© - Sophie Hoarau et Marie-Paule Janiçon - Edition critique du Voyage à Rodrigue (1761-1762) d'Alexandre-Louis Pingré - Mémoire de Maîtrise 1992 sous la direction du Professeur J.M. Racault.

 

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SEPTIEME PARTIE

 

Document Annexe

 

 

Ebauche d'une rédaction destinée à l'édition

 

Voyage à l'île de Rodrigue pour observer

le passage de Vénus devant le disque du soleil.

 

 

Un ciel nouveau, une vaste étendue de mer, quelques petites îles d'un aspect assez indifférent ; tels ont été les objets presque uniques qui se sont présentés à ma vue, dans le cours d'un voyage d'environ huit mille lieues marines. Nous pénétrâmes le port de l’Orient le vendredi [7] de janvier 1761, par un vent de [nord]-est assez faible, et qui continua [à] mollir. Le 10 au soir, nous avions [fait] peu de chemin, toujours à la vue [de] dix ou douze vaisseaux dont plusieurs sans doute étaient ennemis. Le vent étant devenu contraire, il fut résolu de profiter de la nuit pour regagner la [terre]. Mais le vent variait et mollissait sans cesse : nous ne reconnûmes le voyage que le 12 vers onze heures du matin. Nous étions alors chassés par un navire [que] nous jugions être un vaisseau de guerre anglais. Un calme qui survint ne nous permettait pas de fuir mais il empêchait pareillement l'ennemi de nous approcher.

Nous restâmes dans cette position jusque vers trois heures. Il s'éleva alors un bon vent frais de nord-est, très favorable pour reprendre le chemin des Indes. Notre vaisseau le Comte d'Argenson était commandé par le sieur Du Frêne Marion [1] , qui passe pour un officier expert, courageux, sage, heureux. Il jugea qu'il ne restait plus assez de jour pour que le navire ennemi pût nous joindre. Pour lui faire prendre le change, il nous fit en quelque sorte lutter contre le vent jusqu'à la nuit ; notre manoeuvre décelait des gens qui ne soupiraient qu'après la terre, et ce n'était plus l'intention de notre capitaine de la regagner : à la nuit close, il fit virer de bord, et le lendemain matin, nous nous trouvâmes hors de la vue de tout ennemi.

Il ne nous arriva rien de remarquable jusqu'aux îles du Cap Vert. Nous avions reconnu en passant les îles de Palme et de Fer.

Le 29 de janvier nous avions passé par la latitude des plus septentrionales d'entre les îles du Cap Vert, sans en reconnaître aucune. Quel fut notre étonnement le 30, lorsqu'au point du jour nous nous trouvâmes presque sur l'île de Saint-Yago [2] , la principale de ces îles ! Le danger que nous courûmes cette nuit ne nous frappa que [médiocrement] : il était passé, lorsque nous nous en aperçûmes. Nous n'en rejetâmes [nullement] la faute sur l'impéritie de notre capitaine, mais sur l'imperfection des [cartes] que l'on met entre les mains de nos marins pour les diriger dans leur navigation.

[Le 9] de février, à une heure trois quarts du soir, par la latitude de deux degrés quarante-deux minutes nord et par un temps calme, le thermomètre de M. de Réaumur était à [       ] degrés deux tiers au dessus du terme de décongélation : c'est la plus grande hauteur qu'il ait atteint durant tout le cours de mon voyage. Nous avancions [lentement] à petites journées, vu les calmes [affluents], presque inévitables dans ces [parages]. Nous passâmes la ligne le 14, et on fit le même jour l'impertinente cérémonie que les marins qualifient du nom de baptême. Nous entrâmes le premier d'avril sur le banc des aiguilles, et nous en sortîmes [     ] du même mois. Notre navigation a été jusque-là fort heureuse : nous ne [    ] qu'après notre île de Rodrigue, [     ]. Monsieur Marion avait ordre de nous [descendre] en passant, les navigateurs ayant coutume de reconnaître cette île avant d'aborder à celle de France. C'était [ce que] nous nous proposions : un capitaine de la compagnie en disposa autrement. Il se nomme Blain des Cormiers, il revenait du Cap de Bonne Espérance sur le vaisseau le Lys qu'il commandait ; inférieur à M. Marion en talents et en réputation, il était malheureusement son supérieur, par droit d'ancienneté. Il usa de ce droit, ou plutôt il en abusa à notre égard. Nous le rencontrâmes le huit d'avril : il se fit reconnaître, on s'approcha, on se parla, enfin on se rendit visite. Le sieur Blain fit signifier à notre capitaine que sa volonté était que les deux vaisseaux fissent route de conserve, jusqu'à l'île de France, que pour ce qui regardait l'île de Rodrigue, ce n'était point son intention d'y passer, que si nous nous plaignions, il était facile de nous imposer silence, en nous jetant à la mer. Monsieur Marion ne jugea point à propos d'exécuter ce dernier ordre, mais il crut qu'il était de son devoir d'accéder aux autres, d'autant plus que le sieur Blain n'avait pas appréhendé de les coucher par écrit, se chargeant des suites vis-à-vis du gouvernement de l'île de France.

Nous fîmes des représentations, des protestations, des sommations : tout fut inutile. Le 4 de mai, au matin, nous n'étions, selon notre estime qu'à quinze ou dix-huit lieues de notre île désirée : nous passâmes sans la reconnaître, et le 6 au soir nous [mouillâmes] heureusement dans le port de l'île de France. Je ne mis pied à terre que le 7 au matin. Je fus rendre visite à M. des Forges, gouverneur de l'île. Le sieur Blain avait déjà été vivement réprimandé de sa hardiesse. M. le Marquis de l'Eguille, chef d'escadre, et commandant du port, et M. des Forges, donnèrent les ordres nécessaires pour que la Mignonne se trouvât prête à partir dès le lendemain pour Rodrigue sous la conduite de M. Robineau des Moulières. Il n'y avait point de temps à perdre : la distance entre les deux îles n'est guère que de 120 lieues, mais le vent qui y souffle constamment de l'est ou du [sud]-est ne permet pas de faire le trajet en droiture : il faut faire un long circuit qui excède quelquefois mille lieues marines. Nous fûmes favorisés : nous en fûmes quittes pour sept à huit cents lieues. Nous avions appareillé le vendredi 8 mai et nous mouillâmes à Rodrigue le 28 au [soir]. Ce trajet est quelquefois de cinq ou six semaines.

Rodrigue est une petite île de la mer des Indes dont la longueur est, de l'est-nord-est à l'ouest-sud-ouest, d'environ quinze mille toises, sur cinq mille de largeur. Le lieu où nous fîmes nos observations était sur la côte septentrionale de l'île, à cinq mille toises environ de la pointe la plus orientale ; par dix-neuf degrés quarante minutes quarante secondes de latitude sud et par soixante degrés [      ] minutes, [        ] seconde à l'est du méridien de Paris.

Cette île est presque entièrement couverte de bois, absolument inculte d'ailleurs : il y a des palmiers, des lataniers, des vacouas, des orangers, des citronniers, des cocotiers, du bois d'ébène, d'un bois excellent pour la construction des navires auquel on a donné le nom de bois puant, vu l'odeur qu'il exhale lorsqu'il est encore vert, des pignons d'Indes, des corallodendrum, du bois de gayac, une espèce de benjoin, etc. Entre les plantes, j'y ai remarqué des ananas, des capillaires et des scolopendres de toute espèce : il y en a sur les arbres dont les feuilles ont huit à dix pieds de longueur. La terre de cette île m'a paru très propre à la culture. On n'y connaît que deux plantes malfaisantes : l'une est une espèce d'arbrisseau dont on n’a pu me dire le nom ; je ne l'ai point vu en fleurs ; le tronc est environ de la grosseur du bras, les branches s'attachent aux arbres ou aux arbrisseaux voisins ou pendent et rampent à terre ; les feuilles ressemblent à celles du citronnier, excepté qu'elles sont un peu arrondies par leur extrémité supérieure, [qu'] elles n'ont point l'espèce de talon que l'on remarque au bas des feuilles du citronnier. Le suc des feuilles, des racines, du bois même de cet arbre, passe pour un poison très violent ; l'autre plante malfaisante est une espèce de tithymale : le lait est jaune ; s'il s'en glisse dans les yeux, on perd la vue ; le lait de femme est un remède unique mais [efficace] pour la recouvrer. L'eau de Rodrigue est bonne au goût, mais minérale et [laxative]. Les pierres portent aussi [quelque] empreinte de fer : je n'y ai cependant pas trouvé de mines. Mais les [           ] et les pierres ne me permettaient pas de visiter l'île ainsi que je l'aurais [souhaité]. Ces pierres portent plus généralement les caractères de la calcination. Il y en a principalement sur les îlots voisins, tellement [calcinées] qu'elles en sont absolument friables. Leur [couleur] est noire, leur substance assez souvent [spongieuse] : il y a beaucoup d'apparence que cette île a été un volcan [3] .

Les habitants les plus nombreux de l’île Rodrigue sont les tortues, les rats et les tourlouroux. Le nombre de tortues [diminue] : c'est pour n'en pas détruire absolument l'espèce qu'on laisse cette [terre] absolument inculte. Plus elle se peuplerait d'hommes, plus elle se dépeuplerait de tortues. La chair de la tortue de terre est extrêmement saine ; elle a fait presque notre unique nourriture durant trois mois et demi : je n'en étais point encore dégoûté. Elle passe pour un remède souverain contre le scorbut et les autres maladies de la mer. En conséquence, le gouverneur de l'île de France entretient à Rodrigue une douzaine de Noirs sous le commandement d'un officier blanc. Le soin unique de ces Noirs est de rassembler la tortue de toutes les parties de l'île ; on l'enferme dans un parc et M. le gouverneur de l'île de France envoie tous les deux ou trois mois une corvette pour transporter la provision dans son île : c'est l'unique secours que l'on se propose de retirer de la possession de Rodrigue. Ces tortues sont destinées pour l'hôpital, c'est-à-dire pour les malades de l'île de France, mais, dit-on, les chefs de cette île sont toujours malades à l'arrivée de la corvette.

Les rats sont un fléau de l'île Rodrigue ainsi que de celle de France et de Bourbon. La race en a sans doute été apportée par les premiers vaisseaux qui ont abordé à ces îles et cette race s'est prodigieusement multipliée. Linge, habits, livres, papiers, rien n'était à l'abri de la dent destructive de ces animaux malfaisants. Le mouvement même de mes pendules n'était point en sûreté contre leurs excursions. Je ne parle point du sabbat continuel qu'ils me faisaient toute la nuit, ni du sabbat réciproque qu'ils me contraignaient à faire pour les mettre en fuite. Ils étaient en si grand nombre qu'on les [enfilait] quelquefois à la pointe de [l'épée].

Les tourlouroux sont une espèce de [crabes] qui vivent en terre, qui s'écartent cependant peu du bord de la mer ; ce sont les taupes de Rodrigue : ils minent la terre en dessous. Si la [route] superficielle vient à manquer sous les pieds, la jambe s'enfonce jusqu'au genou, au risque de se casser ; il faut être sur ses gardes lorsque l'on traverse les lieux de leur habitation.


Il n'y a point d'animal venimeux à Rodrigue. Le plus dangereux est le scorpion, mais on néglige sans inconvénient sa piqûre : elle est douloureuse, mais elle n'a point de suite fâcheuse.

Les îlots qui entourent Rodrigue vers l'ouest et le sud sont habités par un nombre prodigieux d'oiseaux-pêcheurs de toute espèce, tels que les fous, les frégates, les goélettes grises et blanches, les pailles-en-queue. Lorsque nous allions leur rendre visite, ils s'élevaient comme un nuage et nous dérobaient la clarté du soleil. Nous nous y sommes trouvés dans le temps de leur ponte. Ces oiseaux ne nichent point, ils déposent leurs oeufs par terre et les y couvent sans aucun autre préparatif. Nous ne marchions sur ces îles qu'avec la plus grande précaution, sans cela nous n'aurions pu faire un pas sans écraser quelque oeuf ou quelque petit nouvellement éclos. Je n'ai jamais vu de basse-cour si vaste et si bien fournie. La chair de ces oiseaux n'est pas bonne à manger, si l'on en excepte un seul plus gros, mais beaucoup plus rare  que les autres : son cri lui a fait donner le nom de boeuf. Sa taille égale presque celle de l'oie, sa chair ressemble assez pour la couleur et pour le goût à celle du canard sauvage. Elle est cependant plus dure, mais peut-être aurait-elle été plus tendre, si nous l'eussions conservée deux ou trois jours.

Sur l'île même de Rodrigue, je n'ai vu que trois sortes d'oiseaux : la chauve-souris —si cependant on peut donner le nom d'oiseau à cet animal— ressemble à ces chauves-souris européennes. Leur grosseur est prodigieuse : j'en ai vues dont les ailes étendues atteignaient presque la longueur d'une toise. Leur corps est aussi gros, mais plus long que celui d'un pigeon. Elles habitent les [montagnes] ; leur nourriture diffère probablement de celle de nos chauves-souris. On les regarde aux Indes comme un mets délicieux. Nonobstant la répugnance que le nom seul de ces animaux m'inspirait, j'en ai mangé et je les ai trouvés d'un goût assez agréable. Elles sont fort grasses ; il y a même un temps où leur graisse est si abondante qu’elles en deviennent fades : on s'abstient alors d'en manger.

Les perruches ont été, je crois, plus abondantes à Rodrigue qu'elles ne le sont maintenant. Leur plumage est entièrement vert, la chair de ces animaux est très délicate.

Enfin, on trouve dans les bois un oiseau plus petit que le chardonneret auquel il ressemble d'ailleurs assez par les couleurs de son plumage ; il a un chant assez doux mais peu continu ; il n'est point farouche : il vient à la voix qui l'appelle. Il s'approche jusqu'à la portée de la main, [mais] il s'écarte au moindre geste.

On prétend qu'il y a encore quelques [solitaires] à Rodrigue.

L'air de Rodrigue est très pur. Le ciel y était autrefois perpétuellement [serein], depuis le commencement d'avril jusqu'en décembre, et c'était une des raisons qui avait déterminé l'académie sur le choix de cette île pour y faire observer le passage de Vénus. Mais cette sérénité s'est démentie en 1760 et en 1761. M. de Séligni, officier de la Compagnie, d'un mérite et d'un génie universellement avoués par tous ceux qui le connaissent, conjecture que ce changement pourrait être occasionné par le violent ouragan que l'on a essuyé dans ces mers la nuit du 27 au 28 de janvier 1760. Je me contente de certifier le fait sans approfondir la cause. De cent quatre jours que j'ai passés sur cette île, onze seulement ont été exempts de pluie. Il est vrai que, pour l'ordinaire, la pluie et le beau temps se succèdent avec la plus grande promptitude. La plus grande hauteur
du thermomètre que j'ai observée à Rodrigue a été de vingt-quatre degrés le 11, le 18 et le 21 juin, ce dernier jour était précisément celui du solstice d'hiver.

Le 9 et le 24 d’août, au lever du soleil, le thermomètre n'était qu'à seize degrés au-dessus de la congélation, et c'est probablement la moindre hauteur à laquelle il serait parvenu à Rodrigue durant tout le cours de l'année 1761.

Rodrigue est entouré de récifs qui s'étendent en quelques endroits jusqu'à deux lieues en mer. En conséquence, cette île est d'un accès difficile. Le fond de la mer, tant sur les récifs que dans la rade, est presque entièrement de corail, ce qui rend le mouillage extrêmement dangereux ; il y a cependant quelques fonds de sable, mais il faut les connaître, autrement on risque de perdre ses ancres et d'être jeté par les courants sur les récifs. Il y a deux ports : le premier, situé au nord nord-ouest de l'île, était le seul fréquenté, mais il n'est [accessible] qu'aux corvettes et autres petits bâtiments. Le second port est au sud de [l'île] ; il est assez large pour que des gros vaisseaux puissent y entrer. Je l'ai parcouru la sonde à la main et je n'y ai pas trouvé moins de douze brasses d'eau. Il s'avance d'environ une demi-[lieue] entre la terre et les récifs. [Une petite] île placée vers son embouchure pourrait [servir] à en défendre l'entrée à tout [vaisseau] ennemi. Nos navires n'y ont cependant point abordé jusqu'à présent. [L'abord] en est très faible mais le vent de sud-est qui y règne presque toujours ne permettrait point, dit-on, d'en sortir.

Il m'a paru qu'on pouvait se touer jusqu'à l'entrée du port et que de-là rien n'empêchait [de se porter] au sud-ouest ou même à l'est-sud-ouest, route excellente pour [contourner] l'île Rodrigue et tous ces récifs.

Et en effet, le 15 septembre, huit jours après notre départ de Rodrigue, une escadre anglaise est entrée sans peine dans ce port. Les vaisseaux qui la composaient en sortaient pour croiser ; ils y rentraient. Ils l'ont enfin abandonné pour la dernière fois le 25 décembre. J'ignore qu'ils aient éprouvé quelque obstacle de la part du vent du sud-est.

Les jours de nouvelle et pleine lune, la haute mer est entre une heure et une heure [un] quart : les eaux montent d'environ [        ] pieds.

Nous avons profité souvent des basses [mers] vers le temps des nouvelles et pleines lunes pour visiter les récifs ; j'ai examiné attentivement à la loupe le corail que j'arrachais du fond de l'eau : je n'y ai remarqué aucun signe de mouvement.

La mer à Rodrigue est extrêmement poissonneuse : presque tous ses poissons diffèrent des nôtres et pour la forme et pour le goût.

Le capitaine ressemble assez à la brême, il est plus épais ; on le sale, c'est la morue du pays et l'unique commerce de Rodrigue. On donne aux autres poissons les noms de capucins, chirurgiens, vieilles, bananes, etc. Les pêches-madames sont les plus délicats de tous : leur goût paraît un mélange de ceux du merlan et de la vive. Il y a des mulets, des lubines, des poules de mer. Les raies y sont très grosses ; j'en rapportais une queue qui avait près de huit pieds de longueur.

Presque tous ces poissons deviennent poisons lorsque le corail est en fleur, je me sers de l'expression du pays. Aussi, de trois mille quarante hommes qui étaient sur l'escadre anglaise, il en a péri près de quinze cents par des maladies qu'on a attribuées à l'usage du poisson qui s'est nourri de la fleur du corail.

Outre le poisson de mer, les rivières ou les ruisseaux de Rodrigue fournissent des poissons d'eau douce qui ne sont point sujets à devenir poisons. Les principaux sont les anguilles, les lubines et les mules d'eau douce, que l'on
préfère à ceux des mers, les cabots, et les carpes ; ce dernier poisson est très bon, mais il ne ressemble à nos carpes que par la figure extérieure.

Les huîtres de Rodrigue sont d'un goût délicat ; leur chair est jaune, leur écaille très difficle à ouvrir, parce qu'elle est dentelée. J'y ai vu de ces grosses huîtres dont on connaît les coquilles sous le nom d'imbricata.

Il y a beaucoup de crabes ou pouparts, des langoustes, que l'on déshonore en leur donnant le nom de houmar [4] , des coquillages de plusieurs autres espèces. Il ne manquait en ce lieu qu'une compagnie qui pût remplir agréablement les intervalles de nos observations et de nos études.

M. de Puvigné avait alors le commandement de cette île. Sans étude et presque sans éducation, cet officier a [tous] les sentiments d'honneur et de probité [que] peut donner une haute naissance : aussi la sienne ne le fait point rougir. Il nous reçut très bien et nous a logés et nourris pendant tout le séjour que nous avons fait sur cette île. Le logement, il est vrai, n'était ni spacieux, ni orné : nos instruments, nos pendules étaient exposés à la poussière, au [vent], aux insultes des animaux, ils n'étaient pas [         ] en toute sûreté contre la pluie.

Mais M. de Puvigné nous procurait tout ce qui pouvait dépendre de lui : nous ne pouvions équitablement en exiger davantage. Les premiers jours furent occupés aux préparatifs de notre observation : nous n'avions pas de temps à perdre.

Tout fut prêt dans les premiers jours de juin par les soins surtout de M. Thuillier, professeur de mathématiques, excellent géomètre et initié dans les connaissances astronomiques, que l'Académie avait nommé pour m'accompa-gner en qualité d'adjoint dans ce voyage. Nous étions sur pied, le 6, dès cinq heures du matin : il faisait encore nuit, le soleil ne devait se lever qu'à six heures trente quatre minutes ; nous étions aux jours les plus courts de l'année. Le temps était couvert surtout à l'orient ; il pleuvait même. Cependant, à six heures quarante-cinq minutes cinquante-deux secondes, le soleil s'étant découvert un instant, je vis que Vénus était entièrement entrée sur le disque du soleil. Son bord oriental pouvait être distant de celui du soleil d'environ le quart du diamètre de Vénus ; c'est tout ce que je pus juger à la vue simple, car aussitôt, le soleil rentra dans les nuages. Il en sortit un quart d'heure après et, jusqu'à huit heures et demie, nous eûmes plusieurs intervalles lucides. Depuis huit heures et demie le ciel fut très serein jusqu'au moment du contact intérieur des bords du soleil et de Vénus. Alors des nuages légers commencèrent à ternir l'éclat du soleil.

Après l'éclipse, nous n'eûmes que le temps nécessaire pour mettre nos instruments à couvert, et le ciel fondit en eau.

J'étais occupé à observer avec une lunette [de 18] pieds et un bon micromètre les distances des bords les plus proches de Vénus et du soleil. M. Thuillier observait le passage des bords des deux astres aux fil horizontal et vertical du quart de cercle. De mes observations il suit que la plus courte distance apparente des astres du soleil et de Vénus a été de neuf minutes [   ] secondes ; le contact intérieur des bords [pour] la sortie est arrivé à midi trente-six minutes [    ] secondes, ou peut-être une seconde plus tôt. Ce contact s'est fait en un instant et avec la [promptitude] de l'éclair : j'ai été surpris : je ne l'attendais pas sitôt. J'ai cru voir le dernier contact à midi cinquante-quatre minutes [    ] secondes : mais un nuage survenu [alors] m'a empêché de m'en assurer. J'ai comparé mon observation du contact [intérieur] avec celles qui ont été faites à Tobolsk, à Paris, à Greenwich, à Stockholm, à Vpsal, à St Pertersbourg, à Cajanbourg ; j'ai calculé la longitude de plusieurs de ces villes dans la précision la plus rigoureuse ; j'ai réitéré la comparaison de toutes ces observations avec celles du Cap de Bonne Espérance et le résultat de mes immenses calculs est que la parallaxe horizontale du soleil est de [     ] secondes. C'est la détermination à laquelle je pense qu'il faut s'en tenir.

Nous sommes restés le reste du mois à Rodrigue, pour assurer la longitude du lieu où nous avions observé, précaution essentielle pour que notre observation pût être de quelque utilité. Nous ne nous attendions point à l'aubade qui nous était préparée pour le 29 dudit mois. Au matin, nous entendîmes quelques coups de canon qui nous annonçaient l'arrivée d'un navire qui parut bientôt sous le pavillon hollandais.

Arrivé à la portée du canon, ce navire arbore pavillon anglais ; on lui envoie de la Mignonne des dragées du poids de deux livres, nous lui en envoyions de terre du poids d'une livre. Il nous répond par des boulets de douze. Il fut bientôt maître de la Mignonne : la partie n'était point égale.

Sur les deux heures après midi, les ennemis firent une descente sur l'île, au nombre de trente ou quarante. M. de Puvigné avait rassemblé près de lui des Noirs, des matelots, et quelques officiers de la Mignonne et de l'Oiseau, autre corvette qui était arrivée depuis deux jours ; il fut bientôt abandonné seul avec ses officiers et le pavillon du port fut amené par les fuyards sans son ordre. Il fallut se rendre : les Anglais ravagèrent l'île, mirent le feu au mât de pavillon, détruisirent une image de batterie élevée sur le port, brûlèrent l’Oiseau, sans nous donner le temps d'en [retirer] cinq milliers de riz et une barrique de vin, provisions qui nous devenaient absolument nécessaires. Enfin, contre la teneur d'un passeport de l'amirauté d'Angleterre sur lequel il leur était défendu de me molester ni dans ma personne ni dans mes effets, ils emmenèrent la Mignonne, corvette qui n'avait été dépêchée de l'île de France que pour me conduire à Rodrigue, et ils nous laissèrent sur cette île sans aucun secours pour en sortir, sans vin, presque sans [pain], abandonnés à la merci de la providence et absolument incertains du [sort] qui nous était réservé. C'est dans cet état que nous avons été depuis la [fin] de juin jusqu'au 6 septembre. [Qu'ennuyés] de ce disgrâcieux séjour, [nous] faisions sérieusement travailler à [une] chaloupe, sur laquelle nous nous [proposions] de regagner l'île de France.

Toutes les levées étaient déjà faites, et le 6 de septembre, au matin, on était dans le bois pour choisir l'arbre qui devait nous servir de quille. Des coups de canons, plus gracieux que ceux que nous avions entendus le 29 de juin, nous rassemblèrent sur le port : on aperçut et l'on reconnut bientôt le Volant, corvette de l'île de France, qui venait chercher sa cargaison accoutumée de tortues. Nous nous embarquâmes le 8 sur cette corvette et nous mouillâmes heureusement le 12 au port de l'île de France.

 


[1] Marion Dufresne .

 

[2] Santiago.

[3] Rodrigue, comme les deux autres îles des Mascareignes, a une origine volcanique. Surgie des abysses, sous l’effet de gigantesques éruptions sous-marines, elle n’aurait pas plus de 1,5 millions d’années.

[4] Homard

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