© - Sophie Hoarau et Marie-Paule Janiçon - Edition critique du Voyage à Rodrigue (1761-1762) d'Alexandre-Louis Pingré - Mémoire de Maîtrise 1992 sous la direction du Professeur J.M. Racault.

 

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SIXIEME PARTIE

 

La fin du voyage par voie de terre : le Portugal et l'Espagne

 

 

Mars

 

Je me trouvais donc à Lisbonne avec M. Thuillier, un domestique et mes plus précieux effets. Deux chemins m'étaient ouverts pour retourner en France : le premier, par terre, était long et coûteux* ; celui par mer était dangereux, tant par rapport à la circonstance de la guerre que par rapport à la saison où nous étions, la grosse mer que nous avions éprouvée depuis le onze de février m'avait presque dégoûté de cet élément : M. Thuillier paraissait encore plus résolu que moi de ne s'y plus exposer. Tous mes compagnons de voyage prenaient le parti de retourner par terre : je me décidai à les imiter. Je fis préalablement embarquer mes instruments à bord d'un navire portugais dont j'étais assuré ; ils devaient être débarqués au Havre de Grâce. Les préparatifs de cet embarquement, des tracasseries de la part des maltôtiers de Lisbonne, la difficulté de trouver des voitures pour Madrid à un prix raisonnable, quelques autres raisons de cette espèce me retinrent à Lisbonne jusqu'au 27 de mars. Je ne m'ennuyai pas durant cet [intervalle]. Je trouvai bonne compagnie, non pas tout à fait chez les Portugais ; outre que j'ignorais leur langue, ce peuple ne paraît pas généralement fait pour sympathiser avec les nations qui lui sont étrangères : des Français, des Anglais, des Italiens formèrent ma société. M. O'Dunne, ministre extraordinaire et plénipotentiaire de France, m'honorait d'un accueil gracieux et favorable. D'autres me promenaient dans les ruines de Lisbonne et partout où l'on supposait que ma curiosité pouvait se satisfaire ; la conversation seule de la plupart m'empêchait de m'apercevoir que le temps s'écoulait. Tels étaient [entre autres] M. Wet médecin anglais, M. [Cier] Italien destiné à être un des chefs du nouveau collège des Nobles, M. [Brui] autre Italien, M. Dufaux, médecin français, M. Mme et Mlle de Beaumont, négociants français, M. l'abbé Garnier, professeur de langue française, M. l'abbé Platel, connu autrefois sous le nom de P. Norbert, M. de Buss, libraire, etc.

Lisbonne est une des villes de l'Europe les plus grandes et les plus peuplées. Elle a au moins deux de nos lieues de longueur ; il vrai que sa largeur est beaucoup moins considérable ; je ne sais si elle excède une demi-lieue dans sa plus grande étendue. Sa longueur s'étend de l'est à l'ouest le long de la rivière du Tage. On y compte trois cent mille habitants et je ne crois pas ce nombre exagéré. Le Tage y forme un des plus beaux ports du monde : quelques basses en rendent l'entrée un peu difficile pour ceux qui ne connaîtraient point leur position, mais moyennant un peu d'expérience, et surtout avec le secours des pilotes du pays, il est de facile accès, même pour les plus gros vaisseaux. Le fond est de très bonne tenue. Il a plus d'une lieue de largeur, on y est à l'abri des vents ordinaires. J'ai lu quelque part qu'on y était quelquefois exposé à de violents ouragans : je n'en ai point entendu parler sur les lieux ; il est hors de doute que les tremblements de terre, lorsqu'ils sont violents, peuvent faire autant d'impression sur l'eau que sur la terre même. Le 11 de mars, j'ai vu la rivière fort agitée le long de sa rive méridionale. Près de la rive septentrionale où se tiennent les vaisseaux, on ne s'apercevait pas d'aucun mouvement. La bonté, la grandeur et la situation du port de Lisbonne doit nécessairement y attirer beaucoup d'étrangers. Lorsque nous y sommes arrivés, je crois qu'il ne contenait pas moins de 200 vaisseaux portugais, anglais, hollandais, suédois, danois, italiens, etc. Aussi, le commerce de cette ville est-il très considérable, mais les préjugés de la nation l'abandonnent presque entièrement aux étrangers. Je ne sais si je m'avancerais de trop en disant que de ceux qui habitent Lisbonne, il y en a près d'un tiers de Français, d'Anglais, de Hollandais, surtout si l'on comprend sous ces noms ceux qui, quoique nés à Lisbonne tirent leur origine immédiate de Hollande, d'Angleterre ou de France ; j'ai plusieurs fois entendu le plus grand nombre des passants dans les rues, ou des mendiants à la porte des églises s'exprimer en français, et faire avec un accent qui ne me laissait aucun lieu de douter qu'ils ne fussent mes compatriotes. Il y a aussi à Lisbonne des Italiens, des Suédois, et peut-être des Européens de toute espèce. Les Nègres y sont assez communs ; le commerce qu'on leur a permis d'avoir avec les naturelles du pays a donné naissance à plusieurs mulâtres*. Les Portugais n'ont ni assemblées, ni spectacles analogues à ceux de Londres et de Paris. En conséquence, il se tenait exactement tous les vendredis une assemblée chez M. le Consul de France ; il y avait de plus une salle destinée à procurer de temps en temps le plaisir des spectacles. Le consul ne faisait pas seul les frais de ces divertissements : les plus riches d'entre les Français se croyaient obligés d'y contribuer. Les honnêtes gens de toutes les nations y étaient d'ailleurs indistinctement admis. On m'a assuré que les Anglais tenaient une pareille assemblée tous les mercredis dans une maison qu'ils louaient pour cet effet à frais communs.

Lisbonne a de commun avec Rome qu'elle est bâtie [sur] 7 collines. En conséquence de cette situation, elle se présente en forme d'amphithéâtre et fait un très bel aspect pour ceux qui la regardent de l'autre côté du Tage ; mais il s'ensuit aussi que les rues de la ville ne sont point unies : il faut toujours monter ou descendre. Je ne crois pas que ce soit à cet inconvénient qu'il faille rapporter la disette de carrosses à Lisbonne. J'y en ai vu très peu ; ils appartenaient au roi et je les ai trouvés d'ailleurs moins propres que plusieurs de nos carrosses de remise. On ne se sert ordinairement dans la ville que de chaises roulantes attelées de deux mules. Il y en a de louage au service des étrangers ; on peut en disposer pour environ huit livres de notre monnaie par jour.

On peut distinguer dans Lisbonne trois parties fort différentes au coup d'oeil : la partie qui s'étend à l'ouest et au nord-ouest de la ville est actuellement la plus belle ; elle s'est considérablement accrue par la nécessité où se sont trouvées les personnes les plus distinguées de la ville d'abandonner leurs anciennes demeures détruites par le tremblement de terre ou consumées par le feu pour s'établir dans un quartier moins suspect. On y voit cependant encore quelques restes de ce goût visigoth qui avait dirigé l'architecture ancienne de ces nations, je veux parler de ces jalousies qui, masquant les ouvertures des maisons, laissaient le plus vaste champ ouvert à la curiosité d'un sexe, et ne servaient qu'à amorcer les désirs de l'autre ; mais ces faibles barrières de l'honneur sont presque toutes détruites. La partie occidentale de la ville est presque entièrement en pierres de taille. Les maisons sont mieux éclairées, des façades dirigées par une architecture noble et simple satisfont l'oeil de l'amateur ; il y a des rues que l'on pourrait préférer aux plus belles de Paris. On peut regarder le règne de Jean V [1] comme la véritable époque de l'embellissement de Lisbonne : c'est alors que le vrai goût des arts a pris racine en Portugal. C'est sous le règne de ce prince que la capitale de ce royaume a commencé à attirer l'admiration des étrangers par d'autres beautés que celles qu'elle empruntait de la simple nature, et, pour ne citer qu'un seul des monuments de la gloire de ce monarque, c'est alors qu'on a vu s'élever ce superbe aqueduc [2] dont les Romains n'auraient pas rougi, destiné à rassembler à Lisbonne les eaux de l'Estramadure portugaise. Il n'attire point l'attention des curieux par la multiplicité des galeries qui supportent le conduit de ces eaux ; dans les vallées les plus profondes de simples arcades ont suffi pour soutenir l'aqueduc. Il est vrai que ces arcades sont d'une hauteur surprenante ; j'en ai vues sous lesquelles un vaisseau du premier rang tiendrait facilement avec tous ses mâts. Ce monument a résisté au tremblement de terre.

Joseph I [3] , héritier du trône et des vertus de Jean V, s'appliquait à entretenir le goût que son père avait introduit pour les beaux arts ; celui de l'architecture surtout se répandait de plus en plus : Lisbonne s'embellissait de jour en jour. La partie de la ville que je compte pour la seconde et qui est située au milieu des deux autres était alors la plus belle et la plus peuplée. Le palais du roi, la place nommée O'Ferreiro do Paço ou place du Palais, le beau bâtiment de la douane, l'église métropolitaine dédiée sous le nom de St Vincent, plusieurs autres palais, églises, hôtels, monastères, etc. Voilà ce qu'on admirait dans ce quartier en octobre 1755. Voilà ce dont quelques jours après il ne restait que d'informes ruines. Le premier novembre matin, un violent tremblement de terre ébranle les fondements de Lisbonne, les édifices les plus élevés sont renversés, O Ferreiro do Paço est englouti dans la rivière avec un nombre prodigieux d'habitants qui croyaient avoir assuré leur conservation en se réfugiant sur cette place. Le feu consume les maisons renversées et se communique aux voisines, plutôt par la malice des méchants que par un effet naturel du tremblement. Des malheureux, réfugiés dans une église au-dessous de la métropolitaine étant atteints par les flammes, rencontrent une mort plus cruelle que celle qu'ils se proposaient d'éviter. D'autres sont les victimes infortunées de l'avarice de quelques scélérats qui parcourent les ruines pour profiter du désastre universel dont ils sont en partie les auteurs, et qui, massacrant sans distinction d'âge ni de sexe tous ceux qu'ils rencontrent, s'imaginent par là étouffer les indices de leur crime. Joseph versa des larmes sur les malheurs de son peuple, il le soulagea ; son troisième soin fut de réparer le dommage. Déjà le palais royal est sorti de ses ruines, moins élevé qu'auparavant, mais plus solide et d'un goût supérieur à celui qui avait présidé à sa première construction. Le Roi cependant ne pense point à habiter ce palais : les différentes justices ou cours de Lisbonne y auront leurs tribunaux, on y rassemblera une superbe bibliothèque ; les écuries du roi occupent un côté de cet édifice. Près de ce palais, on travaille à la décoration d’une belle place qui puisse faire oublier l'ancien Ferreiro do Paço. Aux environs, on a aligné des rues spacieuses ; les maisons doivent être toutes bâties sur le même modèle, mais non pas de la même grandeur. Quelques-unes sont déjà en état d'être habitées. Elles m'ont paru belles, solides, mais peut-être un peu trop élevées sur un terrain aussi suspect. Près de cette place est une colline, ou montagne assez élevée et  escarpée sur le penchant de laquelle était bâtie la Seu ou l'église métropolitaine de Saint-Vincent. On n'y découvre plus maintenant que des ruines. Je ne sais s'il sera facile de réparer cette partie ; elle pourra bien au moins rester déserte jusqu'à ce que tout le reste soit parfaitement rétabli   ; alors la nécessité de bâtir pour se loger n'étant plus jointe à la liberté sur le choix du terrain, ce vide se remplira, et Lisbonne sera plus grande, plus belle et peut-être même plus peuplée qu'elle ne l'était avant son désastre.

La troisième partie de la ville est à l'est et au nord-est de la seconde : cette partie m'a paru bien peuplée, mais les rues y sont étroites et très malpropres, les maisons basses et mal bâties pour la plupart, habitées par des artisans et des pauvres. Ce quartier a peu souffert dans le tremblement, ou du moins il en conserve peu de vestiges ; cependant le monastère royal de Saint-Vincent, situé au haut d'une montagne à l'extrémité de la ville vers le nord-est, a essuyé une violente secousse, la tour de l'église a été renversée et ne subsiste plus ; d'autres lieux du monastère fortement ébranlés et détruits même en partie ont été rétablis depuis.

Le gouvernement ecclésiastique distingue deux Lisbonnes dans une seule : l’une appelée Lisbonne orientale est un siège métropolitain ; l'autre, sous le nom de Lisbonne occidentale a le titre de Patriarcat. M. le patriarche actuel est en même temps cardinal de la Sainte Eglise romaine, mais cette dernière dignité ne le relève point à Lisbonne. Comme patriarche, il a tous les droits des cardinaux et même des légats a latere ; les privilèges accordés par le St Siège à ce patriarche sont encore plus étendus puisqu'on m'a assuré qu'il célébrait les saints mystères et les divins offices avec la même pompe, le même cortège, les mêmes cérémonies et les mêmes vêtements que le souverain Pontife. Il peut être regardé comme le chef de l'église de Portugal puisqu'il a droit de préséance sur les évêques, les métropolitains et le Primat de Brague, même dans leurs églises. Le chapitre de l'église patriarcale participe en quelque sorte à ces privilèges : les chanoines qui le composent portent la soutane violette et célèbrent la messe en habits pontificaux.

Ces chanoines, tirés de l'élite de la noblesse, ont sans doute reçu une éducation conforme à leur naissance ; je les suppose au moins instruits de ce qu'un prêtre ne peut ignorer sans honte. Je voudrais pouvoir rendre un pareil témoignage à tout le clergé de Lisbonne. Les précautions sages que le ministère a prises pour l'éducation de la jeunesse ne tarderont pas probablement à porter leur fruit, mais il y aura beaucoup à défricher dans cette terre. On a prétendu me faire regarder l'ignorance comme le caractère distinctif du clergé séculier de Lisbonne. J'en ai interrogé parfois quelques-uns en latin ; je leur parlais une langue absolument étrangère, quelque attention que j'eusse d'ailleurs à imiter la prononciation portugaise de cette langue. Je suis cependant bien éloigné d'affirmer que tout ce clergé soit formé sur un même modèle.

On peut distinguer le clergé régulier de Lisbonne en deux classes : je renferme dans la première, premièrement ceux qui ne passent pour réguliers que parce qu'ils ont embrassé la vie commune, sans cependant avoir contracté aucun engagement à cet égard ; deuxièmement les religieux rentés ; troisièmement les étrangers. Cette classe m'a paru renfermer bien des sujets de mérite. A la Nécessitude, hors de Lisbonne vers le nord-ouest, les P.P. de l'oratoire de la congrégation de St Philippe de Néri ont une très belle bibliothèque qui ne paraît pas un trésor inutile pour eux. Ils ont fait bâtir un observatoire au bout de leur jardin, sur un terrain élevé ; ils se proposaient de le meubler des instruments nécessaires pour cultiver l'astronomie.

Le latin n'est point une langue étrangère chez eux. J'ai remarqué dans leur bibliothèque beaucoup de livres écrits en cette langue ainsi qu'en français, et même en italien, en anglais, et en espagnol. Aucun livre portugais ne m'a frappé la vue. Au monastère royal de St Vincent, les chanoines réguliers étudient avec succès la théologie, le droit canonique et l'histoire. Les Bénédictins de la congrégation de Portugal ont une très belle maison dans Lisbonne, sous le nom de San Benito, ou Saint-Benoît. Ces moines sont estimés ; ils ont, dans l'intérieur de leur maison, un collège pour ceux d'entre eux qui étudient dans l'université de cette ville ; je crois même qu'ils admettent des écoliers externes dans ce collège, au moins depuis que l'éducation de la jeunesse a été ôtée au P.P. jésuites. Si tout le clergé régulier ressemblait aux Capucins français ou aux Dominicains irlandais que j'ai connus à Lisbonne, il pourrait mériter ce haut degré de considération dont il a toujours joui en Portugal. Il y a aussi des chartreux français établis en cette ville ; je ne les ai pas vus.

L'autre classe de réguliers est toute composée de religieux mendiants et naturels du pays. Je ne crois pas qu'il me soit permis de douter que cette classe ne renferme aussi beaucoup de sujets aussi édifiants dans leurs moeurs que capables de former les coeurs à la vertu par la solidité de leurs instructions. Comment se persuaderait-on que les Dominicains, par exemple, fussent si différents en Portugal de ce qu'ils sont partout ailleurs ? J'en pourrais dire autant des autres ordres. Peut-être attribue-t-on au corps entier ce qui ne convient qu'à plusieurs de ses membres. Quoi qu'il en soit, ces religieux ou, pour me servir du terme du pays, ces padres ont beaucoup perdu de la considération que les honnêtes gens avaient pour eux. Les Portugais s'attribuent le droit d'avoir, chacun dans leur maison, un autel portatif ; on m'a assuré qu'avant le tremblement de terre, il n'y avait pas de maison à Lisbonne où il n'y eut au moins un padre. Dans les bonnes maisons on en entretenait cinq ou six. Ces padres faisaient des apparitions très rares dans leur couvent ; leur séjour principal était dans la maison où on les admettait ; ils y disaient la messe. C'était apparemment là l'unique service qu'ils pouvaient rendre. Pour cela, ils étaient nourris, logés, entretenus ; on s'imaginait sans doute que l'esprit immonde ne pouvait approcher d'une maison sanctifiée par la présence du padre. Les plus pauvres voulaient participer à ce bénéfice, et comme ils n'avaient souvent qu'une chambre à coucher, le mari, la femme, le padre, les enfants, prenaient leur repos presque pêle-mêle. Les riches enfin commencèrent à se dégoûter de cette compagnie, obligés pour la plupart de se confiner dans des espèces de baraques après que le tremblement de terre eut renversé leurs vastes maisons, ils se virent en même temps forcés de diminuer leur train. Les padres furent les premiers réformés. Les pauvres furent encore contraints d'imiter cet exemple. On s'accoutuma aussi à ne plus entretenir de padres et la mode en est presque entièrement passée. Les padres ne sont pas cependant réduits à mourir de faim : ils vivent de la superstition des peuples qu'ils entretiennent, des péchés des hommes qu'ils autorisent, de l'ignorance qu'ils fomentent, et des aumônes, ou volontaires ou forcées, qu'ils reçoivent.

Dès que la nuit approche, les négociants, ceux du moins dont la famille est peu nombreuse, ferment exactement leurs maisons. J'ai demandé la raison de cette précaution qui me paraissait poussée à un certain excès ; on m'a répondu que l'on craignait la visite nocturne d'une certaine espèce de padres : ils entrent furtivement dans les maisons, et, s'ils trouvent un maître mal accompagné, ils ne demandent point l'aumône, ils l'exigent, et les menaces sont quelquefois suivies des voies de fait. Au reste, si les faits récents qu'on m'a rapportés à ce sujet sont vrais, ce sont des crimes qu'il faut attribuer à des particuliers qui déshonorent en eux le caractère dont ils sont revêtus, quoique ce caractère demeure toujours extrêmement respectable en lui-même.

La vraie religion, je veux dire celle qui est fermement attachée au tronc visible, perpétuel et indéfectible, est seule autorisée en ce royaume. Les Portugais sont bons catholiques. Je voudrais pouvoir ajouter qu'ils sont bons chrétiens. Le vrai culte doit être principalement intérieur ; composés de corps et d'âme, nous devons aussi à l'Auteur de notre être un culte extérieur mais celui-ci doit être subordonné au premier dont il n'est en quelque sorte que l'interprète et le moyen. Si l'on peut faire quelque reproche aux Portugais sur ce moyen, c'est plutôt de le porter à l'excès que de le négliger.

A Lisbonne, les églises sont belles et superbement décorées : plusieurs sont entièrement dorées depuis le pavé jusqu'au plus haut de la voûte, d'autres sont lambrissées d'ébène ou de bois encore plus précieux ; de belles peintures font l'ornement de celles-ci ; dans celles-là des tableaux de pierres rapportées trompent l'oeil du spectateur qui attribue à l'art de la peinture ce qui n'est que l'effet de la nature artistement distribuée. J'ai regardé ces temples comme de beaux monuments de la piété de ceux qui ont cru devoir ainsi consacrer au Seigneur une partie des biens qu'ils avaient reçus de sa main bienfaisante.

La première fois que j'ai assisté aux divins mystères dans une de ces églises, je n'ai pu m'empêcher de faire attention à l'attitude des personnes du [    ] qui composaient la très grande partie de l'assemblée : elles paraissaient dans un extérieur fort recueilli, aucune ne se servait de livre ; le chapelet est le seul livre où on leur apprend à lire, et peut-être le seul qui soit permis à Lisbonne durant la célébration des saints-offices. Elles restèrent perpétuellement à genoux. En Portugal comme en Espagne, ce n'est pas la coutume de se lever même durant la récitation du Saint-Evangile : un silence profond qui paraissait régner partout n'était interrompu que par de grands coups qu'elles se donnaient sur la poitrine, en divers endroits de la messe, avec une uniformité si entière et si parfaite que l'on aurait facilement soupçonné qu'un maître de musique leur donnait le signal pour commencer et pour finir. Enfin un mantelet ou une espèce de capote noire, qui leur descendait jusqu'à la ceinture et dont le chaperon couvrait entièrement leur visage, les faisait paraître si uniformément habillées que je crus être dans une église de religieuses. Ce chaperon peut servir à deux fins ; il dérobe à la curiosité la vue de leurs visages ; je me suis aperçu de plus qu'il faisait l'office de ces cornets dont ceux qui ont l'ouïe un peu dure ont coutume de faire usage, il rassemble les sons, et des conversations perpétuelles n'interrompent point le silence qu'on exige dans les églises.

Tous les soirs, une demi-heure ou une heure après le coucher du soleil, on fait une prière du soir, non pas dans les églises mais dans tous les carrefours au milieu de la rue ; c'est ce qu'on peut appeler une prière vraiment publique : elle se fait en langue portugaise, dure environ une demi-heure et m'a paru composée de différentes litanies. Ceux qui habitent les rues voisines ouvrent leur fenêtre ; de leur balcon ils prennent part à la dévotion publique ; ils mêlent même leur chant à celui des enfants qui m'ont paru présider à la cérémonie. Du grand nombre de padres établis à Lisbonne, on peut naturellement conclure que cette ville doit abonder en confréries de toute espèce. Celle de la miséricorde est, dit-on, composée de tout ce qu'il y a de plus distingué dans la ville. Elle entretient les pauvres, leur fournit tous les secours nécessaires, marie les pauvres filles lorsque l'occasion s'en présente, soulage les prisonniers, leur obtient la liberté s'il est possible, etc. Le président ou pourvoyeur est annuel, et durant son année d'exercice il ne lui en coûte pas moins de cent mille francs, s'il veut s'acquitter avec quelque honneur de son office.

Je voudrais pouvoir certifier tout ceci sur d'autres autorités que sur celle de quelques livres dont j'ai extrait ce que je viens d’en dire, mais je n'en ai point entendu parler à Lisbonne, et j'assurerais que le portrait est au moins exagéré surtout pour ce qui regarde le soin des prisonniers.

Quant aux confréries réelles de Lisbonne, elles ont le même objet, et les mêmes noms qu'à Paris ; il y en a du Rosaire, du cordon de St François, de la ceinture de St Augustin, de Notre Dame du Mont-Carmel, etc. ; mais ces confréries sont plus nombreuses en Portugal qu'en France, et les cérémonies en sont plus pompeuses et plus publiques. J'ai assisté à une de ces processions, à celle des confrères du cordon. Il ne m'a point paru qu'on y chantât, c'était une simple marche ; elle était ouverte par trois anges, je n'ai pu distinguer ce qu'ils portaient, ni quel était leur office. On portait ensuite une croix d'argent, comme on a coutume de faire à nos processions ; les cordeliers marchaient ensuite deux à deux et ils étaient suivis des confrères, mais cette file était interrompue d'espace en espace, d'abord par une croix monstrueuse avec son crucifix, portée sur un brancard fait en forme de caisse pleine de terre et jonchée de fleurs naturelles ou plus probablement factices, ensuite par sept ou huit images de saints et de saintes de grandeur naturelle vêtus les uns en pèlerins, les autres en religieux et religieuses et portés sur de semblables brancards, enfin par une petite croix portée sous un dais. On se mettait à genoux au passage de quelques-unes de ces statues mais toutes n'avaient pas ce privilège : j'ignorais la raison de la distinction et je n'osais même la demander ; je me contentais d'imiter le peuple. M.M. les confrères, vêtus uniformément d'un habit gris cendré et d'un manteau de même couleur, avec une ceinture à la cordelière sur l'habit, marchaient pareillement deux à deux, avec beaucoup de décence ; ils avaient tous à la main, un cierge ou une torche du poids de cinq à six livres ; quelques-uns le portaient allumé, la plupart s'en servait comme de canne. M. le Comte d'Oeiras [4] et un autre seigneur de la première distinction, vêtus en habits de confrères, fermaient la marche ; les gardes de M. le comte d'Oeiras suivaient à cheval.

Toutes les processions ne sont pas aussi simples que celle que je viens de décrire. Elles sont ordinairement accompagnées de pénitents qui se donnent chacun en sa manière en spectacle au public : celui-ci fait ruisseler son sang jusqu'à terre par des coups de fouet redoublés ; celui-là traîne des chaînes que six hommes robustes pourraient à peine porter ; cet autre a dans sa bouche les pointes de cinq ou six épées nues qu'il porte ainsi durant toute la procession sans y toucher de la main ; d'autres, prenant à la lettre ce que Jésus-Christ a dit qu'il faut porter sa croix et le suivre, se chargent de croix de bois monstrueuses pour la grosseur et dont le poids semble devoir les accabler ; enfin, chacun en Portugal fait pénitence en sa manière. Si nous ne vîmes rien de semblable à la procession du cordon, nous en eûmes obligation à M. le Comte d'Oeiras, qui, comme je l'ai dit, y assistait en qualité de confrère. Ce ministre habile et éclairé s'est fait inscrire sur le catalogue de plusieurs confréries de Lisbonne ; il ne dédaigne pas même d'assister à leurs cérémonies, lorsque les affaires de l'Etat le lui permettent ; mais il a préalablement demandé qu'on en bannît ces flagellations spontanées et ces autres momeries dont j'ai parlé. Ce n'est pas cependant, disait-il, qu'il blamât ces pratiques, elles pouvaient être utiles, mais le spectacle lui en déplaisait et d'ailleurs il les croyait d'autant moins nécessaires qu'elles avaient été inconnues dans la primitive église et qu'elles l'étaient encore actuellement dans la plus grande partie de l'église catholique. L'association d'un confrère tel que le Comte d'Oeiras flattait trop les padres, ils ont mieux aimé renoncer à leurs superstitions que de manquer une telle acquisition. Cependant les Portugais s'accoutument à voir des processions décentes, ils sont plus édifiés de la présence du premier Ministre que scandalisés de la suppression des fouets, des chaînes, des croix et des épées.

Les Portugais ont une entière confiance dans l'intercession de Saint Georges et de St Antoine de Pade. Nous entrâmes un jour dans l'église d'un de ces deux saints ; sa ceinture était garnie d'un nombre assez considérable de papiers ; nous demandâmes ce que ces papiers signifiaient : il nous fut dit que lorsque les Portugais avaient demandé plusieurs fois inutilement une grâce par l'intercession du saint ; ils lui adressaient enfin un placet en forme, qu'ils l’attachaient à sa ceinture, en mettant quelques testons ou quelques cruzades dans un tronc voisin, et qu'alors il n'y avait plus de doute qu'ils n'obtinssent au plus tôt l'effet de leurs demandes. Le roi très fidèle a coutume d'apporter tous les ans un présent sur l'autel d'un de ces saints. On m'a assuré qu'en 1761 il avait envoyé le présent au lieu de l'apporter lui-même selon la coutume, que le saint avait refusé le présent, au moins selon le témoignage que les Padres en rendirent au roi, qu'enfin Sa Majesté avait eu la complaisance de venir la présenter en personne, et que l'offrande alors avait été gracieusement acceptée.

Les saints sont ménagés à terre, même lorsque les placets qu'on leur présente n'ont pas un prompt effet, ce qui doit probablement arriver quelquefois ; mais il n'en est pas de même sur mer. Chaque vaisseau portugais [a son] Saint-Antoine ; on lui rend tout honneur, tant que la navigation est heureuse ; si le temps devient mauvais, le culte redouble, les placets se multiplient ; au retour du beau temps, le saint est porté en triomphe. Mais si ce beau temps tarde trop à paraître, le saint est condamné au supplice de la cale, on lui fait mille indignités, on le plonge dans la mer ; il tient le vent sous sa puissance, c'est sa faute s'il ne le procure pas aussi favorable qu'on le désire. Je tiens ce fait de plusieurs officiers français qui en ont été témoins oculaires.

 

Une des grandes dévotions portugaises a pour objet la délivrance des âmes du Purgatoire. J'ai lu leur calendrier spirituel, il n'y a point de jour en carême, il n'y en a presque point dans toute l'année où la délivrance de plusieurs de ces âmes ne soit attachée à quelque procession, à quelques prières, à quelques cérémonies faciles à pratiquer. Mais de peur que quelque âme délaissée ne fût pas si tôt à portée de profiter de ces amples secours, la charité ingénieuse des padres a imaginé un moyen praticable tous les jours, à toute heure, à chaque instant : à quelques coins de rue on a scellé dans l'intérieur du mur un anneau de fer mobile sur une espèce d'axe et posé horizontalement ; on n'en voit qu'une partie à l'extérieur ; on pose sur cette partie l'extrémité du pouce ou de l'index, je ne me souviens plus lequel des deux, on récite en même temps une fois la salutation angélique ; on met enfin quelque monnaie dans un tronc voisin, une âme est à l'instant délivrée des feux du purgatoire, pour jouir de la béatitude céleste. Le purgatoire est depuis longtemps un lieu bien désert, si les pratiques des Portugais sont aussi efficaces que leurs padres voudraient le leur persuader.

Un autre Pérou pour les padres, c'est la bulle de la cruzade.

Ce n'est point l'usage en Portugal, non plus qu'en Espagne que les évêques permettent chaque année l'usage du laitage et des oeufs en carême. Le Pape l'a permis une fois pour toutes, mais à de certaines conditions relatives aux circonstances où l'on se trouvait alors. Les rois d'Espagne et de Portugal venaient d'expulser les Mores de tous les pays qu'ils possédaient encore dans cette partie de l'Europe. Un nouveau monde découvert attire leur attention et anime leur zèle ; non contents d'y faire des établissements, ils désirent d'y faire connaître la vraie foi ; ils y établissent des missions nombreuses pour travailler à la conversion des infidèles. Tout cela ne pouvait s'exécuter d'abord sans de grandes dépenses. Il fallait de plus empêcher les Mores de remettre le pied en Espagne, il fallait conserver les conquêtes qu'on avait faites sur eux en Afrique. Les souverains pontifes, pour seconder autant qu'il était en eux d'aussi légitimes desseins, n'imaginèrent point de meilleur expédient que celui d'animer aussi le zèle des sujets. Ils les exhortèrent à payer à leurs monarques un tribut annuel et volontaire pour subvenir à ces frais. Ils accordèrent différents privilèges à ceux qui se soumettraient à ce tribut ; un de ces privilèges est que tous ceux qui auront la bulle expédiée à ce sujet pourront faire usage de laitage et d'oeufs en carême. Il n'est pas nécessaire pour cela d'avoir payé quelque tribut, il suffit d'avoir la bulle ; mais les padres exigent qu'on l'achète tous les ans ; il ne suffit pas même d'en avoir un seul exemplaire pour tout un ménage. User du privilège de la bulle sans en posséder individuellement une copie de l'année même, ce serait un crime qui serait infailliblement puni à Pâques par le refus de l'Absolution, jusqu'à ce que l'on eût satisfait à l'obligation imposée de l'acheter ; on serait même traité en excommunié, si l'on avait le malheur de mourir en cet état.

L'office divin, au jour des grandes fêtes, est terminé dans plusieurs églises par des danses excécutées dans le temple même du Seigneur, au son des instruments de musique, par des filles ou femmes richement parées, en présence du Saint-Sacrement qui reste exposé. Ces danses sont accompagnées de chansons profanes et indécentes. Il y a deux cents ans qu'on en faisait à peu près autant dans quelques-unes de nos églises ; il est étonnant que les Portugais tardent si longtemps à réformer ces profanations de lieux saints.

Le nom seul de l'Inquisition faisait autrefois trembler les meilleurs chrétiens du Portugal : les plus puissants seigneurs de ce royaume n'étaient point à l'abri des injustices de ce tribunal. Le zèle y avait établi des lois probablement sages dans leur principe ; la superstition et l'avarice y avaient joint des interprétations aussi contraires au véritable esprit du christianisme qu'aux sentiments de la seule humanité. Ceux qui étaient soupçonnés de compter entre leurs ancêtres quelque Juif ou quelque Mahométan auraient inutilement fait preuve de plusieurs générations de Christianisme. Si, au malheur d'une telle naissance, ils joignaient celui de posséder des richesses, ils étaient bientôt accusés d'avoir abandonné la foi de Jésus Christ, et l'accusation seule tenait lieu de conviction. Il fallait s'accuser soi-même du fait pour lequel on avait été déféré au sacré tribunal, et surtout déceler tous les complices du même crime. La nécessité de deviner ce dont on ne donnait préalablement aucune notice engageait assez ordinairement les accusés à s'attribuer des crimes chimériques et à se choisir des complices aussi innocents qu'ils étaient eux-mêmes avant leur détention. Ceux-ci, incontinent arrêtés, se trouvaient enveloppés dans le même embarras. D'un autre côté, on prenait acte de la confession des premiers et au premier autodafé (acte de foi), ils étaient condamnés au feu pour n'avoir pas deviné qu'un ancien chrétien, leur ennemi, les avait accusés d'avoir refusé de manger du boudin un tel jour, en tel lieu, dans telles et telles circonstances. L'unique moyen d'éviter le feu était alors d'avouer non seulement le crime mais de confesser de plus qu'on l'avait commis par attachement aux superstitions judaïques. On en était quitte alors pour cinq ou six ans de galère et pour la confiscation de tous ses biens au profit de la sainte Inquisition. Les chrétiens anciens n'étaient pas toujours à l'abri de ces vexations. La cupidité se portait facilement à regarder comme un nouveau chrétien celui qui possédait de grands biens. L'intégrité et le discernement étaient quelquefois tellement oubliés dans ces jugements que, de deux frères accusés d'un même crime, on a vu l'un condamné comme nouveau chrétien sur la simple accusation, l'autre renvoyé absous comme ancien chrétien et ses accusateurs punis. Jean V, par une seule loi, est parvenu à réformer la jurisprudence de ce tribunal, à diminuer le nombre et la monstruosité de ses injustes arrêts, à mettre en sûreté la vie et l'honneur de ses sujets. Mais que prescrit donc une loi qui a produit de si singuliers effets ? Rien que ce qui est dicté par toutes les lois naturelles et positives, divines et humaines, anciennes et modernes, européennes et iroquoises, que ce que le tribunal seul de l'Inquisition ignorait ou feignait d'ignorer : on instruit l'accusé du crime pour lequel il a été dénoncé ; l'accusateur est obligé de prouver le fait, et l'accusé est écouté dans ses défenses. Aussi, dans le dernier autodafé qui avait été célébré en 1761, il n'y avait eu que trois ou quatre misérables condamnés au feu, et de ce nombre même était le fameux P. Malagrida [5] . Ce n'est pas cependant que la loi de Jean V ait obvié à tous les inconvénients d'un tel tribunal ; le mieux serait sans doute de l'abolir entièrement. Je connais à Paris un médecin portugais très honnête homme, et à ce qu'il m'a paru chrétien sincère ; il s'était formé une assez belle bibliothèque de livres de sa profession : il s'en est trouvé quelques-uns dans lesquels MM. les Inquisiteurs ont vu, ou cru voir quelques semences de matérialisme. Les biens du médecin ont été confisqués ; il s'est trouvé fort heureux de pouvoir s'expatrier et se réfugier dans un royaume où il peut [pratiquer] avec une entière liberté les exercices de la vraie religion dont il fait profession ; mais au moins c'est là actuellement le pis aller de ceux qui ayant des ennemis donnent matière à des soupçons apparents sur la sincérité de leur religion.

Les Portugais, ceux surtout qui sont en état de prouver que leurs ancêtres tant maternels que paternels n'ont souillé leur christianisme par aucune alliance avec les infidèles, regardent intérieurement l'Inquisition comme un tribunal auguste, sacré et peut-être même infaillible.

Les superstitions en usage du temps de leurs pères leur paraissent comme autant de dogmes auxquels il serait dangereux de toucher. La cérémonie de baiser la main du Roi passe chez eux pour un hommage et presque pour un acte de servitude. Quelque humiliant que puisse être cet acte, ils n'oseraient le pratiquer à l'égard des padres et des autres ministres du seigneur ; ils se tiennent honorés de pouvoir baiser la manche et quelquefois même le bas de la robe d’un moine ou d'un prêtre. Quelques différends de politique ayant fermé tout commerce entre Rome et Lisbonne, les Portugais se sont presque crus sous l'anathème et sous l'interdit. Sous un gouvernement moins éclairé, moins vigilant, moins actif que le gouvernement présent, on aurait vu peut-être éclore quelque sédition, quelque révolte. Ils ont fait graver une estampe où, sous l'emblème de vaisseaux voguants sur une grande mer, ils ont exprimé leur manière de l'enfer sur la religion des peuples avec lesquels ils entretiennent un commerce plus intime : aux deux extrémités de cette mer sont le paradis d'un côté, l'enfer de l'autre. Le vent le plus favorable pousse les Portugais à toutes voiles en paradis. Les Espagnols à l'aide d'un vent largue tiennent la même route ; les Français tendent au même but, mais ils sont obligés de prendre le vent au plus près et de louvoyer même un peu ; pour les Anglais, ils cinglent à pleines voiles du côté de l'enfer.

Nonobstant cette énorme différence de sentiments sur la religion, les Anglais ont un cimetière sous les murs de Lisbonne : les Portugais se sont crus nécessités à accorder cette faveur à des hérétiques dont ils croyaient que le secours leur était nécessaire pour la vie temporelle : ils se persuadent que les Anglais seuls peuvent leur porter le blé et le vin dont ils ont besoin pour leur consommation. Le ministre de Portugal a sans doute eu de très fortes raisons pour préférer l'alliance de l'Angleterre à celle de la France et de l'Espagne, il ne m'appartient pas de les pénétrer, mais j'ose assurer qu'il ne pouvait agir autrement sans exciter au moins un murmure universel dans Lisbonne. Peu de Portugais lisent les gazettes ; les nouvelles de leur propre pays ont le privilège exclusif de les intéresser. Ils voyaient arriver à Lisbonne plusieurs prises françaises conduites par les Anglais, ils n'en voyaient aucune anglaise amenée par les Français ou par les Espagnols. Ils concluaient que les Espagnols et les Français ne faisaient réellement aucune prise sur leurs ennemis. La conclusion n'était pas rigoureusement contenue dans ses principes, mais chaque pays a sa coutume et c'est apparemment celle des Portugais de raisonner ainsi.

Les Portugais m'ont paru s'estimer beaucoup, haïr les espagnols et mépriser tous les étrangers. Une loi que le ministre a cru devoir établir ne fait point honneur à la nation : par cette loi, le commerce des couteaux portatifs est interdit dans le royaume, il est défendu sous des peines très rigoureuses d'en porter sur soi. Auparavant, la mort la plus prompte était assez souvent la peine d'un coup de coude donné par mégarde ou par inadvertance dans une rue. On m'a cependant assuré que les Portugais s'étaient toujours défendus, surtout au tribunal de la pénitence, du crime de l'homicide : ils en avaient toujours été incapables, disaient-ils sérieusement. Ils avaient seulement tiré leur poignard, ou leur couteau, et le diable toujours alerte avait profité de la circonstance pour pousser leur bras directement à la poitrine de leur adversaire.

Les succès des guerres que les Portugais ont eu à soutenir contre les Mores et les Espagnols ne laissent aucun lieu de douter qu'ils ne soient naturellement courageux. On les a vus dans les siècles passés ouvrir sur mer des chemins inconnus jusqu'alors ; ils sont les premiers qui aient doublé le Cap de Bonne Espérance et qui aient entrepris des navigations jusqu'aux Indes. Leur commerce s'est étendu sur toute la terre habitée. Il me paraît certain qu'ils ont de la disposition pour toutes les sciences, mais ils ne les cultivent point. L'Inquisition en est sans doute la cause. [L’amour] de la nouveauté, toujours pernicieux en matière de foi, est cependant le germe du génie dans les sciences humaines. La crainte d'erreurs quelquefois chimères étouffe souvent ce germe. On appréhende avec raison de passer les justes limites, mais lorsque le feu peut être la suite du soupçon le plus frivole, on reste trop en deça, on n'ose même s'engager dans une carrière aussi périlleuse. L'éducation y contribue aussi beaucoup mais ce dernier obstacle sera probablement bientôt levé. Déjà les Grands du royaume se font un honneur d'allier l'amour des sciences à la naissance, aux titres, aux grands emplois ; l'on a établi des écoles où sont d'habiles maîtres ; il est permis de puiser les connaissances humaines les plus nécessaires au commerce, à la navigation, aux autres parties des sciences. On a formé un plan d'études dicté par la sagesse et autorisé par un grand ministre qui a même vraisemblablement aidé de ses lumières ceux qui étaient chargés de rédiger ce plan. On travaille sans relâche à la construction d'un collège qui tirera de sa destination le nom de collège des Nobles. Si l'on a déjà fait choix de maîtres étrangers pour présider à l'éducation, il est à présumer que ce n'est que pour un temps et que les Portugais profitant des secours qui leur sont préparés, développant le feu du génie qui leur est naturel et franchissant enfin les bornes étroites où leur raison avait été jusqu'à présent détenue, seront bientôt en état, non seulement d'instruire leur compatriotes mais encore d'éclairer l'Europe entière par leurs découvertes, en même temps qu'ils l'étonneront par leur succès. Jean V avait ébauché cet ouvrage ; ce prince avait établi à Lisbonne en 1720 une académie royale d'histoire et une autre académie en 1728. Ces établissements avaient eu quelques succès dans leur commencement, mais c'est à Joseph I qu'il est réservé de faire passer son nom à la postérité avec les titres de protecteur des lettres, de restaurateur des sciences et des arts, de vrai père de son peuple et de la patrie.

L'air de Lisbonne est très salubre : les chaleurs de l'été sont tempérées par un vent de nord très fort qui souffle en cette saison presque continuellement ; en hiver, le froid est très supportable ; il gèle peu et rarement, aussi les cheminées ne sont d'usage chez les Portugais que dans la cuisine ; il est très rare d'en voir ailleurs. Cet usage de se passer des cheminées a inspiré à quelques grands seigneurs une délicatesse qui m'a paru tout à fait singulière ; près des châteaux ou de plus belles maisons bâties dans les dehors de Lisbonne, on voit souvent des espèces de tours d'une élévation surprenante et d'un diamètre extrêmement modique : ce sont les cuisines de ces châteaux. On les sépare ainsi des appartements, tant pour que la fumée n'altère pas la blancheur des façades qu'afin que l'élévation de la cheminée n'interrompe pas la continuité des combles.

Le ciel a été presque toujours serein durant mon séjour à Lisbonne. Le soleil échauffait assez l'air durant le cours de la journée pour que nous puissions nous croire en printemps, mais cet astre était à peine descendu sous l'horizon que le vent de nord se faisait sentir ; un froid assez perçant succédait immédiatement à la chaleur. Il est facile de se persuader que ces vicissitudes de l'air doivent produire des rhumes et des fluxions : c'est pour se précautionner contre ces inconvénients que les Portugais, ainsi que les Espagnols, ont la sage coutume de se couvrir beaucoup, en quelque saison que ce soit. Cette coutume est certainement incommode durant les grandes chaleurs mais on est bien dédommagé par l'exemption des maladies auxquelles on assure que les étrangers sont sujets lorsqu'ils s'opiniâtrent à ne point suivre cet exemple.

 

A mon arrivée à Lisbonne, c'est-à-dire à la fin de février, les fruits de la terre paraissaient aussi avancés qu'ils le sont à Paris au commencement de mai. J'ai vu, peu de jours après, des épis de blé formés ; les petites fèves de marais étaient déjà très communes, je les appelle petites parce que réellement elles n’atteignent pas la grosseur de nos fèves ordinaires ou haricots ; elles [   ] avant les petits pois. Je les crois en conséquence d'une espèce différente de nos fèves de marais, auxquelles elles ressemblent d'ailleurs pour la figure et pour le goût. A-t-on essayé [de doter] la France de ce légume ? S'il y réussissait, ce serait sans [doute] un des premiers présents que le printemps nous ferait ; les petits pois, et les fraises ont mûri en mars.

Le terrain aux environs de la ville n'est pas uni, il est cultivé, il paraît fertile. Les oliviers sont beaucoup plus [gros] et plus hauts que ceux que j'ai vus en 1736, en traversant le Languedoc et la Provence. L'huile portugaise n'en est pas pour cela meilleure. De vastes jardins entièrement plantés d'orangers chargés de fleurs et de fruits formaient un aspect tout à fait satisfaisant. Les oranges n'étaient pas encore mûres ; elles ne le sont ordinairement qu'en mai et juin ; on n'attendait pas cependant cette saison pour les envoyer en France, mais on assure que le transport accélère leur parfaite maturité.

Les géographes nous représentent le Portugal comme un pays fertile. La province d'Alentejo est surtout selon eux extrêmement abondante en blé. J'ai traversé l'Alentejo dans sa plus grande largeur : ce pays est assez nu, peu peuplé, les chemins y sont travaillés, et les terres cultivées par la simple nature ; la terre est sablonneuse, capable cependant de produire des bois, du seigle, et des menus grains, mais, abandonnée à elle-même, elle n'est couverte que de jonc marin, de genêt et de bruyère ; il y a peu d'arbres : j'y ai vu des pins et un très petit nombre d'oliviers. Les pierres que j'ai ramassées le long du chemin étaient toutes de marbre. Au voisinage des lieux habités, il y a quelques champs cultivés mais les lieux habités sont extrêmement rares. Il en faut seulement excepter les environs d'Elvas qui sont très bien entretenus et qui paraissent en effet le mériter pour qu'on les entretienne soigneusement. Lorsque j'étais à Lisbonne, on demandait hautement qui pourrait fournir du blé au Portugal si on se déclarait contre les Anglais. Le vin le plus commun à Lisbonne est celui de Porto. Cette ville passe pour la seconde du Portugal, elle est la capitale de la province d'Entre Douro et Minho. Le vin qu'on recueille aux environs de cette ville est épais, fort et capiteux ; on ne le fait point paraître sur les bonnes tables de Lisbonne, on lui préfère le vin de Bordeaux. Mais si le vin de Bordeaux transporté à Lisbonne est préféré à celui de Porto, il se pourrait faire très bien que le vin de Porto, transporté en France et conservé longtemps, devint préférable à celui de Bordeaux. Le terroir de Sétubal, petit ville de l'Estramadure située sur le bord de la mer à huit lieues de Lisbonne au-delà du Tage, produit un vin blanc fort délicat ; il figure assez bien au dessert sur les tables françaises de Lisbonne.

Le Portugal est assez abondant en bétail de toutes espèces. Les rivières et surtout la mer y sont très poissonneuses. J'y ai mangé des sardines en mars. Elles ne paraissent pas si tôt sur les côtes du Poitou et de la Guyenne. La mer fournit aussi des soles, des turbots, des poules d'eau, mille autres poissons que nous connaissons. De tous, auquel les Portugais donnent la préférence est une espèce de cabillaud qu'ils appellent poisson de Saint-Pierre : sa chair m'a paru un peu plus ferme que celle du cabillaud mais le goût n'en est pas plus relevé. Lorsque Saint-Pierre et quelques autres disciples pêchaient après la résurrection du Sauveur dans la mer de Tibériade et que l'homme-Dieu ressuscité leur ayant apparu, leur eut ordonné de jeter le filet à la droite de leur nacelle, ils obéirent et Saint-Pierre tira à terre le filet plein de cent cinquante-trois gros poissons. Les Portugais prétendent que ces poissons étaient tous de l'espèce de ceux dont il s'agit ici. Tout autre poisson, selon eux, aurait été un présent trop médiocre et indigne de la libéralité divine ; et c'est depuis, que ce poisson n'a point porté d'autre nom que celui de poisson de St-Pierre. Les Portugais n'ont point à redouter les prisons de l'Inquisition tant qu'ils raisonneront ainsi. Je crois cependant que le prix modique auquel on vend ce poisson, vu son abondance, contribue beaucoup à l'éloge que les Portugais font de sa délicatesse.

On ne fait usage à Lisbonne que du tabac du Brésil ; il est prisé comme le tabac d'Espagne, et c'est l'unique rapport que l'on remarque entre ces deux espèces de tabac. Si l'on en jugeait par la vue et par l'odorat, on se persuaderait facilement que les matières les plus infectes entrent dans la composition de celui de Portugal. Cependant tout autre tabac est interdit à Lisbonne sous des peines rigoureuses. Persuadé que les lois des souverains sont partout infiniment respectables, je voulus me soumettre à celle-ci, mais il m'a été impossible d'y être longtemps fidèle. J'ai profité des privilèges qu'ont les ecclésiastiques et les religieux de ne pouvoir être arrêtés sans beaucoup de formalités préalables. D'autres n'oseraient dans les rues ouvrir une tabatière où il y aurait du tabac râpé : les mouches sont répandues partout et veillent continuellement ; on serait aussitôt arrêté et conduit en prison. La prison est très redoutée à Lisbonne ; on y entre facilement, on y est bientôt oublié et l’on est heureux quand au bout de quelques années on daigne s'informer pourquoi vous y avez été renfermé. Les amis seraient même ici d'un médiocre secours ; la clé d'or peut seule avoir le privilège d'ouvrir les portes. Je parle d'après le témoignage de plusieurs habitants de Lisbonne, et je crois avoir le droit de conclure que la confrérie de la miséricorde, dont j'ai parlé plus haut , est un peu trop souvent distraite.

La monnaie du Portugal est la plus belle de l'univers. Celle d'or est très commune, celle d'argent l'est beaucoup moins, enfin celle de cuivre m'a paru la plus rare de toutes ; il n'y en a point de billon. Il y a douze monnaies d'or de Portugal, lesquelles ont aussi cours en Angleterre, la moindre de toutes vaut 480 reis ou environ un écu de notre monnaie, la plus forte est de 25 600 reis ou près de 170 livres, monnaie de France, mais cette dernière espèce est devenue fort rare, surtout depuis qu'elle est monnaie courante d'Angleterre ; toutes ces espèces sont très bien frappées. La plus forte monnaie d'argent est la cruzade neuve ; elle est de 480 reis comme la moindre d'or qui porte aussi le même nom. La cruzade vieille, qui vaut 400 reis ou un peu plus de 50 sous de notre monnaie est, il est vrai, une monnaie de compte, mais elle est aussi effective, quoique plus rare que la cruzade neuve. M. de Campomanès s'est trompé dans son itinéraire général des postes d'Espagne, lorsqu'il a mis la cruzade vieille au nombre des monnaies imaginaires. La moindre monnaie d'argent est le vingtain, il ne vaut que vingt reis. Les monnaies de cuivre les plus communes sont celles de 10 et de 5 reis. Le rei n'est qu'une monnaie de compte : il vaut environ un denier et demi ; le peu de valeur de cette monnaie, qui est ordinairement la seule employée dans les comptes, a quelquefois induit les Etrangers en erreur. Un négociant français reçut à Paris la nouvelle qu'un de ses parents établi à Lisbonne et qui n'était pas soupçonné d'être riche l'avait constitué son légataire pour six cent mille reis. Le Parisien croit sa fortune faite, il part en poste, il apprend à Bayonne par ses correspondants que la somme qui lui paraît si forte n'est que d'environ 3 800# de notre monnaie ; incertain même s'il pourra recouvrer cette somme, il se dégoûte du voyage et revient à Paris.

Depuis le tremblement de terre, le roi de Portugal ne vit plus à Lisbonne. Sa résidence ordinaire est à Bélem, à deux lieues de Lisbonne en descendant le Tage. C'est un village considérable ; il y a, outre le château qui n'est que médiocrement beau, un magnifique couvent d'hiéronymites fondé vers le commencement du seizième siècle, en l'honneur de Jésus-Christ naissant ; c’est ce qui lui a fait donner le nom de Bethléem, et par corruption  Bélem. Le village ou bourg est assez grand et bien peuplé. Le port est défendu par une forte tour bâtie sur pilotis au milieu de la rivière. Un peu plus bas que Bélem, à l'embouchure même du Tage, on voit la citadelle de Saint Julien qui défend l'entrée de la rivière, et vis-à-vis est une tour bâtie sur pilotis en pleine mer ; les Portugais la nomment Torré de Bugio. Les vaisseaux ne peuvent entrer dans le Tage, sans passer sous le canon de ces deux forteresses. Quand un navire est parvenu près de la Terre de Bugio, il peut continuer sa route en assurance  jusqu'au port, tous les écueils et toutes les basses sont passées.

Voilà ce que, pendant près d'un mois de séjour, j'ai pu recueillir de plus certain sur Lisbonne et ses environs. Les Portugais sont si enthousiasmés de sa beauté qu'ils disent communément en proverbe :

Que no ha visto Lisboa, no ha visto cosa boa, c'est-à-dire qui n'a point vu Lisbonne, n'a rien vu qui vaille. Ils ont un autre proverbe relatif au cas extrême qu'ils font des sucreries : que no ama deos, no ama Dios,  ce qui signifie, Celui qui n'aime pas les friandises n'aime pas Dieu. Aussi M. le prieur des chanoines réguliers de Saint-Vincent ne crut pouvoir mieux me témoigner la sincérité de ses sentiments à mon égard qu'en m'envoyant, la veille de mon départ, un grand plat de confitures sèches : je les acceptai, c'était le coeur qui les présentait, et d'ailleurs c'est en Portugal une impolitesse de refuser un présent.

Je désirais pouvoir partir de Lisbonne avec M. le Chevalier de Ruis. Notre départ était fixé au 17 de mars mais je ne trouvais pas de chaises roulantes qu'à un prix exorbitant ; nos compagnons de voyage, les officiers du Boutin qui étaient déjà partis avant nous, les avaient rendu fort rares et extrêmement chères ; le monopole a les mêmes inconvénients en Portugal que partout ailleurs. De plus, je fus invité à dîner le 16 chez M. de Ceabra, desembargador du Portugal. Je ne crois pas qu'on puisse trouver ailleurs un magistrat qui réunisse plus parfaitement les caractères aimables de la société avec tous les talents et toutes les vertus que son état exige. Je dois avoir une bien haute idée de tous les magistrats portugais si j'en juge par le seul que j'ai eu l'honneur de voir un peu particulièrement. M. de Ceabra, allant au devant de mes désirs, daigna me proposer de me présenter à M. le Comte d'Oeiras, me faisant espérer que ce principal ministre me procurerait l'honneur de saluer Sa Majesté très fidèle. La proposition fut acceptée et exécutée, du moins en partie.

Dès le 18 du mois, nous fûmes à Belem, M. Thuillier et moi, sous la conduite de M. l'Abbé de Garnier. M. le Comte d'Oeiras était excédé d'affaires ; il eut cependant la complaisance de nous faire introduire chez lui, furtivement et exclusivement à tout autre, par un escalier dérobé. On ne peut rien ajouter à la bonté avec laquelle cet illustre ministre nous reçut et nous fit offre même de nous obliger en tout ce qui pourrait dépendre de lui, durant tout le temps que nous devions encore passer en Portugal. Il n'est pas nécessaire que j'avertisse que le passage de Vénus fut en partie la matière de cette conversation ; elle fut courte, nous respectâmes les occupations de M. le Comte et nous sortîmes contents d'avoir vu celui que toute l'Europe admire.

Notre satisfaction aurait été complète si le ministre eut pu nous présenter au roi, mais les circonstances présentes des affaires étaient telles qu'elles lui laissaient à peine le temps de respirer. Il y eut de l'indiscrétion à lui en faire seulement la proposition. Nous pouvions, absolument parlant, contenter notre désir le lendemain 19 du mois, jour de la fête de Saint-Joseph dont Sa Majesté très fidèle porte le nom : ce jour est un de ceux où presque tous les sujets sont indifféremment admis à présenter leur hommage au souverain.

Le cérémonial est que chacun passant à la file devant le roi met un genou en terre et baise la main du Prince, et ce cérémonial passe pour une protestation de soumission, pour une espèce d'acte de servitude. Quelle figure aurais-je fait dans une telle cérémonie ? On me dit [qu’] instruit par quelqu'un que le hasard aurait conduit auprès de lui, me distinguerait peut-être de la foule, qu'il me ferait peut-être l'honneur de m'adresser la parole, qu'il trouverait peut-être bon que je ne fléchisse point le genou devant lui, que, pour la main, il ne souffrait jamais qu'un prêtre ou un religieux la lui baisât. Tout bien considéré, je crus les circonstances où je me trouvais, devoir imposer silence au désir que j'avais de voir un grand prince et ne point m'exposer à rendre à un monarque étranger un hommage que mon légitime roi n'a jamais exigé de moi. Ma délicatesse fut fort approuvée de M. O'Dunne, ministre plénipotentiaire de France.

Les voitures semblaient enchérir tous les jours ; nous nous déterminâmes enfin à en arrêter ; et, le 26 au soir tout était prêt à partir le 27, lorsque je reçus vers sept heures une visite aussi gracieuse qu'inattendue, celle de M. Claufurd, général anglais ci-devant gouverneur de Belle-Ile, débarqué depuis deux ou trois jours à Lisbonne. La conversation ne m'ennuya point. M. Claufurd me persuada par son exemple qu'on peut allier les talents qui forment le guerrier avec ceux qui caractérisent l'homme de lettres, avec les charmes et l'aménité de la conversation, avec l'esprit et le génie des sciences. Je regrettai seulement de n'avoir pas eu le bonheur de connaître quelques jours plus tôt ce général. Nonobstant les répugnances de M. Thuillier, j'aurais probablement accepté l'offre gracieuse que M. Claufurd me fit de me faire conduire à mon choix ou en France ou en Angleterre sur un bon vaisseau de guerre commandé par un officier de mérite qui parlait fort bien français, qui aimait les sciences et qui estimaient ceux qui les cultivent ; mais nos préparatifs du voyage par terre étaient trop avancées.

Le 27 de mars, après avoir rendu visite à M. Claufurd, nous partîmes de Lisbonne sur un petit bâtiment que les Portugais appellent frégate et qu'au Havre on honorerait à peine du nom de [Heu].

Il y a trois lieues à faire par eau jusqu'à un village ou bourg nommé Aldea-Gallega ; le vent était assez fort et il nous était favorable ainsi que la marée : nous fîmes le trajet en une heure et demie de temps. Notre caravane était composée de M. et de Mme de Longchamp, de M. Etienne, négociant né à Lisbonne de parents français, de M. Thuillier et de moi. Nous avions à nous cinq sept domestiques et nous étions fort mal servis. Le mien faisait souvent à lui  seul plus de besogne que les six autres ensemble.

Aldée-Gallegue est un assez gros bourg ; il n'y a rien de curieux à voir. Ce lieu paraissait désert en comparaison de Lisbonne. Nous portions avec nous nos provisions, une batterie de cuisine, et nos lits, précaution nécessaire pour voyager à l'aise en ce pays. Il y avait dans notre auberge d'Aldée Gallegue deux estrades pour placer deux lits ; il fallut placer les autres sur le plancher. Cette auberge est même, je pense, la seule de Portugal où nous ayons vu deux estrades. Quoiqu'on ne fournisse dans ces auberges que le feu et un très mauvais logement, nous étions obligés d'y laisser plus d'argent que dans les meilleurs logements de France. Les Portugais nous regardaient déjà sans doute comme ennemis, quoique la guerre ne fut pas encore déclarée, et ils croyaient qu'il leur était permis de s'enrichir de nos dépouilles. Peut-être aussi que le grand train de M. de Longchamp leur persuadant que nous étions puissamment riches, ils ne regardaient que comme un [petit] mal de s'engraisser un peu de notre superflu.

Le 28, nous dînâmes à la Venda de los Pegoens à cinq lieues d'Aldée-Gallegue. Venda en portugais, et venta en espagnol, signifie une auberge. Cette auberge de los Pogoens est accompagnée d'une ou de deux maisons, tout au plus. C'est ici qu'on quitte l'Estramadure portugaise pour entrer dans l'Alen-Téjo, ce mot signifie au delà du Tage et cette province est réellement située au-delà du Tage par rapport à Lisbonne. Après avoir fait trois lieues dans l'Atlentéjo, nous nous arrêtâmes à Las Vendas novas où nous couchâmes sur le plancher. Un Espagnol avec son épouse faisait même route que nous ; la chaise, attelée d'un seul cheval, lui appartenait ; celle de son épouse était de louage et attelée de deux mules ainsi que les nôtres. Cet Espagnol, homme de naissance et bien élevé à ce qu'il m'a paru, avait été dépêché à Lisbonne vers l'ambassadeur d'Espagne et revenait après avoir exécuté sa commission. On ne le ménageait pas plus que nous dans les auberges portugaises.

Le 29, après quatre lieues de chemin, nous arrivâmes à Montemor-o-novo. C'est une petite ville assez peuplée. C'était une place d'armes durant que les Mores en étaient en possession. On voit encore sur le sommet de la montagne des restes considérables d'un château qui la défendait : l'ancienne ville ou la cité est bâtie sur le penchant de la montagne, les murs paraissent en ruine ainsi que le château ; je n'ai point eu le temps d'y monter. Nous avons dîné dans le faubourg qui est au bas de la montagne et qui paraît très abondant en communautés religieuses. Il y a quatre paroisses dans la ville. J'ai de la peine à me persuader qu'il n'y ait que 2000 habitants à Montemor, comme le dit la Martinière. Cette ville est la patrie de Saint-Jean de Dieu. On montre encore sa maison dans le faubourg où il y a aussi un couvent de son ordre.

On compte trois lieues de Montemor à Arrayolos, où nous couchâmes ; la terre est un peu moins inculte le long du chemin que dans le reste de l'Atlentejo, je ne parle que de la partie que nous avons traversée. On voit même entre Montemor et Arrayolos quelques maisons de campagne. Arrayolos est un assez gros village avec titre de comté ; il est sur une hauteur dont les avenues sont assez difficiles pour les voitures. Il était autrefois défendu par un fort dont on voit encore les restes. Il y a aussi quelques églises et quelques couvents. Nous y avons vu une belle fontaine qui ne donne point d'eau, mais les habitants se flattaient qu'elle serait bientôt remise en état. Le roi de Portugal enfin a une maison de campagne assez proprette à Arrayolos.

Nous en partîmes le 30 par un temps pluvieux ; il avait fait beau depuis notre départ. Nous dînâmes à trois lieues de là, à la Venda del Duque, à l'auberge du Duc ; c'est la plus mauvaise que nous ayons rencontrée sur notre route. Nous nous arrangeâmes comme nous pûmes dans un petit taudis qui pouvait avoir 12 pieds de long sur 10 de large. Don Francisque, c'était, je pense, le nom de l'Espagnol qui nous accompagnait avait fait jusque là bande à part avec sa femme. Il fut obligé de se réunir à nous pour le dîner de la Venda del Duque. Aucune autre maison n'accompagne cette auberge. On l'a à peine quittée qu'on découvre, sur la droite du Chemin, Evoramonte, petite ville ou plutôt gros bourg situé sur le sommet d'une montagne. Il ressemble à une grosse tour carrée, entourée de murailles.

On ne compte que trois lieues de la Venda del Duque à Estremos où les voyageurs ont coutume de s'arrêter mais nous avions tout lieu de nous défier de la sûreté de ce gîte. Les voitures de M. le Chevalier de Ruis y avaient été arrêtées par l'ordre de M. Augustin d'Acunha gouverneur de la ville et frère de M. le Comte d'Acunha, ci-devant ambassadeur en France. M. de Ruis après s'être inutilement morfondu durant deux jours dans l'antichambre du gouverneur, sans avoir pu obtenir un moment d'audience, fut très heureux de ce qu'après l'avoir condamné à payer à ses voituriers le tiers du prix dont il était convenu, quoiqu'il n'eût pas encore fait le quart du voyage, après l'avoir taxé pour son auberge à des dépenses [qu'il n'avait] pas faites, on lui permît enfin de louer dix bourriques jusqu'à Elvas, pour y transporter sa personne, celles de ses compagnons de voyage et ses bagages. Quelques jours après, on avait pareillement arrêté les mules de M. O’Dunne, ministre plénipotentiaire de France, et M. d'Acunha ne les avait pas laissées partir sans peine. Nous avions appris ces nouvelles à Lisbonne, et nous ne devions pas nous attendre à un traitement plus favorable ; pour ne nous pas y exposer, nous résolûmes de brûler Estremos, et Don Francisque jugea à propos de suivre notre exemple. Je ne parlerai de cette ville que d'après M. des Bretonnières qui y avait passé avant M. de Ruis. M. d'Acunha ne s'était pas encore mis en tête d'arrêter les Français voyageurs. M. des Bretonnières faisait un journal exact de son voyage en Portugal et en Espagne seulement ; il a bien voulu me le communiquer. Je joins souvent ses réflexions et ses observations aux miennes ; par rapport à Estrémos, c'est lui seul qui tient la plume.

Estremos est une petite ville du diocèse d'Evora. Du côté du Portugal elle est fortifiée de bastions à la moderne et entourée d'un fossé, sans qu'il paraisse d'ouvrages avancés. Du côté de l'Espagne, la ville paraît fort faible, étant commandée par plusieurs hauteurs, et les bastions, de plus, ayant besoin de grandes réparations : le fossé est assez large, mais il n'a peut-être pas deux toises de profondeur. La ville est située sur une montagne, sur le sommet de laquelle, il y a comme une espèce de cité ou citadelle entourée de murs à l'antique et renfermant au milieu de son enceinte une grande tour carrée, couronnée de pilastres pyramidaux ce qui, joint à la caducité du total, dénote une grande antiquité. Cette ville est médiocrement grande et assez jolie, mais les auberges y sont comme en Portugal, très mauvaises et très chères.

 

Il y a auprès d'Estrémos une carrière de beau marbre. Nous arrivâmes vers six heures du soir à une demi-lieue de cette ville ; nous attendîmes près d'une espèce de cabaret que la nuit fut fermée ; nous nous remîmes alors en chemin, et, faisant le tour de la ville par les dehors, nous échappâmes à la vigilance de M. d'Acunha. Nous arrivâmes sur les dix heures du soir à la Venda del Negro, deux lieues au-delà d'Estrémos.

Le 31, nous avons été dîner à Elvas, à cinq lieues de notre dernière venda. Nous avons rencontré sur cette route beaucoup de voitures qui transportaient du canon à Elvas. A environ moitié chemin, est une fontaine sur laquelle sont gravées les armes de Portugal. L'eau est reçue dans un grand bassin fait en forme de parallélogramme rectangle, et ce bassin sert d'abreuvoir. Ce n'est pas cependant que l'eau manque sur ce chemin : il est traversé par plusieurs petits ruisseaux, mais ces ruisseaux sont peut-être desséchés par les chaleurs de l'été. Cette fontaine est au pied d'une petite montagne au sommet de laquelle est une tour carrée entourée de murs et nommée Atalaja do Zapatéro ou Tour du Cordonnier. Un cordonnier y étant de garde, découvrit, dit-on, le premier les ennemis, et mérita par sa vigilance de donner son nom à cette tour. De cet endroit on découvre Elvas Badajoz et d'autres objets jusqu'à seize lieues de distance. Avant d'arriver à Elvas on découvre un bel aqueduc de trois quarts de lieue de longueur. Il a au moins trois cents arches ; dans les fonds, il y en a jusqu'à quatre, l'une sur l'autre pour entretenir le niveau des eaux.

Elvas, ou selon les Espagnols Yelves, est une ville épiscopale ancienne assez grande, bien peuplée, assez joliment fortifiée à la moderne, cependant avec peu d'ouvrages avancés. C'est une des clefs du Portugal. Elle est défendue vers l'ouest par la citadelle de Sainte-Lucie dont il ne nous a pas été permis d'approcher. Il m'a paru cependant que cette citadelle ne tiendrait pas longtemps, si la ville était une fois prise. Nous arrivâmes vers midi à Elvas ; nous ne pouvions faire à l'égard de cette ville ce que nous avions fait à Estrémos. L'air maussade et chagrin des soldats qui étaient de garde nous annonçait assez que nous n'étions point dans une ville amie. On examina scrupuleusement nos passeports ; ils étaient par bonheur en règle, on nous laissa entrer, mais non sans froncer le sourcil. M. Etienne connaissait M.M. de la douane ; il fallut y faire porter nos paquets mais moyennant quinze ou seize#. La visite se fit poliment et, pour la forme seulement, on nous délivra notre albara ou attestation de visite exacte et de déclaration sincère. Après dîner, il était trop tard pour gagner de jour Badajoz. Nous fûmes contraints de rester à Elvas et je fus me promener avec M. Etienne. Nous voulûmes d'abord rendre visite à M. le Gouverneur ; il était en affaires avec M. Patouillet, lieutenant général des armées de Sa Majesté très fidèle, pour lequel j'avais une lettre que je n'ai pu remettre. Nous fûmes cependant reçus avec toute la politesse possible par un jeune homme, fils et aide-major du Gouverneur. Je crois que ce gouverneur se nommait M. le Comte d'Oignon et qu'il était Gouverneur Général de toute la province d'Atlentejo. Son aimable fils possède la langue française dans toute sa pureté. Il nous assura que M. le Comte, son père, avait blâmé la conduite tenue à Estrémos à l'égard de M. le Chevalier de Ruis, que les ordres du roi n'étaient point qu'on molestât ainsi les étrangers, qu'on avait tâché de réparer le mal à Elvas en faisant chercher des voitures pour M. de Ruis, et qu'on en avait trouvées en effet, mais trop tard, cet officier s'étant déjà déterminé à partir pour Badajoz sur des montures semblables à celles qui l'avaient amené d'Estremos, qu'enfin, l'intention décidée de M. le Gouverneur était que les Français ne reçussent aucun sujet de mécontentement.

 

Nous fûmes ensuite voir la ville. Pour peu que nous nous approchassions des remparts, on disait à M. Etienne que, comme Portugais, il avait droit de passer outre, mais que l'approche des murs m'était interdite comme Français. On mit une sentinelle à la porte de notre auberge pour veiller sur nos évagations nocturnes. Quelques officiers ou cavaliers portugais voulurent déloger nos mules pour faire place à leurs chevaux, on daigna décider en notre faveur : nos mules restèrent. D'autre part on avait confisqué le cheval de Don Francisque ; il était, disait-on, défendu de laisser sortir des chevaux du Portugal à la veille d'une guerre prête à se déclarer. Don Francisque représentait en vain que le cheval était espagnol et lui appartenait. Quelques cruzades donnèrent enfin du poids à ses raisons. Son cheval lui fit restitué.

 

Le premier d'avril matin, pour deux chambres et quelques oeufs qu'on nous avait fournis à notre auberge, on voulait bien se contenter de 43# de notre monnaie. M. Etienne ne paya rien. L'épée de M. Thuillier avait été subtilement enlevée ; on la réclama, mais les Portugais savent apparemment mieux prendre que rendre. L'hôtesse nous menaça de nous faire arrêter à la porte de la ville. Nous le fûmes, en effet, mais non pas à sa requête. Il nous fallait des passeports pour sortir, comme il nous en avait fallu pour entrer, c'est ce dont on nous avait prévenus.

Il était de bonne heure, il ne faisait point encore jour chez M. le Gouverneur. Cependant en une demi-heure de temps tout fut expédié. Nous en fûmes probablement redevables aux bons services du jeune aide-major que nous avions eu l'honneur d'entretenir le jour précédent.

Nous sortîmes donc d'Elvas avec plus de peine et plus de plaisir que nous n'y étions entrés. On nous fit entrer et sortir par la même porte, par celle d'Olivença. Cette politique, dont je n'ai pu pénétrer la cause, nous procura le plaisir de voir par le dehors presque toutes les fortifications d'Elvas. Le chemin est beau et la terre bien cultivée. A deux lieues d'Elvas nous passâmes à gué la rivière ou le ruisseau de Caya qui sépare de ce côté, le royaume de Portugal de l'Estramadoure espagnole, et nous entrâmes en Espagne. On nous avait fait à Lisbonne un portrait affreux de la route que nous allions entreprendre, et nous avons reconnu jusqu'à Elvas qu'on n'avait rien exagéré. On avait ajouté que quelque mécontents que nous puissions être en Portugal, ce ne serait que des roses en comparaison des épines que nous rencontrerions en Espagne. Les roses nous avaient piqués au vif. Quelle idée devions-nous donc nous former des épines ? Don Francisque avait épuisé toute son éloquence pour nous rassurer ; il ne nous promettait pas une route aussi gracieuse qu'on en pourrait trouver en France, mais il nous représentait au moins ses compatriotes comme des hommes traitables ; nous ne devions pas nous flatter de rencontrer dans les auberges d'Espagne tout le secours, toutes les aisances que nous pourrions désirer, mais au moins on ne devait exiger de nous que le juste prix des services qu'on nous avait rendus, des denrées qu'on nous avait fournies. L'Espagne était mieux connue de Don Francisque que de nos Français de Lisbonne.

Il y a une lieue de chemin à parcourir en Espagne avant que d'arriver à Badajoz. La terre est plus inculte et m'a paru moins bonne en elle-même que de l'autre côté de la Caya. En entrant à Badajoz, nous fûmes requis de présenter nos passeports. Soit préjugé, soit plutôt réalité, nous nous trouvâmes dans un pays absolument différent de celui que nous venions de traverser. Des manières polies, des visages déridés, un air affable et riant, tout nous annonçait que nous étions chez nos amis, chez nos frères ; nous étions même hautement traités comme tels par les bouches espagnoles : tant est prompte et puissante que la volonté d'un monarque, aimé et révéré, fait sur l'esprit et le coeur de ses sujets ! Nous fûmes conduits d'abord chez M. le Comte de la Boca, gouverneur de la ville, de là chez M. le Gouverneur de la province. Ils étaient absents l'un et l'autre, nous fûmes expédiés promptement. Nous fûmes ensuite à la douane, il ne nous coûta rien pour la visite de nos effets. Elle se fit plus exactement qu'à Elvas mais cependant avec politesse et sans que l'exactitude fût poussée jusqu'au scrupule.

Badajoz, capitale de l'Estramadoure espagnole, a été bâtie par les Romains qui lui avaient donné le nom de Colonia Pacensis et celui de Pax Augusta. De ce dernier, les Mores qui ont possédé longtemps cette ville ont formé celui de Baxogus. Les Espagnols, l'ayant enfin conquise sur les Mores, altérèrent encore plus son nom en la nommant Badajos ou Badajoz, qu'ils prononcent presque comme nous prononcerions Badagos. Cette ville est un siège épiscopal descendant de la métropole de Compostelle ; elle est grande mais peu peuplée ; les rues sont pour la plupart assez petites, les maisons sont basses, elles n'ont qu'un étage, l'extérieur n'en est pas beau, presque toutes les fenêtres sont offusquées par des jalousies. Il y a plusieurs petites places, beaucoup d'églises soit paroissiales, soit conventuelles, celle de Saint-Jean qui est la cathédrale est assez belle. On entre dans cette ville en venant du Portugal par un très beau pont de 27 arches qu'on assure être l'ouvrage des Romains, mais il a apparemment été réparé depuis car il est en très bon état ; il est un peu étroit pour sa longueur. Ce pont est construit sur la Guadiana, une des plus grandes rivières d'Espagne ; elle baigne les murs de Badajoz au nord et à l'ouest ; on monte en entrant dans la ville, laquelle est divisée en ville haute et ville basse. Badajoz est fortifiée à la moderne, au moins du côté de la campagne. On travaillait fortement à mettre ces fortifications en état ; du côté de la rivière les fortifications sont antiques. Nous avons vu de ce côté un ancien château flanqué de tours carrées. L'entrée du pont est défendue du côté du Portugal par un fort à quatre bastions situé sur une petite hauteur et nommé San Christoval, ou fort de St Christophe ; il nous a paru avoir son chemin couvert et son glacis ; il bat toute la rive de la Guadiana et contient aussi le château. Il y a un aqueduc à Badajoz. Cette ville est une des clefs de l'Espagne ; elle a été vainement assiégée par les Portugais en 1658 et en 1705 par les Alliés.

Ses dehors sont plus beaux du côté de l'Espagne que du côté du Portugal, la campagne est riante ; nous y avons vu des jardins, des vignes, des oliviers, des orangers, des citronniers et même d'autres arbres fruitiers que nous n'avions point vus depuis longtemps, tels que des figuiers et des pommiers.

De Badajoz, on compte trois lieues jusqu'à Talaveruela, où nous soupâmes. Talavera de Badajoz, ou Talavera la Real, ou Talavera del Arroyo, ou enfin Talaveruela, car on lui donne tous ces noms, est un bourg, environné de murs à l'antique qui tombent absolument en ruine.

Nous descendîmes dans une auberge fort inférieure aux plus mauvaises de France, mais plus honnête cependant que toutes celles que nous avions rencontrées en Portugal. Il y avait des estrades pour placer nos lits, c'est même la seule en Espagne où nous n'ayons pas trouvé au moins des paillasses fort épaisses, des matelats assez minces, et des couvertures très légères. Ce n'est pas là la seule différence que nous ayons trouvée entre les auberges d'Espagne et celles du Portugal. Dans les unes comme dans les autres on ne trouve ni pain, ni vin, ni viande. Il est défendu par la loi à tout autre qu'à un boulanger de vendre du pain. Il en est de même des denrées par rapport à leurs marchands respectifs. En Portugal, nous faisions tout acheter par nos domestiques. On daignait à peine leur enseigner le chemin ; on nous servait comme si ç'eut été par charité, et on finissait par nous imposer des taxes exorbitantes pour des dépenses que nous n'avions pas faites. En Espagne, on paraissait s'empresser à nous procurer les secours qu'on soupçonnait nous pouvoir être agréables. On s'offrait à aller chez le boulanger, chez le marchand de vin, on fournissait peu mais on fournissait ce qu'on pouvait. Enfin nous ne laissions pas tant d'argent dans quatre auberges d'Espagne que dans une de Portugal.

Le 2 d'avril, nous fûmes dîner à Lobon à deux lieues de Talaveruela. On côtoie la Guadiana durant une partie du chemin ; la campagne est assez belle, le chemin passable, varié de coteaux et de plaines. Dans les temps pluvieux, le chemin pourrait n'être pas si praticable que nous le trouvâmes. Lobon est un bourg peu considérable ; il est cependant, dit-on, très ancien. On y voit une église vaste et assez belle, mais qui tombe en ruine, et une autre petite chapelle fort propre ; mais d'ailleurs ce bourg est l'image de la plus grande misère : il y a plus de ruines que de maisons. J'ai soupçonné qu'il avait été autrefois peuplé de Mores et de Juifs ainsi que plusieurs villes et villages de l'Estramadoure qui sont à peu près dans le même état. Après l'expulsion des uns et des autres, il ne s'est point trouvé assez de monde en Espagne pour habiter les maisons qu'ils occupaient : elles sont insensiblement tombées en ruine. Lobon est sur une montagne au pied de laquelle passe la Guadiana. L'air que l'on y respire paraît très pur, la vue s'étend, au loin au delà de la rivière la Puebla de Montijo, et un peu plus loin Montijo, château très ancien avec titre de comté auquel sont attachés les honneurs de la grandesse.

De Lobon, on compte 4 lieues jusqu'à Mérida. Ce pays est agréablement varié : à droite du grand chemin, un coteau borne presque perpétuellement la vue ; à gauche, elle se promène dans de vastes plaines couvertes surtout d'excellents pâturages où paissent des troupeaux de moutons très nombreux on y voit aussi d'autre bétail. La Guadiana paraît et disparaît de temps en temps. L'aspect de plusieurs maisons de campagnes et de quelques villages diversifie le plaisir.

L'Estramadoure en général est fertile en pâturages : c'est dans cette province que des autres lieux de l'Espagne on envoie les moutons pour passer l'hiver. Les pâturages s'afferment et sont d'un très bon revenu pour les propriétaires. Vers la moitié du chemin, entre Lobon et Mérida, il y a un ermitage en forme de chapelle ; l'ermite fait présenter aux passants une image à baiser, et de l'eau pour les désaltérer. Il n'a pas été édifié, sans doute, du refus que quelques-uns ont fait de baiser l'image.

De toutes les villes d'Espagne, une dont l'antiquité est la mieux constatée est Mérida. Auguste, ayant dompté les peuples voisins et voulant récompenser ses soldats émérites, fonda cette ville, la leur donna et lui imposa le nom d'Emerita-Augusta. Elle a été durant plusieurs siècles une des principales villes de l'Espagne, la capitale de la Lusitanie, et la métropole d'un pays assez étendu. Prudence la place dans le pays des Vettons, mais Strabon, plus ancien que Prudence, la rapporte au pays des Turdules ou Turditains. Prise par les Mores vers le commencement du huitième siècle, elle est restée sous leur domination durant 520 ans, jusqu'en l'an 1230 que les Chrétiens s'en rendirent de nouveau les maîtres. Il y a apparence que les chevaliers du Temple contribuèrent beaucoup à cette conquête, puisque l'on prétend à Mérida qu'ils ont été propriétaires de cette ville avant la suppression de leur ordre. Le domaine en appartient maintenant aux Chevaliers de St Jacques.

Mérida a beaucoup perdu de son ancienne splendeur pendant ces diverses révolutions. Lisbonne est devenue la capitale de la Lusitanie réduite sous le nom de Portugal à des bornes plus étroites. Le siège métropolitain a été transféré de Mérida à Compostelle. Mérida n'a pas même le titre d'évêché ; elle est petite, peu peuplée, contient à peine huit cents familles, et n'a plus rien de ces titres qui la rendaient autrefois si recommandable. Il y a, comme partout ailleurs en Espagne, un assez bon nombre d'églises et de couvents ; on y voit une place carrée vaste et assez belle. Une chaîne de fer, entourant une des bornes d'une porte cochère, nous surprit. On nous en dit la raison : c'est la marque que la maison est privilégiée et l'origine de ce privilège est que Philippe V y a couché, elle appartient au Comte de la Roca.

Un amateur d'antiquités trouverait à Mérida, plus que partout ailleurs en Espagne, à satisfaire sa curiosité. Les Romains semblaient avoir pris à coeur de décorer cette ville et on y montre encore aujourd'hui beaucoup de vestiges de leurs ouvrages. On voit des restes de l'ancienne enceinte, il est facile d'en conclure que la ville était fort grande. Un pont magnifique construit sur la Guadiana a subsisté jusqu'en 1610, il fut alors détruit par une inondation ; on en louait beaucoup l'architecture lorsqu'il subsistait encore. On n'en découvre plus que quelques ruines ; on lui a substitué un autre pont solidement bâti en pierres de taille, c'est par là qu'on entre à Mérida en venant de Badajoz. Nous y avons compté 61 arches et M. des Bretonnières 62. Il y a sur ce pont une petite chapelle de Saint-Antoine. On nous a assurés qu'en 1757, dans un débordement, l'eau mouilla le bois de la robe de ce saint, c'est-à-dire qu'elle monta environ 40 pieds au-dessus de son niveau ordinaire. En entrant à Mérida par ce pont, on laisse à droite une grosse tour extrêmement massive, et dans le pont gothique, à peine y voit-on quelques petites ouvertures que l'on prendrait pour des trous plutôt que pour des fenêtres. Deux beaux aqueducs bâtis par les Romains conduisaient l'eau à Mérida de plus de quatre lieues ; ils sont ruinés depuis longtemps ; il en subsiste cependant des vestiges qui suffisent pour donner une haute idée de leur ancienne beauté. Des ruines de cet aqueduc, on en a bâti un troisième mais qui n'approche, selon les historiens, ni de la grandeur, ni de la beauté des deux premiers. Sous le nom d'Arc de St-Jacques, on montre un arc très ancien que presque tous les auteurs prétendent être un arc de triomphe, et c'est en effet la persuasion des habitants de Mérida. Nonius remarque qu'on n'élevait des arcs de triomphe qu'à Rome, et que d'ailleurs on les décorait de bas-reliefs et d'inscriptions dont on ne voit aucun vestige sur l'Arc de Saint-Jacques, mais quelque qu'ait pu être la destination ou l'objet de cet arc, il est au moins certain que c'est un ouvrage des Romains. De plusieurs autres morceaux antiques on a élevé vers l'est de la ville une espèce de colonne surmontée d'une statue pédestre. Le tout est ancien et du meilleur goût ; et quoique ces morceaux, à ce qu'on m'a assuré, n'aient point été faits pour être réunis ensemble, ils forment cependant un tout qui ne déplaît pas. Cette colonne est élevée sur une espèce d'estrade de plusieurs marches et entourée de bornes ; il y a, au pied, une fontaine avec son bassin. Sur un morceau qui forme comme le piédestal de la colonne, on lit CONCORDIAE AUGUSTI, et sur la face opposée il y a une inscription moderne à moitié effacée qui instruirait apparemment des circonstances où ce monument a été placé et disposé tel qu'il est maintenant ; on découvre seulement que c'est durant le seizième siècle peut-être sous le ministère du cardinal Ximenès. A quelques pas de cette colonne, on trouve deux portes d'une hauteur médiocre avec trois trumeaux au-dessus. Ce monument qui est certainement antique, ne faisait probablement qu'un tout avec des ruines que l'on voit aux environs, et ce tout était l'enceinte d'un théâtre, d'un cirque ou de quelqu'autre lieu semblable. Le nouvel aqueduc passe entre ces ruines et les deux portes. Une médaille et une inscription trouvée à Mérida ne laissent aucun lieu de douter qu'Auguste n'ait fait paver un chemin depuis Mérida jusqu'à Cadix. Il y a grande apparence que pour faire cette route, on commençait par traverser la Guadiana sur le pont dont nous avons parlé plus haut. On peut du moins assurer que ce chemin, dès son origine, devait être absolument différent de celui qu'on tient aujourd'hui pour aller de Mérida à Madrid. Il est cependant vrai que sur ce dernier chemin nous avons reconnu plusieurs vestiges d'un ancien chemin romain ; malgré la vétusté et les dégradations causées par l'écoulement des eaux, on en rencontre des morceaux très bien conservés. Ce chemin était bien pavé, élevé en dos d'âne, mais un peu étroit. On conclut d'une autre inscription trouvée à Tarragone que l'empereur Vespasien fit réparer à ses frais le chemin de Mérida à Cappara, et l'itinéraire [        ] place Cappara ou Capara sur le chemin de Mérida à Sarragosse. J'avais été tenté de croire que c'était le chemin que nous avions rencontré ; il conduirait en effet assez directement de Mérida à Sarragosse. Il paraît cependant que le chemin de Capara prenait au nord ou au nord-est à la sortie de Mérida, et celui que nous suivions tendait presque vers l'est. Ce chemin romain est vraisemblablement un troisième chemin distingué de ceux d'Auguste et de Vespasien. Nous en avons trouvé des vestiges jusqu'à quatre ou cinq lieues de Mérida. Il n'est point étonnant qu'il y ait eu plusieurs grands chemins pour aborder une des plus considérables colonies romaines.

De Mérida, on compte une lieue jusqu'au village de Truxillanos et une autre lieue jusqu'à San Pedro, autre village où nous dînâmes le trois d'avril. La campagne est encore belle sur cette route, la terre fertile, on y voit beaucoup de bestiaux.

San Pedro est dans un fond qui doit être dans les mauvais temps le confluent d'une infinité de ravines. A quelque distance de San Pedro on revoit la Guadiana pour la dernière fois. De ce village à Miajadas où nous couchâmes, on compte cinq lieues. Le chemin est entrecoupé de ravines et est d'ailleurs fort ennuyeux. C'est une vaste plaine presque déserte, on voit à peine au loin quelques clochers et quelques maisons en petit nombre. La vue se perd au delà, dans des montagnes dont quelques-unes paraissent fort hautes. L'herbe paraît bonne, grasse et abondante. Nous rencontrions en conséquence des troupeaux nombreux, de moutons et autres bestiaux, gardés ordinairement par un seul homme et un chien. Cette plaine est de plus très abondante en une espèce d'arbre que je ne connaissais point ; quelques-uns ont prétendu que c'étaient des chênes verts, d'autres ont dit que c'étaient des faux oliviers, des oliviers sauvages, d'autres leur ont donné le nom d'écorciers, en ajoutant que c'était de ces arbres qu'on tirait le liège. Je crois qu'il y avait plusieurs espèces d'arbres. N'ayant jamais vu de liège il ne m'est pas venu en pensée d'examiner l'écorce de ces arbres inconnus. Au premier coup d'oeil, tous ces arbres se ressemblaient : leurs feuilles étaient de la couleur de celle des feuilles d'olivier, mais pour la forme elles approchaient beaucoup de celles du houx, excepté qu'elles sont beaucoup plus petites. En les examinant de près, j'ai trouvé que toutes les feuilles de quelques-uns de ces arbres étaient épineuses comme celles du houx et que d'autres arbres avaient toutes leurs feuilles dentelées sans aucune pointe épineuse ; mais j'ai aussi reconnu une espèce de milieu entre ces deux extrémités, je veux dire qu'il y a tels de ces arbres dont une partie des feuilles est épineuse, et l'autre absolument sans pointes. Je me suis assuré que cette diversité a d'autres causes que l'âge et la grandeur des feuilles, quoique l'âge y puisse aussi contribuer, puisque sur quelques arbres, les feuilles naissantes étaient sans pointes et les feuilles vieilles épineuses ; mais cela n'était pas général. Enfin, j'ai examiné un très grand nombre d'arbrisseaux qui paraissaient de l'espèce de ces arbres, et je n'y ai vu aucune feuille qui ne fût épineuse. Il m'a paru que ces arbres sont assez communs en Espagne et en Portugal, surtout dans l'Alentejo et l'Estramadoure espagnole. Ils sont grands et leur aspect n'est pas disgracieux. Entre San-Pedro et Miajadas, on trouve beaucoup de pierres de marbre rouge ; j'en avais toujours trouvé peu ou beaucoup depuis Lisbonne.

Miajadas est une espèce de petite ville où il y a plusieurs églises dont une paraît grande par le dehors. On y voit un fort, bâti, je pense, par les Maures et ruiné. Les maisons paraissent assez propres ; elles sont bâties en pierres de grain taillées. Je m'étonne qu'aucun géographe ne fasse mention de ce lieu ; je ne le trouve pas même sur des cartes qui paraissent très détaillées.

Depuis Lisbonne jusqu'à San Pedro, nous avions toujours une route presque directement à l'est. De San Pedro à Almaraz, la route est presque au nord.

Le 4, nous dînâmes à El Puerto de Santa Crux et nous soupâmes à Truxillo. Le pays est presque désert, la terre inculte, excepté aux environs de quelques villages ou hameaux qu'on découvre du chemin ; des genêts, quelques lièges ou chênes verts très petits, des roches ; voilà tout ce qui s'offre à la vue ; le chemin est inégal, mauvais, entrecoupé de ravines et de ruisseaux. El Puerto de Santa Crux n'est qu'un village situé à trois lieues de Miajadas et à trois lieues de Truxillo. Les avenues en sont fort mauvaises ; il est situé au bas d'une montagne qui porte le même nom ; cette montagne est très haute, on a prétendu même qu'on la découvrait de trois lieues au-delà d'Elvas ; elle ne paraît d'ailleurs qu'un amas de roches stériles ; la pluie en a détaché plusieurs qui entourent la montagne et dont quelques-unes ont même roulé assez loin. Il paraît que l'on en a fait des monceaux que l'on voit çà et là entre le peu de terres cultivées qui environnent le village. Outre la montagne de Santa-Crux on en découvre d'autres de tous les côtés. L'approche de Truxillo est très difficile : avant que d'y arriver, il faut traverser une lieue de [routes] inégales et entrecoupées de ravines.

Truxillo a titre de cité ainsi que Mérida ; il serait assez difficile de prouver qu'elle a été bâtie par Jules César sous le nom de Turris Julii ; mais on convient au moins qu'elle est ancienne. Elle est assez grande ; elle renferme six paroisses et dix communautés religieuses ; elle était, dit-on, autrefois bien peuplée et très florissante ; elle est maintenant assez déserte. Il y a des maisons assez belles, généralement parlant, toutes sont solides, basses et couvertes de briques. Les rues sont étroites. J'y ai remarqué, près d'une grande église, une maison qui m'a paru singulièrement construite : elle est très vaste, bâtie de pierres de taille et n'a qu'un étage ; tout le rez-de-chaussée ressemble à un portique ou à une galerie, ce ne sont que de grandes arcades ouvertes ; au-dessus on ne voit que de petites fenêtres toutes égales entre elles, également distantes et très voisines les unes des autres. Je prenais ce bâtiment pour un couvent dépendant de l'église, on me dit que c'était le gouvernement.

Truxillo est la patrie de François Pizarro, marquis de las Charcas qui découvrit et conquit le Pérou. On montre encore sa maison sur la grande place de Truxillo. Pizarroa, nous dit-on, de retour de sa conquête, la fit bâtir en pierres de taille et couvrir de plaques d'argent. L'empereur Charles V en fut formalisé, s'empara de tout l'argent, et pour rabaisser l'orgueil des Pizarres, il fit convertir la maison en boucherie et en prison. Truxillo est bâtie au milieu des montagnes, sur le penchant d'une colline, au sommet de laquelle est un vieux château.

Le 5, au sortir de Truxillo, nous avons trouvé un chemin assez passable durant trois lieues, quoiqu'un peu raboteux par intervalles. On voit sur la droite des montagnes, sur la gauche quelques maisons ou villages, il y a très peu de terre cultivée ; nous avons encore rencontré quelques troupeaux. Après trois lieues de chemin, on nous a fait mettre pied à terre, on a dételé les mules, et des boeufs, commandés dès la veille, leur ont été substitués, il s'agissait de descendre une montagne, haute, longue, et rude et d'en monter une semblable. Entre les deux montagnes, il y a une petite rivière nommée del Monte ; on la passe sur un pont assez beau, construit solidement en bonnes pierres de taille, mais trop étroit, comme le sont la plupart des ponts de ce pays. Sur toute cette route, il y a beaucoup de genêts à fleurs blanches, d'une odeur très douce ; il y en a aussi à fleurs jaunes, mais en beaucoup moindre quantité.

Au bout d'une lieue de chemin faite à pied, nous arrivâmes à Jaraicejo village ou bourg qui paraît avoir été plus considérable qu'il ne l'est aujourd'hui. On y voit quelques restes d'architecture gothique, ou plutôt barbare, j'y ai cependant aussi reconnu quelques morceaux d'une architecture régulière. L'église est très grande, assez belle, sans bas-côtés, il y a une communauté de religieuses et d'ailleurs plus de ruines, je crois, que de maisons. On voit aussi un vieux fort ou château ruiné.

Après-dîner tous nos bagages partirent sur des ânes, précaution qui ne nous donnait pas une belle idée du chemin que nous avions à faire, il est en effet détestable. La compagnie de M. des Bretonnières n'ayant pas pris les mêmes mesures que nous, a versé plusieurs fois tant avant qu'après Jaraicejo. Durant une lieue et demie nous ne faisions que monter et descendre par chemins très inégaux et raboteux. Nous étions tantôt au-dessus des nuages et tantôt dedans, mais point plus haut. Dans les nuages, nous étions comme au milieu d'un brouillard épais ; quand ce brouillard se dissipait, nous découvrions d'autres montagnes plus élevées que celles que nous traversions et couvertes de neige. Nous en longeâmes une sur le sommet de laquelle est une tour carrée. Après avoir fait ainsi une lieue et demie, nos postillons nous avertirent que pour ce jour là, le beau chemin était passé, qu'il fallait encore mettre pied à terre si nous ne voulions courir les plus grands risques. Nous ne nous le fîmes pas dire deux fois. Nous étions sur la crête d'une montagne d'où notre vue se perdait fort loin sur d'autres montagnes. Nous découvrîmes entre autres la Sierra de Plazencia : c'est une chaîne de montagnes qui environnent une petite vallée où est située la ville de Plazencia, et dont les auteurs font la description la plus pompeuse. Ces montagnes étaient alors couvertes de neige, préjugé peu favorable pour la température de l'air de cette délicieuse vallée. Nos chaises nous quittèrent en cet endroit ; elles prirent un chemin plus long, mais moins dangereux ; nous descendîmes par des roches nues et presque unies, traversant des blocs de marbre et d'autres pierres, des fossés, des ravines et nous arrivâmes sains et saufs à Las Casas des Puerto, village assez considérable situé au bas de la montagne, à deux lieues de Jaraïcéjo. Les mauvais chemins n'étaient cependant point encore passés ; nous n'avions plus, il est vrai, de montagnes à escalader, mais les roches de marbre, les ravines et les bourbiers se succédaient perpétuellement durant une mortelle lieue qui nous restait à faire. Nous continuâmes d'aller à pied malgré la nuit qui nous surprit, et nous arrivâmes heureusement à la Venta nuerva sur le bord du Tage. Près de Las Casas del Puerto, sur le chemin de la Venta, nous avons vu quelques terres cultivées et des prairies qui paraissaient fort grasses. Aussi avons-nous rencontré quelques troupeaux assez nombreux. Nous en avions même vus sur la côte que nous avions descendue avant que d'arriver à Las Casas. La Venta nuerva, que d'autres appellent la Venta de Almaraz, est une fort mauvaise auberge, nous fûmes obligés de coucher neuf dans une chambre. Il y a quelques maisons autour.

Le 6, nous partîmes encore à pied, il reste environ une demi-lieue de mauvais chemin entre deux montagnes qui rétrécissent beaucoup le lit du Tage. Il paraît que l'on craint les inondations de ce fleuve. Pour le passer, Charles V a fait construire un pont qui n'a que deux grandes arches. Son sol est, je pense, élevé de vingt toises au-dessus du niveau de la rivière. Il est très solide, construit de bonnes pierres de taille, d'un grain extrêmement serré et bordé de deux bons parapets. Il est couvert d'un bon pavé qui excède de beaucoup les entrées du pont, précaution qu'on a prise sans doute pour empêcher les eaux de dégrader le pont en séjournant dessus. Après le passage du pont, on monte un peu et l'on entre dans une grande plaine où les chemins commencent à devenir beaucoup plus praticables. Il y a cependant toujours un peu de haut et de bas ; on ne discontinue pas jusqu'à Madrid de voir sur la gauche une longue chaîne de montagnes couvertes de neige ; c'est une suite de la Sierra de Plazencia qui, sous différents noms, sépare le royaume de Léon et la vieille Castille de la nouvelle Castille, et va se joindre ensuite aux Pyrénées. A une lieue de la Venta nuerva, on passe par Almaraz, petite ville à une lieue de laquelle on trouve Espadanal, dernier village de l'Estramadoure. Après avoir fait une autre lieue, nous dînâmes à Naval moral dans la nouvelle Castille : ce n'est qu'un petit village. Il y a une lieue de là à Valparaiso, petit village, et trois lieues de Valparaiso à la Calçada d'Oropeza. Sur toute cette route, la campagne est peu cultivée, si ce n'est près des villages. Ailleurs ce ne sont que des espèces de taillis, des buissons, des genêts, quelques arbres des roches, etc. Les moutons paraissent plus petits que ceux de l'Estramadoure.

La Calçada d'Oropésa a l'air d'une petite ville ; nous en partîmes le 7. Après deux lieues de chemin, on voit sur la droite une petite ville et un château en forme de fort. Elle s'appelle Oropéza et a titre de comté. Vis-à-vis de cette ville, à gauche et le long du chemin, il y a un assez beau couvent de Franciscains. Dans la ville même d'Oropéza, il y a un collège de Jésuites et un très bel hôpital. Peu après, on entre dans le village de Torralva : les habitants hommes et femmes, grands et petits, paraissent sensiblement plus basanés que ne le sont ordinairement les Espagnols. On compte deux lieues de ce village à la Venta de Peralbanegas. C'est une auberge isolée où nous avons dîné, et, après quatre autres lieues, nous sommes arrivés de très bonne heure à Talavera de la Reyna. Tout le chemin de ce jour était beau, les terres cultivées assez médiocrement ; cependant, aux approches de Talavera, le sol paraît plus fertile et mieux entretenu ; les environs de cette ville flattent la vue par la diversité ; on y remarque beaucoup d'oliviers et de mûriers blancs.

Talavera de la Reyna, ainsi appelée parce qu'elle faisait autrefois partie du domaine cédé aux reines de Castille pour leur entretien, appartient maintenant aux archevêques de Tolede. C'est une ville ou cité assez grande, assez belle, assez riche, et assez peuplée. Elle doit être de plus fort ancienne, si comme les auteurs le prétendent, elle ne diffère point de la ville d'Ebura, près de laquelle le prêteur Fulvius Flaccus défit les Celtibériens l'an 573 de Rome, selon le témoignage de Tite-Live, livre 30. Des écrivains de ce siècle, copiant apparemment leurs prédécesseurs, représentent Talavera comme environnée de bonnes murailles fort hautes et fort épaisses, flanquée de tours et de remparts à l'antique. Ils ajoutent que ces murailles ont été réparées par les Goths ou par les Mores, ce qui paraît, disent-ils, parce qu'on y voit quantité de pierres chargées d'inscriptions romaines mais placées confusément et de travers, sans aucune suite, sans aucune liaison. Ce que j'ai vu des murailles de Talavera est bâti en briques, assez solidement il est vrai, mais ces murailles ressemblent plus à celle d'un jardin que d'une ville. Les remparts sont étroits et maussades. Il y a peu de tours, ou peut-être même point du tout. Je n'ai vu d'autre défense qu'une espèce de vieille citadelle. Il y a dans cette ville sept paroisses dont une est collégiale, un collège de Jésuites, une douzaine de maisons religieuses, et quelques hôpitaux. Les rues sont étroites. Le faubourg où nous avons logé est beau, je le préférerais presque à la ville. Mais ce qui pourrait illustrer le plus Talavera, ce sont ses manufactures ; il y en a d'étoffes de soie, d'argent et d'or, de galons de soie et d'or, de bas au métier, nous y avons vu tirer l'or, etc. Presque tous les ouvriers sont français ; ils sont présidés par des inspecteurs espagnols. Les desseins des galons sont de bon goût et bien exécutés, du moins en argent, mais on ne réussit pas aussi bien qu'à Lyon dans la dorure des fils d'argent. La soie qu'on emploie se recueille dans le pays ; on en fait aussi venir de Valence. Ces manufactures languissent. Deux jours plus tôt, nous n'aurions point vu travailler : on ne met la main à l'oeuvre que lorsqu'il y a de l'ouvrage commandé. On m'a dit une autre raison de la longueur de quelques-unes de ces manufactures ; leur directeur ou entrepreneur, lyonnais de naissance, a été soupçonné d'envoyer la marchandise en Portugal et le produit de la vente en France ; on le retenait depuis dix-huit mois à Madrid ; ceux qui présidaient n'osaient plus faire de trop fortes avances, et plusieurs ouvriers, faute de travail, étaient déjà partis. Il y a aussi à Talavéra des manufactures de faïence dont on fait un bon commerce en Espagne. Cette faïence est assez grossière. Cette ville est située sur la rive septentrionale du Tage. On passe ce fleuve sur un pont bâti de brique. Ce pont est fort long, mais il est trop bas ; l'eau monte quelquefois plus de dix pieds au-dessus dans les grands débordements. L'Alverche se jette dans le Tage un peu au-dessus de Talavera. On a, dit-on, trouvé une mine d'or près de cette ville en 1732. Je ne sais si on continue de travailler à l'exploitation de cette mine ; je n'en ai entendu parler à aucun de ceux qui m'ont fait l'éloge de Talavera.

Nous partîmes de Talavera de la Reyna le 8. A une demi-lieue de là, on passe l'Alverche sur un pont de bois assez beau. Ce pont avait été de pierre, il en subsiste même encore trois arches entières du côté de Madrid. Les débordements ont emporté plusieurs fois les autres. On les a rehaussées sur les anciennes piles et les rehausses sont de brique. A une lieue de Talavera on trouve la Venta de Alverche, et trois lieues plus loin El Bravo, village ou bourg assez considérable où il y a quelques églises ou chapelle assez bien entretenues. Nous y avons dîné. Le chemin de Talavera à El Bravo est inégal, le terrain pierreux et inculte ; on y voit cependant des troupeaux. Le chemin est plus beau et la campagne mieux cultivée depuis El Bravo jusqu'à Santa-Olalla, c'est-à-dire Ste-Eulalie où nous avons couché ; la distance n'est que de deux lieues. Santa-Olalla est un assez gros bourg ; nous y avons été témoins d'une procession de flagellants. Un sac blanc couvrait les pénitents depuis la tête jusqu'aux pieds, le dos seul était à découvert. De fortes disciplines bien nouées, et trempées dans de l'eau, étaient les instruments de la dévotion du jour. Après cinq ou six coups, les pénitents croisaient les bras avec un air de componction aussi frappant qu'on puisse en exprimer par les gestes seuls. Ils priaient un moment et recommençaient à se discipliner de nouveau ; il m'a paru que c'étaient des Jésuites qui présidaient à cette procession, mais je n'ai pu apprendre s'ils avaient réellement un collège, ou du moins une maison, à Santa-Olalla. On m'a dit, ce que je n'assure pas, que ces pénitents étaient payés pour se fustiger ainsi.

Le 9, nous devions dîner à la Venta del Gallo (à l'auberge du Coq), à quatre lieues de Santa Olalla. On passe d'abord près de la petite ville de Maquéda, qui a titre de Duché, à une lieue de Santa Olalla. Il y a à Maquéda un assez beau château. De là on compte une lieue jusqu'au village de San-Silvestro, peu après avoir passé ce village, une canne à pomme d'or laissée à Maquéda nous a fait quitter le grand chemin. Nous avons pris sur la gauche, et nous avons été dîner dans un gros bourg, nommé Portillo. La principale église du lieu est très décorée. En récompense les chrétiens le sont peu : on croirait voir la pauvreté même incarnée. Ce n'est pas que tous soient pauvres ; quelques-uns le sont réellement, et cela, dit-on, par une suite nécessaire de leur paresse ; d'autres, quoique couverts de haillons sont très riches, mais ils ne veulent pas paraître tels, ou bien même l'avarice leur dicte de ménager leurs trésors pour leurs héritiers. Ceci au reste ne regarde pas exclusivement les habitants de Portillo. Ce bourg est à une lieue de San-Silvestro. La canne oubliée à Maquéda a été retrouvée : nous n'étions plus au Portugal mais en Espagne. De Portillo, une lieue et demie jusqu'à la Venta del Gallo, c'est une auberge isolée, une autre lieue jusqu'à Las Ventas de Retamosa, village assez joli, enfin une autre lieue jusqu'à Casa-rubios. Chemin assez beau et terres bien cultivées jusqu'à Portillo et au-delà ; peu après le chemin devient inégal, pierreux et difficile, on voit quelques vignes et peu de terres ensemencées. Casa-rubios est un bourg considérable : il a, je crois, titre de comté. Il y a trois ou quatre églises, dont une seule est [    ]. Dans une de ces églises, l'image de Jésus-Christ était couchée mollement dans un lit et des images de saintes entouraient, à genoux, ce tombeau de nouvelle espèce. On remarque de plus à Casa-rubios un vieux château ou fort qui paraît abandonné ; c'est un carré flanqué de quatre principales tours pentagones, le tout est bâti en briques.

 

De Casa-rubios on compte quatre lieues jusqu'à [Mosto] : la première est assez agréable pour la beauté du chemin et la fertilité de la campagne, elle se termine à un village nommé El-Alamo ; les deux autres lieues suivantes sont mauvaises ; on monte et l'on descend beaucoup, on rencontre des ravines. A moitié chemin, nous passâmes à gué la rivière de Guadarrama ; il y a un pont, mais qui ne peut guère servir qu'aux piétons ; il est fort long, sans garde-fou et construit seulement de mauvais madriers soutenus sur de simples pilotis arcboutés. Pour passer cette rivière, on nous fit laisser sur la gauche le grand chemin qu'on assura être plus mauvais que celui qu'on nous faisait prendre. A quelque distance de là, on passe à gué un ruisseau nommé Arroyo-Molinos, on monte ensuite par de mauvais chemin à un village peu considérable qui porte le même nom d'Arroyo-Molinos. Il y avait autrefois en ce lieu un château dont il ne reste rien qu'une tour principale avec quelques masures. On entre presque aussitôt dans la belle plaine de Madrid où, quoique la terre ne paraisse pas trop bonne par elle-même, elle est cependant très bien et très assidûment cultivée. Cette plaine ressemble assez à la Beauce, mais elle n'est pas, à beaucoup près, si grande ni si unie. D'Arroyo Molinos il y a une bonne lieue jusqu'à Mostoles où nous dînâmes le 10, après avoir vu préalablement deux églises, dont une nous a paru plus riche qu'aucune que nous eussions vue depuis Lisbonne. Elle est d'une architecture noble, mais c'est principalement par sa décoration que cet édifice se fait remarquer : tout l'intérieur est doré jusqu'à la voûte ; la multitude des ornements rend peut-être le retable de l'autel un peu confus ; on distingue au milieu un enfant Jésus un peu trop nu ; au-dessus du retable on voit une image de la Sainte Vierge de grandeur naturelle, coiffée et habillée superbement -on nous a fait monter dans une espèce de sacristie qui est derrière, pour nous procurer le plaisir de la considérer de près- elle est couverte d'un nombre infini de perles et de pierres précieuses. Si tout cela est fin, comme on a voulu nous le persuader, on peut dire qu'il y a peu de Vierges aussi riches que celle de Mostoles. De ce bourg à Alcorcon il y a une petite lieue, une lieue mortelle de Alcorcon à Las Ventas de Alorcon, et une lieue très petite de ces Ventas à Madrid. Il y a des auberges dans cette ville. Je logeai d'abord à la Posada del Principe dépendante de la Fuente del oro ; nous n'y fûmes pas contents, et nous prîmes le parti de joindre M. de Ruis qui logeait à la Campana de Oro, rue de Jacometrenço. Cette dernière auberge est très bonne, nous y étions servis à peu près comme à Paris.

Madrid, comme je l'ai dit, est située au milieu d'une assez grande plaine bornée au nord-ouest et au nord par une chaîne de montagnes dont le sommet est toujours couvert de neiges. Cette chaîne passe environ à six ou sept lieues de la ville, et y occasionne des fraîcheurs qui seraient très dangereuses si les Espagnols n'avaient point la coutume de se tenir toujours très couverts. La plaine n'est point parfaitement unie, aussi, Madrid est bâtie sur une colline qui domine presque toute la campagne voisine. Cette situation serait son unique défense, car d'ailleurs elle n'a absolument aucune fortification ; elle n'est entourée que de mauvaises murailles. Le Maucanarès est à peu de distance de la ville du côté de l'ouest et du sud ; ce n'est qu'un ruisseau ou quelquefois un torrent ; il est presque à sec en été. Cependant Philippe II  l'a fait couvrir d'un pont magnifique de plus de quatre cents toises de long.

Avant le règne de Charles Quint, Madrid n'était qu'une bourgade du domaine de l'Archevêque de Tolède, mais ce prince y ayant établi sa résidence ordinaire, ainsi que ses successeurs, cette bourgade s'est accrue et forme aujourd'hui une très belle et très grande ville. Elle a plus d'apparence que Lisbonne, quoiqu'elle soit moins grande, mais elle est plus ramassée et plus unie. On y compte, m'a-t-on dit, environ cent mille communiants. Les portes de la ville ne sont pas belles, les rues sont toutes pavées, au moins le long des maisons, car quelques unes ne le sont pas encore au milieu ; il y en a de longues, larges et bien percées. Mais dans certains quartiers elles sont étroites et très malpropres, moins cependant qu'elles ne l'étaient précédemment, vu les sages ordonnances de Charles III [6] sur la propreté des rues. Ce même prince paraît aussi avoir entrepris de réformer tout le pavé de Madrid. On avait déjà commencé cette réparation du côté de l'église de Saint-Thomas.

Les maisons généralement parlant sont assez belles : quelques-unes sont de pierres, la plupart sont bâties en brique liée de terre en guise de chaux ; les balcons qui règnent au devant de tous les étages font un bel effet. Ils sont ordinairement accompagnés de rideaux, de jalousies ou de brise-soleil dont le principal usage, à ce qu'il m'a paru, est de défendre l'intérieur des appartements contre la trop grande ardeur du soleil. Le palais du roi est situé à une extrémité de la ville, au-dessus de la vallée où coule le Mançanarès. L'architecture m'en a paru fort simple : il est orné en dedans d'un très grand nombre de tableaux de la main des plus habiles maîtres. Un incendie arrivé en 1733 en avait consumé une partie, mais on avait eu le temps d'en sauver les effets les plus précieux. Près du palais, il y a une bibliothèque publique dont on doit l'établissement à Philippe V. Je ne m'étendrai pas sur la somptuosité des églises, sur la quantité et la belle architecture des fontaines qui font l'ornement des rues et des places publiques, sur la bonté des eaux que ces fontaines font jaillir, sur la beauté des places publiques, sur celles de la Plaça Mayor en particulier, laquelle a 250 toises de circuit et est environnée de 136 maisons ou plutôt pavillons uniformes à cinq étages, tous accompagnés de balcons et soutenus en bas par des pilastres qui forment des portiques tout autour, offrent une promenade gracieuse à l'abri du soleil et de la pluie. Je ne pourrais que répéter ce qui en a été dit par Don Juan Alvarez de Colménar dans ses Délices de l'Espagne et du Portugal par M. l'Abbé de Vayrac dans son Etat présent de l'Espagne [7] et par tous les auteurs modernes qui ont donné la description de l'état actuel de Madrid.

Les carrosses sont aussi communs à Madrid qu'ils sont rares à Lisbonne. Ils sont ordinairement traînés par des mules. Le cocher ne s'assied pas sur le siège qui lui semble destiné, il monte sur un des chevaux. Plusieurs carrosses en conséquence n'ont point de siège de cocher. On attribue cette coutume à l'indiscrétion du cocher d'un ministre. Ce cocher, assis sur son siège, prêta l'oreille à la conversation de ceux qu'il conduisait, apprit le secret de l'état et le divulgua : on n'a plus voulu depuis souffrir des cochers sur le siège.

On ne fait point à Madrid de prières du soir dans les rues, comme à Lisbonne, mais j'y ai vu nombre de processions avec des croix, des bannières, des fanaux, du chant tel quel, sans aucun prêtre, sans aucun ecclésiastique qui y présidât. Nous vîmes une entrée publique du Nonce ; elle ressemblait assez à celle des ambassadeurs à Paris, excepté que M. le Nonce était à cheval. Les femmes à la Comédie sont mises pour le moins aussi décemment qu'à l'Eglise elles n'ont que le visage de découvert. On représente souvent des mystères ou des histoires saintes ; les croix, les bannières précèdent des processions théâtrales, des acteurs paraissent en habit ecclésiastique ou religieux. Personne ne se fait scrupule d'y assister. La profession de comédien n'est pas diffamée en Espagne comme en France.

Le 11 avril, nous fûmes au parc du Retire ou au Buen-retiro. C'est une maison royale de plaisance à la porte de Madrid sur le penchant d'une colline bâtie sous Philippe IV. Ce palais est formé de quatre corps de logis, mais fort bas. Ils n'ont qu'un rez-de-chaussée et une mansarde au-dessus. Il y a, à chaque corps de logis, environ vingt-cinq croisées de front ; ils sont tous les quatre égaux et flanqués à leurs extrémités de gros pavillons carrés. Le tout forme un carré parfait au milieu duquel est un parterre avec une fontaine dont la statue jette beaucoup d'eau et sert à arroser le parterre. Les appartements sont, dit-on, très beaux en dedans ; nous n'avons pu y pénétrer. Dans la cour d'entrée on voit sur un piédestal la statue en bronze de Philippe II. Le parc est au-delà du palais ; il a environ une lieue de circuit ; il y a des étangs, des pavillons, des petits jardins séparés, des grottes, des cascades, de grandes allées, un mail, etc. Tout cela fait du Buen-Retiro un lieu véritablement charmant, quoiqu'il soit vrai que l'art la pourrait encore perfectionner. Toute la cour y était. Le roi chassait, le Prince des Asturies jouait au mail, les autres princes et princesses étaient occupés ou à la promenade ou à quelque autre exercice. Au mail on ne parlait que français. Le Prince des Asturies maniait cette langue avec toute la grâce possible et dans la pureté la plus exacte, habillé plus simplement que les grands qui l'accompagnaient ; il se faisait distinguer d'eux par un air de majesté tempéré du ton de la douceur et de la politesse.

Le 12, nous fûmes rendre nos devoirs à M. le Marquis d'Ossun, Ambassadeur de France.

Le 15, la cour partit pour Aranjuez.

Le 16, nous partîmes pour l'Escurial, nous dînâmes aux Roses à trois lieues de Madrid, nous soupâmes à l'Escurial, nous ne pûmes rien voir ce jour là, le temps était trop mauvais pour aller au Monastère et il était tard.

La journée du 17 fut totalement employée à la visite du superbe monastère de l'Escurial. Nous fûmes très favorablement reçus par le P. sacristain et ensuite par le P. grand portier. L'Escurial est un monastère royal fondé par Philippe II après la bataille de Saint-Quentin. Il est situé à mi-côte  de la chaîne de montagnes qui sépare les deux Castilles. Il est entouré de montagnes plus élevées de tous les côtés, excepté vers l'est ou l'est sud-est où la chaîne, s'ouvrant, laisse voir une vaste étendue de pays et Madrid au milieu. La principale entrée est à l'occident, un peu offusquée par les montagnes. On y arrive par une espèce de grande esplanade qui borne l'édifice au nord et à l'ouest, et qui est entièrement pavée de pierres de taille. Le total de l'édifice est presque carré, il est entièrement bâti de pierres de taille et l'espèce de pierre qu'on y a employée est si dure et conserve tellement sa beauté à l'air que, depuis deux siècles, aucune partie de cet édifice immense n'a encore rien perdu de sa première beauté. Lorsque l'on regarde le milieu de la principale façade qui, comme je l'ai dit, est exposée à l'ouest, on a l'église vis-à-vis de soi. Tout ce que l'on voit sur sa gauche appartient au collège ou au palais du Roi ; à droite, vers le midi, est le monastère qui, outre les cellules des religieux et leurs lieux publics, comprend plusieurs boutiques d'artisans qui y sont établis pour l'usage du monastère. On entre dans ce couvent par une espèce de porche soutenu par huit colonnes d'ordre dorique de soixante pieds de haut, y compris le socle qui en a cinq et l'entablement. Les quatre colonnes du milieu en soutiennent quatre autres d'ordre ionique surmontées d'un fronton. On entre par là dans un vestibule et de ce vestibule dans une grande cour au fond de laquelle est l'église dont le portail est décoré de huit colonnes d'ordre dorique, six de front, et deux de côté. Les six colonnes de front soutiennent six statues colossales qui représentent les rois David, Salomon, Josaphat, Ezechias, Manasse et Josias. On a fait choix de ces rois parce qu'ils ont tous contribué à la construction ou aux réparations du temple du vrai Dieu à Jérusalem. L'église de l'Escurial forme une croix grecque, étant bâtie sur le dessein de l'église de Saint-Pierre de Rome. Ses murailles sont ornées en dedans de pilastres d'ordre dorique dont le fût a six pieds de large. Ce n'est guère qu'à l'entrée principale, au portail de l'église, dans l'église et dans le Panthéon que j'ai vu des colonnes ou des pilastres. Tout le reste est extrêmement simple, mais noble dans sa simplicité. Les fenêtres sont fort petites, mais leur nombre et leur symétrie uniforme composent un ensemble tout à fait agréable. Il y a onze mille fenêtres percées en dehors, sans compter celles qui sont ouvertes sur les cloîtres. Les clés seules des portes pèsent douze cent cinquante livres. Outre les figures des six rois dont j'ai parlé ci-dessus, il y a, aux deux côtés du maître-autel, deux tombeaux, surmontés chacun d'une figure à genoux. Les armes d'Espagne sont d'ailleurs sculptées en plusieurs lieux du monastère. Et voilà presque tout ce que j'y ai remarqué en fait de sculpture. Mais la quantité des belles et magnifiques peintures soit à l'huile en tableaux, soit à fresque sur les murailles et les plafonds, est presque innombrable. On y compte mille six cent vingt-deux tableaux originaux des plus habiles maîtres flamands et italiens. Cependant un Espagnol plus recommandable par ses talents, sa science et ses lumières que par sa haute naissance et l'éminente dignité qu'il occupe et qui m'a paru très bon connaisseur, prétend que le nombre des tableaux originaux est très petit et que les autres ne sont que d'excellentes copies des chefs-d'oeuvre des peintres les plus estimés du seizième siècle. Je ne finirais point si j'entreprenais la description de toutes les beautés que j'ai vues dans ce monastère vraiment royal. On peut en prendre une idée assez exacte dans les Délices de l'Espagne par Colménar ; et d'ailleurs, je n'ai pas vu tout. J'ai vu et admiré le Panthéon ou tombeau des Rois, espèce de mausolée destiné à la sépulture des rois et reines d'Espagne et où sont réellement déposés les corps de Charles Quint, des trois Philippe qui lui ont succédé, de Charles II, de Louis I et de plusieurs reines. Tout y est de marbre et de jaspe, jusqu'à l'escalier par où l'on descend ; la croix pectorale du Prieur, elle est d'or, de cinq ou six pouces de longueur et presque aussi large, chargée de perles fines de la grosseur d'une forte noisette et de plusieurs espèces de pierres précieuses ; l'instrument dont on se sert pour présenter la paix au Roi, son fond est un rocher naturel d'émeraudes ; des ornements des ministres de l'autel chargés de perles et de pierres précieuses mais peut-être moins recommandables par leur matière que par l'art avec lequel ils sont travaillés ; une armoire pleine d'une argenterie très riche décorée pareillement d'une infinité de pierres fines ; une des quatre armoires où sont renfermées environ trois mille cinq cents reliques tant grandes que petites dans les reliquaires extrêmement riches, on m'en fit remarquer entre autres une qu'on assurait être de Sainte-Geneviève de Paris ; la Sainte forme, ou plutôt les précieux ornements qui l'entourent, la boiserie du choeur de la sacristie, de la bibliothèque, etc ; elle est faite de bois rare apporté des Indes, comme de palissandre, d'ébène, de cèdre, et de bois encore plus estimés ; des salles, des chapelles magnifiques ; une des deux bibliothèques, on ne pouvait voir l'autre sans permission, celle qui nous fut ouverte est la plus propre et la plus décorée que j'ai vue et qui subsiste peut-être dans le monde entier ; tous les livres sont dorés sur tranche, c'est tout ce que j'en puis dire, car les livres n'offrent que la tranche à la curiosité du spectateur ; on eut seulement la complaisance de me montrer un manuscrit arabe très bien conditionné et qu'on m'assura être très précieux ; les hauts de l'église où il y a pour l'horloge un carillon à plusieurs parties et par conséquent fort supérieur à celui de la Samaritaine ; un réfectoire très vaste mais dénué d'ornements ; le Roi seul peut y être admis pour y manger avec les moines ; celui qui nous conduisait nous assura que l'enfant Don Louis, frère du roi, s'y étant présenté une fois avec le Roi à l'heure du repas, fut prié par le Roi même, sur les représentations des moines, de se retirer ; les livres de choeur au nombre de deux cent trente-huit, plus grands, plus beaux et ornés de plus belles peintures que je n'en ai vu partout ailleurs, ils ont été écrits et peints par deux seuls religieux ; quelques-uns des trente-deux cloîtres, car on m'a assuré qu'il y en avait autant, plusieurs des préaux formés par l'enceinte de ces cloîtres sont ornés de très belles fontaines de marbre ; le jardin des moines qui est très bien entretenu et décoré de fontaines semblables et de quelques sculptures ; une très belle apothicairie, les cuisines, la boulangerie, etc. Je ne me suis point du tout ennuyé ce jour-là. Le religieux qui nous conduisait parlait latin, sinon avec toute l'exactitude possible, au moins de manière à nous entretenir gracieusement, et à ajouter en quelque sorte par sa conversation un degré de mérite aux beautés réelles qu'il nous faisait remarquer dans son couvent. Au reste, je n'ai point été étonné de trouver de la politesse à l'Escurial. Tous les moines sont issus des plus nobles familles d'Espagne ; on n'est admis dans ce monastère qu'après avoir fait des preuves de noblesse aussi strictes et aussi scrupuleusement exigées qu'elles peuvent l'être par les comtes de Lyon de ceux qui se présentent pour entrer dans leur respectable chapitre. Ces religieux sont de l'ordre des hiéronymites, ils ne sont plus qu'au nombre de cent quatre-vingt-dix ; ils m'ont dit avoir été en beaucoup plus grand nombre. Ils ne sortent guère de leur couvent ; leur vie d'ailleurs est assez douce. Ils sont gouvernés par un prieur que le Roi nomme tous les trois ans, sans aucune participation des religieux. Ce prieur a sur eux une autorité absolue. C'est aussi le Roi qui nomme ceux qui conduisent le collège. Ce collège est nombreux ; le Roi y entretient beaucoup de pauvres écoliers ; on y forme aussi les ecclésiastiques aux sciences convenables à leur état. Le palais du roi n'est pas extérieurement plus orné que le reste du monastère. Le religieux qui nous conduisait nous a dit que, lorsque le roi Charles III est à l'Escurial, il se lève ordinairement à cinq heures du matin, il travaille jusque vers sept heures ; après avoir entendu la messe et pris une tasse de chocolat, il continue son travail jusqu'à onze heures soit seul, soit avec ses ministres, selon que les circonstances lui paraissent l'exiger. Il dîne ensuite, et prend le divertissement de la chasse jusqu'à trois heures ou peu au-delà ; il se remet au travail avec ses ministres jusqu'à sept heures et travaille ordinairement seul depuis sept heures jusqu'à neuf. Alors il prend un repas très léger, et ne tarde point à se coucher. On m'a confirmé à Madrid que telle était réellement la manière de vivre ordinaire de ce monarque. On m'a ajouté qu'on ignorait qu'il eut rétracté une seule fois une résolution déjà prise et rendue publique ; non qu'abandonnant en son propre sens il se fasse un point d'honneur de rester opiniâtrement attaché au parti qui lui a d'abord semblé le meilleur ; on assure au contraire qu'il écoute avec [attention] les conseils qu'on lui donne, les représentations qu'on lui fait au sujet des ordres qu'il a cru devoir donner, mais ses premières décisions sont si sagement et si mûrement délibérées qu'il n'est point encore arrivé qu'on lui ait objecté des inconvénients qu'il n'eût pas prévus.

 

Nous revînmes le 18 de l'Escurial à Madrid, et nous en partîmes le 20 avec M. de Ruis, M. de Crémont, M. Vergoin ci-devant chirurgien-major du Boutin et qui nous servait d'interprète, et une jeune demoiselle qui était recommandée à M. de Crémont. Nous avions trois domestiques à nous six. Nous fûmes beaucoup mieux servis que nous ne l'avions été de Lisbonne à Madrid. Un carrosse et deux chaises composaient notre équipage. Nous suivîmes ce qu'ils appellent le Chemin Neuf : c'est en effet un chemin travaillé et assez [praticable] ; il conduit au pont de Viveros sur lequel on passe la rivière ou le ruisseau Jarama. Ce pont est à trois lieues de Madrid. Une lieue plus loin, on traverse Torrejon de Ardoz, assez gros bourg ; une lieue au-delà on traverse à gué le ruisseau Torote ; il y avait très peu d'eau mais il s'enfle quelquefois considérablement et alors il y a du risque à en tenter le passage. De ce ruisseau on compte une lieue jusqu'à Alcala de Hénarez. Tout ce chemin est assez beau, le pays est assez riant, la terre bien cultivée, on voit toujours à gauche la même chaîne de montagnes, et à droite d'autres montagnes moins hautes, coupées presque à pic et dégradées par les eaux. Le plus court chemin est de laisser Alcala sur la droite, mais outre que les voyageurs ne sont pas fâchés de voir cette ville, c'était le lieu de la résidence ordinaire de nos cochers. Ils nous y conduisirent tout d'une traite, et nous y passâmes toute l'après-dîner.

Alcala de Hénarès, ainsi nommée d'une rivière qui baigne ses murs pour la distinguer d'une autre ville de même nom située sur les frontières d'Andalousie et de Grenade, est une ville assez ancienne, avec titre de cité, très connue dans l'histoire littéraire sous son nom latin de Complutum. C'est une ville assez grande, sans faubourgs, d'une figure ovale, entourée de murailles, et de quelques tours assez mal entretenues. Elle est belle, bien peuplée, assez commerçante ; les maisons sont presque toutes de brique, leur premier étage est soutenu sur des colonnes, ce qui forme, non seulement dans la grande place, mais dans presque toute l'étendue de la ville, des portiques sous lesquels on peut se promener à l'abri du soleil et de la pluie. Les environs de la ville sont riants et bien cultivés quoique le terrain paraisse un peu pierreux. Il y a dans cette ville un grand nombre d'églises, desservies, pour la plupart, par des réguliers. Mais ce qui lui donne le plus de lustre est son université fondée par le cardinal Ximenès vers le commencement du seizième siècle. C'est la première d'Espagne après celle de Salamanque. Il y a, dit-on, plus de trois mille écoliers distribués dans vingt collèges. Les dix-sept canonicats de l'église collégiale de Saint-Just et Saint-Pasteur sont réunis à l'université et affectés aux vieux docteurs ; un seul de ces canonicats est desservi par un docteur en droit, lequel doit en conséquence aider l'université de son conseil lorsqu'elle est attaquée sur ses revenus, ses droits et ses prérogatives. C'est à Alcala que la célèbre Bible de Complute a été faite et imprimée. Alcala est du domaine spirituel et temporel des archevêques de Tolède.

Nous en partîmes le 21 et, après avoir passé par la Venta del Méco, à une lieue d'Alcala, par Alovera Azugueca, village assez médiocre à une lieue et demie de la Venta, par Alovera, village de moindre apparence, à une demi-lieue du précédent, par Marchamalo autre petit village à une lieue d'Alovera, nous nous arrêtâmes pour dîner à Hontenar, village de même espèce que les précédents. Pendant toute cette route on s'écarte peu de la rivière d'Hénarès. On continue de voir, au-delà, ces monticules coupés à pic dont j'ai parlé plus haut. Mais entre eux et la rivière, il paraît qu'il y a d'assez belles prairies et même des terres cultivées, surtout aux environs de Guadalaxcara [8] , ville avec titre de cité qui paraît assez grande, mais mal bâtie. On la laisse sur la droite à environ un quart de lieue, ou une demi-lieue du chemin vis-à-vis de Marchamalo, à quatre lieues d'Alcala. Le long de notre chemin, la terre paraissait assez bien cultivée et le chemin n'était pas mauvais. Il n'en fut pas de même après dîner. Nous entrâmes dans de très mauvais chemins, et nonobstant la résolution que nos cochers prirent et exécutèrent de nous conduire par une route plus longue mais moins périlleuse, nonobstant les avis fréquents qu'ils donnèrent d'éviter les dangers qu'ils jugeaient les plus grands en mettant pied à terre —avis que nous ne nous contentions pas d'exécuter avec docilité, mais que nous croyions même souvent devoir prévenir— nonobstant tout cela, dis-je, nous courûmes risque de périr. J'ai vu une fois que notre vie n'avait pas été séparée de la mort par un pouce de terrain ; il est vrai que nous étions en sûreté, lorsque je le vis. J'ai conjecturé que nos cochers ne connaissaient ni le chemin ordinaire suivi ou près duquel nous étions encore alors, ni la route nouvelle qu'ils nous firent prendre en conséquence de ce danger.

A Hontanar, la plaine commence à se resserrer, le terrain devient très inégal ; il est entrecoupé de beaucoup de ravins. Après avoir fait environ une lieue de chemin nous passâmes à gué la rivière d'Hénarès qui en cet endroit est fort large et peu profonde. Ses eaux sont très claires, elles roulent sur un fond de sable et de cailloux ; il y a un bac pour la traverser dans le temps des grandes eaux.

Après le passage de Hénarès, nous nous trouvâmes au pied d'une montagne qui ressemble de loin à une citadelle. Les terres écroulées forment un talus ; plus haut, une couche de pierre paraît être le cordon de la place ; enfin les terres supérieures à cette couche représentent assez bien le parapet et le rempart. Après avoir tourné cette montagne, on entre dans une petite plaine assez agréable et on traverse le village d'Héras à une lieue d'Hontanar. On compte une forte lieue de là à Sopétran où il y a un grand couvent. Un peu plus loin, on laisse sur la gauche Hita : c'est une montagne en pain de sucre entourée de murailles crénelées et défendues d'espace en espace par des tours. Le sommet est couronné par une citadelle ou plutôt par les ruines d'une citadelle. On voit dans l'enceinte d'Hita trois ou quatre clochers et un assez grand nombre de maisons dont la plupart paraissent inhabitables. Après avoir tourné Hita, on monte sur une hauteur d'où l'on découvre un assez singulier paysage. C'est une vallée entrecoupée de terres blanches, rouges, noires, jaunes distribuées par petits carrés, bien labourées, quelques-unes en repos, sur lesquelles il croît des petits arbrisseaux que M. des Bretonnières juge être des plants de sauge. Cette vallée qui est assez étendue, est entre des montagnes coupées et dégradées, sur la coupe desquelles on distingue des couches horizontales de terres blanches et noires, etc. D'Hita au village de Padilla, il y a une lieue ; c'est sur cette route que nous avons pensé périr. Quoique la terre soit presque couverte de cailloux, elle est cependant cultivée, et le blé paraissait très beau. Après Padilla nous avons quitté le chemin ordinaire, nous devions passer par Jadraque à une lieue de Padilla, par Jirueque une demi-lieue au-delà, et gagner Rebollosa à deux lieues et demie de Jirueque. M. des Bretonnières marque qu'il a trouvé sur cette route des chemins très difficiles pour des voitures et un terrain peu cultivé. Pour nous, prenant sur la droite, nous passâmes par les Casas de Galindo à une lieue de Padilla, et nous couchâmes une lieue plus loin dans un village nommé Miralrio où nous arrivâmes de nuit sans d'autre lumière pour nous conduire que celle des éclairs.

Le 22, on courut après nous, non pas pour réclamer une couverture appartenant à nos hôtes qu'un de nous avait joint par distraction à ses bagages, mais pour restituer une montre qu'un autre avait oubliée. Nous fûmes dîner à Rebollosa, à cinq lieues de Miralrio, chemin fort inégal, et terres pierreuses et peu cultivées, excepté au voisinage de quelques villages dont je n'ai pu savoir le nom. Rebollosa est un petit village ; il y a aux environs, dans la campagne, des marbres de toutes espèces et des pierres ou même des roches entières qui paraissent totalement minérales. Au sortir de Rebollosa, nous avons monté à pied une montagne assez rude. Le terrain est encore pierreux et inculte durant une lieue ; on voit alors sur la droite une montagne qui forme un beau coup d'oeil ; son pied est couvert d'arbres ; au-dessus est un lit de pierres noires en forme de cordon ; plus haut elle est cultivée et couverte de grains de toute espèce. Cette terre cultivée est surmontée d'un autre cordon de pierres, et enfin le sommet est couronné d'un reste de château construit, dit-on, par les Maures. Au pied de la montagne est un petit village ou hameau nommé la Venta del Rio Frio ; on en passe tout près en le laissant sur la droite. J'ai commencé de voir près de Rio-Frio beaucoup de pierres qui m'ont paru être pierres d'ardoise. Le chemin commence à devenir plus praticable et la terre meilleure et plus cultivée.

A quelque distance de Rio-Frio, on découvre Atienza, petite ville sur le sommet d'une montagne de même nom. Elle avait été fortifiée par les Maures, et elle était défendue par une citadelle. Mais tout cela tombe en ruine aujourd'hui. Au-delà de cette montagne et à son pied, est la ville épiscopale de Siguenza, ville assez petite mais ancienne, bien fortifiée avec un château, une université, etc. Elle est située sur le bord de la rivière Hénarès, fort près de sa source. On ne peut la voir du chemin. On continue de découvrir plusieurs villages et maisons principalement sur la droite du chemin, tels que Covillas, Morigano, etc. On rencontre beaucoup de moutons, mais qui paraissent d'une espèce plus petite que ceux de l'Estramadoure. Nous nous arrêtâmes à Paredes après quatre lieues de chemin. Paredes est un assez joli village. Nous le quittâmes le 23 ; nous montâmes à pied une montagne fort raide ; la pluie et le grand vent rendaient cette route pédestre fort incommode. Ces montagnes sont la suite de cette chaîne qui commence à la  Vera de Placenzia, et qui sépare les deux Castilles. Nous quittions la Nouvelle pour entrer dans la Vieille. Le tonnerre peu après se joignit à la pluie : nous nous concentrâmes dans nos voitures. A une lieue et demie de Parèdes nous passâmes par Barahona, assez gros village situé sur une hauteur ; ses avenues sont difficiles ; tout ce terrain est inégal et presque inculte. On entre ensuite dans une vallée assez profonde et bien cultivée durant une lieue et demie jusqu'à Villasayas, autre village assez considérable, le premier de la Vieille Castille. On passe ensuite sur un pont et une chaussée bien pavée pour reprendre une autre vallée inculte, mais où il y a sans doute de bons pâturages, puisqu’on y voit plusieurs troupeaux de moutons. Cette vallée longue et étroite conduit à Cobertelada, village distant d’une lieue et demie de Villasayas. De Cobertelada il y a une lieue et demie jusqu’à Almazan où nous dînâmes. Le terrain est assez uni, fertile et bien cultivé.

Almazan est une ville bâtie par les Maures, sur la rive gauche du Duero, autrefois bien fortifiée, défendue par un château, située sur un tertre au milieu d’une belle plaine. Il y a une très belle promenade au-delà du Duero, le long de la rivière. Le pont est assez beau ; il a dix à douze arches. La rivière, quoique voisine de sa source, paraît profonde. On nous servit à Almazan d’un vin blanc fort agréable : je ne doute pas, s’il était plus connu, qu’on ne lui donnât un rang honorable entre les vins d’Espagne. Cette ville ne paraît pas fort grande, mais son exposition est tout à fait agréable. Nous couchâmes à Almaray, petit village à trois lieues d’Almazan. Les neuf lieues qui ont formé cette journée sont très petites pour des lieues d’Espagne. A moitié chemin environ d’Almazan à Almaray, on laisse sur la gauche un village nommé Bianilla, et sur la droite un fort bâti par les Maures sur une montagne ; il paraît comme un carré flanqué de quatre tours, avec une autre tour plus grande au centre : celle-ci domine tout le reste. Le chemin n’est pas mauvais et la campagne est assez belle. A Almaray, l’auberge était occupée par des Espagnols qui venaient de Pampelune. Nous fûmes gracieusement accueillis par de bonnes gens qui voulurent bien nous donner retraite. Nous étions à l’étroit, mais nos hôtes firent de leur mieux pour nous procurer l’aisance qui dépendait d’eux.

Le 24, à trois lieues d’Almaray, nous côtoyâmes la petite ville d’Alménar : elle est située sur le talus d’un monticule au sommet duquel est un château carré, flanqué de quatre tours et environné d’une muraille assez basse et fortifiée de tours de distance en distance ; il nous a paru que ce château était converti en couvent. Toute la campagne est belle et cultivée, et le chemin est assez beau jusqu’au-delà d’Alménar et même jusqu’à Hinojosa, village à deux lieues d’Alménar. Nous y dînâmes et nous y rencontrâmes un convoi considérable de voitures destinées pour le camp de Zamora au Royaume de Léon sur les frontières de Portugal. D'Alménar à Agréda il y a quatre petites lieues, le chemin est étroit, pratiqué dans des défilés de montagnes, raboteux et cependant assez praticable : on y rencontre beaucoup plus d'arbres que sur toute la route que nous avions faites depuis Lisbonne, mais ces arbres sont des lièges, des chênes verts, des ifs, etc. A moitié chemin, on entre dans une plaine assez cultivée, on laisse sur la gauche deux villages dont le premier nommé, à ce qu'on nous a dit Montalevréras ou Matalevréras, paraît considérable. En sortant de cette plaine, on passe près d'un hameau, et on voit sur la droite le bourg Mauro situé sur un coteau. On y voit encore quelques restes de murailles et de tours ; il paraît que ce pays là était autrefois bien fortifié. On continue ensuite de voyager dans des gorges sablonneuses en tournant autour du mont Cayo, montagne fort élevée que nous avions commencé à découvrir en quittant Paredes, à une distance de près de dix-huit lieues. C'est au pied de cette montagne qu'est située la ville d'Agréda, la dernière place de Castille, sur les frontières de la Navarre et de l'Arragon. Les abords du côté de la Castille en sont fort gracieux ; il y a de ce côté de forts jolies promenades.

Agréda est une assez grande ville, mais mal bâtie ; ses murailles et ses tours sont en ruine. En entrant en Navarre, on est censé sortir du Royaume d'Espagne ; en conséquence, il faut aller à la douane d'Agréda faire une déclaration exacte de tous les effets et surtout de tout l'argent que l'on fait sortir de la Castille. On donne un Albara, c'est-à-dire une reconnaissance de la déclaration qui a été faite, et en conséquence de laquelle on a payé un droit assez considérable. Dès la porte d'Agréda et à tous les villages que l'on rencontre sur le chemin d'Agréda jusqu'à Pampelune inclusivement, on trouve des maltôtiers très bien exercés dans leur métier. Somos Ministros del Rey vous disent-ils. Nous sommes les Ministres du Roi. Cela signifie en langue maltôtière : nous sommes en droit de visiter toutes vos malles, tous vos effets et de les confisquer même,, si nous y trouvons quelque chose qui ne soit pas indiqué dans l'Albara, mais moyennant une pecette (une pièce de 25 sous), nous vous laisserons passer. Il nous en a coûté environ vingt écus en Navarre pour satisfaire ces ministres du Roi. Leur exemple a fait impression sur les maltôtiers français : il leur a paru digne d'être imité ; nous avons trouvé plusieurs de ces ministres du Roi en deçà de Bayonne. Il est vrai que nous ne nous sommes pas montrés si complaisants à leur égard que nous l'avions été à l'égard des ministres du Roi d'Espagne en Navarre. Je reviens à Agreda. Il y a dans cette ville un monastère de filles connu par les visions de la soeur Marie qui en était abbesse. J'y ai vu une autre grande église très peu ornée, que je crois l'église paroissiale du lieu ; elle est près d'une place assez grande, mais qui n'est pas belle. Agréda n'a point titre de cité ; elle est bâtie sur une montagne qui n'est qu'un simple tertre en comparaison du mont Cayo qui la domine ; il y a de bonnes eaux. Le caractère des habitants m'a paru absolument différent du caractère espagnol : je croyais être retombé en Portugal. C'est le seul lieu de l'Espagne où nous ayons été regardés de travers sous le seul titre de Français. Los Franceses, disaient-ils, traen todo il dinero de Espana : les Français enlèvent tout l'argent de l'Espagne. D'ailleurs point de politesse : visages renfrognés, fronts ridés, sourcils [froncés] et peut-être ni honneur ni probité, tel m'a paru être le caractère dominant des citoyens d'Agréda.

Nous en partîmes le 25. Après une demi-lieue de chemin, étant sur une hauteur, nous avons découvert les Pyrénées, à la distance, disait-on, de vingt-huit lieues. On descend ensuite et on continue de voyager dans un chemin étroit entre les montagnes jusqu'à la Venta del Portacillo à deux lieues et demie d'Agreda. La terre est jaune, sans [gazon], pierreuse, produisant quelques chênes verts, du thym, du genièvre, de la sauge, etc. On trouve beaucoup de pierres noires et quelques marbres, on rencontre des moutons en assez grande abondance ; le chemin est sinueux, inégal et, à droite, peu après la Venta, on entre en Navarre, et on trouve un chemin très beau et aussi bien entretenu que nos grands chemins de France. La terre ne paraît pas meilleure qu'en Castille, mais elle est plus cultivée, au moins dans les vallées, car le pays n'est point uni. Aux approches de Cintronigo, à quatre lieues et demie d'Agréda, on traverse une forêt d'oliviers qui a un tiers de lieue de longueur sur une grande largeur, et dont la vue est agréable. Cintronigo est un assez gros village, plus propre que tous ceux de la Castille, dans une situation agréable ; ses habitants nous ont paru d'un caractère très gai et très affable. Au delà de Cintronigo on trouve un second bois d'oliviers et on entre dans une belle plaine. A une demi-lieue de Cintronigo on découvre, sur la gauche, la ville de Corella qui paraît assez jolie et jadis fortifiée ; une lieue plus loin, on voit du même côté la ville d'Alfaro, qui paraît plus grande que Corella, et de l'autre côté, Tudela, ville avec titre de cité, la seconde de la Navarre et même, dit-on, plus grande et plus belle que Pampelune. Elle est cachée en grande partie par les coteaux qui bornent la plaine sur la droite du chemin. Le vin de Tudela a de la réputation en Espagne. Ces deux villes Alfaro et Tudela sont situées sur la rive droite de l'Ebre. On voit au-delà de ce fleuve et à la gauche du chemin, les villages de Villafranca et Peralta. Celui-ci est sur une hauteur et on y recueille, dit-on, les meilleurs vins de la Navarre. Sur la droite du chemin, sur la rive gauche de l'Ebre, au pied de la Bardena, on découvre Cadreita et Valtierra ; ce dernier lieu paraît assez gros. La Bardena paraît comme une montagne escarpée qui borne la vue en forme de croissant ou de fer à cheval ; elle est sur la rive gauche de l'Ebre. Toute cette campagne est très riante, le chemin très beau, et la vue bien variée ; elle ne produit que du thym, de la bruyère et des joncs marins ; on y fait paître de nombreux troupeaux de moutons. De Cintronigo on compte trois lieues fort petites jusqu'à la Venta de Castejon où nous dînâmes.

Après dîner, nos mules, carrosses, chaises, bagages, etc., étant déjà passés de l'autre côté de l'Ebre, nous avons traversé ce fleuve dans une espèce de chaloupe pontée et halée sur un grélin amarré d'un bord à l'autre. Cette rivière est en cet endroit assez large, assez profonde et assez rapide. On dit cependant qu'elle ne commence qu'à Tuleda à être entièrement navigable, mais on ajoute que, du temps des Romains, elle commençait à porter des bateaux dès Alfaro. On la passe à Tudela sur un très beau pont. Après le passage de l'Ebre, on distingue plus clairement les villages ou bourgs de Cadreita et de Valtierra, l'un à la pointe gauche de la Bardena et l'autre sur la droite. La terre est inculte durant un quart de lieue à cause des débordements de l'Ebre qui ont dégradé le chemin et emporté un ancien pont qu'on laisse sur la gauche. On monte sur la Bardena real où le chemin continue d'être beau, mais la campagne ne l'est plus ; elle est toute monstrueuse et inculte. On arrive à Caparroso, village assez propre mais mal situé ; il est à trois lieues du passage de l'Ebre. En Navarre, les auberges sont à peu près sur le pied français.

Le 26, à deux portées de fusil de Caparroso, nous passâmes la rivière d'Arragon sur un pont de douze arches. On compte une lieue jusqu'à la Venta del Morillete : elle est forte. Avant d'arriver à cette Venta, on laisse sur la droite une petite ville qui paraît assez jolie, et où il m'a semblé qu'il y avait une citadelle. Chemins toujours magnifiques, terrain mauvais et peu cultivé, excepté aux environs des lieux habités où l'on voit des vignes et des blés. J'ai remarqué que dans la Navarre on tire assez généralement parti de la terre. Si elle est inculte en beaucoup d'endroits, c'est qu'elle n'est pas susceptible de culture. Les montagnes escarpées ne se prêtent point au travail de l'homme ; ces montagnes paraissent de terre grise avec des couches horizontales de cailloutage marbré. De la Venta del Morillete à Tafalla, on compte trois lieues. Une lieue avant d'arriver à Tafalla, on voit sur la droite Olite, ville autrefois assez jolie avec titre de cité et lieu de la résidence des Rois de Navarre. On y montre encore des vestiges du palais qu'ils y occupaient.

Tafalla est une ville ancienne, honorée du titre de cité, médiocrement grande, assez jolie, située sur la petite rivière de Cidaço qui passe aussi à Olite. Nous y fûmes assiégés d'un nombre infini de pauvres dont les uns se disaient religieux et les autres gradués. Sont-ce ces pauvres gradués qui ont donné lieu à quelques auteurs d'imaginer une université de Tafalla ? La ville est fermée de murailles et défendue par une citadelle que les gens du pays disent avoir été bâtie par les Maures. Elle est maintenant négligée. On recueille d'excellent vin dans le territoire de cette ville. Nous y rencontrâmes beaucoup de pères de la Merci [9] . C'était l'avant garde du cortège de leur général qui devait coucher le même jour dans l'auberge où nous avions dîné.

En sortant de Tafalla, on passe le Cidaço sur un pont de pierre ; à une lieue de là on laisse sur la gauche El Poyo, ou El Pueyo, village qu'on dit fort ancien, situé sur une montagne. On passe aussi à côté d'une masure antique où on distingue quelques restes d'un château ; une assez belle fontaine subsiste encore, et plus bas il y a un bassin au milieu duquel est un tuyau qui désigne que ce château était autrefois décoré de jets d'eau. On découvre encore d'autres villages. Le chemin est toujours beau et doit avoir coûté beaucoup de travail ; on a été obligé pour l'adoucir de creuser dans plusieurs croupes de montagnes. On rencontre beaucoup de bois et beaucoup de troupeaux. A quatre lieues de Tafalla, on passe par la Venta de las Campanas ; c'est une maison isolée avec une église vis-à-vis. Peu après, on voit sur la droite El Castillo de Tiebas au pied de la montagne d’Alès : c'est un château bâti par les Maures ; il subsiste encore presque en entier ; il y a un village à côté. Ici la campagne est bien cultivée jusqu'à Pampelune. On compte six lieues de Pampelune à Tafalla. Nous fûmes très bien logés chez Domingo Lante.

Pampelune est une ville ancienne, bâtie par Pompée, lorsqu'il faisait en Espagne la guerre contre Sertorius. Elle est médiocrement grande, assez bien bâtie. Les maisons, généralement  parlant, sont hautes à trois et quatre étages, mais les rues sont étroites et ne sont pas trop propres. Il y a en plusieurs endroits de la ville des fontaines publiques ; la promenade qui est entre la citadelle forme un pentagone fortifié régulièrement. Elle fut bâtie par Philippe II pour contenir les Navarrois et défendre la ville contre les Français. Pampelune est la capitale du royaume de Navarre et le siège du Vice-roi et d'un évêque. Le chapitre de la cathédrale est encore régulier ; il y a de plus une université. Cette ville est située sur la petite rivière d'Arga que l'on passe au sortir de la ville sur un pont de pierre fort élevé et dont le talus est extrêmement raide. Pour venir de là en France, il y a deux chemins principalement fréquentés par les voyageurs : l'un par la vallée de Batan, l'autre par celle de Roncevaux. On engagera M. des Bretonnières à prendre le premier en l'assurant qu'il était plus court de deux journées, ce qui est faux : il y a de part et d'autre dix-neuf lieues ou deux journées et demie de chemin de Pampelune à Bayonne. Je crois cependant le chemin un peu plus droit, et par conséquent plus court par la vallée de Batan. En suivant cette route, on traverse plusieurs villages : Billava, Sorauren, Ostiz à trois lieues de Pampelune, Olagoué, Lanz après lequel on monte la montagne de Lanz, Belatté, simple cabaret à l'autre pied de la montagne, Almandoz, Berrueta, Yrurita, Elicondo à neuf lieues de Pampelune, Eluete, village assez considérable, Maya distant de trois lieues d'Elcondo et après lequel on monte pour passer le Puerto ou le défilé d'Urdas : Urdas, village situé au-delà dudit Puerto ; on passe ensuite une rivière sur un pont, cette rivière sépare les deux royaumes ; On arrive à Agnoa, premier village français à trois lieues de Maya et à quatre de Bayonne. Ce chemin est celui de la poste et de tous ceux qui ne sont point en voiture. Je crois que l'on monte moins haut que par l'autre route, mais il y a beaucoup de pas dangereux, et l'on ne s'y expose que par la confiance que l'on a sur la fermeté du pied des mules qui sont accoutumées à parcourir ce chemin sans aucun accident fâcheux pour les voyageurs. Comme cette route est absolument  impraticable pour les voitures, nous fûmes obligés de prendre celle de la vallée de Roncevaux. Nos cochers firent cependant partir tous nos bagages sur des mules par la vallée de Batan, pour alléger nos voitures et les rendre capables d'un transport plus facile au-delà des Pyrénées. Après le passage de l'Arga, le chemin continue d'être assez beau et même entretenu. A une demi-lieue de Pampelune, on repasse cette petite rivière et l'on quitte le chemin de la vallée de Batan, avant que d'arriver à un village que l'on nous dit s'appeler Aldea de Pamplona ou le village de Pampelune. Vers ce même endroit, l'Arga reçoit une petite rivière que nous ne cessâmes de côtoyer durant trois au quatre lieues, la passant et la repassant souvent, rarement sur des ponts, le plus souvent à gué. Cette vallée est étroite, assez cultivée, le chemin est inégal, étroit, pierreux, quelquefois difficile, les montagnes voisines sont chargées d'arbres. Le tout forme un village assez agréable, mais la vue ne s'étend pas loin ; il y a beaucoup de troupeaux de moutons. On rencontre beaucoup de villages et de hameaux dont nos cochers ignoraient le nom. Après avoir dîné à Zubiri, à quatre lieues de Pampelune, nous nous enfonçâmes encore plus dans les montagnes et après trois petites lieues d'un chemin semblable à celui que nous avions parcouru le matin, nous arrivâmes au Bourguete où nous trouvâmes pour la première fois des maltôtiers espagnols avec un gouverneur ou commandant qui nous parurent tous fort traitables. Il y avait aussi des soldats pour garder ce passage. Le Bourguete n'est d'ailleurs qu'un village médiocrement gros.

Le 28, on a joint un avant-train à nos chaises et on les a attelées de quatre boeufs chacune ; le carrosse était traîné par dix boeufs. Nous montâmes les uns sur des chevaux, les autres sur des mules. Très près du Bourguete on trouve Roncevaux, très petit village avec une maison de chanoines réguliers. Ce village est célèbre dans les romans comme ayant été le théâtre de la défaite de l'arrière-garde de l'armée de Charlemagne. Ses douze pairs y périrent sans qu'il en pût réchapper un seul. Au sortir de Roncevaux, on trouve deux chemins : celui qui est sur la gauche va en montant, et il est appelé le chemin bas ; l'autre, nommé chemin haut, est à droite et va d'abord en [     ] ; nous prîmes celui-ci. Hors de la saison des neiges, [il est sans] comparaison le plus sûr, quoiqu'il soit en même temps le plus froid et le plus exposé aux rafales de vent. Il est aussi le seul que les voitures puissent tenir. Nous n’avons pas descendu longtemps. On nous a bientôt fait voir une montagne très haute ; il y restait encore des [     ] de neige, mais hors du chemin, nous y éprouvions [des bouffées] de vent qui nous forçaient à tenir toujours bride [   ]. Le chemin était assez large pour le passage des [voitures] mais il était bordé tantôt à droite, tantôt à gauche par des précipices extrêmement profonds. Ces montagnes sont [remplies] de chênes et de plusieurs autres arbres et arbrisseaux. Je n'ai remarqué rien de curieux dans les pierres que j'ai [examinées]. S'il m'était permis de rassembler des faits séparés par intervalle de vingt-huit ans, je dirais qu'en 1736, [   ] aux mois de mai et de juin, sur des montagnes voisines [beaucoup] moins hautes que celle de Roncevaux, et qui en [étaient] ordinairement plus chargées de neige que celle de Roncevaux ne l'était en 1762 et ne l'est même ordinairement au mois d'avril. On suppose facilement que la vue doit être très [belle] au haut de cette montagne ; elle était de plus très belle et très diversifiée du côté de la France. Deux heures et demie ou trois heures après notre départ du Bourguete, un filet de ruisseau [assez] imperceptible nous a indiqué, au rapport de nos guides, l'orientation de deux royaumes. Nous n'avons fait ensuite que [le suivre]. Le chemin en descendant est beaucoup plus long, mais beaucoup plus doux qu'il ne l'avait été en montant.

Nous arrivâmes à Saint-Jean de Pied-de-Port, après quatre lieues de chemin depuis le Bourguete. C'est une petite ville de Basse-Navarre assez jolie, commandée par une citadelle assez belle et régulière. Nous nous y reposâmes l'après-dîner, en attendant nos voitures, et le lendemain nous arrivâmes à Bayonne. La basse-Navarre me parut plus belle, plus fertile et beaucoup mieux cultivée que la haute.

Je termine ici la narration de mon voyage. Je suis entré dans quelque détail sur notre route en Portugal et en Espagne parce que j'ai cru que ces détails pouvaient être de quelque utilité. En comparant mon itinéraire avec les cartes géographiques de ces deux royaumes, j'en ai facilement conclu que ces cartes étaient bien imparfaites. Si les détails de ma route peuvent contribuer à les perfectionner, j'aurai atteint le principal but que je me suis proposé. Je suis assez assuré de la distance des lieux par lesquels j'ai passé, ainsi que de la véritable orthographe de leurs noms espagnols. Quant à ceux que nous n'avons vus que de loin, s'il y avait de l'erreur —ce que je n'ai aucune raison de croire— ce serait la faute de ceux qui nous auraient indiqué un lieu pour un autre.

Il serait inutile de m'étendre sur la route que nous avons faite en France. Les opérations  que l'on continue d'y faire sous la direction de MM. Camas, Cassini [10] et de Montigni pour dresser une carte générale du Royaume, en feront connaître la géographie bien plus parfaitement que ne pourraient faire les itinéraires les plus détaillés. Je finirai donc par dire que je suis arrivé à Paris le 24 mai 1762 après dix-huit mois et sept jours de voyage [11] .

 


* Var. Ms. 1804. p. 383 : “mais j'étais absolument dégoûté des périls”.

* Var. Ms. 1804, p.385 : “[    ] les Français, les Anglais et les Hollandais entretiennent chacun [des] consuls à Lisbonne  : chacune de ces nations y a le sien.”

 

[1] Jean V (1689-1750) eut l'un des règnes les plus longs de l'histoire portugaise (1707-1750) ; il dut son éclat à l'or du Brésil, dont la production sans cesse croissante stimula artificiellement l'économie et alimenta le trésor royal par une taxe, le quinto ; il s'entoura d'hommes d'Etat habiles et dévoués comme le Cardinal de Mota et don Luìs da Cunhor.

[2] Il s'agit de l'aqueduc des Aguas Livres ;  il résista au tremblement de terre de 1755.

 

[3] Joseph Ier (1714-1777) régna de 1750 à 1777, ou plutôt il laissa le pouvoir au marquis de Pombal.

 

[4] Le comte d’Oeiras n’est autre que le marquis de Pombal, homme d’Etat portugais, né à Lisbonne en 1699. En 1750, le roi Joseph Ier le nomma ministre des affaires étrangères et il devint, au bout de peu d’années, principal ministre du royaume. Il garda l’autorité pendant vingt-sept ans, diminua le pouvoir de l’Inquisition et répara les maux qu’avait causés le terrible tremblement de terre de 1755. En 1759, il expulsa les jésuites du Portugal. Comblé de faveurs par Joseph Ier, il fut créé comte d’Oeiras en 1759 et marquis de Pombal en 1770. A la mort du Roi en 1777, il fut disgracié et il mourut en exil en 1782.

 

[5] Gabriel Malagrida, jésuite italien né en 1689, fut brûlé à Lisbonne le 20 septembre 1761. Ayant soutenu avec les casuistes Alexandre et Mathos, que tuer le roi n’était pas un crime, il fut pourtant protégé par la cours de Rome qui refusa d’autoriser sa mise en jugement. Mais Pombal (qui avait chassé les jésuites en 1759) le déferra à l’Inquisition non comme régicide mais comme hérétique, à cause de propositions contenues dans sa Vie de Sainte-Anne et sa Vie de l’anté-christ ; paradoxalement, la dernière victime de l’Inquisition fut donc délibérément sacrifié par un représentant de l’idéal des Lumières.

a François Pizarro n'est pas, je pense, revenu en Espagne depuis la conquête du Pérou. Si le fait rapporté par les habitants de Truxillo est vrai, il faut l'attribuer à Ferdinand Pizarro, que son frère François envoya en 1534 en Espagne, pour porter à Charles V des nouvelles de la conquête de ce vaste et riche empire.

 

[6] Charles III (1716-1788), roi d'Espagne (1759-1788), fils de Philippe V. Tenant du despotisme éclairé, il s'efforça de rénover le pays avec l'aide de Pedro d'Aranda et de Floridablanca.

 

[7] Don Juan Alvarez de Colménar, Les Délices de l’Espagne et du Portugal, Leid, 1707 ; Abbé Jean de Vayrac, Etat présent de l’Espagne, où l’on voit une géographique historique du pays, Paris, 1718.

[8] Aujourd'hui orthographié Guadalajara.

[9] Ordre de la Merci : ordre religieux fondé en 1218, à Barcelone, par Pierre Nolasque et Raimond de Penafort pour le rachat des chrétiens prisonniers des Maures. Il se compose d’abord de religieux et de chevaliers qui s’illustrent dans la conquête des Baléares (1229) et de Valence (1238) ; à partir de 1317, il devient un ordre clérical, assimilé en 1690 aux ordres mendiants.

 

[10] En effet, on attribue à César-François Cassini (1714-1784) la Carte de la France, composée de 180 feuilles, qui fut publiée au nom de l’Académie des Sciences (1744-1793), et qui offrait la représentation la plus fidèle et la plus complète de la France.

Il ne put achever cette vaste entreprise ; son fils Jacques-Dominique Cassini la termina et en fit hommage à l’Assemblée nationale en 1789.

 

[11] Dans une autre ébauche du journal, Pingré précise même : “un an trois mois dix-huit jours dix-neuf heures et cinquante trois minutes”. Ms. 1803.

 

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