© - Sophie Hoarau et Marie-Paule Janiçon - Edition critique du Voyage à Rodrigue (1761-1762) d'Alexandre-Louis Pingré - Mémoire de Maîtrise 1992 sous la direction du Professeur J.M. Racault.

 

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TROISIEME PARTIE

 

Ile de France

 

DESCRIPTION ABREGEE DE L'ILE DE FRANCE

 

 

J'ai dit ci-dessus que l'île de France avait été découverte par les Portugais dans le cours du XVIème siècle. Les Hollandais y abordèrent le 18 de septembre 1598, sous la conduite du vice-amiral Wybrant van Warwyck [1] et lui donnèrent le nom d'île Maurice en l'honneur de leur stathouder : Maurice de Nassau. Ils la parcoururent durant l'espace d'environ 15 jours, elle était peuplée de tortues et d'oiseaux, la mer abondait en poissons, ils trouvèrent environ 300 livres de cire sur laquelle on avait gravé des lettres grecques, un pont volant de vaisseau, une barre de cabestan et une grande vergue, débris de quelque naufrage. Mais quelque recherche qu'ils puissent faire, ils ne trouvèrent ni hommes, ni bêtes à quatre piedsa.. En conséquence ils en prirent possession, y semèrent et y plantèrent des fruits et des légumes, y laissèrent quelques poules, et continuèrent leur voyage. L'amiral hollandais Corneille Matelief [2] , mouilla au commencement de 1607 dans le port de cette île, il y trouva bien 2 navires de sa nation à l'ancre, mais, jusqu'au 27 janvier qu'il y restât, qu'il n'aperçut aucune trace d'animaux quadrupèdesb. Il y fit semer des pépins d'oranges et y lâcha une douzaine de cochons et de truies et une vingtaine de boucs et de chèvres. Je passe sous silence quelques relâches intermédiaires que les Hollandais firent à Maurice entre 1598 et 1607, elles ne nous instruisent d'aucune particularité concernant cette île. Des deux autorités que j'ai citées, il est facile de conclure que les cabris, les cerfs, les singes, les autres animaux quadrupèdes qu'on trouve maintenant à l'île de France, ne sont point naturels de cette île et qu'ils n'y ont point été portés par les Portugais lorsque ceux-ci en étaient les maîtres. Les Hollandais firent dans la suite, à Maurice, un établissement assez considérable. Mais l'entrepôt qu'ils se procurèrent par là, pour leur commerce des Indes, étant devenu inutile depuis qu'ils se furent établis au cap de Bonne Espérance, ils prirent enfin le parti de l'abandonner en 1712 (ou selon D. Vaissette [3] en 1703). L'île était trop à la bienséance des Français qui habitaient depuis longtemps l'île de Bourbon.

Le chevalier de Fougeray, capitaine du vaisseau de la Compagnie, le Triton, y aborda en 1721, il en prit possession au nom du roi le 23 septembre de la même année, il changea son nom de Maurice en celui d'île de France et les Français en sont restés depuis en possession [4] .

L'île de France, dans la mer des Indes, s'étend depuis 19° 59’ jusqu'à 20° 31‘ de latitude australe, et entre 74° 56’ et 75° 26’ de longitude, à compter depuis le premier méridien. Sa longueur du nord au sud est, selon M. l'abbé de la Caille, de 31 890 toises, ou de près de 16 lieues parisiennes, et sa plus grande largeur de l'est à l'ouest, est de 22 124 toises ou de 11 lieues parisiennes. Elle a environ 45 lieues de tour [5] .

L'île de France, ainsi que celle de Rodrigue, est presque entourée de récifs qui en rendent l'approche assez difficile ; il y a cependant deux bons ports où les vaisseaux sont à l'abri du vent, mais ces ports ont leur incommodité. Le premier qu'on nomme le Port-Louis est le plus fréquenté des deux. C'est notre entrepôt général de tout notre commerce des Indes ; il est situé vers le nord-ouest de l'île. Comme le vent du sud-est règne presque continuellement sur ces mers, il met obstacle à l'entrée des vaisseaux dans le Port-Louis. On y avance autant que le vent le permet, on est obligé ensuite de ferler les voiles et de se touer jusqu'au mouillage. Cette entrée est de plus entrecoupée de basses de sable qui la rendent un peu périlleuse : les vaisseaux y touchent quelquefois. Le grand ouragan du 28 janvier 1760 a fait échouer plusieurs vaisseaux sur ces basses. Au reste, si l'entrée de ce port est sujette à quelques difficultés, la sortie est beaucoup plus facile, le vent la favorisant presque toujours. Il n'en est pas de même de l'autre port que quelques-uns ont décoré du nom de port de Bourbon, mais qu'on ne connaît guère que sous celui de Grand-Port ou de port du Sud-Est. Il est en effet situé sur la côte orientale de l'île, au lieu où cette côte commence à se courber vers le sud : cette position en rend l'entrée très facile, mais il n'est pas aussi aisé d'en sortir, le vent y met un obstacle presque continuel. Nonobstant cet inconvénient, ce port était le plus fréquenté lorsque les Hollandais possédaient cette île, sans doute à cause de sa grande capacité ; cinquante gros vaisseaux pouvant, dit-on, y tenir fort à l'aise.

Le terrain de l'île de France est beaucoup plus élevé que celui de  Rodrigue. Cependant, M. l'abbé de la Caille ayant mesuré la hauteur des plus hautes montagnes de l'île, n'en a point trouvé qui excédât 424 toises [6] d'élevation au-dessus du niveau de la mer. Il y a de fort belles plaines sur quelques-unes de ces montagnes. Elles donnent naissance à beaucoup de ruisseaux d'eau douce ou de rivières, selon la façon de parler du pays. La plupart de ces ruisseaux prennent, dit-on, leur source dans des étangs d'eau douce dont le milieu de l'île est rempli. Le ruisseau auquel on a donné le nom de Grande Rivière coule dans la partie du nord-ouest de l'île, un peu au sud du Port-Louis. C'est, je pense, à cette rivière qu'appartiennent deux belles cascades dont l'une, que l'on nomme la Grande Cascade a environ 30 à 35 toises de chute : elle est distante d'environ deux lieues du Port-Louis. La petite cascade est plus près du port, j'ai estimé son élévation de 18 à 20 toises. A celle-ci, outre la chute principale, il y a autour du bassin plusieurs autres qu'on peut regarder comme accessoires, elles ne viennent pas directement à la rivière, elles sourdent de la terre à la hauteur à peu près du lit de la rivière supérieure. Ces cascades m'ont plu beaucoup.

L'eau de la grande rivière m'a paru bonne au goût, je crois que c'est de cette eau dont on boit au Camp ou au Port-Louis. J'ai vu à quelque distance de cette rivière, et presque parallèlement à son cours, deux aqueducs qui, après avoir fait le tour de la montagne de La Découverte, se rendent au Camp ; celui de ces deux aqueducs qui est le plus près de la grande rivière est abandonné : on a sans doute eu de bonnes raisons pour construire le second sans profiter d'aucune des parties du premier qui paraît cependant assez solidement construit. Ce second aqueduc ne fournit point assez d'eau pour les besoins de tous les habitants du Camp : à son défaut on est obligé de recourir à des puits dont le fond est plus bas que le niveau de la mer. Quelque précaution que l'on prenne, l'eau de la mer s'introduit souvent dans ces puits et en rend l'eau saumâtre et malsaine. Lorsque nous sommes arrivés à l'île de France sur le Comte d'Argenson, nous préférions notre eau de l'Orient, toute vieille et toute jaune qu'elle était, à l'eau fraîche de l'île de France. M. Marion, pour se libérer de la compagnie de M. Blain, avait prétexté que nous étions à la veille de manquer d'eau : M. Blain nous en envoya qu'il avait faite à l'île de France, ceux qui en burent en furent incommodés. Je n'ai cependant point entendu dire que l'usage de cette eau produise des maladies sérieuses ou des incommodités de durée.

Je doute qu'il y ait beaucoup de ponts sur les rivières de l'île de France. Je n'en ai vu qu'un qui m'a paru d'une construction tout à fait singulière ; il est construit sur un ruisseau qui coule dans la partie nord-ouest de l'île, à environ une demi-lieue au nord du camp. On y monte d'un côté par un escalier de cinq à six marches, il est fort étroit, il n'y a point de garde-fous ; il y en avait eu précédemment, mais le vent les a jetés dans la rivière. Il n'y a guère que vingt ans que ce pont a été bâti. La raison de cette singulière construction est, dit-on, que les propriétaires comptent que leurs bestiaux se désaltèrent dans ce ruisseau en allant au camp et en revenant, ce qu'ils ne feraient peut-être point si les esclaves qui les conduisent trouvaient la commodité de les faire passer sur un pont.

Outre l'eau qui coule extérieurement sur terre, il y en a sans doute qui se filtre dans l'intérieur de la terre ; celle-ci, retenue par quelques corps qu'elle ne peut percer, doit s'accumuler et former une espèce de bourbier ou de limon avec la terre qu'elle délaie. C'est là l'explication d'un phénomène qu'on a prétendu me faire admirer.

A peu de distance du camp, il y a un terrain sec à l'extérieur, mais mouvant ; en sautant au milieu on fait remuer sensiblement le sol à une toise environ [et] en tout sens. On appelle cet endroit la terre tremblante. J'y ai enfoncé une canne de toute sa longueur et je l'ai retirée couverte de boue. Je ne conseillerais pas qui que ce soit de faire l'expérience du saut à la suite d'un temps humide.

L'air de l'île de France passe pour très sain. Le vent d'est ou de sud-est y règne, comme je l'ai dit, presque toute l'année et y entretient un printemps presque continuel. Les chaleurs commencent vers la fin de novembre et durent jusqu'en avril, mais avec des intervalles assez fréquents. Dans cette saison des chaleurs, on craint surtout le passage de l'ouragan. On en essuya un des plus violents la nuit du 28 au 29 janvier 1760, trois jours après le périgée de la lune et trois jours avant son opposition. Le combat général de tous les vents soufflant avec furie, le ciel fondant en eau, les arbres rompus ou déracinés, les ruisseaux, devenus grands fleuves rompant leurs digues et leurs ponts, roulant avec fracas tout ce qu'ils rencontraient dans leur course impétueuse, des maisons renversées, des champs moissonnés, [ce fut] un spectacle qu'on ne se rappelle encore qu'avec frayeur. Dans le port, les câbles les plus forts ne purent résister à la violence de la tempête. Les vaisseaux devinrent le jouet des flots ; plusieurs échouèrent. On fit des dépenses énormes pour les remettre à flot. On s'adresse enfin à M. de Séligny dont j'ai parlé plus haut ; il invente une machine simple à l'aide de laquelle il releva à peu de frais le Comte de Provence, un des plus gros vaisseaux qui fut alors dans le port. On regrette de n'avoir pu connaître plus tôt le prix du trésor que l'on possédait dans le génie de cet officier. M. de Séligny cultive aussi l'astronomie avec connaissance de cause et avec succès. Le besoin que l'on avait de lui à l'île de France l'a empêché de m'accompagner à Rodrigue où il m'aurait été d'un très grand secours. Il a observé le passage de Vénus à l'île de France. Je n'ai pu faire usage de son observation : les nuages ne lui ont pas permis de saisir les phases essentielles, il manquait d'instruments convenables pour y suppléer d'ailleurs.

Le terroir de l'île de France paraît généralement parlant assez bon ; je le crois cependant inférieur à celui de l'île Rodrigue. La terre est noirâtre au sud et à l'est du Camp, au nord elle est de couleur de brique, au moins dans un certain espace partout le terrain est très pierreux. Les pierres sont presque toutes comme criblées, on assure qu'on y trouve beaucoup de pierres ponces. Il y a des mines de fer : j'en ai ramassé beaucoup de grains sur la surface de la terre, près de la paroisse de Pamplemousse.

On sème dans cette île du froment, de l'orge, de l'avoine, du riz, du maïs et du millet : on ne laboure pas la terre pour cela, les pierres rendraient cette opération trop difficile. La pioche supplée à la charrue et une centaine de Noirs font l'effet qu'on obtiendrait, ailleurs, à l'aide d'une demi-douzaine de boeufs et de chevaux. On cultive aussi du manioc. C'est un arbrisseau d'environ quatre à cinq pieds de haut, sa feuille est quintuple, arrangée comme celle du marronnier d'Inde et à peu près de la même longueur. Pour le multiplier, on couche horizontalement une de ses branches en terre et on la recouvre de terre. Au bout de 18 mois on déracine la plante, la racine est devenue plus grosse et plus longue que nos plus gros navets, on la sépare du tronc, on la fait sécher, on la râpe pour la réduire en farine, on en fait une espèce de pain qui sert de nourriture aux Noirs. On connaît aussi le manioc en Amérique, mais celui d'Amérique diffère de celui de l'île de France en ce que sa racine, encore fraîche, est un poison ; elle devient saine en se séchant. Le manioc de l'île de France n'a aucune mauvaise qualité ; j'en ai mangé qui sortait de terre, sans en être incommodé ; je lui ai trouvé un goût de noisette assez délicat. La farine de manioc est blanche, elle ne prend pas facilement toute seule, mais mêlée à un tiers de farine de froment, elle se lie très bien, à ce qu'on m'a assuré, lève de même et forme un pain d'un goût fort agréable. Cette nourriture est, en tout sens, préférable à une que j'ai vu préparer le 17 de septembre par des esclaves. Ils hâchaient de la paille de riz à la porte d'une habitation dans les plaines de Vilaime ; je demandai à mon guide quel était le but de ces esclaves ou de celui qui les mettait en oeuvre, il me fut répondu que leur maître, Harpagon, décidé, distribuait à ses esclaves en un mois autant de riz qu'ils pouvaient en consommer en un jour, que la nécessité de se sustenter les forçait de mêler de la paille hachée avec le grain, que cela était contraire aux lois, que ces lois étaient connues à l'île de France, mais que le respect qu'on leur portait n'était point poussé jusqu'à l'observation. Nous reviendrons peut-être dans la suite à cet article.

Outre ces productions qui peuvent suffire à la nourriture ordinaire, l'île de France produit un assez grand nombre de légumes siliqueux. Tels sont les pois du Cap, espèce de haricots semblables aux nôtres, mais beaucoup plus gros, du nom desquels on ignore l'origine, vu qu'on n'en récolte point, dit-ona, au Cap de Bonne-Espérance ; des bohèmes, espèce de pois fort petits dont on fait de bonne purée ; des ambériques, autre espèce de pois bons à manger dont la fleur monopétale imite assez bien le contour de l'oreille humaine ; des ambrevades blanches et rouges ou marbrées, quatrième espèce de pois [7] dont la fleur ressemble assez à celle du genêt d'Espagne pour la figure, la couleur et l'odeur. Cet arbrisseau est assez haut, il vit six ans et fait ensuite place aux jeunes rejetons qui naissent autour de lui ; des ambaches ou mainboulanes, légume connu à Bourbon sous le premier nom, à Madagascar sous le second. Ce second nom, en langue Malgache ou de Madagascar, signifie manger ou mets qui pue. L'arbrisseau ou liane vient très haut, on en couvre des berceaux, la fleur, ressemblant d'ailleurs à celle de nos fèves-haricots, est blanche et sans odeur ; la silique, soit verte, soit sèche, ne flatte point du tout l'odorat, la fève est, dit-on, fort saine et n'a point de mauvaise odeur. Le bien public demanderait peut-être que ces légumes furent cultivés à l'île de France, mais le bien particulier n'y étant point intéressé, on les néglige. On m'a cependant assuré que les ambrevades surtout sont un très bon antiscorbutique, qu'on pourrait en charger utilement les vaisseaux au lieu de pois du Cap dont on fait la principale provision accessoire, après les avoir fait venir de dehors.

Les fruits principaux connus à l'île de France sont : l'ananas, la banane, l'atte, la patate racine assez grosse et longue qu'on ne mange que cuite, et dont le goût approche de celui du chervis, la pistache, la papaye, la gouiave, etc. Ce dernier fruit ressemble pour la couleur, en partie pour la forme, à une poire de bési-d'itéri dont on aurait enlevé l'oeil ; les pépins, ou plutôt les graines, extrêmement dures, sont arrangées, en forme de superficie, de sphère un peu allongée, autour du centre, un peu plus près de la superficie extérieure que du coeur. La plante qui produit ce fruit n'est qu'un arbrisseau à ce qu'on m'a dit, car je n'en ai point vu, le fruit est assez agréable à l'odorat, au goût il sent la punaise ; on se fait, dit-on, à ce goût, je n'ai point eu le temps de m'y accoutumer.

Les palmiers et lataniers de l'île de France, s'il y en a eu, comme je n'en doute pas, sont presque totalement détruits ; il y a pareillement très peu de cocotiers. Les oranges n'y sont point en aussi grande quantité et n'ont point la même qualité qu'à Bourbon, elles conservent toujours quelque amertume ainsi qu'à Rodrigue. Il y a une espèce d'orange connue à Bourbon, sa grosseur égale celle de la tête d'un enfant de 2 ou 3 ans, l'écorce est verte et très épaisse, la chair blanche comme celle du citron, le goût un peu aigrelet, on la vante comme très rafraîchissante, elle est connue sous le nom de pamplemousse. Ce fruit n'est pas inconnu à l'île de France ; il doit au moins y en avoir eu autrefois, puisqu'il donne le nom à une des paroisses de l'île. Le pamplemoussier est plus gros et plus beau que l'oranger ordinaire.

Outre ces légumes et ces fruits, les curieux et même les colons intéressés, cultivent des fruits et des légumes d'Europe. J'y ai mangé des fraises, les pêches et les raisins n'y sont point inconnus, les pois d'Europe, nos fèves, nos artichauts y réussissent assez bien ; on peut manger des laitues pommées toute l'année. A deux lieues et demie du Camp, vers le sud, est une maison de plaisance des gouverneurs de l'île, nommée le Réduit [8] . Je n'en louerai pas l'architecture, je doute que l'on s'en puisse figurer une plus maussade, mais, au moins, le logement est très commode. Il est entouré d'un jardin très vaste où, M. Aublet [9] , établi pour diriger sa culture, ne s'était pas proposé seulement d'y cultiver ce qui pouvait être utile à l'entretien de l'hôpital et à l'approvisionnement des vaisseaux ; il prétendait y rassembler toutes les productions des quatre parties du monde. J'y suis arrivé du camp par une avenue de rosiers alors fleuris et par une allée d'orangers également en fleurs, et dont M. Aublet se promettait des fruits aussi doux que ceux de Bourbon. J'ai reconnu dans le jardin des cerisiers, des pruniers, des abricotiers, des châtaigniers, des noyers, des chênes même, tous plantés assez nouvellement, quelques-uns ayant déjà dans leurs fleurs des gages assurés des fruits qu'ils devaient procurer à leurs cultivateurs. Je croyais être dans quelque magnifique jardin des environs de Paris. Je ne m'étendrai pas sur ces différents arbres du Réduit ; je me contenterai de dire, d'après M. Aublet, que notre chêne ordinaire y est toujours vert. Seulement, au renouvellement annuel de la sève, les nouvelles feuilles naissant en abondance font tomber les anciennes, avant que celles-ci aient eu le temps de perdre leur verdure.

La vaste étendue et la culture du Réduit n'ont pas tellement fixé mon attention que je l'aie aussi portée sur la distribution des canaux que M. Aublet y a fait pratiquer pour y entretenir une humidité convenable. La situation de ce jardin m'a encore plus frappé. Il est au confluent de deux rivières qui se joignent vers sa partie occidentale et qui, soit avant, soit après leur union, roulent leurs eaux au fond de précipices escarpés, hauts au moins de cinquante toises, autant que j'en ai pu juger ; cela fait, qu'on me passe le terme, un spectacle affreusement beau. On voit la mer dans le lointain, des montagnes escarpées s'élèvent à droite et à gauche, on n'a derrière soi que des bois qui couvrent une plaine assez étendue. Si l'on continuait à défricher les environs du Réduit, on s'y procurerait une vue qui n'aurait peut-être pas sa semblable dans l'univers et qui ne serait point du tout disgracieuse.

La culture du coton réussit assez bien à l'île de France ; on y cultive aussi en quelques endroits des cannes à sucre. Comme dans les années sèches on éprouve souvent de longues disettes de pâturages pour les bestiaux, on y a suppléé par une plante qu'ils nomment fatack. C'est un fort bon pâturage, la feuille ressemble assez à la feuille de notre glaïeula et la plante est en effet une espèce de gladiolusb. La graine est arrangée sur deux lignes le long d'une feuille ou d'une espèce de silique, l'autre silique manque ; en conséquence, la graine n'est couverte que d'un côté ; je n'en ai point vu en fleurs. Plusieurs de ceux qui sont repassés avec moi en Europe avaient fait des provisions de fatack ; ils se proposaient de multiplier ce pâturage en Bretagne, comptant par là rendre un service essentiel à leur patrie et je pense qu'ils raisonnaient juste.

Outre les plantes dont j'ai parlées et que l'on peut regarder comme très utiles et même nécessaires pour la subsistance des habitants  et des bestiaux de l'île, elle en produit une infinité d'autres dont je ne connais point assez les propriétés pour les décrire d'une manière satisfaisante. J'y ai remarqué des solanum de plusieurs espèces, des aloès-pîtres, des taigétès ou oeillets d'Inde à fleurs rouges héxapétales, des léonourus des ketmias, plantes dont M. Aublet a enrichi l'île et le Réduit, des corallodendrum, du bambou, du gros piment ou poivre rouge, du petit piment enragé, un arbrisseau haut comme un arbre mais très peu gros dont les feuilles ressemblent à celles de l'acacia, dont les fleurs, monopétales en forme de gueule de loup, sont jaunes et de mille odeurs, dont la graine, fort petite, est renfermée dans de longues siliques et qu'on m'a dit à Bourbon être connu sous le nom d'acacia siamois ; une autre espèce d'acacia épineux qu'on m'a dit à Bourbon être appelé caci ou cassi. J'ai vu à l'île de France des haies composées de cet arbrisseau qui est très beau, très touffu, haut de sept à huit pieds, feuilles  ressemblantes à celles de l'acacia, avec quelques épines aux branches, fleurs jaunes, en houppe, de la grosseur d'une noisette, sans pétales à ce qu'il m'a paru mais composées de cent mille étamines, d'une odeur extrêmement douce, ressemblant, avant qu'elle soit éclose, à la mûre des haies encore verte de manière que j'en ai d'abord regardé les boutons comme capsules renfermant les graines, ou comme les graines mêmes, des pistils très nombreux au pied des étamines, autant du moins que je l'ai pu juger. Ces pistils, après le dessèchement  de la fleur ayant beaucoup d'analogie avec des graines de laitue portent leur barbe ou leur duvet de manière que j'ai encore pris ces pistils pour des graines ; les graines véritables enfin, sous la forme de petits pois, renfermées ordinairement trois dans une silique de la longueur et de la grosseur du petit doigt. Un solanum naturel à l'île, feuilles épineuses, non seulement le long des côtes, mais en plusieurs autres parties de leur contexture, fleurs bleues, monopétales, companiformes, cinq étamines jaunes autour d'un pistil plus bas que les étamines, le fond du calice de la fleur hérissé d'épines, fruit d'un beau jaune lorsqu'il est mûr, de forme presque sphérique, presque de la grosseur d'une pomme d'api, les graines sans nombre, plates, petites et jaunâtres, arrangées sphériquement dans l'intérieur de la chair à quelque distance du centre. Une espèce de pois qu'on dit être très dangereux, pris intérieurement, et même être presque un poison, fleur jaune, monopétale, semblable d'ailleurs à celle des pois communs, mais d'une très mauvaise odeur ; des cadoques ou bonducs dont j'ai parlé dans la description de Rodrigue ; des margousiers ou lilas de Perse ; des balisiers du Sénégal ; des ovivaves ou bois à panier, arbrisseau des branches duquel on se sert en guise d'osier pour faire des paniers et que l'on pourrait appelé bardane des Indes, vu qu'il ressemble parfaitement à notre bardane, sauf que, premièrement il est bien plus grand, deuxièmement ses feuilles sont plus petites ; des pommes de jacquot ou pommes de singe, fruit ainsi nommé parce que les singes ainsi que les rats en sont très friands. L'arbre qui le produit est assez grand, ses feuilles ressemblent assez à celles de l'olivier, un peu plus larges cependant à raison de leur longueur et plus arrondies par le bout ; le fruit est de la grosseur d'une poire de bon-chrétien de taille moyenne tournée en forme de sphéroïde allongé, percée par l'oeil, vide en dedans, la chair revêtue d'une écorce assez raboteuse en dedans comme en dehors, les graines ou pépins assez gros et symétriquement arrangés dans toute l'épaisseur de la chair, à peu près comme ceux de la grenade. Des méniménis, c'est le nom qu'on m'a dit que portait une plante grimpante absolument desséchée dans la saison où je l'ai vue et dont les graines, de la grosseur d'un pois, rondes et rouges avec une tâche noire sur le germe, paraissent très propres à faire des chapelets. Elles sont renfermées dans des siliques qui s'éclatent, ainsi que les gousses des balsamines, lorsque le fruit est mûr, etc. On le connaît en Afrique et en Amérique sous le nom de pois de bedeau et il est appelé abuy par les botanistes.

Une partie assez considérable de l'île est couverte de forêts ; la plupart de ces forêts sont presque impraticables à cause des lianes et des brousailles dont elles sont traversées. Les plus considérables des bois qui composent ces forêts sont l'ébénier, le faux tacamaca, le faux benjoin, le bois-puant, le bois d'olive, le bois de cannelle, le bois de natte à grandes et petites feuilles, etc.

J'ai parlé de la plupart à l'article de la description de Rodrigue. Le bois de natte est un bois rouge très beau et très propre aux ouvrages de menuiserie. Ces arbres, en général, sont très utiles non seulement pour le travail de la cuisine, mais aussi pour la construction des bâtiments de terre et de mer. Mais à force d'en employer, leur nombre diminue ; on ignore le moyen de les multiplier. Quelques-uns vont même jusqu'à dire que ces arbres sont incapables de multiplication. Il faut donc supposer qu'ils sont là depuis la création et que la loi générale, croissez et multipliez, ne les a point eu pour objet. Il est du moins certain que les forêts voisines des habitations dépérissent et qu'il y a quelque apparence de vraisemblance dans ce qu'on m'a dit, que le défaut de bois ne tarderait peut-être point à faire abandonner la colonie. On a essayé, comme je l'ai dit plus haut, de cultiver des chênes au Réduit ; ceux que j'y ai vus paraissaient promettre un succès heureux, s'ils ne trompent point les espérances que l'on en a conçues, ils pourront, dans la suite, dédommager de la perte des autres bois. L'exploitation des bois est d'ailleurs sujette à mille défauts, on la fait sans choix, sans loi, sans ménagement. Des personnes auxquelles on donne de très bons honoraires pour veiller à cette exploitation, ne daignent pas ordinairement y présider, ils ne paraissent que pour livrer les bois et se les faire payer une seconde fois à très haut prix. Ce n'est point dans cette seule occasion que la Compagnie paye ou ce qu'elle ne reçoit point, ou ce qui lui appartient d'ailleurs à plus d'un titre.

J'ai dit plus haut qu'il n'y avait point toujours eu d'animaux quadrupèdes dans cette île ; ils y ont été transportés d'ailleurs. Les principaux sont les chevaux, les cerfs, dont la chair est d'un fort bon goût excepté lorsque l'animal est en rut, des boeufs de deux espèces, les uns ayant une bosse ou une éminence charnue sur l'extrémité du cou entre les deux épaules, les autres semblables aux boeufs européens, des vaches pareillement des deux espèces, celles qui n'ont point de bosse étant un peu moins avare de lait que celles qui en ont ; des chèvres, des cabris et des cochons tant sauvages que domestiques, des moutons, des lièvres, etc. Outre les boeufs vivants qu'on amène de Madagascar, on apporte aussi du boeuf salé de la même île ; mais je doute qu'on en expose en vente, tout est consumé pour la garnison, pour les Noirs de la Compagnie, etc. Il n'y a point d'ailleurs de boucheries ; le boeuf, le veau, le mouton ne paraissent que sur les meilleures tables ; le commun des colons vit de cabris, de volailles et de gibier. La chasse m'a paru fort générale.

Le beurre est très rare et très cher, aussi a-t-on permis l'usage du saindoux en guise de beurre, aux jours d'abstinence ; c'est sans doute ce qui a donné occasion d'appeler le sain-doux, beurre de cochon.

Les oiseaux sont à peu près les mêmes qu'à Rodrigue : on y voit des perdrix de trois espèces dont le goût est assez approchant de celui de nos perdrix grises. Toutes les trois espèces ont des cris différents qui n'ont aucun rapport avec celui de nos perdrix. On trouve aussi des perroquets de différentes espèces, des pintades, des chauves-souris aussi grosses qu'à Rodrigue, d'autres qui ressemblent aux nôtres et dont on ne mange pas.

Depuis que l'île est peuplée d'hommes, elle est dépeuplée de tortues de terre, mais on en pêche quelques-unes de mer. Les rivières et la mer sont assez poissonneuses. Les huîtres ne sont pas jaunes comme à Rodrigue, elles sont plutôt noires, ou du moins elles le paraissent, à cause de la couleur intérieure de leur écaille ; il y en a de différentes espèces. J'ai mangé des sardines auxquelles j'ai trouvé la taille, la figure et presque le goût des sardines de Poitou ; il y en a d'une seconde espèce beaucoup plus commune, mais fort inférieure en bonté à la première. Les autres poissons de cette mer et des rivières qui s'y rendent sont presque les mêmes que ceux de Rodrigue, cependant on n'y voit jamais de pêches-madame, comme je l'ai dit plus haut. On y pêche aussi quelquefois des lamentins.

J'ai envisagé l'île de France par ses beaux côtés ; je ne commencerai point le détail de ses fléaux par les maladies épidémiques ou endémiques qui peuvent y régner, je n'en connais aucune. Les ouragans dont j'ai parlé plus haut occasionnent ordinairement beaucoup de frayeur et peu de mal réel.

Les singes font beaucoup de torts aux jardins et aux plantations ; cependant, comme cet animal ne court point la nuit, on se défend de ses ravages avec un peu de vigilance. Les rats et les souris choisissent au contraire le temps de la nuit pour faire leurs déprédations ; pour s'en garantir, on entoure les champs de pièges qu'un Noir est chargé de visiter et de relever de temps en temps. La moindre négligence à cet égard est souvent punie par la perte d'une récolte sur laquelle on avait fondé les espérances les plus flatteuses. Les ravages occasionnés par les sauterelles sont plus grands que ceux des rats. Lorsqu'une nuée de sauterelles approche d'une habitation, rien n'égale la vigilance des colons, tout est mis en oeuvre pour écarter l'ennemi ; le danger est-il éloigné, on ne pense à rien qu'à se précautionner contre son retour. J'ai vu des champs ravagés par cet insecte, il ne paraissait point qu'ils eussent jamais été ensemencés. La sauterelle de l'île de France ressemble en bien des points à la nôtre, elle est plus grosse, ses pattes de derrière sont armées, ainsi que les jambes, de pointes ou d'aiguillons qui les font ressembler à des scies ; elle vole assez loin et perche sur les branches d'arbres et d'arbrisseaux. Les cousins ou maringouins sont connus à l'île de France sous  le nom de moustiques ; ils sont un peu plus gros que les nôtres et leur piqûre passe pour être plus sensible. Je ne l'ai point ressentie directement, mais j'en ai été marqué presque tout le temps que j'ai été en cette île. Les vitres des fenêtres y sont peu communes, on y substitue des espèces de treillis qui permettent à l'air extérieur de rafraîchir la chambre, mais qui donnent une libre entrée aux moustiques. Pour éviter la piqûre de cet insecte, sans préjudice du rafraîchissement que l'air peut produire, on entoure le lit d'une espèce de tente de gaze légère à laquelle on donne en conséquence le nom de moustiquaire. Je n'avais point été prévenu sur cet usage ; j'eus bientôt le corps couvert de boutons qu'on attribua à la piqûre des moustiques, mais qui pouvaient aussi provenir de la chaleur du climat. Tout européen arrivant à l'île de France doit un tribut de quinze jours aux moustiques ; passé ce temps, ces insectes le laissent en repos. Je rapporte ceci comme m'ayant été attesté par mille personnes, mais je ne le garantis point.

Je ne parle point des scorpions, des millepieds, des cancrelats, des fourmis, des guêpes, des grillons, des chenilles et de mille autres insectes. Il est temps de parler des hommes.

On compte environ seize mille habitants sur l'île dont les trois quart sont Noirs. Le tout est divisé seulement en trois paroisses, celle du Camp ou de Port-Louis, celle de Pamplemousse, dont l'église presque entièrement isolée, est à deux bonnes lieues au nord du Camp et celle du Grand-Port. Il y a un grand chemin, assez bien entretenu, qui facilite la communication des deux ports et qui ne passe pas bien loin de Pamplemousse. Outre ces trois paroisses, il y a plusieurs endroits assez peuplés. Flac est un assez gros lieu au nord-est de l'île, sur la côte, dépendant de la paroisse de Pamplemousse dont il est distant de 5 lieues, étant d'ailleurs à 7 lieues du grand port. Son nom de Flac est hollandais, il signifie plat, le terrain est plat et uni aux environs de ce village. C'était le lieu le plus habité de l'île lorsque les Hollandais en étaient en possession ; le jardin de la Compagnie y était situé. A deux lieues au sud du camp, il y a des plaines hautes, assez vastes et très peuplées, on les appelle plaines de Vilaime ou d'Uvilaime. La vraie orthographe serait Willelm [10] ce nom tirant, dit-on, son origine de celui d'un Hollandais nommé Willelm ou Guillaume, que les Français trouvèrent dans ces plaines lorsqu'ils prirent possession de l'île en 1721. Les plaines d'Uvilaime sont au voisinage du Réduit, elles sont bien cultivées et assez fertiles, mais on dit qu'on en fait trop travailler la terre. Vers l'ouest ou le sud-ouest de ces plaines, est une peuplade assez considérable à laquelle on a donné le nom de Moka, parce qu'on y avait d'abord semé du café originaire de Moka, en Arabie. On a depuis renoncé aux espérances qu'on avait d'abord conçues de cette nouvelle plantation.

A une demi-lieue environ de Pamplemousse, vers l'ouest ou le sud-ouest, est l'habitation de M. Ermance, entrepreneur des forges de fer de l'île [11] . Ce fer, en temps de paix, est une branche de commerce assez considérable. Près des forges on voit deux files très longues de paillotes destinées au logement d'environ neuf cents Noirs, employés au travail des forges. Outre ces endroits principaux, il y a plusieurs autres habitations répandues dans tous les quartiers de l'île.

Sept prêtres de la Congrégation de la Mission dite des Lazaristes, sont chargés de toute la moisson spirituelle de cette île : trois sont établis au Port-Louis, deux à Pamplemousse, deux au Grand-Port. Leur assiduité à remplir les fonctions du Saint-Ministère, la régularité de leurs moeurs, leur désintéressement, leur charité, l'étendue de leur zèle, mille autres qualités de l'esprit et du coeur, les font généralement aimer et estimer. Mais ils ont bien de la besogne : il leur faut une santé à l'épreuve pour y résister.

M. Desforges, gouverneur de l'île, se proposait d'y faire établir à la paix trois nouvelles paroisses, à Flac, aux plaines d'Uvilaime et à Moka, et d'augmenter jusqu'à six le nombre de ceux qui desservent la paroisse du Camp.

Le Port-Louis ou le Camp est le chef-lieu de l'île : c'est le port le plus fréquenté ; c'est la résidence du gouverneur et du Conseil souverain. Le gouverneur était autrefois nommé par la Compagnie ; cette disposition a paru, durant la dernière guerre sujette à des inconvénients que la Cour n'a pas cru devoir négliger. Il y avait dans l'île trois autorités indépendantes et comme jalouses l'une de l'autre. On s'était persuadé que le désir de protéger et de conserver nos colonies dans l'Inde exigeait qu'on y envoyât une escadre des vaisseaux de Sa Majesté : depuis trois ans, cette escadre avait séjourné presque continuellement à l'île de France. Le régiment de Cambrésis y avait été pareillement envoyé pour la défendre en cas d'attaque [12] ; la Compagnie y entretenait d'ailleurs une garnison assez nombreuse, ainsi que plusieurs vaisseaux destinés à agir de concert avec ceux du Roi, et commandés par des officiers nommés par elle. Les lois, l'usage, le bon sens même ne permettaient point que les officiers de terre et de mer de Sa Majesté fussent soumis à l'autorité de ceux qui étaient censés officiers de la Compagnie. On convenait assez généralement de ce principe, mais quelques jeunes officiers du Roi pouvaient lui donner trop d'étendue : on en a accusé quelques-uns de l'avoir porté jusqu'à mépriser hautement les officiers de la Compagnie dont plusieurs étaient honorés de la croix de Saint-Louis, et jusqu'à autoriser même des insultes faites à ceux-ci par les plus vils matelots de la marine royale. Quelques-uns furent enlevés par des coups de soleil ; c'est le nom dont on s'avise de pallier le genre de mort de ceux qui périssaient dans les fréquents duels que la mésintelligence occasionnait. Les autres, retenus par leurs chefs, devinrent plus sages. Si l'on ne parvint point à s'aimer, on commença du moins à se traiter avec politesse. Mais l'autorité restait toujours divisée.

Le chef de l'escadre exerçait dans le port un pouvoir absolu, même sur les vaisseaux de la Compagnie.

Le gouverneur était censé donner les ordres à terre ; en cas d'attaque, le colonel du régiment  de Cambrésis se serait appropriée dans l'île une autorité souveraine. Tel était l'état des choses en mai 1761.

Une autorité si divisée ne pouvait se soutenir ; on en fut informé en Cour, on y remédia. Le Roi retira ses Vaisseaux et ceux qui les commandaient ; M. de Saint-Georges [13] , chevalier de Saint-Louis, officier de la Compagnie, généralement estimé pour son intelligence, sa valeur, sa probité, sa droiture, fut nommé chef d'escadre et eut le commandement du port. On expédia au gouverneur de l'île un brevet de gouverneur et commandant pour le Roi, il concentra ainsi en lui toute l'autorité. Les officiers du régiment de Cambrésis se ressouvenaient toujours que M. Desforges n'avait jamais commandé les troupes du Roi, mais la prévention qu'une telle idée pouvait faire naître en leur esprit n'aurait jamais contrebalancé la parfaite soumission dont ils faisaient profession pour les ordres souverains de leur Prince. De ce côté on se préparait donc à faire une vigoureuse défense en cas d'attaque, on visitait les fortifications de l'île, on les réparait, on en construisait de nouvelles.

Le Conseil souverain de l'île de France est composé de cinq ou six conseillers, outre un procureur du Roi, le gouverneur y préside. Les lois sur lesquelles ce tribunal dirige ses jugements sont très sages, on se plaint qu'elles ne sont pas toujours exécutées, on accuse même quelques-uns de ceux qui devraient montrer l'exemple d'être les premiers à les enfreindre. On était alors occupé principalement des préparatifs nécessaires à la défense de l'île ; on craignait en quelque sorte moins les forces de l'ennemi, que la famine qui pouvait être occasionnée par l'investissement de l'île. Le départ de la marine du Roi laissait une charge de moins, mais on doutait cependant s'il y avait assez de provisions pour en entretenir les habitants durant deux mois. On avait fait partir quelques vaisseaux pour faire des provisions de riz à Madagascar et, pour ne pas multiplier les bouches inutiles, on défendit en même temps tout commerce extérieur des esclaves. L'appât du gain faisait négliger la défense. On achetait des Noirs à Madagascar ; on prenait pour revenir des routes détournées et inconnues, soit pour cacher sa marche, soit pour déposer les Noirs en lieu sûr en attendant qu'on pût les faire entrer commodément. C'est peut-être à ce manège qu'on a dû la perte de quelques-uns de ces vaisseaux et de toute leur cargaison.

Il y a de vastes magasins où l'on dépose tout ce que la Compagnie envoie de France ou ce que le gouverneur juge à propos de faire acheter au dehors pour la subsistance des habitants. Le gouverneur, les conseillers, les officiers, les soldats, les prêtres des paroisses, etc., ont droit de prendre de ces magasins ce qui leur est nécessaire en payant les marchandises au prix de leur achat ; c'est ce qu'on appelle prix de la Compagnie. On doit même fournir gratis à plusieurs une certaine quantité de ces provisions, selon qu'on en est convenu avec eux ; cela leur tient lieu d'une partie des honoraires que leurs services méritent. Quelques-uns de ceux qui ont ces droits se sont considérablement enrichis. On assure que leur recette a été de tirer des magasins beaucoup plus qu'ils n'en devaient naturellement prendre, et de vendre le trop à des prix exorbitants. L'état actuel où était la monnaie de l'île devait faciliter beaucoup cette nouvelle espèce de commerce.

La piastre gourde d'Espagne, laquelle revient à 105 ou 106 sous de notre monnaie, et ses parties sont presque la seule monnaie européenne qui ait cours dans les Indes et par conséquent à l'île de France. Nos écus de six livres commencent cependant à s'y introduire, mais sur le pied de la piastre seulement. La piastre, selon la loi, ne vaut à l'île de France que trois livres douze sous ; convertie en lettres de change sur la Compagnie, elle reprend sa véritable valeur. C'est une déposition que l'on a cru utile pour favoriser le commerce. Dans la même vue, on a répandu dans l'île un certain nombre de billets, depuis 25 sous jusqu'à mille livres, à ce que je crois, de valeur ; ces billets, avant la dernière guerre, étaient préférés à l'argent. Le nombre de piastres effectives ayant diminué depuis par l'exportation nécessaire à l'approvisionnement de l'île, et par la difficulté de l'importation que la Compagnie avait soin d'y faire faire annuellement, le Conseil souverain de l'île a jugé à propos de multiplier les billets : ils ont commencé à être moins estimés. Les troupes du roi tant de terre que de mer ont exigé d'être payées en argent effectif. Le prix des billets a tellement diminué que j'ai vu donner quinze francs en papiers pour une piastre effective ou pour [3#12s] [14] en argent. Il était trop facile d'abuser de cet état des choses pour se persuader que personne n'y aura pensé. On recevait aux magasins les billets à leur véritable taux. On achetait donc une paire de souliers pour une piastre ou pour [3# 12s] en papiers, c'était le prix de la Compagnie ; on se croyait exempt de tout reproche en le revendant au même prix en argent ; pour cet argent on acquérait 15 francs en papier et ces 15 francs en billets valaient [22 #] en lettres de change sur la Compagnie. Voilà ce qu'on pouvait faire. Je ne dis pas qu'on le fit ; plusieurs étaient soupçonnés de pis, mais l'île de France n'a pas sans doute le privilège de ne connaître ni la calomnie, ni les jugements téméraires.

Le discrédit des billets et la difficulté de recevoir des provisions d'Europe tenaient les vivres à un prix excessif. La bouteille de vin de Bordeaux se vendait à [15 #] et la livre de beurre à [7 ou 8#] ; les autres denrées étaient chères à proportion. Les vaisseaux qui arrivèrent d'Europe en avril et mai ne remédièrent pas sensiblement à cette cherté ; la plupart de leur cargaison était pour le compte de la Compagnie, devait suffire à peine pour l'entretien des principaux de l'île et des troupes. Le peu qui pouvait se répandre dans le public était bientôt enlevé par les plus riches ; ceux-ci tenaient la main pour entretenir le tout à des prix exorbitants.

Il s'en faut de beaucoup que l'île se suffise à elle-même pour la nourriture de ses habitants ; il n'est donc point étonnant que la suppression du commerce entraîne le danger de la famine : mais si ce danger ne s'évanouissait pas entièrement, il deviendrait beaucoup moindre par l'observation exacte des engagements que les colons ont contracté envers la Compagnie. La Compagnie leur a cédé du terrain ; elle leur a fait même des avances considérables pour les mettre en état de le cultiver, elle a exigé d'eux qu'ils s'adonnassent sérieusement à cette culture de manière qu'ils pussent récolter assez de grains pour s'entretenir eux et leurs Noirs, et même pour faire porter tous les ans aux magasins de la Compagnie une certaine quantité de grains à un prix convenu. Voilà ce qu'on m'a assuré qu'on devait faire, mais c'est assurément ce que l'on ne fait pas. Les colons sont presque tous des Européens qui se sont transportés à l'île de France dans la vue de s'enrichir, il en est peu qui ne se proposent de retourner en Europe dès qu'ils auront atteint cet unique but de leur désir. L'exemple de ceux qui leur vendent leur habitation est un puissant aiguillon qui les anime à se mettre bientôt en état de la revendre eux-mêmes. Ainsi l'on peut dire que la colonie en général n'est pas composée de gens riches, mais de gens qui aspirent à le devenir bientôt. Il est naturel que l'intérêt personnel soit la seule loi qui dirige les actions de tels colons, qu'il soit l'unique Dieu auquel tout doit être sacrifié. En effet, la culture des terres est dirigée selon le plan de l'intérêt personnel, les engagements contractés avec la Compagnie sont parfaitement oubliés ; on substitue au blé, au riz, aux grains, les plus nécessaires des fruits et des légumes qu'on sent devoir être vendu avantageusement au bazara du Camp. On compte soit directement, soit indirectement sur les magasins de la Compagnie pour le riz nécessaire à l'entretien des esclaves, et si cette réserve vient à manquer, on les nourrit de paille, on les laisse nus, on les force à devenir marronsb, ou si la crainte les retient, quels fonds peut-on faire sur de tels esclaves en cas que l'île vienne à être attaquée ?

J'ai entendu dire à l'île de France que la Compagnie était une bonne mère, qui nourrit bien ses enfants, ne pourrais-je pas ajouter que la Compagnie a de biens mauvais enfants qui volent leur mère et la laissent périr de faim ? Le luxe, la débauche, l'irréligion se sont d'ailleurs introduits à l'île de France à un degré qu'il serait difficile d'imaginer.

Les Noirs de l'île de France sont de différente origine : il y en a de Guinée, de la côte de Malabar, de Malais, de Lascars [15] , etc. ; le plus grand nombre est de l'île de Madagascar. Il y en a parmi eux quelques-uns de libres, ils se louent à la Compagnie et se retirent quand ils le jugent à propos. De ces Noirs libres, la plus distinguée est sans doute la Reine Bétis [16] , fille du Roi et de la Reine de Fowelpointe ou, selon la prononciation la plus usitée, de Foulepointe en l'île de Madagascar. Elle avait hérité du chef de sa mère de l'île Sainte-Marie qu'elle avait cédée aux Français. On s'y était en effet établi, mais les maladies et la mort de presque tous ceux qui étaient employés ont forcé d'abandonner bientôt cet établissement. La reine Bétis prétendait aussi à la succession de son père ; son frère, Jean Hart, fils du Roi et non de la Reine, se présenta pour succéder en qualité de mâle ; leur loi, disait-il, leur permettait la pluralité des femmes, une seule était déclarée Reine, mais il ne s'ensuivait pas que les enfants des autres femmes fussent illégitimes. Les Français reconnaissants se déclarèrent d'abord pour Bétis ; tout cependant mûrement examiné, le Conseil de l'île de France décida sagement qu'il fallait reconnaître Jean Hart qui était déjà en possession et lui demander son amitié. Jean Hart l'a promis et a tenu parole. La Reine Bétis demanda à être transportée à l'île de France, ce qui lui fut accordé. Un officier s'est mis depuis en tête de l'épouser, on ne le lui a pas permis jusqu'à présent tant parce que la loi défend ces alliances de Blancs et de Noirs, que pour ne pas mettre cet officier dans l'occasion de faire valoir les droits de sa femme sur Foulepointe, et de nous brouiller avec notre bon ami Jean Hart dont les procédés ne nous sont pas indifférents. La Reine Bétis vit retirée à l'habitation de l'officier qui a voulu l'épouser.

Pour contenir les Noirs esclaves dans le respect qu'ils doivent à leurs maîtres, et peut-être aussi pour leur persuader qu'ils sont d'une nature inférieure à la nôtre, on a établi une suite d'ordonnances que l'on appelle le Code Noir [17] . Suivant un article de ce code [18] , un Noir quelconque qui aura porté la main sur un Blanc, est puni de mort ; un Blanc qui aura battu injustement et avec violence un Noir, même libre, ne sera pas soumis à des peines aussi sévères. L'exécuteur de la haute Justice est un Noir condamné jadis à la potence ; on lui accorda sa grâce à condition qu'il ferait le métier de bourreau ; il s'en acquitte, dit-on, avec zèle et intelligence. On condamne quelquefois aux galères, mais comme il n'y a point de galères dans le port, on y substitue d'autres exercices non moins pénibles, tels que de traîner des pierres dans des brouettes, etc. Les malheureux qui sont le plus exposés au Code Noir sont les Noirs marrons ; c'est le nom qu'on donne aux Noirs fugitifs. Lorsqu'un Noir est dans le cas, son maître est obligé de le déclarer sous l'espace d'un mois, autrement il perd tout droit sur cet esclave. Tous, jusqu'aux esclaves mêmes, ont droit de saisir un Noir marron partout où ils le rencontrent : s'ils ne peuvent le prendre vif, ils sont autorisés à le tuer ; en représentant sa main droite, ils sont récompensés. On prend cependant des précautions pour empêcher qu'ils ne s'égorgent l'un l'autre. La récompense pour un marron repris est, je pense, de dix écus. Un marron pris armé est pendu sans rémission ; les marrons en conséquence, se laissent rarement surprendre en armes. S'il est arrêté désarmé, il est marqué et on lui coupe un morceau de l'oreille droite pour le reconnaître ; la seconde fois on lui coupe le nerf du jarret droit pour le rendre moins dispos à une troisième fuite dont la potence serait le prix. Plusieurs maîtres ont l’humanité de céler durant quelques temps la fuite de leurs esclaves ; si ceux-ci reviennent d'eux-mêmes, ce qui est arrivé à quelques-uns qui n'ont pris la fuite que par compagnie, ils en sont quittes pour quelque punition domestique et cette escapade n'entre point en ligne de compte. S'ils sont pris, les maîtres peuvent les réclamer comme fugitifs depuis très peu de jour et obtenir leur grâce. Une fuite qui est prouvée avoir duré un mois n'est susceptible d'aucune rémission. Les marrons se retirent ordinairement dans les forêts où ils vivent de ce qu'ils peuvent rencontrer et quelquefois mieux que chez les maîtres qu'ils ont abandonnés. La faim leur fait souvent quitter leur retraite, ils se répandent dans les campagnes pour voler, ils ont même quelquefois l'audace de paraître au bazar. Ils ne veulent que peu ou point de femmes parmi eux, elles retarderaient leur fuite, elles pourraient même contribuer ou directement ou indirectement, à faire découvrir leur retraite. On estimait en 1761 qu'ils pouvaient être au nombre de huit cents. Ils ont quelquefois détaché des canots dans lesquels ils se sont embarqués, s'abandonnant à la merci des eaux, espérant que le courant les porteraient à Madagascar, leur patrie. Quelques-uns ont réussi en partie ; le courant les a portés à Madagascar, mais comme cette île est partagée en mille petits royaumes, la fortune ne les a pas favorisés jusqu'à les faire aborder sur les côtes de leur propre royaume, ils sont tombés entre les mains de leurs ennemis, ont été réduits en esclavage et revendus à des Français.

Il y avait à l'île de France une soixantaine de chinois qui y avaient été amenés par le brave comte d'Estaing au retour de son expédition des Indes. L'intention était d'engager les chinois, par le bon traitement qu'on ferait à ceux-ci, de venir fréquenter nos îles et d'en améliorer le commerce par leur industrie. On les nourrissait bien, et depuis sept à huit mois qu'ils étaient dans l'île, ils n'avaient encore rien entrepris. Nous avons laissé M. Desforges dans la résolution de leur couper les vivres s'ils ne veulent point travailler. Ils auront eu le choix du genre de travail et, s'ils ont pris une résolution satisfaisante, on a dû leur garantir que, durant six ans il ne leur manquerait rien, qu'au bout de ce temps, ils seraient libres de s'en aller, que les vaisseaux de la Compagnie seraient à leur disposition pour les reconduire chez eux ou partout où ils jugeraient à propos dans les Indes.

Je reprends le fil de mon journal.

 

 

RELATION DE CE QUI NOUS EST ARRIVE A L'ILE DE FRANCE

 

Nous mîmes pied à terre le 12 septembre entre deux et trois heures du soir. Nous fûmes aussitôt rendre visite à M. Desforges-Boucher gouverneur ; le devoir seul ne nous guida point, l'inclination s'en mêlait aussi. Ce chef de la colonie est généralement estimé pour sa probité, sa droiture, sa générosité, son désintéressement, ses lumières, etc. Madame de Brain, sa soeur, fait les honneurs du gouvernement avec toute la politesse et toutes les grâces possibles. M. Desforges nous fit donner un appartement près du rempart et nous somma d'accepter sa table, durant tout le temps que nous avions à passer dans l'île.

Le Boulogne est parti le même jour pour la France.

Le 13 et 14, j'ai rendu des visites et je me suis promené aux environs du Camp.

Le 15 le Fortuné est arrivé de Madagascar sans avoir pu joindre la   Baleine, il a tranché en entrant ; on a envoyé tous les canots du port pour le décharger, on est venu à bout de le remettre à flot. Le vaisseau la Gloire, chargé de quatre cent milliers de riz, a péri dans la baie d'Anton-Gil, sur la côte de Madagascar, avec toute sa cargaison. C'est une perte considérable pour l'île de France ; tout l'équipage s'est sauvé grâce à la bonne amitié et au zèle des habitants de la côte voisine.

Le 17, M. Aublet nous a conduits au Réduit ; j'ai fait ci-dessus la description de cette maison de plaisance.

Le 19, j'ai déposé au greffe du Conseil un acte de plainte contre le Sieur Robert-Fletcher ; il s'adresse à l'amirauté d'Angleterre, j'y réclame la Mignonne comme illégitimement prise. Je compte faire partir cet acte par l'Adour [19] et le porter moi-même sur ce dernier vaisseau, sur lequel il est décidé que je dois partir.

L'Adour est parti le 21 pour la France, chargé de près de trente passagers. On quitte à force l'île de France ; on n'y entrevoit plus que des coups à gagner. Ce n'est pas cependant là le motif qui nous prive du courageux comte d'Estaing ; il part sur l'Adour pour Bourbon ; de Bourbon il retournera en France sur le Boulogne. Le sieur Aublet est aussi un des passagers de l'Adour. Je crois ce naturaliste-chimiste honnête et intelligent, mais il est trop sincère ; toute vérité lui pèse, il la répand partout ; et toute vérité, selon le proverbe, n'est pas bonne à dire. Il s'est fait presque autant d'ennemis à l'île de France qu'il y a d'habitants.

Le 22, M. Gaumont, un de mes compagnons d'infortune à l'île  Rodrigue, a été marié dans l'Eglise paroissiale : j'ai fait la cérémonie du mariage.

Le 23, M. le comte de Chemillé, chez lequel j'avais dîné avec M. de Saint-Jean, m'a fait voir la terre tremblante dont j'ai parlé ci-dessus.

Le 24 j'ai été rendre visite à M. Meyrac, lieutenant des vaisseaux de la Compagnie, capitaine du Boutin. C'est un périgourdin absolu dans ses volontés, haut avec ses inférieurs, ennemi décidé de tout conseil. Il a d'ailleurs des bonnes qualités ; nous avons assez bien vécu ensemble jusqu'au jour de notre prise.

Le Saint-Charles est arrivé le même jour avec la cargaison de 86 milliers de riz.

Le 25 la corvette la Modeste de Bourbon a passé par ici pour ramener quelques parties de l'équipage de la Gloire, entre autres son capitaine. Les officiers de la Modeste ont rapporté qu'ils avaient vu sur la côte de Madagascar beaucoup de débris d'un navire brûlé. On craint que ce ne soient les débris de la frégate l'Utile [20] qu'on sait être partie depuis longtemps de Madagascar et dont on n'a point de nouvelles.

Le Fortuné, commandé par M. de Surville, et la frégate la Sylphide commandée par M. Roche [21] , sont partis le 26 au soir pour une expédition secrète alors ; on a su depuis qu'ils devaient se croiser aux environs de Rodrigue et observer ce qui se passerait au voisinage de cette île.

M. de Meyrac m'a rendu visite le 28.

 

 

On a assuré que le 4 d’octobre on avait vu un gros vaisseau au sud du grand port ; on n’a pu asseoir aucune conjecture solide sur la destination de ce vaisseau.

Le 8, je suis parti après dîner pour Pamplemousse avec M. Le Borgne, curé du Port-louis et M. Thuillier. Le pays est découvert et cultivé ; les montagnes ne paraissent que dans le lointain. Je croyais être en France. Nous avons été très bien reçus par M. Dantin, curé de Pamplemousse.

Le 9, après dîner, nous sommes partis pour retourner au Camp en passant par les forges de M. Ermance, par d'autres habitations, et par la baie du Tombeau. M. de Ranger, ingénieur, un de nos compagnons de voyage sur le d'Argenson, était alors occupé à mettre en état toutes les fortifications de cette côte. Il y avait là trop à voir ; un pont solide sur des pilotis de 30 pieds d'élévation dont 14 en terre et 13 dans l'eau, des redoutes, des batteries de canon, ou construites de nouveau ou améliorées, des chemins dans des bois qui semblaient impraticables, etc. A la nuit nous étions à une demi-lieue au-delà du Tombeau, à une lieue et demie du Camp. Nous avons soupé, couché chez M. de Ranger. Nous sommes retournés au camp le 10 matin.

Le 13 et et les jours suivants ont été employés à rendre et à recevoir des visites d'adieu et à faire les préparatifs du départ.

Le 17, transport de tous nos effets à bord non sans quelque diminution : ils n'ont jamais été transportés, d'un lieu à un autre, sans qu'il y en ait en quelque partie plus ou moins considérable de détournée. Pour cette fois-ci, j'ai principalement regretté un de mes thermomètres. 3 heures du soir, nous nous sommes transportés nous-mêmes à bord du Boutin, frégate d'environ 500 tonneaux, et 22 pièces de canon de 6 livres de balle ; capitaine, le sieur Antoine Mérac. A 5 heures nous avons appareillé par un vent d'ESE ou SE 1/4 E assez mou d'abord ; il a fraîchi peu après, mais pas pour longtemps. A 6 heures, nous étions à 2 lieues au NO du port. Durant la nuit nous avons gouverné de l'O 1/4 NO à l'OSO, par un vent faible de SE. Pluie par intervalles.

Le 18, au jour, le vent a fraîchi, beau temps, belle mer, vents de l'ESE au SSE. A 10 heures du matin, nous estimions avoir fait depuis hier à 6 heures du soir, 25 lieues à l'O 6° 15' S. Nous avons eu alors connaissance de la pointe sud de l'île de Bourbon. Elle nous restait au SO 1/4 O à la distance de 10 à 11 lieues. La partie orientale de l'île avait été découverte dès 7 heures. Cette île présente un aspect plus gracieux que celles de Rodrigue et de France. Je n'ai pu découvrir aucun signe du volcan. Nous avons fait à temps nos signaux de reconnaissance. A 5 heures et demie, étant à 1 lieue 1/2 environ de Saint-Denis que nous avions, selon le compas, à l'OSO 2 degrés S ; M. Mérac a fait mettre en panne et a envoyé le canot à terre sous la conduite de M. le Brun, premier lieutenant. La commission a beaucoup déplu à celui-ci ; on pouvait certainement approcher beaucoup plus de la terre. M. le Brun trouvait de l'indécence, de la cruauté même à exposer gratuitement un honnête homme dans un canot pour faire, de nuit, sur une mer agitée, un trajet d'une lieue et demie. La mer, en effet, était agitée, et d'ailleurs il était impossible que le canot repartît de Saint-Denis avant la nuit fermée. Nous descendîmes aussi dans le canot, M. Thuillier et moi, dans le dessein de présenter nos devoirs à M. le Gouverneur, et de rester un ou deux jours à Saint-Denis. M. Bouvet m'y retint plus longtemps que je ne comptais. Je n'avais point descendu mon thermomètre : c'est la cause de l'interruption que l'on a pu remarquer ci-dessus dans la table des hauteurs du thermomètre.

L'abord de Saint-Denis est peut-être unique en son espèce, il n'y a point de port, ce n'est qu'une rade. La mer brise avec force sur le rivage ; les canots ne peuvent approcher. Un pont de bois [22] appuyé sur terre par une de ses extrémités, s'avance en mer, et son autre extrémité est suspendue en l'air par des chaînes et des leviers dont la force est assez artistement ménagée. De cette extrémité pend une échelle de corde de 15 à 18 pieds de hauteur ; elle ne touche pas l'eau. Le canot avance sous l'extrémité du pont, vu le mouvement continuel que l'eau lui imprime, il faut un peu d'adresse pour saisir les montants de l'échelle en même temps qu'on met le pied sur le premier échelon ; il est facile d'ailleurs de s'imaginer que, tant que l'on monte, le poids du corps fait balancer l'échelle en avant et en arrière. M.M. Le Brun et Thuillier montèrent courageusement ; je n'osai les imiter. On a coutume de descendre un fauteuil pour hisser les personnes de quelque considération. Je me vis pour cette fois en droit de faire l'homme d'importance. Je détaillai mes titres et je demandai le fauteuil. Ma demande, portée à M. le Gouverneur, fut gracieusement octroyée. Après cinq ou six vibrations entre le ciel et l'eau, j'arrivai heureusement en fauteuil à Saint-Denis.

 


[1] En 1598 les Provinces Unies des Pays-Bas développent leur flotte et créent la “Compagnie des Pays lointains”. Dans la même année, lors d'une expédition, une tempête disperse une flotte hollandaise à  la hauteur du Cap de Bonne-Espérance : cinq navires commandés par Wybrant van Warwyck arrivent en vue de l'île de France le 17 septembre 1598 et la baptisent île Maurice un hommage au stathouder Maurice de Nassan.

 

a Recueil des Voyages de la Compagnie des Indes. Orient à Rouen 1725. Tome 2 p. 160.

 

[2] Le 1er janvier 1607 Cornélius Matelief de Jongh accoste à Maurice avec onze vaisseaux  hollandais ; les deux autres vaisseaux qu’il y trouva ancrés étaient conduits par l'amiral hollandais Vander Nagen.

 

b ibid., tome 6 p. 257.

 

[3] Dom Joseph Vaissette (1685-1756), bénédictin de la Congrégation de Saint-Maur, est l’auteur, entre autres, d’une Géographie historique, ecclésiastique et civile, ou description de toutes les parties du globe terrestre (1755, 12 vol.).

 

[4] En réalité les Hollandais avaient abandonné l’île Maurice en février 1710. La prise de possession de Garnier du Fongeray (1721) avait été précédée, six ans plus tôt, d’une démarche similaire de Dufresne d’Arsel (1715), dont on avait apparemment oublié l’existence. La colonisation effective de l’île ne débuta toutefois qu’en avril 1722, avec la petite expédition dirigée par l’ingénieur Denyon.

 

[5] L’île de France est située à 990 km de Madagascar. Elle fait effectivement environ 62 km. de long et 47 km. de large et occupe une surface de 1850 km2 ; elle possède 160 km de côtes.

 

[6] Soit environ 826 m. Il s’agit du Piton de la Rivière Noire, ou Pieter-Both.

 

a Je mets dit-on parce qu'on me l'a dit, mais je crois pouvoir en douter.

 

[7] Le pois du Cap, le voème, l’ambérique et l’ambrevade servaient anciennement de plantes de couverture ou de fourrage pour les bestiaux. Elles sont plus ou moins abandonnées.

[8] Suivant l'exemple de Labourdonnais qui avait construit le domaine de “Momplaisir” dans le quartier des Pamplemousses, Barthélémy Pierre David fit construire en 1746, dans la région de Moka, une sorte de château-fort nommé le “Réduit”. Ce domaine a été modifié et agrandi par La Brillance en 1778 et devint la résidence de prédilection de tous les gouverneurs de l'île de France.

 

[9] Jean Baptiste Fusée-Aublet (1720-1778), fut envoyé à titre de botaniste et de premier apothicaire-compositeur de la Compagnie des Indes à l’île de France en 1753 afin d’y établir une pharmacie et un jardin botanique.

On lui a reproché d’avoir contrecarré le projet de Pierre Poivre qui consistait à doter les îles de plantes à épices telles que le muscadier et le giroflier jusqu’alors monopole hollandais, on l’a même accusé d’avoir arrosé à l’eau bouillante les précieux plants dont il était chargé d’assurer la croissance.

Ses démêlés avec Poivre et avec Charpentier de Cossigny sont restés célèbres, autant que la dissipation de ses mœurs (il se vantait, paraît-il, d’avoir laissé plus de 300 enfants naturels dans les pays qu’il avait visités).

Il quitta l’île de France en 1761 à bord du même navire que Pingré, ainsi qu’on le verra plus loin. Envoyé en Guyane, il en rapporta un monumental ouvragé sur les plantes de la Guyane (1175, 4 volumes).

 

a gramen.

 

b sabsab selon M. Adanson à qui j'en ai donné de la graine.

 

[10] orthographe moderne : Wilhems.

 

[11] Jean Auguste Thomas Gilles Hermans (1721-1776) représente une forme de capitalisme industriel très nouvelle dans les colonies françaises au 18e siècle. Arrivé dans l’île en 1743, il crée en 1745 avec des associés une raffinerie de salpêtre et un moulin à fondre. Il y joint l’établissement métallurgique de Mon Désir qui, à partir du minerai extrait sur place, fournit le fer et la fonte nécessaires à la construction navale, notamment pour les besoins de l’escadre du Comte d’Aché. Malgré les opinions assez divergentes sur leur qualité, les produits des forges de Mon Désir sont largement emportés en Inde. Mais l’entreprise périclitera lorsque, en 1769, Hermans en laissera la direction au Comte de Rostaing. Malgré leur rachat en 1774 par Law de Lauriston, associé à J-B. Chevalier, commandant de Chaudernagor, elles devront cesser leur activité.

 

[12]   Ce régiment fut ramené en Europe par le capitaine M. de Surville sur le vaisseau le Fortuné

 

[13] Jacques-François GROUT, Chevalier de Saint-Georges (1704-1763), entré à seize ans au service de la Compagnie des Indes, se distingua contre les Anglais dans les mers de l’Inde. En 1761, il devient chef d’escadre et est chargé de protéger les îles de France et de Bourbon avec les restes de la flotte échappés à la défaite du comte d’Aché.

[14] # = Livre ; s. = sols.

 

a Mot indien qui signifie marché.

 

b Fugitif ; nous verrons bientôt ce que c'est qu'un Noir marron.

 

[15] Indiens musulmans libres.

 

[16] Le “reine Bétis” (Marie Elisabeth Sobobic Bétia ou Bety), petite-fille du pirate Tom Tew, était la reine de l’île Sainte-Marie et de Foulpointe à Madagascar, dont elle négocia le protectorat — ou la cession au bénéfice de la Compagnie des Indes (1750) pour s’installer à l’Ile de France. D’après Le Gentil de la Galaisien, elle était “sans contredire l’une des plus belle femmes qu’on pût voir. Cette fille policie (…) comme aurait été une Française joignait à une très grande beauté les qualités d’un cœur excellent”. Parmi les multiples épisodes de la carrière de ce romanesque personnage figure son expédition de 1756, en compagnie d’un certain Louis Filet dit La Bigorne, afin de venir à bout de la rébellion de son demi-frère Zanahary (Jean Hart) contre le protectorat français sur le royaume de Foulepointe. Après de nombreuses missions de négociation à Sainte-Marie et à Foulepointe (dont une en 1762 en Compagnie de Le Gentil de la Galaisière), Bétis s’installe définitivement à l’île de France où elle reçoit le baptême (1775) et des lettres de naturalité (1780). Elle mourra dans son habitation de Vacoas en 1805, jouissant de la considération des autorités de l’île malgré une vie sentimentale pour le moins agitée.

 

[17] Il s'agit de la réglementation officielle de l'esclavage établie par le roi Louis XV à la demande de la Compagnie des Indes qui voulait lutter contre les nombreux abus. Alors que ce “Code Noir” existait aux Antilles depuis 1685, ce n'est qu'en 1723 qu'il fera son apparition dans les Mascareignes.

 

[18] Confère article XXVI du Code Noir.

 

[19] Flûte de 600 tonneaux, armée pour la première fois pour Pondichéry et le Bengale en 1760, désarmée en 1767 après quatre voyages.

 

[20] Elle a fait effectivement naufrage le 31 juillet 1761 à Tromelin en se rendant de Madagascar à l'île de France.

Après le naufrage, cent vingt-deux personnes sur deux cent douze purent quitter l'île sur une embarcation de fortune et rejoindre Madagascar pour demander des secours. A l'arrivée de la corvette La Dauphine, quinze ans plus tard, le 29 novembre 1776, sept femmes et un enfant avaient survécu.

La frégate l'Utile était commandée par le Chevalier de Tromelin, lieutenant de vaisseau du roi, qui devait laisser son nom à l'île. 

 

[21] Yves-Marie Roche, capitaine né à Saint-Malo en 1724. En 1760, il sauva l’île de France menacé de famine en raison des guerres de l’Inde.

[22] C’est en 1738 que Mahé de Labourdonnais, qui était alors gouverneur général des îles, fit lancer en rade de Saint-Denis ce pont volant d’une conception assez audacieuse.

   

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