] La défense de Rodrigue était négligée par les Français ; les Anglais ont pu effectivement y établir une base en 1809 afin d’attaquer Bourbon puis l’île de France.

 

[26]   En janvier 1760, trois cyclones passent entre l'île de France et Bourbon. Le plus terrible est passé entre le 27 et le 28 janvier ; il fit peu de dégâts à Bourbon, mais entraîna la perte de nombreux navires en rade de Port-Louis. Le 1er février, un autre  cyclone violent fut enregistré ; il fut désastreux pour l'Ile de France.

 

[27]   En 1761, deux cyclones ravagèrent les îles de France et Bourbon. Le 1er février le cyclone fut violemment ressenti dans ces îles. Un autre eut lieu le 1er mars.

 

[28] Jean-Pierre Guillaume de Séligny (1727-1717), navigateur, ingénieur et astronome, fut un des principaux savants de l’île de France, où il arriva dès 1748. Autodidacte, il se distingua en présentant une méthode de détermination des longitudes à la mer, puis, après avoir, suivi dans l’escadre du comte d’Aché à l’occasion des campagnes de l’Inde (1758-59), en parvenant à relever le vaisseau Le Comte de Provence, jeté sur les récifs par l’ouragan de janvier 1760. Chargé par le gouverneur Dumas de préparer le plan de défense de l’île, commandant du quartier de la Rivière-Noire jusqu’en 1787, il se vit pourtant refuser la croix de Saint-Louis et se retira sur ses terres, où Bernardin de Saint-Pierre lui rendit visite ; le Voyage à l’Ile de France fait de Séligny le type du citoyen utile victime de l’ingratitude des hommes.

 

[29] Terme utilisé pour désigner les cyclones, dans de nombreuses relations de voyages du XVIIème et XVIIIème siècles.

 

[30] Environ 200 km.

 

[31] Il s'agirait plutôt du cyclone du 26 et 27 mars 1752.

 

[32] Capitaine de la corvette l'Oiseau. Il a épousé la fille de M. de Puvigné et est arrivé à Rodrigue avec sa femme le 26 juin 1761.

 

a Journal historique, page 227.

 

[33] Vraisemblablement Guyomar de Préodet, ingénieur à l’île Bourbon et auteur d’un plan d’aménagement de la ville de Saint-Denis (1742) qui toutefois ne fut pas mis en œuvre, Labourdonnais ne l’ayant pas approuvé.

a En cela je me suis trompé ; selon M. Adanson les fleurs sont les unes mâles et les autres femelles, et celles-ci sont situées au-dessous des premières.

 

[34] John Ray (1627-1705), naturaliste anglais surnommé le “Pline Anglais”, donna une nouvelle direction à la botanique grâce à ses travaux de classification des plantes dans  Histoire des plantes (1686-1704). Il enrichit et édita l’ouvrage de l’ornithologiste F. Willoughby, (1676) dont il fut l’exécuteur testamentaire.

 

a Liane : c'est un nom générique pour exprimer toute plante qui se lie à une autre comme la vigne, les pois, les capucines, etc.

 

[35] Traité sur les plantes médicinales de la région du Malabar (1678-1703).

 

a Une espèce de convolvulus.

 

[36] Ici il s’agit plutôt du mourongue.

 

[37] Il s’agit de la fleur “aussi blanche que le lys et presque formée comme celle du jasmin commun”, sans doute une sorte d’orchidée.

 

[38] Véritables fléaux de l’île. Ils ont sans doute été introduits par les vaisseaux dès le XVIème siècle. Tafforet souligne qu’ils étaient aussi nombreux que les crabes et les tortues.

 

[39] Lors de son séjour à Rodrigue en 1725-1726, Tafforet a également noté l’abondance des tortues de terre. North-Coombes estime qu’au XVIIIème siècle environ 200 000 tortues furent capturées dans cette île ; le poste de collecte établi en 1736  pour le ravitaillement des vaisseaux cessa de fonctionner en 1769, le cheptel étant épuisé.

 

[40] Espèce de chauves-souris décrite déjà par Leguat et Tafforet, abondante à l’époque ; chassée pour sa chair délicate, elle est aujourd’hui en voie de disparition. Le “Golden Bat” de Rodrigue (autre nom pour la chauve-souris rodriguaise) serait une espèce unique au monde.

 

[41] Leguat et Tafforet témoignent de l’abondance des perroquets à Rodrigue. Les trois espèces indigènes décrites par Tafforet ont aujourd’hui disparu.

 

[42] Oiseau décrit par Tafforet en termes identiques.

 

[43] Jean-Baptiste Labat, dominicain français (1663-1738), missionnaire aux Antilles, auteur du Nouveau Voyage aux îles de l’Amérique (1722).

 

[44] C’est le cas de Tafforet qui assure qu’ils sont peu nombreux et s’éloignent très peu des côtes, mais les mouettes diffèrent des goélands par leur petite taille.

[45] Selon Tafforet, à l’âge adulte leur plumage est gris et leur bec verdâtre.

 

[46] Fait confirmé par Tafforet.

 

[47] S’ils étaient nombreux du temps de Leguat et de Tafforet, ces oiseaux sont aujourd’hui assez rares et ont perdu le caractère familier que leur a accordé le huguenot.

 

[48] Francis Willughby (1635-1762), célèbre naturaliste anglais, auteur notamment d’une Ornithologie (1676) publiée après sa mort par son ami et exécuteur testamentaire John Ray.

 

a Livre 3, p. 3, section 2, membr. 1 ch. 6.

 

[49] Espèce aujourd’hui complètement éteinte dont les fossiles ont été étudiés par Alfred et Edward Newton, au milieu du XIXème siècle. Les seules descriptions détaillées que nous trouvons de cet animal sont celles de Leguat (1691) puis de Tafforet (1726). Cet oiseau ne se confond pas avec le dronte ou dodo de l’île Maurice également éteint.

 

[50] Leguat puis Tafforet avaient noté leur abondance et leur incommodité.

 

[51] Même confusion que chez Fr. Leguat. Le lamentin est un mammifère aquatique vivant sur les côtes et les fleuves de l’Amérique centrale et méridionale ; ici, il s’agit plutôt du dugong, (Dugong Dugong), autre sirénien de l’océan Indien, aujourd’hui disparu dans les Mascareignes.

 

[52] Il s’agit de la Ciguatera, terme inventé par l’ichtyologue Felipe Poey en 1866 pour désigner une intoxication neurodigestive, provoquée par l’ingestion de divers poissons des mers tropicales en certaines périodes de l’année.

 

[53] Capitaine des vaisseaux de Sa Majesté britannique, il interceptera le Boutin lors de son retour et a fait prisonnier Pingré et ses compagnons. Avant de les relâcher, il s’emparera des curiosités de l’histoire naturelle amassée par Pingré.

 

a J'ai averti ci-dessus qu'il s'agissait ici d'un corail blanc et par conséquent d'un vrai madrépore.

a J'emploie le terme dont on s'est servi sur ce qu'on m'a dit de l'espingale, je juge qu'elle ne diffère point de ce que nous appelons espingard.

 

b Amariner, c'est changer l'équipage d'un vaisseau que l'on vient de prendre.

 

[54] Matelots du “Comte d'Argenson” puis de la “Mignonne”.

“Martin s'est offert volontairement pour trahir sa patrie, il a représenté au capitaine anglais les forces ou plutôt les faiblesses de l'île” écrit M. de Puvigné, gouverneur de Rodrigue, à M. Desforges Boucher, gouverneur de Bourbon, le 8 juillet 1761. (Correspondance de l’île de France  (C4). Vol. 14 (1762) 9).

 

[55] Sir Robert Fletcher (1738 ?-1776), personnage pittoresque d’aventurier, est alors au début d’une carrière particulièrement agitée. Ecrivain de vaisseau puis enseigne à Madras, destitué par insolence, il est réintégré et envoyé aux Mascareignes en mission de reconnaissance et d’espionnage (1760-61). Ayant pris la tête d’une mutinerie d’officiers contre Clive, il regagnera l’Angleterre, se fera élir au Parlement et nogociera sa réintégration auprès de son ancien chef, devenant commandant en chef de Madras en 1772. Le reste de sa carrière est une longue syute de mutineries et de conflits avec ses supérieurs.

 

a fut renversé.

 

a Les Latins auraient-ils donné à un tel butin le titre de [optima upolia] ?

 

b Cela n'est pas étonnant ; la date du passeport est antérieure à la nomination faite de M. Thuillier  pour m'accompagner en qualité d'adjoint.

a Le quart de farine pèse environ 220 livres.

 

[56] Philip Affleck (1726-1799), officier de la East India Compagny, puis de la Royal Navy, survit dans les mers de l’Inde sous les ordres des amiraux Stevens et Cornisle (1759-1761). Après la chute des établissements français de l’Inde, la conquête de l’Ile de France fut envisagée. Affleck fut envoyé en reconnaissance à bord de La Baleine accompagné du Ketch Drake. Il reconnut les mouillages de Rodrigues, les côtes nord de l’Ile de France, les rade de Saint-Paul et Saint-Denis à l’île Bourbon. Ses informations recoupant celles obtenues antérieurement par Fletcher, une expédition militaire fut envisagée, mais le retard d’Augustes Keffel, qui devait le commander, entraîna son annulation.

 

b Un pavillon qu'on laisse flotter, mais après l'avoir entortillé dans le sens de sa hauteur, est dit en berne. C'est un signe de détresse, un signe que l'on appelle quelqu'un.

 

a Les officiers mariniers ne sont guère que des matelots renforcés.

 

[57] Elle était située “au nord-nord-ouest, dans un beau vallon, et proche d’un gros ruisseau dont l’eau est bonne et  belle” : Fr. LEGUAT : Aventures aux Mascareignes,  La Découverte, Paris, 1984, p. 78.

 

[58] Jean François Marie de SURVILLE (1717-1770), marin breton né à Port-Louis, entra très jeune au service de la Compagnie des Indes et se distingua pendant la guerre de sept ans comme capitaine de vaisseau dans l’escadre du conte d’Aché. Il prit part notamment au combat de 1758 devant Gondelour et Negapatam contre l’escadre anglaise de Pockock.

En 1761, commandant Le Fortuné, il réussit à sauver son bâtiment endommagé et le régiment de Cambrésis qu’il transportait en l’échouant sur les côtes d’Afrique du Sud. Il trouva la mort en 1770 au cours d’un grand voyage d’exploration dans le Pacifique Sud.

 

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